Les Tristesses humaines

Les Tristesses humaines
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 886-907).
LES
TRISTESSES HUMAINES

Les Tristesses humaines, par l’auteur des Horizons prochains.

Les nouveaux critiques nous apprennent que le talent dépend de l’air qu’on respire. Le lieu où vous avez vu le jour tient de sa position sur le globe et de sa constitution géologique un certain climat, une flore, une faune, et de toutes ces causes résultent pour l’homme une nature organique, un tempérament spécial qui décidera de ses aptitudes comme de ses sentimens. Ce sont là les circonstances qui feront de vous un philosophe, un écrivain, un artiste, un poète, et qui même détermineront le caractère de votre philosophie, de votre style, de votre art, de votre poésie. Le don des muses est une question de physiologie. L’inspiration vient des vents et des eaux. La terre produit le génie comme une autre plante, et c’est la nature extérieure qui pense ou qui chante en nous.

S’il fallait en effet, au nom de la science, analyser toutes les causes qui font d’un individu ce qu’il est, aucun des faits de cet ordre ne paraîtrait entièrement étranger à son organisation physique et morale. Notre personnalité, notre vie est quelque chose de si complexe que des variations infiniment petites dans les élémens qui composent notre être ou les influences qui le modifient doivent contribuer à produire les différences, les inégalités de tous genres auxquelles est sujet le type de l’humanité ; mais ce sont là des conjectures qui n’expliquent rien : auprès des faits assignables, il y en a trop d’inconnus. La science ne disposera probablement jamais de moyens d’expérience assez puissans, assez délicats, pour rendre compte même d’un tempérament physique. À plus forte raison, la part de l’hypothèse dans cette recherche des sources de nos aptitudes intellectuelles est-elle trop grande pour qu’on puisse prétendre à tirer de là les lois de la critique et de l’histoire littéraire ? Oui, la contrée, la race, la famille, la constitution, la santé, et bien d’autres accidens encore qui ne dépendent pas davantage de notre volonté, l’éducation, les traditions, la religion, les mœurs, les événemens politiques, sont autant de causes positives qui donnent au talent son genre, sa direction, qui même le font naître, sans le créer pourtant ; mais l’étude de ces causes nous mettra-t-elle jamais en mesure de prévoir leurs effets ? Il y a toujours dans la nature d’un homme, et surtout d’un homme distingué, quelque chose d’imprévu, d’inconnu, d’inexplicable, qui se dérobe à l’analyse, et dont rien ne nous rend raison. Il y a un trait caractéristique, un accent, un don, et toutes les circonstances appréciables se reproduiraient ensemble dans mille cas différens qu’elles ne donneraient pas deux fois naissance à un développement identique des facultés générales de l’esprit humain. Il n’y a point de supériorité sans originalité, et même les imitateurs habiles font autre chose que d’exactes copies. Le talent est individuel, et c’est ce qu’il a de mieux.

Aussi, malgré les vives lumières et les observations nombreuses que nous devons à la critique depuis qu’elle unit à l’étude des individus l’étude des milieux, tout écrivain de mérite demeure un problème qui ne peut être résolu par des vues à priori. Sa vie même, ne pouvant être connue qu’après coup, n’explique ni toute sa pensée, ni tout son talent. Il est par lui-même, et, comme Horace y aspirait dans un autre sens, il se subordonne les choses au lieu de se subordonner aux choses ; il s’élève au-dessus des hasards de sa naissance et de sa destinée. Il a en lui une puissance propre dont la source, bien qu’elle existe dans la nature universelle, est tellement cachée que j’aime mieux l’appeler d’un de ces noms mystérieux que les anciens préféraient pour désigner ce qu’ils ne pouvaient expliquer. Ces noms de souffle divin, de feu sacré, d’inspiration secrète, traduisent symboliquement ce qu’on ne peut expliquer autrement, un principe mystérieux dont on avoue qu’on ne sait ce qu’il est ni d’où il vient. Quand la sculpture ou la peinture met une flamme sur le front du génie, elle nous marque par une image vive et brillante qu’il y a dans cette tête quelque chose d’inconnu et dont nous ne voyons que la lumière.

I

Ces réflexions me frappaient, et j’entrais en doute sur toutes nos tentatives d’appliquer à la littérature les méthodes de l’observation scientifique en lisant des ouvrages qui ressemblent très peu à la pensée qui les inspire, et dont l’auteur diffère par son talent de ses opinions. J’admirais un mélange singulièrement piquant de qualités différentes et même opposées, de dons et d’intentions qui pourraient s’exclure, une imagination qui s’abandonne dans une âme maîtresse d’elle-même, un esprit qui se joue, un cœur qui rêve, une conviction qui veut, et je me disais en agitant toutes nos vagues théories : Voilà une femme née dans une ville savante, au sein d’une société éclairée, mais froide et quelque peu formaliste. Elle n’a connu que des mœurs sévères, des esprits sérieux, des croyances inflexibles. Elle a puisé autour d’elle les traditions de la plus stricte des interprétations du christianisme. La doctrine calviniste de la justification lui a été enseignée dans son âpreté, dans sa misanthropie, et la vie s’est ouverte pour elle sans autre perspective que celle d’un bonheur grave et peut-être austère. Fidèle aux pures leçons de sa jeunesse comme aux purs instincts de sa nature, elle n’a connu qu’en passant, je ne dirai pas seulement les joies hasardeuses d’une société gouvernée seulement par les fantaisies de l’imagination, mais presque les libertés décentes et les frivolités permises d’un monde élégamment spirituel ; et sa destinée régulière et simple l’a sans cesse tenue dans la retraite en ne lui permettant qu’une partie des sentimens qui peuvent remplir le cœur des femmes. Le sien, fait pour tout sentir, n’a pas tout éprouvé, et elle semble n’être venue sur la terre que pour connaître l’uniformité calme d’une vie d’intérieur ménagée par le sort, épargnée par les passions, respectée par le malheur, disciplinée par la raison. Eh bien ! cette personne modeste et contenue, cette Genevoise digne et posée, cette calviniste fervente et pieuse, si bien armée d’affections saintes et d’inexorables principes, est un écrivain d’imagination, qui ne peut rien souffler de ce qui raidit, rétrécit, flétrit l’esprit ; elle se rit avec une verve moqueuse d’une morale étroite et pédante qui dégoûterait du devoir en le rendant insipide ; elle ne peut souffrir que la raison fasse gloire d’ignorer les exigences du cœur, les besoins de la sensibilité, toutes les douleurs délicates ou poignantes des âmes qui ne se craignent pas elles-mêmes. Elle sympathise avec tout ce qui aime, tout ce qui souffre, tout ce qui doute, et semble trouver que la religion même serait impuissante et vaine, si elle n’était qu’une éternelle remontrance et l’interdit des émotions. Aussi, en levant sans cesse les yeux vers le monde invisible, elle jette sur celui-ci un regard plein d’intelligence, de complaisance et d’amour. Elle trouve, dût la doctrine de la chute en souffrir quelque atteinte, des beautés à la nature, à la vie, à l’âme qui pense et qui aime. Elle ne peut se défendre d’un certain faible pour les joies comme pour les douleurs du monde, et quand elle s’efforce de rappeler à Dieu les passionnés, les indifférens, les sceptiques, c’est en entrant dans leurs peines, c’est en leur peignant avec plus de vivacité et de vérité qu’ils ne le feraient eux-mêmes ce qui les charme, les trouble ou les désole. Plus sa pensée s’attache avec enthousiasme aux choses célestes, plus elle goûte tout ce qui embellit la terre. Jamais elle ne trouve des couleurs assez brillantes pour peindre la nature et la vie. Sur toutes choses, elle projette un reflet de la lumière intérieure ; elle aimerait mieux outrer l’effet pittoresque que de s’y montrer insensible. La puissance des arts l’émeut ; elle admire de bon cœur, et toutes les richesses du talent de décrire lui suffisent à peine pour rendre à son gré l’enchantement de ce qu’elle voit autour d’elle et de ce qu’elle rêve au-dessus d’elle, car la témérité de son imagination ne tremble pas d’aborder la sphère inaccessible, ce royaume de magnificences et de béatitudes où pénètre seul l’œil de Dante ou de Milton. En général, son talent ne craint rien ; la description de l’inconnu, la peinture des sites et des cieux, l’analyse de l’âme, la critique des mœurs, des travers, des ridicules, il aborde tout avec une liberté mutine qui se réfléchit dans les allures dégagées d’un style tour à tour poétique et abstrait, étincelant et familier, vague et piquant, naturel et recherché, qui se permet tout, excepté la platitude et la froideur. Ce cœur si chaste, cette conscience si sévère, cette foi si haute, se plient aux hardiesses capricieuses d’un écrivain mauvaise tête qui, sûr de ses croyances et de ses intentions, peut toucher à tout sans péril, semblable à ces oiseaux éclatans et légers dont l’aile traverse tous les tourbillons et tous les orages sans conserver une goutte d’eau ni un atome de poussière sur ses plumes veloutées.

Son premier regard s’est porté autour d’elle, et, sans beaucoup s’éloigner du logis, elle a vu, dans les habitations voisines, dans les vallées, sur les coteaux, dans les bourgs des environs, les petites scènes de la vie de chaque jour, variées, animées par les mouvemens du cœur et du caractère, drames intimes qui avaient pour théâtre un coin du plus beau pays du monde, et elle les a retracés dans la clarté comme dans la demi-teinte, ces horizons prochains traversés par un rayon venu de plus loin, et qui perce tous les nuages. Mais ce rayon vainqueur, d’où vient-il ? Il vient des cieux, il vient de l’invisible, l’invisible, qui n’est ici-bas représenté que par la lumière, seule apparence de ce qui n’apparaît pas. Et pourquoi, si la vue ne va pas jusque-là, l’imagination, qui la dépasse, qui ajoute au souvenir, embellit l’expérience, figure l’inconnu, ne pénétrerait-elle pas dans l’enceinte interdite aux regards, et n’atteindrait-elle pas les horizons célestes qui ne se voient pas de la terre ? Aux âmes chrétiennes il semble que l’infini soit ouvert, et c’est là que l’aventureux guide a conduit les intelligences faites pour le suivre. Revenue d’un essor si hardi, quelque peu lasse d’une course si lointaine, la pensée s’éprend du repos, et comme, après avoir le matin gravi les hauts sommets argentés par le soleil, le chasseur des Alpes s’assied à la lumière plus douce de l’astre qui décline, l’âme voyageuse de l’écrivain rêveur a ramené sa vue sur les splendeurs encore vives du jour qui va devenir le soir. L’ardeur de la jeunesse, enfuyant, laisse l’imagination moins exigeante, mais la sensibilité plus tendre, et Vesper a signalé cette nouvelle phase du talent et de la vie. Des récits doux et variés, tableaux de genre finement et poétiquement dessinés, où les petites proportions du cadre n’excluent pas la grandeur des pensées, nous ont ramenés dans le cercle où l’observation est possible sans exclure le songe et le merveilleux, car on a beau faire, la foi peut être puritaine, l’âme est romanesque, et ce n’est pas précisément la réalité des choses, telle qu’il faut bien la connaître et la voir, que nous chercherons dans les esquisses d’une femme qui désire passionnément que la sagesse attendrisse et plaise et que la vérité soit charmante. Jamais on n’a porté plus de séduction dans le sérieux ni déployé plus de coquetterie pour le bon motif.

Il restait à oser toucher de plus près aux choses ingrates de la vie, à s’approcher résolument de ce qui assombrit et glace l’imagination, car, eût-on pu dire à l’aimable écrivain, tout cela est un peu trop beau, et votre talent est un enjôleur. Vainement avez-vous sous mille formes diverses représenté l’humanité aux prises avec les épreuves de sa nature et de sa condition ; vainement l’aurez-vous montrée heureuse de trouver presque sans le chercher un appui dans ce je ne sais quoi de divin qui sort des choses et ramène à Dieu par le monde même. Toutes ces situations heureusement inventées, toutes ces impressions habilement saisies, tous ces spectacles savamment peints, toutes ces scènes simples, vulgaires, grandioses, tragiques, fantastiques, ne sont que les conceptions arbitraires d’un esprit inventif. Vous avez mis les êtres que vous avez voulus dans les sentimens que vous avez choisis, dans les circonstances que vous avez rêvées. C’est ingénieux, émouvant, éblouissant, quelquefois subtil et artificiel, en tout cas fictif et supposé. Ces choses sont possibles, mais il y en a tant d’autres ! L’humanité peut bien être ainsi, mais elle est aussi autrement, et vous la façonnez comme il vous plaît, afin d’en avoir plus facilement raison. Elle n’en reste pas moins tout entière ; sa destinée est plus complexe et plus disparate ; sa nature est plus réfractaire. Vous êtes sensible, et vous croyez avoir connu le malheur pour en avoir eu pitié. Votre intelligence est pénétrante, et il vous semble avoir passé par tous les tourmens de l’âme, parce que vous les avez compris. Vous ayez, grâce à une pensée qui vous domine, prêté aux choses douces ou indifférentes de l’existence un attrait suprême, habituée que vous êtes à bercer vos peines par une espérance de parti-pris. Vous êtes résolue à tout aimer hors le péché, et le péché même, vous le plaignez plus que vous ne le haïssez. Bénissez votre partage, citez-nous votre expérience, vous en avez le droit ; mais l’heure des illusions commence à passer, vous devez le savoir : ce n’est point le partage de tous, ce n’est pas l’expérience commune. Avec toute l’humilité du monde, vous savez bien que ce sont là des grâces d’élection ; la foi même en fait le lot du petit nombre. Élargissez votre cercle, et l’espèce humaine vous apparaîtra livrée en proie à des idées et à des sentimens qui ne peuvent guère que par exception s’effacer devant un seul sentiment et une seule idée. Comme votre cœur miséricordieux regarde à nos maux plus qu’à nos vices, et nous prêche le devoir au nom du bonheur, bornons-nous, je le veux, au point de vue qui vous touche ; mais ne faites pas d’une exception la règle, et accordez-moi qu’il subsiste dans l’humanité une part immense de malheur à laquelle en fait vos meilleurs conseils et vos plus doux songes ne peuvent rien.

L’auteur de Vesper l’a senti, et après trois recueils où domine la fiction, il s’est retrouvé en face de la dure, de l’indestructible réalité, les tristesses humaines, et c’est là le titre et le sujet du livre qui les a suivis. Ici plus de romans consolateurs, plus de fables doucement décevantes, rien que la contemplation du malheur de l’âme dans les formes diverses et compliquées que la vie sociale lui fait prendre. Avec tout le courage de la sincérité, on a pris la résolution de ne rien omettre, de ne rien pallier, bien plus, de démentir tous ces stoïciens de la religion et de la philosophie prompts à nier tous les maux qu’ils dédaignent ou qu’ils réprouvent. On n’insultera à aucune douleur, on n’en contestera aucune. On ne feindra pas d’ignorer tout ce que l’imagination, l’amour-propre, la passion, l’esprit, la faiblesse, enfantent de maux réels qu’il plaît à un rigorisme égoïste de traiter de chimériques : toutes les ressources d’une sagacité clairvoyante seront employées à démêler, à définir tous les tours, tous les replis, tous les raffinemens de la souffrance dans la pratique du monde et les épreuves de la civilisation. Rien ne sera négligé, parce qu’il n’y a rien qu’on ne plaigne et qu’on ne voulût consoler.

Ainsi nous rencontrerons d’abord le morne troupeau des opprimés, et non pas de ceux-là seulement dont l’histoire célèbre l’oppression, mais de tous ces faibles, de tous ces délicats qui souffrent ennuyés par l’ignorance, importunés par la pédanterie, consternés par la méchanceté, de tous ceux que l’hostilité des préjugés, les dédains de la richesse, quelquefois la maussaderie d’un entourage irritant ou d’une résidence insipide, l’obsession des idées fixes et des désirs vagues, enfin le mystère inquiétant de nos temps incertains, tiennent dans la contrainte, mettent à la gêne et rendent d’autant plus malheureux que leur nature est plus fine, leur esprit plus délié, leur sensibilité plus exquise. À côté d’eux, et pour eux souvent, sont toutes ces chances de mécomptes dont l’existence est semée, ces méprises qui égarent le cœur et la raison, le choix malheureux d’une carrière, d’une amitié, d’une imitation qui vous perd, ou même d’un langage et d’un caractère qu’on s’est imprudemment donné. On a pris par exemple le parti d’être un mondain ; on s’est trompé, on était fait pour la solitude. On s’est cru propre à l’activité, à la vie de famille, à celle des affaires, aux voyages, aux choses sérieuses, aux amusemens frivoles ; autant d’erreurs possibles et de sources d’impatience et de découragement dont on a seul le secret, et que peuvent dissimuler les apparences du bonheur. Nous sommes dans un temps singulier, il nous le semble au moins. Des épreuves nous sont imposées, des énigmes nous sont jetées, des nouveautés nous sont envoyées, qui nous persuadent qu’il n’a jamais été si difficile de vivre. On naît fatigué, et jusqu’aux inventions du siècle, jusqu’à toutes ces choses précipitées, les révolutions, les chemins de fer et le télégraphe, nous pressent et nous excèdent : de là une incapacité d’y suffire, une impuissance maladive, un accablement auquel les plus forts ne peuvent toujours se soustraire. D’ailleurs n’est-il pas vrai que les plus nobles et les plus légitimes espérances, que des idées sages et grandes, que de dignes amitiés, que d’entraînantes affections peuvent être déçues, brisées, jetées au vent ? Le temps, l’expérience, le changement, la mort enfin met en ruine l’édifice de bonheur et de joie qu’avait élevé la jeunesse. Il y a comme un destructeur invisible qui fait le vide en nous, autour de nous. On cherche à s’endurcir ; mais comment ? Par l’égoïsme ? Les préoccupations d’intérêt, de bien-être, de vanité, d’ambition, prennent alors le dessus ; mais qui ne sait quels tourmens s’y attachent ? C’est la passion combinée avec la petitesse ; c’est l’anxiété sans paix ni trêve d’une personnalité envieuse de tout et qui se fait un supplice de ses affections mêmes. On se rend malheureux d’avoir marié sa fille ou donné à son fils des talens supérieurs. C’est l’enfer dans l’âme que cette exclusive sollicitude d’un moi qui a tant de besoins et si peu de puissance. Je veux même que tous les chagrins ne soient pas humilians et mesquins. Après tout, il y a de belles tristesses. Il y a celle que laisse la perte d’un noble amour ; il y a celle qui suit le naufrage d’une noble cause. Il y a la douleur qui s’attache à la vaine poursuite de l’idéal, à la tentative avortée de faire le bien, d’accomplir une œuvre utile, de réaliser le beau par le travail et d’atteindre un grand but. Il y a enfin cette louable clairvoyance de la vertu qui s’aperçoit de ses défaillances, ce douloureux amour du bien qui ne se pardonne pas ses fautes et ne se résigne pas à aimer vainement. Voilà quelques-unes des pénibles conditions de la vie, de celles auxquelles on peut s’attendre, sans être au nombre des plus disgraciés par le sort. Puis, après qu’on a traversé une série courte ou longue de ces tribulations inévitables, tout est interrompu brusquement. La mort arrive, la mort toujours sombre et sévère, la mort qui glace ou qui déchire, la dernière des tristesses, celle pour qui la terre n’a pas de consolations.

Tel est en raccourci le tableau qu’une main qui reste adroite et légère en tremblant d’émotion a tracé dans quelques pages pleines de mouvement et de variété ; mais, cela dit, il faut conclure, et au lieu d’une conclusion, c’est une question qui s’élève. Pourquoi ces choses ? dit l’âme gémissante. Pourquoi ? c’est l’éternelle interrogation qui naît de l’expérience et du spectacle de cette vie. Pourquoi ces disparates, ces disproportions, ces contrastes entre nos désirs, nos facultés, nos sentimens, nos pensées, nos forces, et ces conditions inflexibles, inexplicables, qui semblent les lois de la nature, et qui n’en seront ni plus flexibles ni plus explicables quand on les aura nommées les volontés de Dieu ? À cette question, à cette vieille plainte du genre humain, comme dit Abélard, on assure que la religion répond. L’auteur le pense, mais ne l’enseigne pas, car nous n’avons point affaire à l’un de ces docteurs hautains qui vous signifient le mot de l’énigme des choses, mot souvent plus obscur que l’énigme même, solution plus épineuse et plus ambiguë que le problème. Nous sommes en présence d’un ami faible et souffrant comme nous, qui ne cherche ni ne prétend savoir le secret d’en haut, qui se garderait d’affirmer que les douleurs de la terre sont faites pour donner le désir du ciel, qui n’aime point à penser que Dieu fasse de tels calculs, qu’il emploie de tels moyens pour un tel but, qu’il ait pour enrichir l’éternité besoin des dépouilles du temps, mais ce qu’une discrète bonté empêche de nous dire, ce qui serait doctrine aussi hasardée qu’elle est dure, l’expérience d’une âme croyante, pleine de commisération et de sympathie peut le raconter comme un fait compensateur et nous rappeler que les ennuis du monde font aspirer aux joies éternelles. « Cette immense distance qui s’étend entre le paradis et notre cœur, il n’y a guère que les désespérés pour la franchir. » Et l’on devine quelle peinture le talent saura faire de l’état d’une âme amenée à Dieu par la souffrance, et de cet ineffable commerce à travers l’invisible entre le cœur et Jésus-Christ. L’image en a mille fois été tracée, elle le sera encore à l’infini. Tant que durera ce que Platon eût appelé le mystère de la réminiscence et de l’amour, les intelligences à qui la foi représente l’inconnu, sauront, pour peu que le talent ne leur fasse pas défaut, prêter aux souvenirs de leurs saintes émotions le charme et la puissance des idées auxquelles le cœur donne sa vérité et l’imagination sa parure.


II

Et maintenant faut-il nous en tenir là ? Analyser un livre, définir une manière, louer le talent, aimer le cœur d’un écrivain et rien de plus, cela suffit-il quand cet écrivain, guidé par un sentiment moral élevé et une compassion intelligente, s’est constamment proposé de toucher et de diriger les âmes, et de dire, sans cesser de plaire, des vérités qui les redressent ou les raffermissent ? Faut-il, se bornant à de vains éloges littéraires, traiter son livre comme un simple ouvrage d’esprit, ou laisser croire à l’auteur qu’il a tout accompli, tout emporté, et qu’il est si complètement victorieux sur le fond que la forme seule importe ? Cette brillante broderie n’est-elle qu’un voile précieux et transparent jeté sur l’évidence même, et pour avoir obtenu une description sincère et subtile des tristesses humaines, le procès de la douleur est-il instruit, le remède au mal est-il trouvé ? J’en doute, et un dernier hommage au plus noble, au plus charmant esprit sera la sincérité de le dire.

Rien de plus respectable que la pensée qui respire dans de tels écrits. Cependant, nous l’avons vu, il s’y agit du bonheur encore plus que de la vertu, et moins encore du bonheur que de son contraire : c’est au malheur qu’on en veut. La douleur court à travers la vie. Elle torture le cœur, elle bouleverse l’esprit. Comment apaiser le mal de la souffrance et l’anxiété du doute ? Voilà la question.

Je le déclare en toute franchise aux théologiens comme aux philosophes, aux prédicateurs comme aux moralistes, à tous ceux qui se sont exercés sur la question, ils ne me l’ont pas résolue. Ils m’ont appris beaucoup, excepté ce qu’ils voulaient m’apprendre, à être moins malheureux. Nous nous sommes, eux et moi, beaucoup agités, nous avons beaucoup tourné sur nous-mêmes ; nous n’avons point fait un pas en avant. Les philosophes commencent par rabattre tant qu’ils peuvent de nos plaintes. S’ils ne disent pas tous que la douleur n’est pas un mal, ils ont tous pris des stoïciens cette hardiesse de nier, autant qu’ils peuvent, ce qui ne saurait être nié, car la raison ne saurait rien contester à la sensibilité, et, n’osant supprimer la difficulté, ils l’ont du moins atténuée de toutes leurs forces, réduisant les maux à un petit nombre dont on peut presque avoir raison par la raison. Le vicaire savoyard, qui cependant n’était pas tout intelligence et qui savait ce que c’est que sentir (qui jamais en a su mieux donner la preuve ?), rencontrant la douleur sur sa route et voulant en absoudre la Providence, a soin de la confondre avec l’adversité, et triomphe aisément, en invoquant l’orgueil, la dignité ou la modération du sage, des revers de la vanité et de l’ambition. Il y a tout un arsenal de lieux communs infailliblement vainqueurs à l’usage de ceux qui sont tombés des grandeurs du monde, et comme c’est là un malheur assez rare, le malheur d’une petite oligarchie, le commun des lecteurs en prend légèrement son parti et ne demande pas mieux que de croire qu’il endurerait avec un facile héroïsme la privation de ce qu’il n’a jamais ni possédé, ni convoité. Les maîtres d’école n’ont pas de peine à imaginer que Denys s’accommodait fort bien d’être maître d’école à Corinthe, et du sein de notre vie bourgeoise nous sommes enclins à trouver Caton très absurde de s’être déchiré les entrailles pour avoir vu César vainqueur à Pharsale.

Ainsi surtout devaient penser les contemporains de Rousseau ; mais il s’est passé depuis certains événemens qui ont dû nous apprendre que la chose publique peut faire de vrais malheureux. Il y a des chagrins d’état. Les maux les plus cruels, je l’avoue, ne viennent pas de la politique. Cependant souvenons-nous. — Vous êtes, je le suppose, en 93 : j’admets qu’aucune des rigueurs du temps ne vous ait atteint, vous ni les vôtres ; mais vous ne pouvez sortir dans les rues de Paris sans entendre crier de sanguinaires arrêts, sans rencontrer le sinistre tombereau, et l’on ne voudra pas que vous viviez dans la honte et dans la douleur ! On vous donnera des conseils d’insouciance philosophique. « Lisez de bons livres, vous dira-t-on, cela vous fera réfléchir, et la réflexion consolait Montesquieu de tout ; ou bien allez à Meudon et herborisez sur le coteau : la botanique faisait grand bien à Jean-Jacques. »

Vous avez suivi avec un intérêt patriotique les guerres de la révolution. La gloire de nos armées, le grand nom de la France vous a fait prendre en patience jusqu’au despotisme, et voilà que par les fautes mêmes du génie guerrier du pays vous voyez, à moins de deux ans de distance, sa frontière deux fois violée, son sol envahi et les drapeaux de l’étranger vainqueur flottant dans sa capitale. Votre cœur se serre à ce triste spectacle ; qui donc vous engagera à faire de la musique plutôt que d’y penser et à étudier les symphonies de Beethoven parce qu’elles sont belles et difficiles, et que cela occupe l’esprit en lui donnant du plaisir ?

Enfin vous vous êtes par aventure persuadé dans votre jeunesse que, pour prix de ses souffrances, pour compensation de ses revers, votre pays avait droit à la liberté ; les événemens, les opinions, le mouvement général de la civilisation, tout vous a paru en seconder, en appeler l’établissement. Comme c’est l’œuvre de tout le monde, puisqu’à la différence de la gloire ou de la puissance tout le monde peut contribuer à la liberté, vous avez consacré à cette chère cause vos pensées et vos efforts, vous avez cru toucher au but et voir votre patrie libre et tranquille ; mais qu’il arrive que grâce à des fautes diverses et facilement évitables, elle soit livrée au désordre par des insensés ou asservie par des roués, et sur vos vieux jours vous aurez pour alternative l’anarchie ou le despotisme. Que diriez-vous de ceux qui vous conseilleraient de prendre l’affaire allègrement, de vous égayer par la considération du néant des choses humaines, ou, si votre esprit a besoin d’aliment, de traduire l’anthologie ou de rapprendre l’algèbre ?

Le mépris des richesses est le triomphe des moralistes. Qu’est-ce qu’un revers de fortune ? Qu’est-ce que la pauvreté pour le sage ? Peu de chose, rien, un bonheur peut-être. On est délivré de soucis arides, de biens corrupteurs. On est rendu à la possession de soi-même, à la vertu. Assurément rien n’est plus digne d’aversion et de mépris que ces désespoirs de spéculateurs enrichis que ruinent les faux calculs de leur cupidité même : les douleurs de l’avarice ne font nulle pitié ; mais laissons toute déclamation, et demandons s’ils ne sont pas réels les maux du père de famille qui, eût-il le nécessaire, se sent, par le défaut de fortune, hors d’état de procurer à ses fils une éducation qui les égale à lui, de donner à sa fille le mari qu’elle aime, de faire faire à sa femme le voyage qui rétablirait sa santé ? Et que dire du sort des vrais pauvres, de cette incertitude toujours renaissante du pain de chaque jour, de cette crainte d’une infirmité ruineuse ou d’un chômage désastreux ? L’épreuve de l’une ou de l’autre, les souffrances de la famille, les angoisses du besoin, les tortures du froid, de la faim, de la maladie, comment oser dire que ce n’est pas là du malheur ?

En parlant de la pauvreté, j’ai nommé la santé. J’admire le stoïcisme qui en dédaigne les accidens, qui tient pour néant tous les tourmens physiques, et cette impuissance d’agir, de parler, de penser qu’ils infligent à ceux qui ont une famille à soutenir, du bien à faire, un pays à servir, un nom à honorer, cette mort anticipée qui n’offre pas même le bien apparent de la mort véritable, le repos.

Enfin qui ne connaît de bien autres épreuves ? J’ai nommé l’affection, la famille, la mort ; je n’ai rien de plus à dire. Qui sera assez osé pour me nier la douleur ?

Une autre forme de la négation stoïcienne de la douleur est cette exagération du mysticisme soutenant que nos maux sont des bienfaits de Dieu, et qu’il faut l’en remercier avec reconnaissance. La religion ne dit pourtant pas cela ; prise dans ses vérités générales ou dans le récit évangélique, elle est plus conforme à la nature et à la raison, qui nous disent de craindre la souffrance et le malheur. Elle enseigne la compassion et la charité, qui n’auraient pas de sens, si nos calamités étaient des bonnes fortunes envoyées par la Providence. Elle implore, elle célèbre cette suprême bonté qui nous dispense les biens de la terre, et l’on ne raconte guère de miracles du Christ qui n’aient eu pour but le soulagement de l’humanité. Enfin la prière même est autorisée, quand elle demande au ciel la fin d’un mal ou quelque bonheur positif et connu. Mais parce que la même religion, dans sa sollicitude pour les affligés et les humiliés, les relève complaisamment et les montre moins dépourvus des dons spirituels que les riches et les puissans, — parce que, afin de mieux prouver qu’elle est venue sauver l’humanité tout entière, elle offre à une multitude longtemps déshéritée la meilleure part de l’héritage céleste, on a inventé de présenter toutes les afflictions comme des bénédictions. La religion, qui est essentiellement une morale en vue de Dieu, rappelle avec raison au malheureux que le malheur a ses devoirs, qu’il doit nous être une occasion de courage, de patience et de douceur qu’on peut, par la réflexion, trouver dans la souffrance un moyen de perfectionnement, et même l’offrir à Dieu comme une expiation, et de ces conseils austères on a pris prétexte pour inventer cette hyperbole qu’il faut se réjouir de ses peines et voir la bonté céleste dans la misère de l’humanité. L’excès auquel on pousse ces subtiles contre-vérités ne peut se comprendre. Les cœurs les plus tendres, les esprits les plus délicats, se permettent tout en ce genre, et on trouve sur ce texte, dans les lettres spirituelles de Fénelon, des passages qui confondent. Ce sont au fond pures antithèses de rhéteurs ; mais il y a des âmes qui les prennent au sérieux. On voit des gens désolés répéter en sanglotant que Dieu les éprouve par amour, et que sa miséricorde n’éclate jamais mieux que dans ses rigueurs. L’homme est naturellement paradoxal.

Certes il faut un singulier état d’esprit pour écrire ce qui se lit dans une lettre de la mère de Chantal : « Quand sera-ce, me disait une fois notre bienheureux père (saint François de Sales), sur une occasion où il y avait apparence qu’on trancherait la tête à feu mon fils pour ses misérables actions du monde, quand sera-ce, me disait ce grand saint, que nous témoignerons à Dieu notre inviolable fidélité, si ce n’est en ces occasions si âpres et si dures à la nature ? » Ne nous étonnons donc pas que dans cette tension de l’âme inséparable de la vie dévote (je parle le langage du bienheureux père), on puisse sans trop d’étonnement, les uns inventer, les autres accepter cette thèse étrange que le mal sur la terre atteste particulièrement la perfection divine et que le malheur est une visitation de celui dont il est écrit : Il a passé en faisant le bien.

On ne veut ici ni contester, ni déprécier les sentimens sincères et profonds que peuvent inspirer ces croyances exaltées. Il y a de nobles erreurs qui entraînent de nobles sacrifices, et on peut admirer des choses que l’on n’approuve pas. Si l’on pouvait douter de ces beaux effets de l’erreur même, que d’exemples se lèveraient pour nous en convaincre !

Je ne sais si la chaire a produit de nos jours un orateur supérieur à M. Adolphe Monod, et sa ferveur était encore bien au-dessus de son talent. Dans ce temps ; où l’on parle beaucoup de religion, on s’y intéresse si peu, quand la politique ne s’en mêle pas, qu’on ne sait peut-être point qu’il a été éloquent et surtout qu’on a de lui un livre étrangement beau, ses Adieux à ses amis et à l’église. Ce sont les sermons que pendant les six mois de supplice d’une douloureuse et mortelle maladie il adressait chaque dimanche à ses amis réunis autour de son lit. Les annales de la foi ne contiennent rien de plus tragiquement édifiant. Les actes des martyrs sont rarement plus pathétiques. Je ne connais pas de plus touchant témoignage de l’héroïsme chrétien.

Eh bien ! ces confessions d’un mourant, ces épanchemens, qui respirent la sincérité, la patience et le courage, sont l’expression de l’état le plus forcé, le plus artificiel d’une grande âme nourrie de sublimes hyperboles. Cette conscience si pure se sent pleine de péché ; croyante et pieuse, éprouvée par des douleurs qui la sanctifient, elle se hait soi-même, elle réserve tout son amour pour les rigueurs de Dieu, toute sa reconnaissance pour les souffrances qu’il lui envoie. « Cette vie crucifiée, dit-il, est la vie bienheureuse.. » Comment ne pas admirer cela, et pourtant comment le trouver vrai, je dis vrai d’une vérité de tous les jours, d’une vérité de droit commun, qui puisse devenir la règle de la vie humaine ? Essayez de fonder la société sur la glorification de la douleur !

Loin de nous donc ces deux paradoxes : la douleur n’est pas un mal ; les maux sont des biens. La nature les dément, et cependant, chose étranger quand ils sont présentés à propos, commentés avec art, avec onction, ils se font écouter, C’est que toute réflexion appropriée à la situation d’âme de celui à qui on l’adresse lui fait du bien par le seul fait qu’elle occupe sa pensée. Quand on souffre, penser est une diversion, et quiconque réussit à nous intéresser nous soulage. La religion a sur tout autre sujet de méditation cet avantage, qu’elle s’adresse d’ordinaire à des âmes qu’elle intéresse toujours et qui ne croient pas manquer à la conscience de la douleur en accordant aux choses saintes une attention qu’elles se reprocheraient de porter à d’autres. Pensez à Dieu, nous dit le prêtre. Il a raison, si j’y puis penser, et si de plus en y pensant je pense comme lui. Le conseil a grande chance d’être bon, je veux dire efficace. Si l’âme est disposée à la piété, si des idées antérieures ou une conversion subite la mettent dans la voie où la foi domine tout le reste, le moyen est sûr. La préoccupation qui en résulte est puissante ; elle affaiblit, elle émousse, elle affadit à la longue tout ce qui n’est pas elle. J’en conviens avec l’auteur de Vesper, c’est une vérité d’expérience que la dévotion tempère toute affliction. Les livres de spiritualité pure, même les plus insensés, peuvent avoir sur une âme souffrante un effet réel et salutaire, en ce sens, du moins qu’une contemplation un peu rêveuse succède à la fixité d’une pensée, lancinante ; mais pour que le soulagement s’accomplisse, pour que la douleur cède, une condition est nécessaire : c’est une communauté de croyance, et même une disposition antérieure à opposer la grâce à la nature. Tous ces médecins de l’âme qui prescrivent résolument la quiétude de la foi et de la piété à la passion ou à la douleur, comme ces philosophes qui remédient à tous nos maux par la méditation, supposent qu’on est déjà comme eux avant de les avoir entendus. Lorsqu’au milieu de toutes les misères de ce monde ils prêchent l’amour du ciel ou de la vérité désintéressée, ils ressemblent à celui qui dans l’alarme d’une ville prise d’assaut rappellerait aux citoyens effrayés qu’en extrémité pareille Archimède, dominé par la science, oublia de craindre et ignora le danger. L’exemple serait bon à citer, si tout le monde était Archimède.

Les gens sages et surtout les chrétiens sincères sont moins rares que les grands géomètres ; mais ils ne sont pas encore si communs. Il faudrait donc avoir l’art de faire les hommes philosophes ou de les rendre chrétiens avant de leur parler comme s’ils étaient l’un ou l’autre.

Ce n’est pas tout. J’admets les faits. Des exhortations pieuses et quelquefois stoïques ont souvent la puissance de prendre l’âme assez fortement pour qu’elle ressente moins ses peines. Elles comblent ce vide qu’une grande douleur fait dans l’âme et dans la vie ; c’est une distraction sérieuse, et qu’on ne se reproche pas, car l’Écriture, parlant de la plus grande des douleurs humaines, a dit admirablement : Elle ne veut pas être consolée. Le temps, qu’on appelle le consolateur, n’agit qu’en forçant peu à peu l’attention à se porter sur de nouveaux objets ; mais pour ces exhortations directes qu’on adresse aux malheureux, elles ne font que blanchir devant une douleur véritable dans un esprit ferme et sévère. Une raison qui fuit l’illusion, qui veut voir la vie telle qu’elle est, ne peut se prêter à des hypothèses sophistiques, et la vérité, fût-elle désolante, n’en reste pas moins la vérité.

Il faut bien l’avouer à ces âmes qui errent vaguement des horizons prochains aux horizons célestes, il y a deux familles d’esprits difficiles à mettre d’accord, deux états ou deux vocations de l’intelligence qu’on a peine à concilier. Certains esprits, et ce ne sont pas toujours les moins bien doués, se plaisent à voir les choses dans une pénombre où flottent des formes indécises ; ils n’ont besoin ni de positif dans les faits ni de rigueur dans les raisonnemens : ils aiment mieux croire que savoir, et, prenant l’imaginaire pour l’idéal, ils peuvent s’élever jusqu’à la poésie. D’autres au contraire, d’une trempe plus dure et plus acérée, tendent à l’exactitude et à la netteté, n’acceptent les faits que de l’expérience, les idées que de la raison, et, pratiquant par système ou par instinct la règle de Descartes, de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’on ne la connût évidemment être telle, ont pour but final la science, c’est à dire l’effort constant vers l’intelligibilité absolue. On appellera, si l’on veut, les uns les esprits poétiques, les autres les esprits philosophiques, ou, pour parler comme leurs critiques, les mystiques et les rationalistes ou les rêveurs et les positifs ; mais les uns comme les autres sont peu propres à se mutuellement comprendre. Comme nous nous ressemblons tous pour le nombre et la nature de nos facultés, comme il n’est personne qui n’ait ses connaissances exactes et ses jours de raisonnement, personne qui n’ait des limites et du vague dans son savoir et des heures d’imagination, ces deux classes d’esprits essaient de se confondre ; il y a d’ailleurs la foule des esprits moyens, équivoques, qui remplissent un large intervalle, un milieu où ne se rencontrent que des rudimens de science et de poésie. Cependant la différence reste tranchée ; la divergence est telle que les deux partis s’entendent encore moins qu’ils ne croient, et qu’une bienveillance naturelle, un reste de complaisance et de modestie entretient seul d’un bord à l’autre l’échange des idées et le commerce spirituel. La sympathie tient lieu de la mutuelle intelligence.

Souvent une grande distance sépare des personnes qui paraissent sentir ensemble et tenir le même langage. Une persuasion commune peut unir en apparence deux états d’esprit très différens, et reposer chez des individus divers sur des idées ou des raisons qui ne se ressemblent guère. Les exigeans ne savent pas assez à quel point d’autres sont faciles à contentée. L’esprit humain est certainement admirable ; du moins s’admire-t-il beaucoup, et provisoirement il n’a pas de juge plus compétent de lui-même que lui-même. Cependant il ne devrait jamais oublier avec quelle facilité il se paie de mots et s’accommode de mauvaises raisons. De là tant de préjugés, d’illusions, de non-sens. Nul besoin pour s’en convaincre de sortir du champ de l’expérience de tous les jours. Laissez parler un paysan sur les causes d’une bonne ou d’une mauvaise récolte, sur les phénomènes les plus simples de la végétation, sur les succès ou les revers d’un nouveau système de culture ; il vous prodiguera des théories et des hypothèses extravagantes, et sur des faits qui ne dépassent point le cercle de son observation, il affirmera ce que ne justifie aucune expérience, et alléguera des choses impossibles, comme s’il les avait vues. Si vous vous entretenez avec quelqu’un d’entièrement étranger aux élémens de la chimie, vous lui trouverez sur les changemens que les corps éprouvent tous les jours sous ses yeux les idées les plus étranges, des croyances magiques qui ressemblent à la transformation des métaux, à la création des substances de toutes pièces. Écoutez la plupart des parens raisonner sur la santé de leur enfant ou même chacun parler de la sienne ; que de théories chimériques, que d’affirmations de faits qu’on n’a jamais aperçus ou de substances qui n’ont jamais existé ! Ainsi, touchant les choses les plus usuelles, la fiction s’introduit d’elle-même dans la croyance et le savoir vulgaires. Le simple sens commun est accessible en toutes matières à des erreurs sans aucune vraisemblance, et s’entête à des fables. C’est un sujet de continuel étonnement que le peu de valeur des motifs qui déterminent une bonne part de nos opinions, et quelquefois nos actions les plus importantes. Nous acceptons sans choix des maximes dont le pour et le contre sont également plausibles. Notre curiosité demande beaucoup et se contente de peu. Les peuples qui commencent s’en tiennent aux explications puériles ou fabuleuses que leur donnent les premiers sages, et je sais plus d’une nation fort avancée qui ne se montre pas beaucoup plus difficile. Les hommes destinés à dominer les autres le savent bien, et ils exploitent à plaisir notre paresse d’esprit, car, bien que la seule influence légitime soit celle qui s’exerce par de bonnes raisons, elle n’est pas la seule efficace, ni toujours la plus écoutée. Même en choses sérieuses, le plus persuasif, n’est pas toujours le plus vrai. Il n’est pas jusqu’à la vérité qui s’appuie aussi souvent sur les mauvaises raisons que sur les bonnes.

La religion même se le permet, et cela sans scrupule. Comme le but absout les moyens, la thèse justifie les argumens. Faut-il donc être si difficile sur la manière de faire du bien ? Non, pourvu cependant qu’on n’ait pas affaire à ces esprits raisonneurs qui discutent tout, même les consolations. Si c’est de morale que me parle la religion j’écoute ; la douleur même n’a pas le droit de fermer l’oreille. Elle a ses devoirs, je le sais, et la religion est toujours au fond de tous les devoirs. Dites au plus infortuné, dites au père malheureux que, dans les plus cruelles épreuves, la raison doit persister à concevoir Dieu comme la perfection suprême, et l’âme se résigner sans révolte aux rigoureux mystères de l’ordonnance universelle : vous aurez dit vrai : mais cette fidélité de la raison à elle-même n’est qu’un effort de plus, et un effort pénible. Et que fait après tout la résignation de la raison pour la résignation du cœur ? Vous ne blasphémez pas, vous faites bien ; en souffrez-vous moins ? Disons plus, vous auriez le malheur de penser comme Epicure, et les yeux de votre esprit n’auraient jamais dépassé l’horizon de cette vie : la voix de la religion se fait entendre, elle vous persuade (chose rare, si la croyance vous a manqué jusque-là) que la mort est un passage et que l’existence terrestre n’est pas sans avenir. Voilà pour la raison un bien véritable, un secours, un soutien. Quoique altérée par les incertitudes menaçantes dont nos dogmes hérissent l’attente de la fin suprême, l’espérance en naissant éclaire l’âme d’un jour nouveau, mais tout le monde ne peut se faire incrédule pour avoir, au premier chagrin, la surprise de l’immortalité de l’âme. D’ordinaire on y croyait la veille de la douleur, comme on y croit le lendemain. On n’a donc que la douleur de plus, et quelquefois avec elle les craintes naturelles que la doctrine du péché inspire au croyant. Il s’en faut d’ailleurs que ce qui nous est annoncé de la vie future soit en parfaite harmonie avec nos affections d’ici-bas. On ne les ménage point ; on les traite de terrestres et de passagères ; on nous promet qu’elles seront comme noyées dans une béatitude indéfinissable. En d’autres termes, on les voue à l’oubli. Il y a là pour un cœur déchiré plus d’effroi que de soulagement. Je résiste de toutes les forces de mon âme à cette spiritualité implacable qui traite de faiblesses nos plus chères émotions, et plus j’en souffre, moins je consens à m’en dessaisir comme d’un fardeau importun. Les vérités religieuses, quand, du moins on ne les mitige pas, on ne les emmielle pas pour en changer la saveur, sont un breuvage plein d’amertume. Qu’on les vante comme une excitation à certains devoirs, comme un préservatif contre certains troubles de la raison ; qu’on ne dise pas qu’elles arrachent une seule des épines de la couronne de l’humanité. Qu’y a-t-il de plus triste que la théorie de la vie humaine considérée comme le châtiment d’un crime inexpiable en lui-même ?

J’ai dit que je parlais pour les esprits méthodiques et sévères, car pour d’autres, qui ont le droit de s’estimer autant, l’imagination ajoute à ces vérités une foule d’idées accessoires qui les parent, qui les transforment, qui détournent l’attention sur des détails, qui substituent aux émotions vraies des émotions de convention. On répète à des mères désolées qu’après tout la sainte Vierge a souffert comme elles, souffert plus qu’elles, et l’on dit que cette réflexion donné du soulagement. Il faut le croire du moins, tant on la prodigue avec confiance aux plus désespérées des femmes ! Et cependant la foi même ne leur dit-elle pas que Marie, avertie par les anges, mise ainsi dans le secret de la mission et de la nature du Christ, exempte du péché et des misères qu’il traîne à sa suite, était préservée par tant de privilèges incomparables des plus cruels déchiremens d’une maternité commune, et que son épreuve, soutenue pendant le peu d’heures quelle dura, par des espérances miraculeuses, fut absorbée dans la joie triomphante de la résurrection ? Est-ce un sort à mettre en parallèle, dites-le-moi, avec l’abattement misérable de la mère consternée qui pleure de longues années sur le tombeau muet de son premier-né, et n’entrevoit, au terme d’une vie d’oppression, qu’une réunion dans les conditions incertaines d’un avenir inconnu ? Et lorsque enfin ce que nous enseigne la foi catholique admettrait pour la mère de Dieu la supposition d’une douleur misérablement humaine, quelle consolation trouver là ? Que gagnerait-on à penser que telle est l’horreur de notre destinée que celle qui fut bénie entre toutes les femmes a été réservée aux plus cruelles tortures que le cœur puisse ressentir ? Souffrira-t-on moins parce qu’elle a plus souffert, et la loi qui nous écrase en sera-t-elle moins inexorable ?

Ce pauvre Adolphe Monod disait aussi : « Le fils de Dieu a souffert ce qu’aucun homme ne peut concevoir de souffrances. » Il le répète sans cesse dans ses suprema verba, et il fouve du soutien dans cette pensée. Qui pouvait lui donner une persuasion que ne justifient certainement pas la foi ni la raison ? Du moment que le Christ est le messie, vrai homme, mais vrai Dieu, l’homme même en lui savait qu’il était Dieu, l’homme était au-dessus du péché et des infirmités qui en sont la conséquence et la peine. Ce serait ramener la rédemption à un sacrifice tout humain, ce serait une sorte de profanation que d’instituer des comparaisons prises de notre expérience et d’évaluer des douleurs physiques dont l’intensité n’ajoute rien au prix infini d’une intervention ineffable de la bonté divine. Quant aux douleurs morales, les angoisses de l’homme qui se sacrifie au devoir ou à la vérité viennent d’une attache indestructible aux biens de ce monde, des regrets qui le saisissent en songeant qu’il a renoncé au bonheur, aux grandeurs, aux affections. Et pourquoi ? Pour une idée qui ne sera peut-être pas comprise, pour un devoir qui peut-être sera méconnu, pour une cause destinée peut-être à succomber, à devenir la risée des contemporains et de la postérité. Des doutes cruels peuvent traverser l’âme du plus intrépide martyr. Me serais-je trompé, peut-il se dire en frémissant, et n’est-ce pas à une chimère que mon orgueil a sacrifié mon repos, ma vie, et qui sait ? l’honneur de mon nom ? Pensée terrible et qui pourrait enlever au trépas du juste jusqu’à la douceur austère de mourir pour la justice. Or rien de pareil peut-il être un moment supposé, quand on parle de l’homme dans Jésus-Christ ? Est-il possible au croyant, sans une sorte de sacrilège, d’imputer au Verbe incarné le moindre de ces tourmens dus tout entiers aux misères de notre cœur et de notre esprit ? L’absolue connaissance du présent et de l’avenir, l’intelligence parfaite de sa mission, de son œuvre, de son triomphe, laissait-elle aux derniers jours du Christ ces amertumes vulgaires que leur prête une déclamation hétérodoxe sans le vouloir et arienne sans s’en douter ?

Encore une fois, qu’on n’objecte pas que ces assimilations hasardées émeuvent les cœurs. Je le sais, et ne veux pas même examiner s’il est digne d’une chaire de vérité de risquer des suppositions semblables, même pour faire un peu de bien. Je décris seulement un état d’esprit qui les repousse, et j’avertis des objections qui naissent d’elles-mêmes ; quand on a fait vœu d’être rigoureusement sincère avec sa raison. Il est trop évident que l’humanité de l’homme-Dieu doit différer profondément de celle de l’homme pécheur, et que si par impossible les circonstances extérieures du martyre du Calvaire permettaient un rapprochement que tout dément, ce ne pourrait nous être qu’une occasion de mesurer l’immense infériorité de notre nature et de notre condition, puisque le dévouement même qui nous rapprocherait d’un divin modèle nous imposerait des souffrances qu’il n’a pu connaître. N’en doutons pas, l’homme de douleurs, c’est nous.

III

On l’a vu, nous fuyons les exagérations d’une philosophie téméraire qui s’inscrit en faux contre nos sentimens naturels. La religion même ne nous paraît pas en droit de supprimer ce qu’enseigne l’expérience universelle. On ne peut accorder à aucune doctrine, si sublime qu’elle se prétende, que la nature humaine se soit trompée quand elle s’est crue malheureuse : non que nous professions la haine de la vie. — Tout est vain, tout est vide, tout est amer, répète le chœur gémissant des découragés. La terre est une vallée de larmes, et le bonheur est un mot trompeur, une ironie qui insulte à nos maux. C’est encore là une déclamation littéraire, démentie tous les jours par nos actions et nos sentimens, tous les jours acceptée et redite comme une plainte éloquente dont nous tirons vanité. On trouve du bon air de se plaindre ainsi, et l’on associe avec la plus grande sécurité d’esprit des effusions sans limite sur les merveilles infinies de la bonté toute-puissante à des lamentations sans fin sur les misères de l’existence et le triste néant du monde où elle s’écoule. Des deux parts, on dirait ces amplifications de rhétorique qui ne sont bonnes que dans les écoles. Oui, il y a des maux affreux, mais il y a de grands et vrais biens. Le bonheur existe, il n’est pas très rare, il est même facile ; mais si l’on dit qu’il n’est ni sûr ni durable, on a raison. Ce qui n’est pas facile, ce qui est souvent impossible, c’est d’éviter les malheurs, et les malheurs ne sont pas plus une illusion que le bonheur. La douleur est réelle ; elle laisse des traces plus profondes que le bonheur. Elle est en elle-même sans consolation, quoiqu’elle puisse être l’occasion de sages pensées, de nobles résolutions, de généreux efforts ; tout cela ne provient pas d’elle, mais de la liberté de l’âme et de la puissance de la raison. La preuve, c’est que le malheur abat, énerve, corrompt souvent. Le bien ne vient donc pas du mal, il ne vient que du bien, et ici c’est le bien qui est en nous qui réagit contre le mal de notre destinée. Loin que la douleur soit bonne, il n’y a de bon que de la vaincre, ou plutôt que de nous vaincre nous-mêmes en dépit d’elle.

Mais se vaincre n’est pas se consoler, et je n’insisterai jamais assez sur la différence qui sépare la question du devoir de la question du bonheur. La morale n’exige point que l’on s’efforce de dénaturer nos impressions les plus irrésistibles, de changer nos joies en misères et nos misères en joies. Cette témérité des philosophes et des théologiens de nier la nature humaine ou de la refaire, inspirée quelquefois par un louable rêve de perfection artificielle, est bien souvent un abus de subtilité inventive, la prétention d’en savoir plus que le bon sens. On mutile l’humanité, et l’on prétend la régénérer. Notre nature pourtant n’est pas tellement riche qu’on doive encore l’appauvrir. Rien en elle n’est à retrancher, quoique tout soit à régler. Quand on aura bien cherché, bien raffiné pour inventer une humanité nouvelle, on trouvera qu’il reste deux choses auxquelles on ne peut porter atteinte, si l’on ne veut refaire l’homme que Dieu a fait ; ces deux choses, ce sont les sentimens de la nature et les idées de la raison. On ne doit ni arracher les uns comme des germes empoisonnés, ni étouffer les autres comme de trompeuses lumières. Les sentimens de la nature ont besoin d’être contenus, ou l’homme ne serait qu’un être passionné. Les idées de la raison doivent s’allier aux mouvemens de la sensibilité, ou il ne serait plus qu’un être tout métaphysique ; mais les idées règlent les sentimens, la nature est subordonnée à la raison, et ainsi l’homme est un être sensible et moral. Vouloir nous faire sentir autrement que la nature, penser autrement que la raison, c’est entreprendre sur l’essence des choses et innover contre Dieu même. Il n’y a ni système, ni tradition, ni doctrine qui puisse changer le fond de l’humanité sans qu’elle y perde quelque chose. L’ascétisme la rétrécit et l’étiole ; le sensualisme la dérègle et la dégrade. L’âme, que l’antiquité comparait à un char, ne doit ni dételer aucun de ses coursiers, ni les abandonner sans guide à leur vitesse, parce qu’elle a trop de peine à les conduire.

Or la douleur est un sentiment naturel. Quand nous la contestons, quand nous la trouvons fausse ou exagérée, c’est à ses causes que nous nous attaquons, ne la jugeant pas motivée, légitime, fondée dans la nature des choses. C’est ici que la raison peut intervenir et user de toute sa puissance. Il est certain que le développement de la vie sociale engendre des besoins et des passions factices qui, contrariés ou froissés, donnent naissance à des chagrins quelquefois très cuisans, mais qui ne sont pas inévitables. Le luxe, la vanité, la mollesse et d’autres excès de certains penchans ou affections qui peuvent facilement être contenus dans de justes bornes sont une source féconde de mécomptes et d’ennuis qui ont quelquefois inspiré les actes du plus violent désespoir. Celui-là aura donc beaucoup fait pour son bonheur qui aura compris ce que valent la simplicité des goûts, le mépris des distinctions frivoles, l’habitude des jouissances modérées. Ce sont choses qui dépendent beaucoup de la réflexion et de la volonté, et le père qui se le rappellera dans l’éducation de ses enfans leur rendra un service dont l’expérience montre tout le prix. À ces exceptions près, les sources de la douleur ne peuvent guère être taries. Nous avons vu quelle est la réalité de ces maux, que des doctrines sophistiques s’efforcent d’annuler ou de convertir en jouissances. Quelques-uns proviennent de besoins ou d’affections qui sont le partage de tous les hommes ; d’autres tiennent à des passions dont on peut être exempt, mais qu’on ne peut, qu’on ne doit pas même déposer quand on les éprouve, comme l’amour de la vérité, de la liberté, de la gloire. De grands biens et de certaines vertus ne nous sont pour ainsi dire vendus qu’au prix de véritables souffrances, ou de la chance au moins d’en éprouver. C’est un sacrifice que sauront faire les âmes un peu hautes, tout en s’efforçant d’en diminuer l’amertume par cette modération philosophique qui nous conserve en tout cas la possession de nous-mêmes. Ce remède ou plutôt ce tempérament à nos souffrances ne nous sera pas interdit, même dans les épreuves inséparables de la destinée commune.

Les grandes douleurs, les douleurs fondamentales de l’âme humaine, ne peuvent être ni retranchées ni même sensiblement adoucies par aucun artifice de raisonnement ; mais elles peuvent être contenues dans leurs conséquences extrêmes, modérées même dans leur expression violente par un certain effort de l’esprit, et c’est ce que j’entendais en parlant de l’alliance des sentimens de la nature et des idées de la raison. Celles-ci, je le sais, mise aux prises avec les passions de l’âme, sans être accompagnées des secours de l’imagination et de l’exaltation de certaines croyances, paraissent quelque chose d’aride et de mesquin à qui n’a pas compris tel grandeur austère dans sa simplicité du rôle de la raison dans la vie humaine. Il y a en nous une disposition que je ne puis appeler que du nom de scepticisme naturel, et qui nous porte à nous défier de la vérité nue, à la croire insuffisante, impuissante, à recourir à des illusions extraordinaires pour nous donner la force, l’entraînement ou l’oubli. On craint, en restant de sang-froid, de ne pouvoir tenir tête à toutes les conditions de la vie, et l’on appelle à son aide toutes les conceptions, qui les dissimulent ou les transforment. Ce don ou cette faiblesse peut faire quelquefois envie ; mais la raison, quand elle a l’entière conscience d’elle-même, ne peut se donner à volonté des auxiliaires en qui elle ne croit pas. Elle observe d’avance la réalité des choses. Elle se familiarise par la réflexion avec toutes les chances de la vie, et si les plus funestes se réalisent, si le bonheur nous échappe, même pour toujours, elle se réduit sans murmure à ce qui demeure de l’existence, souffrir et penser.


CHARLES DE REMUSAT.