Les Travaux récents de la Géographie de précision en Afrique
- I. Verification and extension of Lacaille’s are of meridian at the Cape of Good Hope, by sir Thomas Maclear, 2 vol. 1866. — II. Géodésie d’une partie de la Haute-Ethiopie, par M. Antoine d’Abbadie. Paris 1860-1866. — III. Geographische Mittheilungen, von Aug. Petermann, Gotha 1864-1866.
L’existence de l’homme tient au sol terrestre par mille racines. Pour s’affranchir de la glèbe à laquelle il est attaché de naissance, il n’a qu’un moyen : l’étudier, l’explorer, la transformer suivant ses besoins, comme un bon propriétaire étudie et transforme son domaine. La liberté intellectuelle est à ce prix : pour la conquérir, il faut d’abord nous mettre en règle avec les conditions extérieures qui entravent notre vie matérielle ; il faut les connaître, en avoir conscience, nous en rendre compte à chaque instant. D’ailleurs, quoi qu’on en dise, la pensée ne franchit pas l’espace quand les jambes ne l’ont pas devancée ; en d’autres termes, les conquêtes de la géographie ont été nécessaires au progrès de la civilisation.
C’est de deux manières que l’homme parvient à se rendre maître de l’espace, à rapprocher les distances et à faire disparaître les barrières naturelles qui séparent les peuples : par la connaissance de plus en plus exacte de la surface du globe et par le perfectionnement progressif des moyens de transport. L’un ne va pas sans l’autre. A mesure que le monde connu s’est agrandi, que d’intrépides explorateurs ont étudié les ressources que nous offrent les climats lointains, le besoin de communications plus sûres, plus faciles et plus rapides s’est fait sentir, et l’homme s’est associé la vapeur. La géographie en a profité ; mais ce n’est pas, tant s’en faut, une débitrice insolvable : elle rend plus qu’elle ne reçoit. La navigation de long cours repose sur les cartes marines, elle dépend de la connaissance des vents, des courans et des écueils ; le tracé des grandes routes qui sillonnent toutes les parties du monde n’aurait pas été possible sans une détermination préalable et très précise des positions d’un grand nombre de lieux. C’est ainsi que depuis Christophe Colomb la science pure est toujours venue en aide au commerce pour rapprocher les nations et les mettre à même non-seulement d’échanger leurs marchandises, mais encore de mêler leurs mœurs et leur sang. Grâce aux cartes géographiques autant qu’à la vapeur, l’océan a perdu son immensité, les rivières ont abrégé leur cours, les montagnes sont devenues des barrières moins infranchissables que celles qu’élèvent entre les peuples les haines politiques et le fanatisme religieux. L’ancienne capitale des césars communiquera bientôt avec l’ancien pays des barbares à travers l’épaisseur des Alpes ; les mers qui autrefois séparaient deux mondes sont aujourd’hui leur lien le plus sûr ; les îles les plus isolées au milieu de l’océan sont devenues des étapes du commerce, des entrepôts, des colonies, et pour ainsi dire des pied-à-terre de la civilisation. « Le cap de Bonne-Espérance, que la marine du Portugal avait mis près de cent ans à atteindre, a dit Carl Ritter, n’est plus à cette heure qu’une escale pour nos paquebots ; une frégate parcourt ces quatre mille lieues en moins de deux mois. » New-York est presque un port anglais et Liverpool un port américain. La laine et les blés d’Australie déterminent les cours au marché de Londres, le prix du coton dans les États-Unis fait monter ou baisser le prix du pain en Europe.
Cette conquête de l’espace, ce contact mutuel et incessant de toutes les nations du globe sont dus en grande partie, on ne saurait le méconnaître, aux progrès de la géographie. Cependant les problèmes qu’elle doit résoudre deviennent de jour en jour plus compliqués, plus ardus. A mesure que nos connaissances s’étendent et se complètent, ce qui reste à faire paraît plus vaste : hier est talonné par demain. Il ne nous suffit plus de savoir que la terre est un sphéroïde aplati aux deux pôles ; nous voulons en connaître avec la dernière précision les axes, la circonférence, la surface et les inégalités accidentelles. Les positions des observatoires et des autres points de repère qui servent de base aux cartes géographiques ont été déterminées en latitude et en longitude avec un soin extrême, et néanmoins on y trouve sans cesse à reprendre et à corriger.
Nous sommes loin du temps où le médecin Fernel mesurait la longueur du méridien avec les roues de son cabriolet sur la route de Paris à Amiens. Aujourd’hui, on veut que la précision soit poussée à ses dernières limites ; les observations réputées les plus exactes sont refaites à nouveau : on a contesté l’exactitude des travaux de Méchain, de Biot et d’Arago, qui ont eu pour objet la mesure de la méridienne qui traverse la France ; l’observatoire de Paris a repris la détermination d’un grand nombre de points où ces astronomes avaient fait leurs observations. Des travaux du même ordre viennent à peine d’être achevés ou sont encore en voie d’exécution sur beaucoup d’autres points du globe ; nous n’en citerons qu’un : la révision de la triangulation de Lacaille au cap de Bonne-Espérance par sir Thomas Maclear, dont les résultats viennent d’être publiés aux frais de l’amirauté anglaise. De leur côté, les voyageurs qui vont explorer des contrées encore inconnues comprennent enfin la nécessité de s’initier aux observations astronomiques et aux procédés d’arpentage qui leur permettent de tracer leur itinéraire avec une précision mathématique. Au lieu d’évaluer simplement par heures et journées la longueur du chemin qu’ils ont parcouru, ils s’attachent à observer des latitudes et des longitudes toutes les fois que les circonstances le permettent. Lorsqu’ils font l’ascension d’une montagne, ils en déterminent la hauteur ; s’ils franchissent une rivière, ils cherchent à en mesurer la largeur et à en évaluer le débit. Le chronomètre qu’ils emportent avec eux les invite sans cesse à remplir leur devoir envers la science ; l’aiguille qui chemine sur le cadran leur dit : Le soleil vous attend, préparez-vous à l’observer. Un voyage d’exploration sans itinéraire exact est presque considéré comme une expédition manquée ; la géographie réclame sa dîme d’usage. Cependant ici comme ailleurs il y a des accommodemens ; chacun fait ce qu’il peut, et la science accepte avec reconnaissance le plus maigre tribut. Les uns s’acquittent en rapportant deux ou trois latitudes : c’est déjà quelque chose, pourvu qu’ils ne fassent pas comme ce voyageur qui détermina avec soin la latitude d’un arbre dans une plaine ; l’arbre pourri, le travail était à refaire. D’autres vont plus loin : ils observent la lune pour avoir une longitude. C’est plus difficile, et les résultats, neuf fois sur dix, ne valent rien ; mais le dixième, qui est bon, nous dédommage. Enfin il y a des voyageurs aussi habiles que les astronomes de métier, qui savent tirer parti de toutes les ressources dont la science dispose, et qui parviennent à dresser une carte exacte du pays qu’ils ont exploré. Personne en ce genre n’a poussé les choses aussi loin que M. Antoine d’Abbadie, qui a profité d’un séjour de douze ans dans la Haute-Ethiopie pour établir la topographie et l’orographie d’une vaste contrée à l’aide de méthodes nouvelles qui méritent d’être connues. M. d’Abbadie a le premier exécuté une triangulation en pays sauvage. Il est parvenu par ce moyen à multiplier presque indéfiniment ses positions astronomiques. Nous essaierons de donner ici une idée générale de ses procédés ; mais, avant d’en parler, nous raconterons brièvement l’histoire d’une autre triangulation, celle qui fut commencée par Lacaille au cap de Bonne-Espérance en 1750, et qui n’a été achevée qu’un siècle après, par sir Thomas Maclear.
Nicolas-Louis Lacaille ou l’abbé de La Caille, comme l’appelaient les historiens de l’Académie des Sciences, était né à Rumigny, près de Reims, en 1713. Il avait embrassé l’état ecclésiastique, mais sa vocation l’entraîna vers les sciences exactes ; il devint un des plus grands astronomes de son temps. Lalande a dit de lui qu’il avait fait à lui seul pendant la durée de sa vie (qui ne fut que de quarante-neuf ans) plus d’observations et de calculs que tous les astronomes contemporains réunis. Delambre l’appelle « le calculateur le plus courageux et l’observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu qui ait jamais existé. » Émerveillés de l’habileté qu’il avait montrée en coopérant aux mesures qui avaient pour objet la description des côtes de France, les Cassini lui confièrent en 1739 la vérification de la grande méridienne de France. Dans le courant d’une année, il avait terminé ses mesures entre Paris et Perpignan ; l’année suivante, il les acheva au nord de Paris. Pendant son absence, sur sa réputation, on le nomma professeur de mathématiques au collège Mazarin, emploi qu’il a rempli jusqu’à sa mort. En 1741, âgé de vingt-huit ans, il fut élu membre de l’Académie des Sciences.
Il obtint en 1746 d’être mis en possession d’un petit observatoire établi au collège Mazarin. Avec des lunettes plus que médiocres et à l’aide de cercles dont les divisions étaient fort imparfaites, il y observa pendant douze ans les passages des astres au méridien, suppléant par son habileté exceptionnelle à l’insuffisance de ses instrumens. Sa grande préoccupation était de former un catalogue exact des étoiles fixes ; mais il vit bientôt qu’il ne pourrait pas l’achever à Paris. Pour observer avec précision les étoiles situées dans la partie australe du ciel, il fallait aller au-delà de l’équateur et porter ses instrumens aussi loin que possible dans l’hémisphère sud.
Un pareil voyage promettait d’ailleurs la solution de plus d’un problème important. Des observations correspondantes de la lune et des planètes, effectuées au nord et au midi de l’équateur, pouvaient donner, comme nous l’expliquerons plus loin, la distance de ces astres à la terre. Il était intéressant de déterminer la longueur du pendule à secondes et les variations de l’aiguille aimantée dans l’hémisphère méridional. Enfin la géographie pouvait s’enrichir de déterminations précises d’un grand nombre de points qui intéressent les navigateurs. Il restait sur ce terrain beaucoup à faire. La position du cap de Bonne-Espérance, quoique d’une importance capitale pour la route des Indes, était encore si peu fixée à cette époque, que les meilleurs géographes ne l’inscrivaient sur leurs cartes que d’après les routiers des pilotes, et qu’il existait sur la longitude de ce point une incertitude de cent lieues marines.
C’est ce cap que l’abbé Lacaille choisit pour but de son voyage. L’Académie et le gouvernement en avaient agréé le projet en 1750 ; restait à obtenir la permission des autorités hollandaises. Le marquis de Puysieulx fut chargé de remettre à l’ambassadeur de Hollande, Lestevenon van Berkenrode, un mémoire sur les travaux que Lacaille se proposait d’accomplir au Cap ; il s’y trouve un passage assez curieux pour être cité.
« Il n’y a, dit le mémoire, aucune dépense à faire pour la construction des instrumens ; elle consiste toute dans la traversée et dans la nourriture du sieur de La Caille seul pendant environ une année. Il n’a besoin d’aucun aide, d’aucun domestique ; il restera en pension dans le lieu que l’on lui indiquera ; la nature de ses observations n’exige qu’un séjour tranquille dans un même lieu, et tout lieu sera propre pour y établir ses instrumens. Les Hollandais, qui ont accordé à M. Krosieck la permission d’entretenir au Cap un astronome prussien[1] destiné à exécuter précisément le même projet dont il s’agit ici, ne peuvent raisonnablement la refuser au roi pour un astronome de son Académie, qui se tiendra exactement dans le lieu qu’on lui assignera, soit dans le fort, soit dans l’intérieur des terres, ce projet regardant d’ailleurs le bien commun de toutes les nations. »
La compagnie hollandaise des Indes se chargea complaisamment du transport des instrumens de Lacaille et de son passage au Cap. Il partit vers la fin de novembre 1750 et arriva au mois de janvier à Rio-Janeiro, où le navire était obligé de faire escale. Le 30 mars, on était en vue du Cap ; mais ce n’est que vingt jours après que le vent permit d’entrer en rade. L’abbé fut très bien accueilli par le gouverneur et par les officiers de la colonie. Un Allemand, nommé Bestbier, qui avait servi autrefois dans l’armée française et qui était un des premiers bourgeois de la ville, s’empressa de lui offrir sa maison et sa table, et le seconda ensuite autant qu’il lui fut possible dans ses travaux. Lacaille employa le mois de mai à faire construire un petit observatoire dans la cour de cette maison hospitalière, et y installa les instrumens qu’il avait apportés de France.
Le cap de Bonne-Espérance est peut-être le point du globe qui semble au premier aspect le plus favorable à l’astronomie. Un climat tempéré et un ciel presque constamment découvert invitent aux observations ; mais, dès qu’on veut mettre la main à l’œuvre, cette apparente facilité s’évanouit. Pendant cinq mois de l’année, ce ciel si pur n’est dû qu’au souffle d’un vent du sud-est violent, qui ébranle les maisons et tous les objets de telle façon que les observations deviennent impossibles avec les grands instrumens. Les images des astres paraissent confuses et d’autant plus agitées que la lunette est plus longue et le grossissement plus fort. Les jours calmes et sereins ne forment qu’à peu près un sixième de l’année, soit deux mois. Le reste, cinq mois, se partage entre le temps variable et les jours entièrement couverts. Lorsqu’il eut connaissance de ces faits, Lacaille en prit bravement son parti. Il résolut d’employer les nuits les plus favorables à déterminer exactement les positions d’un certain nombre d’étoiles fondamentales et de les prendre comme points de repère pour corriger les positions de toutes les autres, que dès lors il pouvait se contenter d’observer avec moins de précision, à l’aide d’une lunette plus petite, sur laquelle l’influence du vent serait moins sensible. Par ce moyen ingénieux, il avait tourné un obstacle imprévu ; il avait en quelque sorte dompté les élémens. La petite lunette, d’une longueur de 75 centimètres, était dirigée sur une ouverture pratiquée dans le toit, puis on laissait passer les étoiles et on en notait autant que possible. Pendant ces observations, il fallait rester debout, sans changer de place ni d’attitude, et souvent pendant six heures consécutives. Lacaille termina son catalogue dans l’espace d’une année. « Les essais que j’avais faits autrefois, dit-il, m’avaient appris que pour me garantir du sommeil il fallait me tenir toujours en action, et par conséquent ne me pas contenter de n’observer que les étoiles de la sixième grandeur et au-dessus, mais qu’il fallait déterminer aussi toutes celles qui pouvaient être déterminées facilement, de quelque grandeur qu’elles fussent ; car, quoiqu’il ne soit pas nécessaire de surcharger les cartes et les globes de toutes ces petites étoiles, elles ne laissent pas d’être fort utiles dans la pratique de l’astronomie. » Il détermina ainsi les positions de 9,800 étoiles.
Pendant le cours de ce travail, l’infatigable abbé trouva encore le temps de fixer d’une manière précise la latitude et la longitude du Cap et d’observer le soleil et la lune, ainsi que les planètes Vénus et Mars ; ses mesures, combinées avec celles que Lalande et d’autres faisaient à la même époque en Europe, devaient donner une valeur exacte de la distance de ces astres. Après avoir achevé ces travaux d’observatoire, Lacaille avait encore cinq ou six mois devant lui en attendant le moment du retour des vaisseaux en Europe. La protection inespérée que lui avaient value ses lettres de recommandation pour le gouverneur, les grandes facilités qu’il rencontrait partout, lui inspirèrent l’idée de mesurer un degré du méridien. Cette opération promettait un résultat intéressant : elle devait faire connaître la figure de la partie australe de la terre et décider si l’hémisphère sud était l’exacte image de l’hémisphère nord. Lacaille résolut donc d’exécuter la triangulation du Cap, sans s’effrayer des obstacles que ce projet devait rencontrer dans un pays presque entièrement désert, sans eau et couvert de broussailles. Grâce au dévouement de son hôte, ce brave Allemand chez qui il demeurait, l’entreprise fut menée abonne fin.
On appelle triangulation un procédé d’arpentage en grand, par lequel on arrive à déterminer les positions d’une série de points au moyen d’une chaîne de triangles dont ces points forment les sommets. Pour bien comprendre cette opération, réduisons-la d’abord à sa plus simple expression. Je suppose que l’on connaisse déjà la situation relative et la distance de l’arc de triomphe de l’Étoile et du Panthéon, et qu’il s’agisse de trouver la position d’un signal érigé sur la butte Montmartre. On dressera d’abord sur la plateforme du Panthéon un instrument propre à la mesure des angles, par exemple une lunette mobile sur un cercle divisé ; on visera successivement l’arc de triomphe et le signal de Montmartre, et l’on aura l’angle que forment entre elles les deux directions. Ensuite on ira répéter la même opération sur l’arc de triomphe : on y mesurera l’angle que forme la direction du signal avec celle du Panthéon. De cette façon, on aura déterminé la figure du triangle formé par les trois points en question, et l’on pourra le tracer sur le papier à une échelle réduite. On y marquera d’abord dans leur position relative les deux points qui représenteront l’arc de triomphe et le Panthéon ; on les joindra par une ligne droite : ce sera la base du triangle. Ensuite, connaissant les angles que doivent former avec cette base les deux autres côtés, qui sont les directions du signal de Montmartre vu des deux stations d’observation, on tracera les deux lignes qui représentent ces directions, et leur point de rencontre donnera la situation du signal. Supposons que la distance du Panthéon à l’arc de triomphe soit de 4,850 mètres et qu’elle soit représentée sur le papier par 485 millimètres. On mesure les deux autres côtés du triangle, et on trouve que l’un, celui qui représente la distance de l’arc de triomphe à Montmartre, est égal à 360, l’autre à 460 millimètres. On en conclura que sur le terrain la distance de la butte Montmartre à l’arc de triomphe de l’Étoile est de 3,600 mètres, et sa distance au Panthéon de 4,600 mètres.
Par cet exemple, on comprendra sans peine comment la mesure d’un triangle peut conduire à la connaissance de la position d’un point. Le triangle vous donne les distances qui séparent de deux points déjà connus le point cherché, et cela suffit pour qu’on puisse l’inscrire sur un plan où se trouvent marqués les deux autres points. La distance de la lune à la terre ne s’obtient pas autrement, et c’est ainsi que Lacaille l’a déterminée. Il avait observé la lune au cap de Bonne-Espérance pendant que Lalande l’observait à Berlin ; à ce moment, l’astre occupait donc le sommet d’un triangle dont la base était la distance de Berlin au Cap (environ 9,600 kilomètres) et dont les angles étaient donnés par la direction des lunettes. Avec cette base et ces angles, on pouvait calculer les distances qui séparaient la lune de l’observatoire de Berlin et de celui du Cap au moment où ces mesures furent effectuées, puis ensuite en déduire la distance moyenne de cet astre au centre de la terre ; on la trouva égale à 384,000 kilomètres ou à environ quarante fois la longueur de la base. L’éloignement des étoiles, si grand qu’il soit, se détermine encore de la même façon. L’astronome qui veut mesurer la distance d’une étoile fixe choisit d’abord sa base d’opération : c’est le diamètre qui joint deux points opposés de l’orbite terrestre. La base a 300 millions de kilomètres : c’est bien peu pour le but qu’il s’agit d’atteindre, mais malheureusement l’on ne peut aller au-delà. Quand la terre est arrivée à la première des deux stations choisies, l’étoile est observée une première fois ; puis, lorsqu’au bout de six mois la seconde station a été atteinte, on pointe de nouveau la lunette sur la même étoile, et le triangle se ferme ; on a la base, les angles, on peut calculer la distance du sommet qui est occupé par l’étoile. Généralement on ne trouve rien. Rien ou l’infini, c’est ici la même chose : on cherche une distance exprimable en chiffres, on rencontre l’infini, qui est en quelque sorte la négation de la distance. C’est que la plupart des étoiles sont beaucoup trop loin de nous pour qu’une différence de 300 millions de kilomètres dans la position de l’observateur produise un changement appréciable dans la direction de la ligne visuelle ; mais pour quelques-unes ce procédé réussit : alors on peut évaluer la distance de l’astre en prenant pour étalon de mesure le diamètre de l’orbite de la terre.
On voit que les astronomes exécutent des triangulations dans l’espace céleste, comme les géomètres en font à la surface du globe. Une base et deux angles ou gisemens donnent la position d’un point : c’est le sommet du triangle érigé sur la base. Il est clair que la même base peut servir à fixer une multitude de points ; on n’a qu’à déterminer pour chacun de ces points ses deux gisemens pris des deux extrémités de la base. A leur tour, les points déterminés par ce procédé pourront servir à en déterminer d’autres, si on les prend pour stations d’observation, et si on observe chacun de ces points secondaires d’au moins deux de ces stations. Alors la triangulation se complique : tout s’enchaîne comme les mailles d’un réseau ; les observations se confirment et se contrôlent entre elles, et les résultats offrent une certitude d’autant plus grande que le nombre des gisemens mesurés est plus considérable. On en observe toujours à dessein un nombre trop grand, c’est-à-dire plus qu’il n’en faudrait à la rigueur pour obtenir toutes les positions cherchées. Voici pourquoi. Comme dans un budget bien ordonné il faut toujours prévoir l’imprévu, ouvrir une colonne aux dépenses qui s’imposeront à côté de celles qui sont nécessaires et d’avance indiquées, de même il faut, dans les opérations de la géodésie, faire la part des erreurs inévitables et multiplier les observations au-delà du strict nécessaire, afin d’en compenser l’imperfection. Des méthodes particulières, dont il serait trop long d’expliquer ici les principes, permettent de tirer parti de tous les matériaux obtenus, quel qu’en soit le nombre, d’utiliser toutes les pierres dans la construction de l’édifice, et de déduire finalement de ce nombre trop grand d’observations des résultats qui ne sont jamais assez exacts, car on se contente de les appeler les résultats les plus probables. Telle est l’influence des erreurs inhérentes à tous nos procédés de mesure : jamais on n’arrive à quelque chose d’absolu, de définitif ; tout n’est que transitoire, les méthodes comme les résultats.
Les grandes triangulations, comme celle qui a été commencée par Méchain et Delambre et terminée (si on peut dire terminée) par Biot et Arago, ont d’ordinaire un double but. Elles doivent fournir le canevas de la carte générale d’un pays en faisant connaître les latitudes et les longitudes d’un grand nombre de points importans ; les détails de remplissage s’obtiennent ensuite par des méthodes moins rigoureuses et moins dispendieuses. En outre la triangulation est généralement conduite en vue d’obtenir la distance de deux points situés sous le même méridien, c’est-à-dire l’un exactement au nord ou au sud de l’autre. Cette distance est alors donnée en kilomètres, car toute la triangulation repose sur une base mesurée directement avec un étalon, et cette base sert à son tour d’étalon pour l’évaluation de la chaîne entière des triangles. Maintenant un pas de plus, et l’on a mesuré du même coup la dimension exacte du globe entier. On observe astronomiquement les latitudes des deux points situés sous le même méridien dont on a déjà la distance en kilomètres ; c’est mesurer leur distance sur la voûte céleste en degrés, minutes et secondes. Supposons que l’on trouve une différence de latitude de 6 degrés pour une distance de 666 kilomètres, cela donnerait environ 40,000 kilomètres pour 360 degrés ou pour la circonférence entière du méridien. Ainsi la triangulation fournit la mesure d’un arc du méridien et par extension les dimensions du sphéroïde terrestre, en même temps qu’elle fait connaître les positions exactes de tous les points auxquels aboutissent les différens triangles. Enfin des calculs sur lesquels nous ne nous étendrons pas permettent de déduire des mêmes données la valeur de l’aplatissement du globe.
On conçoit que cette méthode si simple en principe comporte dans la pratique une foule de difficultés que nous sommes ici obligé de passer sous silence. Nous n’en citerons qu’une : mesurer sur le terrain au moyen d’un étalon la longueur d’une ligne droite est une opération extrêmement délicate et épineuse. La longueur d’une règle métallique varie avec la température, en la déplaçant on commet toujours une petite erreur, et ces erreurs peuvent s’ajouter de manière à altérer sensiblement l’exactitude de la détermination ; en un mot, dans cette opération comme dans celles dont elle est le préambule, on ne peut faire un pas sans être sur le qui-vive, et les résultats qu’on obtient ne sont pas toujours en rapport avec l’immense travail que nécessite la mesure d’un arc de méridien. Aussi les nombreuses triangulations qui ont été exécutées dans les différentes parties du monde sont-elles loin d’avoir toutes la même valeur : le degré de confiance qu’elles inspirent dépend de l’habileté reconnue des observateurs, de la perfection des instrumens dont ils pouvaient disposer, et de l’accord intérieur des mesures qui ont fourni la longueur de l’arc.
Pour en revenir à la triangulation du Cap, voici comment Lacaille l’exécuta. Dès le mois de septembre 1751, il avait eu occasion d’aller à quinze lieues au nord de la ville. Dans cette excursion, il avait remarqué deux montagnes qui semblaient avoir été disposées par la nature tout exprès pour servir de chevilles ouvrières à une opération de géodésie. L’une, le Capoc-Berg, haute d’environ 460 mètres, est à 55 kilomètres au nord de la ville du Cap ; l’autre, qui porte le nom de Riebeck’s-Castel, est située à 40 kilomètres à l’est de la première ; elle s’élève à 946 mètres au-dessus du niveau de la mer. La ligne qui joint le Capoc-Berg au Riebeck-Castel pouvait servir de côté commun à deux grands triangles, dont l’un aboutirait au sud à l’observatoire de Lacaille, l’autre au nord à un point éloigné de 80 kilomètres, où se trouvait la ferme de Klyp-Fonteyn. Si on parvenait à déterminer exactement la longueur de cette ligne d’environ 40 kilomètres, il était facile d’en déduire les distances des deux montagnes à l’observatoire et à Klyp-Fonteyn, et par suite la distance de Klyp-Fonteyn à l’observatoire. On obtenait ainsi la mesure d’un arc du méridien qui embrassait 1° 13’ (à peu près 135 kilomètres).
Comment faire pour connaître la distance du Capoc-Berg au Riebeck’s-Castel ? Le moyen était simple. L’espace compris entre ces montagnes est une vaste plaine de sable où l’on pouvait mesurer à l’aise une base de quelques kilomètres ; cette base, rattachée aux deux sommets par deux triangles supplémentaires, en donnait immédiatement les positions et l’intervalle.
Lacaille présenta, son projet au gouverneur de la colonie, qui l’approuva et lui promit aide et protection ; M. de Tulbagh lui donna même pour coopérateur un des officiers du fort. Malgré cela, l’opération que Lacaille se proposait d’effectuer ne se présentait pas sous de rians auspices. La contrée qu’il fallait traverser avec un bagage de lourds instrumens était un désert aride, tout couvert d’épaisses broussailles, sans routes et sans ressources. Heureusement l’hôte de Lacaille, après avoir essayé en vain de le détourner de son entreprise, s’offrit à l’accompagner, et se chargea du transport des instrumens et de l’entretien de la petite caravane. Après avoir procédé à une reconnaissance préalable du pays, Lacaille commença son opération au mois de septembre 1752, et la termina en six semaines. On avait vécu un peu à la belle étoile, on avait passé par bien des fatigues ; à Klyp-Fonteyn, on avait couché dans une grange, à côté des instrumens, sur des sacs de paille, mais l’abbé était enchanté. « Grâce à M. Bestbier, dit-il, je me trouvai pendant tout mon voyage aussi à l’aise et aussi libre que si j’eusse été dans la meilleure province de France. »
Il revint à la ville du Cap vers la fin d’octobre, et se remit immédiatement à observer la lune. Sur ces entrefaites, il reçut du roi L’ordre d’aller aux îles de France et de Bourbon afin de déterminer exactement les longitudes de ces ports. Ce travail venait d’être fait par un officier français ; Lacaille le savait, mais il n’eut pas le temps de solliciter un contre-ordre ; il partit donc au mois de mars, arriva en avril à l’Ile de France, y resta neuf mois qu’il employa à dresser une carte de la contrée, puis passa six semaines à Bourbon, et ne revint en France qu’au mois de juin 1754. Fuyant le monde et le bruit, il se cloîtra de nouveau dans son petit observatoire du collège Mazarin, impatient d’y reprendre ses travaux, suspendus pendant quatre ans. Un trait mérite d’être noté. On lui avait alloué pour les frais de son voyage au Cap une somme de 10,000 francs qui devait suffire à l’achat des instrumens nécessaires, à son entretien personnel et à celui d’un artiste qu’il emmenait avec lui. Lacaille ne dépensa en quatre ans que 9,145 francs. A son retour il se présenta au trésor pour rembourser les 855 francs qui lui restaient ; il eut quelque peine, tant la chose parut extraordinaire, à faire accepter cette restitution.
La triangulation du Cap donna un résultat très inattendu et très singulier : Lacaille crut pouvoir conclure de ses mesures que la surface terrestre offre dans l’hémisphère austral une courbure moins prononcée que dans l’hémisphère opposé. Cette déduction excita un étonnement général : elle était en contradiction flagrante avec la loi de la gravitation, et, n’eût été l’autorité d’un astronome tel que Lacaille, on aurait cru à quelque grosse erreur dans ses opérations.
En 1821, soixante-dix ans plus tard, le colonel Everest, de passage au Cap, fit quelques tentatives pour retrouver l’emplacement des stations où Lacaille avait observé et les vestiges des signaux qu’il avait érigés sur les montagnes. Ces tentatives ne réussirent qu’à demi. Les signaux et l’observatoire avaient disparu, la grange de Klyp-Fonteyn n’existait plus, aucune personne du nom de Bestbier n’habitait plus la ville du Cap ; c’est à peine si quelques vieillards se souvenaient encore de l’expédition. Néanmoins une étude attentive des lieux conduisit M. Everest à une conclusion fort importante. Il fut convaincu que les observations de Lacaille avaient dû être faussées par les attractions locales. On appelle ainsi l’influence que les montagnes exercent sur la direction du fil à plomb : c’est une des plus fréquentes sources d’erreurs dans les travaux de géodésie pratique. On sait que la direction de la verticale que représente le fil à plomb est déterminée par la pesanteur. Cette direction serait partout perpendiculaire à la surface générale du globe, si la terre était homogène ; mais la présence des montagnes produit souvent une déviation sensible, dont il est nécessaire de tenir compte dans les observations par lesquelles on détermine la latitude d’une station. Au Cap, la disposition du terrain devait inspirer la crainte d’erreurs de ce genre, et le colonel Everest n’hésita pas à attribuer à cette influence le résultat bizarre obtenu par Lacaille ; il recommanda vivement une nouvelle triangulation plus étendue et combinée de manière à tourner les difficultés que pourraient causer les attractions locales.
Ce projet a été mis à exécution dix-sept ans plus tard par sir Thomas Maclear, directeur de l’observatoire royal qui existe au Cap depuis 1829. Les travaux sur le terrain ont duré de 1837 à 1849 ; ce n’est qu’en 1866 que les résultats des calculs ont pu être publiés. Il fut tout d’abord très difficile de reconnaître les anciennes stations de Lacaille, malgré les informations déjà recueillies par le colonel Everest. Sir Thomas fut obligé de compulser les archives de la ville du Cap pour constater l’identité des habitations qui semblaient répondre aux descriptions laissées par Lacaille. Ces recherches, complétées par des informations orales que l’on n’obtint pas sans peine, prirent beaucoup de temps ; cependant elles aboutirent, et on finit par découvrir l’emplacement de l’ancien observatoire, de la grange de Klyp-Fonteyn et des autres stations de l’astronome français. Sur la montagne de Riebeck’s-Castel, qui est d’un abord difficile, on retrouva encore un foyer éteint à la place où quatre-vingt-six ans auparavant Lacaille avait allumé ses signaux ; sir Thomas en emporta quelques bûches carbonisées comme de précieuses reliques. Quand on voulut chercher dans la plaine qui s’étend au nord de la ville du Cap les vestiges de la base mesurée par Lacaille, on y rencontra une petite rivière (Salt-river), qui doit être d’origine moderne ; elle se réduit pendant la saison d’été à quelques flaques d’eau saumâtre. Ce petit cours d’eau traverse l’ancienne base de Lacaille ; les infiltrations ont rendu le terrain si mou qu’il était impossible d’y établir des instrumens de mesure. Il fallut donc choisir une base nouvelle, d’une étendue de 15 kilomètres, qui fut déterminée avec toute la précision que comportent les méthodes modernes. Pour l’observation des latitudes, M. Airy envoya de Greenwich le célèbre secteur de Bradley, ce vétéran des instrumens auquel l’astronomie doit tant de découvertes. L’amplitude de l’arc mesuré par sir Thomas Maclear est de 4 degrés et demi (environ 500 kilomètres) ; il s’étend du Cap jusqu’à la montagne appelée Koe-Berg.
Le calcul de cette nouvelle triangulation a fait disparaître les anomalies des mesures de Lacaille et montré que la terre a la même forme au midi qu’au nord de l’équateur. Les observations donnent pour le pôle austral le même aplatissement de 1/300 du rayon terrestre que Bessel et Airy ont trouvé, par la discussion des meilleures triangulations, pour le pôle boréal. Cependant on a constaté, ainsi qu’on devait s’y attendre, l’influence des attractions locales sur les latitudes de quelques stations intermédiaires entre les extrémités de l’arc mesuré. Sir Thomas Maclear ne paraît pas encore avoir songé à étudier d’une manière plus spéciale la déviation du fil à plomb sur les montagnes qui bordent au sud-ouest le vaste plateau granitique appelé Bushman-Flat (plaine des Boschimans). C’est peut-être ce qui reste à faire pour compléter les résultats de ce grand travail.
Les observations et les calculs auxquels donne lieu la mesure d’un arc du méridien exigent la même précision que les travaux journaliers des grands observatoires. Rien ne doit être fait à la hâte ; on met en œuvre toutes les ressources dues à la perfection des méthodes modernes, à l’expérience d’astronomes consommés et à l’habileté des constructeurs d’instrumens. Il n’en est plus de même pour les travaux de la géodésie expéditive qui incombent aux voyageurs. Là les problèmes changent d’aspect. Il s’agit non plus d’observer avec une extrême précision, mais vite et résolument, à l’aventure et à la belle étoile. Il faut arracher de maigres résultats à l’avare occasion, saisir au vol les instans favorables, garder tout son calme au milieu des dangers et des fatigues, lutter corps à corps avec des difficultés sans cesse renaissantes, écrire un chiffre précieux comme si on commettait un crime, en se cachant, en fuyant. Quand il faut compter avec les obstacles extérieurs, avec les faiblesses du corps et de l’âme, il est impossible de faire de la science comme chez soi, dans un observatoire commode et bien abrité ; on ne peut rien remettre au lendemain, qui ne vous appartient pas, on est toujours pressé par le temps inexorable. De là des méthodes particulières, des méthodes expéditives et qui ne sont définies que dans leurs principes ; il appartient au génie propre de chaque voyageur de les modifier dans tel cas imprévu pour les approprier aux circonstances, car l’occasion est son guide et le hasard son collaborateur. Lorsqu’un homme versé dans les connaissances astronomiques, familier avec les principes des méthodes et doué du génie inventif qui distingue tous les grands voyageurs, se dévoue à une tâche de Ce genre, il peut arriver à des résultats surprenans. L’œuvre d’Antoine d’Abbadie va nous en fournir la preuve.
M. Antoine d’Abbadie est ne en 1810, à Dublin, d’un père français. Très jeune, il rêvait déjà voyages et explorations ; il s’y prépara par de fortes études. En 1836, il partit pour le Brésil à bord de la frégate l’Andromède, qui emmenait loin de la France un illustre exilé. Pendant les premiers mois de l’année 1837, il effectua à Olinda de longues séries d’observations destinées à résoudre un problème relatif au magnétisme terrestre, et revint la même année en France. Arago, qui avait inspiré ce travail, le présenta à l’Académie. Pendant ce temps, le frère cadet d’Antoine d’Abbadie, M. Arnauld d’Abbadie, avait devancé son aîné en Égypte ; ce dernier ne tarda pas à l’y rejoindre. Après deux mois passés à étudier l’arabe, ils partirent ensemble pour l’Ethiopie, emmenant avec eux un jeune missionnaire. Ils espéraient découvrir les sources du Nil, que Bruce plaçait en Kaffa, par 7 degrés de latitude nord.
Bruce avait pénétré dans cette contrée vers 1770. Il était le premier voyageur qui fût entré dans le Habesch depuis 1630, époque où les relations furent rompues entre ce pays et l’Europe. Le voyage de Bruce s’était arrêté au lac Tsana, sous le 11e degré de latitude nord. Au commencement de ce siècle, un autre Anglais, Sait, visita une partie du pays exploré par Bruce. Peu connues encore néanmoins, ces régions offraient de vastes sujets de recherches ; il y avait là à étudier la décadence d’une antique civilisation, il y avait à éclaircir d’importans problèmes de linguistique et de géographie. L’entreprise toutefois n’était pas facile. Sur les côtes de la Mer-Rouge, l’accès de l’Ethiopie est fermé aux voyageurs par la jalousie des Anglais et par les défiances des petites puissances musulmanes ; dans l’intérieur, les guerres incessantes de tribu à tribu rendent les explorations très périlleuses.
Partis de l’île de Muçawa, sur la côte de la Mer-Rouge, les deux frères parvinrent au mois de mai 1838 à Gondar, capitale de l’Abyssinie ; mais leurs ressources étaient épuisées, et M. Antoine d’Abbadie dut retourner en Europe pendant que son frère achevait de s’initier à la langue amariña, étude indispensable à ceux qui voyagent en Ethiopie. M. Antoine d’Abbadie vint bientôt rejoindre son frère Arnauld à Muçawa ; il apportait un grand attirail d’instrumens scientifiques de toute nature. Repoussés par le chef du Simen, qui venait d’expulser pour la seconde fois les missionnaires anglais, nos voyageurs durent renoncer à pénétrer comme la première fois dans l’Ethiopie par le nord ; ils résolurent de tourner le pays par le sud. Cette tentative fut déjouée par les Anglais ; après trois mois d’efforts inutiles, les deux frères revinrent à Muçawa, et, plus heureux cette fois, ils purent traverser le Tigré, et se virent de nouveau à Gondar au mois de juin 1842. M. Arnauld d’Abbadie commença dès lors une suite de courses aventureuses dans le Godjam, où il sut conquérir l’amitié du chef, le dedjadj Gosho ; il prit part aux expéditions guerrières de ce prince et se fixa dans le pays pendant que son frère pénétrait dans l’Inarya, chez les. Galla ou Ilmorma. C’est vers le milieu de 1843 que M. d’Abbadie vint avec une caravane à Saka, la capitale de l’Inarya. Il s’y vit bientôt prisonnier d’un despote redouté de tous les tyranneaux voisins. Pendant des mois entiers, il ne put franchir l’enceinte du hameau, et se vit réduit à se renseigner sur les pays environnans par les récits des indigènes. Enfin une circonstance qui sera racontée plus loin lui permit de visiter Bonga, la capitale du roi de Kaffa, située par le 7° 15’ de latitude nord et le 34° de longitude est. Dans une seconde expédition qu’il fit dans le pays d’Inarya de 1845 à 1846 en compagnie de son frère, M. d’Abbadie découvrit dans la forêt de Babya, par le 7° 50’ de latitude, la source de la rivière Uma, l’un des principaux affluens du Nil ; les deux frères eurent le bonheur d’arborer le drapeau français sur cette source cherchée depuis neuf ans. Ils revinrent en Europe au commencement de 1849. Depuis cette époque, M. d’Abbadie s’est occupé de mettre en ordre ses observations, dont une partie seulement est publiée. Il a encore fait deux voyages, l’un en Norvège en 1851, l’autre en Espagne en 1860 ; tous les deux avaient pour but l’observation d’une éclipse totale de soleil.
M. d’Abbadie a fait à lui seul la carte d’un pays plus grand que la France ; il l’a faite malgré le climat, malgré les fatigues et les privations, malgré les bêtes fauves, malgré les chemins impraticables, et, qui plus est, malgré les habitans. Et cette carte de l’Ethiopie ne ressemble en rien à ces esquisses qui accompagnent ordinairement les relations de voyages en pays barbares. « Il ne s’agit pas ici, a dit M. Faye, autrefois professeur de géodésie à l’École polytechnique, il ne s’agit pas ici d’une série de documens curieux sur un pays exploré à la hâte, d’un journal de voyage dont les renseignemens topographiques, liés tant bien que mal par quelques observations faites de loin en loin au sextant ou à la boussole, permettent de tracer une carte que des voyages ultérieurs bouleverseront peut-être de fond en comble ; il s’agit d’une véritable et définitive description géodésique de l’Ethiopie, exécutée au prix de dix ans de travail, par des méthodes nouvelles, essentiellement scientifiques, et dont les bases valent, je crois, celles des cartes d’une partie de la France elle-même avant la révolution. »
Le pays relevé par M. d’Abbadie s’étend entre le 16e et le 6e degré de latitude nord, couvrant du sud au nord une étendue d’environ 1,000 kilomètres. Pour se rendre compte des dimensions de ce territoire, on peut remarquer qu’en superposant la carte d’Ethiopie à une carte de France on ferait coïncider le point le plus boréal, Muçawa, avec Calais, et le point le plus méridional, le mont Wosho, avec le village de Zuera, près Saragosse. La ville de Saka serait représentée par Bayonne, et Gondar, la capitale de l’Abyssinie, par Château-Gontier, en Bretagne, etc. Dans cette étendue, près de neuf cents points ont été déterminés avec précision ; ils se suivent d’une manière assez serrée pour qu’on ait pu sans inconvénient compléter les cartes en intercalant les détails fournis par le journal de voyage, par les esquisses et par les souvenirs de M. d’Abbadie. Sa grande carte d’Ethiopie renferme donc les positions des villes et des villages, la situation et la hauteur des montagnes et des plateaux, le cours des rivières, le tracé des routes de caravanes, comme si notre corps du génie avait passé par là. Ce résultat vraiment gigantesque a été obtenu par l’emploi d’une méthode nouvelle inaugurée par M. d’Abbadie, et dont nous allons essayer de faire comprendre le principe et l’utilité.
Ce procédé pourrait peut-être s’appeler triangulation naturelle. C’est l’application de la méthode des triangles aux signaux naturels tels que ceux que peuvent fournir les pics des montagnes, les cimes des arbres, les toits des maisons, les angles saillans d’un précipice, les bords d’une île ou d’un lac. On relève en aussi grand nombre que possible les objets saillans qui découpent l’horizon, on en note le gisement et l’élévation apparente, et, après avoir répété cette opération sur toutes les stations qu’on a pu obtenir, on trace sur le papier tous ces alignemens entre-croisés, et l’on cherche à les combiner de manière à former des triangles. Deux relèvemens d’un point quelconque de deux stations dont on connaît déjà les positions fixent toujours la position de ce point ; si on dispose d’un nombre plus grand de relèvemens, il n’y a pas de mal, au contraire : il faudra que toutes les directions tracées sur la carte passent par un même point, et cela permettra de les contrôler les unes par les autres et de découvrir les erreurs.
On nous demandera maintenant de quelle façon se déterminent les premières stations, celles dont nous avons supposé les positions connues. C’est ici surtout que la nouvelle méthode diffère des triangulations ordinaires. On ne peut pas songer dans un pays sauvage à mesurer sur le terrain une base d’une étendue un peu considérable, et à prendre pour premières stations les deux extrémités de cette base. Il n’y a d’autre moyen que de mesurer la base sur le ciel. On détermine avec autant de précision que possible les latitudes astronomiques de deux points importans alignés à peu près du nord au sud et assez élevés pour que l’un puisse être aperçu de l’autre ; la différence de latitude entre les deux points devient la base des relèvemens. C’est ainsi que M. d’Abbadie a pris pour points de départ de ses premières constructions les monts Dixa et Saloda, situés l’un par 14° 59’, l’autre par 14° 11’ de latitude, sur une ligne qui fait un angle d’environ 22 degrés avec le méridien. De ces deux stations, qui l’une et l’autre dominent un large horizon, M. d’Abbadie a relevé un grand nombre de sommets et d’autres points remarquables qu’il était facile de reconnaître ensuite sous d’autres aspects. Ces gisemens croisés lui ont fourni un premier canevas de la carte ; il a pris ensuite pour stations les points déterminés par les premiers relèvemens, et, un triangle donnant l’autre, il a fini par fixer d’une manière certaine toutes les étapes de la levée du pays.
Ce que M. d’Abbadie a fait est donc un travail original, un travail sans précédent jusqu’alors dans les annales des voyages. Il serait injuste de le mettre en comparaison avec ces travaux d’amateur que la plupart des voyageurs exécutent par occasion, et qui servent de fondement à leurs esquisses de route. Comment fait-on d’habitude pour dresser l’itinéraire d’un voyage en pays inconnus ? Les distances sont évaluées approximativement par journées de route, c’est-à-dire par le temps de parcours moyen. Si l’on peut, on relève la direction du chemin à l’aide d’une boussole ; va-t-on dans la direction du point de l’horizon vers lequel pivote l’un des pôles de l’aiguille aimantée, on sait que la route conduit au nord ou au sud ; si elle fait un angle droit avec l’axe de l’aiguille, on sait qu’elle vous conduit vers l’est ou vers l’ouest. Malheureusement la boussole est un instrument capricieux ; le méridien magnétique, dont l’aiguille indique la direction, varie sans cesse sous l’influence de causes inconnues. Ce qui est plus grave, il faut toujours s’attendre à des perturbations locales qu’il est impossible d’apprécier ; des masses ferrugineuses cachées sous le sol peuvent faire dévier l’aiguille aimantée de sa direction normale de manière à rendre toute observation illusoire. M. d’Abbadie a fait un grand nombre de relèvemens à la boussole, mais seulement pour connaître les déviations irrégulières de l’aiguille, et non pour déterminer les directions des objets relevés. Ces directions ayant été fixées astronomiquement, la comparaison permet de se rendre compte des erreurs de la boussole, erreurs qui sont quelquefois de vingt degrés et plus. On voit par là combien les relèvemens magnétiques méritent peu de confiance, et on comprend pourquoi les itinéraires de deux voyageurs qui ont fait la même route présentent quelquefois des écarts en apparence inexplicables.
À ces données si incertaines et si grossières, les voyageurs qui ont quelque teinture d’astronomie ajoutent de loin en loin une latitude observée au sextant, ou même une longitude obtenue par une observation de la lune. Dans ce cas, le travail se complique déjà considérablement, car il faut encore avoir un chronomètre bien réglé et déterminer de temps à autre l’heure locale. MM. Ferret et Galinier, qui ont parcouru une partie de l’Abyssinie de 1840 à 1843, ont obtenu de cette manière neuf latitudes et quelques longitudes qui sont devenues les fondemens réels de la carte qu’ils ont publiée. M. Ruppell a, de son côté, déterminé astronomiquement plusieurs points importans dans le nord de l’Ethiopie.
Il va sans dire que M. d’Abbadie a eu recours à ce moyen toutes les fois que les circonstances l’ont permis., Il a observé en tout soixante latitudes ; la plupart ont été déterminées plusieurs fois de suite en variant les instrumens et les méthodes ; ainsi celle de Saka, capitale d’Inarya, a été observée treize fois, en prenant les hauteurs du soleil, de la lune et de quatre étoiles différentes. Les longitudes ont été obtenues par quatre méthodes différentes ; une vingtaine, qui résultent d’occultations d’étoiles par la lune, sont d’une très grande précision. Ces données ont été utilisées selon leur valeur relative pour établir les latitudes et les longitudes absolues d’environ neuf cents points reliés entre eux par le réseau de la triangulation.
Voici comment procédait M. d’Abbadie pour former ses triangles enchevêtrés. Profitant des points de sa route d’où il commandait un horizon libre et étendu, il plantait sur une pierre ou sur un trépied de bois son théodolite) lunette mobile sur deux axes qui permet de mesurer les gisemens des objets par une rotation horizontale et leur élévation apparente par une rotation dans un plan vertical. Il faisait ainsi le tour de l’horizon, notant avec soin la direction et l’élévation des sommets les plus remarquables, des bosquets sacrés qui couvrent les églises, des bords abrupts de quelque précipice, des contours d’une île apparente au milieu d’un lac, enfin de tous les objets, qu’on pouvait espérer reconnaître plus tard d’une autre station. En même temps il esquissait sur son carnet une vue développée sous forme de panorama, ou du moins les contours des montagnes, les profils des pics, qui les couronnaient et l’indication approximative de la distance jugée à vue d’œil. La distance d’une montagne boisée peut se conclure de l’aspect plus ou moins distinct des arbres ; de près ils se séparent, de loin ils ne produisent que des effets de masses. Ces croquis, joints à des notes explicatives, ont été plus tard extrêmement précieux pour la construction de la carte ; ils ont permis de constater l’identité d’objets relevés à l’aventure de plusieurs stations différentes. Une série d’observations de ce genre est complète, s’il a été possible de prendre aussi la direction et la hauteur du soleil ; un calcul très simple permet dans ce cas d’orienter le panorama, c’est-à-dire d’y marquer les quatre points cardinaux.
C’est ainsi que M. d’Abbadie a relié, par une chaîne continue de triangles, son point de départ sur le littoral de la Mer-Rouge à sa dernière station en Kaffa et au mont Wosho, élevé de 5,060 mètres, qui est le point culminant du plateau éthiopien. Le nombre des relèvemens est de quatre à cinq mille : ils ont été effectués en trois cent vingt-cinq stations successives. Ce travail a duré douze ans. Pendant ce temps, M. d’Abbadie s’est isolé de la civilisation et des ressources qu’elle nous offre. Il a vécu au milieu de dangers sans cesse renaissans, de privations souvent cruelles, de fatigues de toute sorte, soutenu seulement par la grandeur du but qu’il poursuivait. Il a pénétré jusqu’aux sources du Nil-Bleu, étudié le pays et ses habitans, éclairci d’importantes questions d’anthropologie, de linguistique, de statistique, formé des dictionnaires, recueilli des traditions, collectionné des manuscrits, et, menant de front ces recherches variées et des travaux d’une nature plus difficile, il a fait pas à pas la carte de régions presque inconnues avant lui. Dans son ouvrage intitulé Géodésie d’Ethiopie, M. d’Abbadie a rassemblé les résultats de ses calculs et de ses observations, et en ce moment il termine la dernière section de sa carte.
Dans la Géodésie d’Ethiopie, on ne trouve que chiffres, formules, descriptions d’instrumens, discussions sur les méthodes nouvelles. L’élément pittoresque y est à peine représenté par quelques laconiques remarques ajoutées en note sur les difficultés au milieu desquelles fut exécutée telle observation ; il n’en est question que lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi il manque ici un chiffre, là une indication qui aurait paru intéressante, ou pourquoi telle donnée doit être considérée comme douteuse. Une fois c’est une dangereuse ophthalmie qui empêche notre voyageur d’observer le soleil, d’autres fois c’est le qobar ou brouillard sec qui lui voile tous les objets lointains et rend les montagnes méconnaissables ; souvent la foule curieuse qui l’entoure et le serre de près l’oblige à renoncer à ses opérations et le prive d’une occasion qu’il ne retrouvera plus. J’ai souvent entendu les récits de M. d’Abbadie lorsqu’il lui arrivait de parler à quelques amis de ses courses aventureuses dans le Tigré, le Bagemidr, le Godjam, l’Inarya, le Kaffa, etc., et j’ai chaque fois regretté que les détails vraiment curieux et intéressans qu’il nous racontait fussent confiés seulement à des mémoires infidèles. Qui sait si jamais le savant voyageur trouvera des loisirs pour écrire une relation pittoresque de ses longues pérégrinations ?
Le Tigré est séparé du Bagemidr par une rangée de montagnes qui s’élèvent à environ 4,500 mètres au-dessus de la mer, et auxquelles on donne le nom de Ras-Dajan. Le mont Buahit, dont le sommet se couvre souvent de neige, fait partie de cette chaîne. M. d’Abbadie tenta plusieurs fois de l’escalader, parce que le faîte très élevé de cette montagne promettait une admirable station d’observation ; mais les montagnes, dans ces pays, sont les forteresses naturelles, on en interdit l’accès aux étrangers. Si quelqu’un voulait à cette heure faire de l’arpentage autour des remparts de Landau, les sentinelles ne tarderaient pas à lui faire comprendre où cesse la liberté de l’art ; en Ethiopie, parmi ces tribus éminemment guerrières, on se défie tout autant qu’en Europe des curieux qui viennent écrire le pays. Une fois que l’étranger connaîtra le terrain, il trouvera moyen de s’en emparer ; s’il a le plan, il aura le sol ! Alors, pour s’approcher des montagnes en Ethiopie, le voyageur doit faire semblant de s’égarer en route ; sa constante préoccupation doit être de cacher l’envie qui le possède d’escalader les sommets. Il suffit qu’il se trahisse une fois et qu’il soit soupçonné de mauvais desseins : sa réputation s’établira dans le pays, et partout où il se présentera, Use verra l’objet d’une surveillance ombrageuse.
Pour aller sur le Buahit, M. d’Abbadie, un jour, renvoya ses domestiques et s’égara ; il fut arrêté en chemin et dut revenir sur ses pas. Ce n’est qu’au mois de mai 1848 qu’il réussit à monter jusqu’au point le plus élevé de ce faîte. Arrivés à mi-hauteur, les domestiques refusèrent d’aller plus loin ; la neige les effrayait. M. d’Abbadie n’eut avec lui que son coupeur d’herbes, qui est le dernier des domestiques, presque un esclave, et auquel il ordonna de le suivre. Le coupeur d’herbes obéit en tremblant. Tout le long du chemin, il récita un chant plaintif et lugubre, improvisation dans laquelle il exhalait ses angoisses. Sa mère lui avait donné le nom de Bitawligne, qui signifie s’il-me-le-laisse. « Malheur à moi, chantait le pauvre homme ; malheur à moi, ô infortuné S’il-me-le-laisse ! Mon maître s’en va dans les nuages. Qu’as-tu fait, ma mère ! As-tu fait S’il-me-le-laisse pour marcher dans les nuages ? A quoi pensais-tu quand tu le portais dans tes flancs ? » Malgré les sombres prévisions de Bitawligne, on parvint au sommet du Buahit, ayant de la neige jusqu’aux genoux. M. d’Abbadie disposa aussitôt son hypsomètre : c’est un thermomètre très délicat que l’on plonge dans l’eau bouillante ; la température à laquelle l’eau entre en ébullition fait connaître l’altitude où l’on se trouve. D’ordinaire c’est le baromètre qui donne l’altitude ; mais cet instrument est lourd, d’un transport difficile, trop exposé à être brisé. M. d’Abbadie eut bientôt tous ses baromètres cassés, il ne lui restait que le thermomètre à eau bouillante pour déterminer la hauteur de ses stations. C’est d’ailleurs un instrument que l’on peut recommander aux voyageurs ; il est léger, prend peu de place et peut être transporté avec facilité. De plus les indications en sont aussi précises que celles du baromètre ; on peut même marquer sur la tige les hauteurs des stations ; le chiffre où s’arrête en montant la colonne de mercure vous apprend alors à vue votre altitude.
Au sommet du Buahit, l’eau bout à environ 85 degrés et demi ; on en conclut que la hauteur est de 4,600 mètres. C’est la seule observation que M. d’Abbadie y put faire. Jusqu’à la nuit tombante, les nuages voilèrent l’horizon, et il lui fut impossible de voir les cimes voisines. Ayant les pieds presque gelés (on marchait pieds nus), M. d’Abbadie dut songer à retourner au col Où il avait laissé ses domestiques et à chercher un gîte pour la nuit. Il aurait été fort dangereux de rester sur ces hauteurs ; les gens du pays ne connaissent pas les premiers symptômes du froid et ne savent pas s’en défendre. Un jour que M. d’Abbadie passa par la même route, tout son monde éprouva cet engourdissement qu’un froid intense produit toujours et qui invite au sommeil. Ils voulurent tous s’asseoir et dormir ; après avoir murmuré longtemps entre eux, ils déclarèrent tout haut leur désir. Pour les faire marcher, M. d’Abbadie n’eut d’autre moyen que de les fustiger l’un après l’autre avec son fouet d’hippopotame. Vingt-quatre heures après, on était sur les bords de la rivière Takkazé. Là, le sol brûlait ; impossible d’y poser le pied nu : le thermomètre marquait 70 degrés dans le sable. On rencontrait à chaque instant des troupes de guerriers. Le soir, M. d’Abbadie apprit que trois cents hommes avaient péri dans le col du Buahit ; ils y étaient morts de froid. Une noble dame du pays, qui passa par le même col, eut l’idée de s’y asseoir pour se reposer. Elle y resta. Pendant huit jours, les passans la voyaient toujours dans la même position, enveloppée de ses vêtemens précieux. Enfin il fut constaté qu’elle était gelée, et on l’enterra.
A Adami, dans le pays d’Inarya, M. d’Abbadie perdit trois mois en vaines négociations pour obtenir là permission de faire l’ascension du moût Kuntchi. Il était chez le roi, qui le traitait fort bien. Un jour, pour séduire le fils de ce chef et le mettre dans ses intérêts, il imagina de lui offrir la moitié de son turban de soie rouge. Ce moyen réussit ; mais, comme on va le voir, il ne réussit qu’à demi. On donna à l’étranger une escorte pour aller sur la montagne, qui est entièrement boisée à l’exception du sommet, qui est nu. Dans la forêt, il y a des panthères, des lions et d’autres bêtes féroces, et, ce qui pis est, on y rencontre des brigands. L’escorte était donc nécessaire. On commença l’ascension ; mais jamais les guidés ne voulurent pénétrer jusqu’au sommet déboisé. « Là, disaient-ils, sur le point chauve de la tête, il y a un diable qui s’empare de vous ; on n’en revient pas. Tu es confié à notre garde, nous sommes responsables de ton existence. » M. d’Abbadie contempla encore souvent avec regret ce pic dénudé qui semble fait pour une station de relèvemens, car il commande un horizon libre de tous côtés.
Pour se maintenir en bons rapports avec le roi, M. d’Abbadie exécuta devant lui des tours de physique. Il alluma le feu dans l’eau en y faisant flotter un petit bâton de phosphore. Comme il avait de la poudre d’eau de seltz sur lui, il en profita pour donner au roi le spectacle du combat de deux eaux ennemies. Un domestique apporta deux cornes de vache remplies d’eau limpide, mais renfermant déjà chacune l’un des deux sels dont se compose la poudre en question ; en mêlant le contenu des deux cornes, M. d’Abbadie prononça quelques mots de conjuration dans une langue inconnue : l’eau bouillonna, les assistans furent stupéfaits.
M. d’Abbadie nourrissait depuis longtemps un vif désir de pénétrer dans le domaine du roi de Kaffa, où il conjecturait, qu’il trouverait la source de la rivière Uma. Le seigneur d’Inarya, cependant ne se lassait pas de lui dire : « Ne va pas en Kaffa, on t’y gardera. On te donnera tant de terres, d’hydromel, de racines de bananier et de femmes, que tu ne voudras plus revenir ; on te retiendra peut-être même par la force. » Il disait vrai, car dans ces pays on n’aime pas laisser partir les hommes au visage blanc ; on les regarde comme une précieuse capture, le roi s’en fait honneur auprès de ses voisins et leur montre avec orgueil son étranger. Mgr Massaja fut plus tard retenu en Kaffa pendant trois ans, et ne dut sa liberté qu’à une cabale qu’il avait soulevée en prêchant la fidélité dans le mariage.
Pour rassurer le roi d’Inarya sur les séductions qu’il craignait pour son hôte s’il le laissait aller chez ses voisins, M. d’Abbadie lui racontait la fable du chien et du loup. Une circonstance imprévue vint hâter la décision du roi. Il était à cette époque en négociations avec le roi de Kaffa, qui lui promettait depuis dix ans sa sœur en mariage ; mais celui-ci avait entendu parler de l’étranger que possédait son voisin et futur beau-frère, et il mettait à son consentement la condition de voir le sorcier blanc. M. d’Abbadie fit jurer au roi d’Inarya, par son anneau d’or (emblème de la royauté), qu’il le ferait revenir, si on faisait mine de s’opposer à son départ de Kaffa ; c’est le serment qui engage. En outre le monarque fit de son mieux pour inspirer aux ambassadeurs du roi de Kaffa une sainte terreur : il leur dit que son hôte pouvait faire battre deux eaux ennemies, couper en deux une rivière et la traverser à pied sec, ayant un mur d’eau à sa gauche et un autre à sa droite, et mille autres choses tout aussi vraisemblables. Enfin M. d’Abbadie partit comme frère de noces du roi. Il y avait en tout douze frères de noces, plus six parens. du roi et une escorte d’honneur de mille hommes. Le roi de Kaffa le reçut avec force complimens. Il voulut tout d’abord savoir si son hôte possédait une âme de cuivre ; c’était le chronomètre. Il fallut le montrer ; le roi l’examina, puis demanda à le faire voir à la reine-mère. — Très bien, fit M. d’Abbadie, mais alors je le porterai moi-même. Cela était contraire aux usages ; le chronomètre dut être confié au premier ministre ; heureusement il le rapporta. Le danger avait été grand, car tout ce qui brille excite la convoitise de ces nègres. C’est pour cette raison que les voyageurs doivent faire noircir le cuivre de leurs instrumens. Le roi se mit ensuite à questionner son hôte sur les tours de sorcellerie qu’il savait faire. — Est-il vrai, lui dit-il, que tu sais couper une rivière en deux ? — Que répondre ? Non, c’était donner un démenti au roi d’Inarya ; oui, c’était s’exposer à être mis en demeure d’accomplir le miracle. Voici comment M. d’Abbadie se tira d’affaire. Il raconta l’histoire de Moïse, et dit que peut-être, avec l’aide de Dieu, il couperait le Godjab. C’est le fleuve qui sépare le pays de Kaffa des tribus guerrières de nation Galla. Les Gallas convoitent le territoire de leurs voisins, et d’innombrables fossés alignés en-deçà du cours du Godjab ont été établis pour les éloigner. — Eh bien ! répliqua le roi, puisque tu peux couper une rivière en deux, tu ne sortiras de mon pays qu’en traversant le Godjab à pied sec, ayant un mur d’eau à ta droite et un autre à ta gauche. — Grand roi, fit M. d’Abbadie en s’inclinant, ta volonté sera faite. — Le roi désigna aussitôt deux ministres pour être témoins du fait, la loi du pays lui défendant d’aller lui-même à la rivière, parce que les bords en sont habités par les mauvais génies qui mangent l’âme de l’homme. — Maintenant, lui dit alors le rusé voyageur, je dois te faire observer qu’une rivière qui a été coupée une fois se sépare ensuite d’elle-même à tout propos. C’est à toi de voir si cela peut faciliter aux Gallas l’accès de ton territoire. Tu ne m’en voudras pas s’ils entrent chez toi à pied sec ? — Le roi eut peur. Il réfléchit un instant, puis il supplia son hôte de ne rien faire de ce qu’il lui avait demandé. — Grand roi, ta volonté sera faite, — lui répondit encore le voyageur, mais cette fois avec plus de conviction. Il ne resta que cinq jours en Kaffa, et ne put y faire que très peu d’observations à cause des brouillards secs qui obscurcissaient constamment l’horizon.
Lorsqu’on a sous les yeux les immenses matériaux d’observation que M. d’Abbadie a rapportés de son voyage en Ethiopie, on peut se demander comment il a été possible d’obtenir des données aussi précises et aussi nombreuses au milieu de tant de difficultés, de dangers et de mésaventures. Peu d’hommes en effet possèdent la tranquillité d’esprit nécessaire pour noter des séries de chiffres lorsqu’on est entouré et harcelé par une foule curieuse, souvent malveillante, ainsi que cela arrivait à M. d’Abbadie la plupart du temps. Il se vit à la fin réduit à sortir avant le jour pour éviter les rassemblemens. De cette manière il pouvait en paix relever tout son horizon, mais il était obligé de renoncer à l’observation du soleil, ce qui était toujours un inconvénient.
Les relèvemens de Gobe (station dans le clan des Mida) portent en note : « Autant j’observais ces angles, autant je discutais avec les Mida pour leur prouver que je ne jetais pas un sort sur un champ de chaume d’orge où je m’étais installé. » C’est par ces artifices, qu’il était obligé de varier sans cesse, que notre voyageur parvint à se procurer de temps en temps un moment de tranquillité. Il observait quand il pouvait, presque toujours à la dérobée, afin de soustraire ses instrumens aux regards cupides des indigènes, et d’éveiller le moins possible leur défiance par des opérations suspectes et mystérieuses.
Le seul inconvénient réel de la méthode de M. d’Abbadie, c’est qu’elle entraîne un effrayant travail de cabinet lorsqu’il s’agit de coordonner et de calculer les observations. On a relevé des sommets de montagnes, des précipices, des îles ; quels noms leur donner ? comment démêler les observations qui se rapportent au même objet ? Les guides vous ont nommé des pics lointains, enveloppés dans les brumes de l’horizon ; mais d’un versant à l’autre les noms changent, ils sont empruntés à des langues différentes. Souvent même les montagnes n’ont pas de nom dans la langue du pays, les guides que vous consultez vous répondent par un mot vague qui signifie élévation, sommet, etc. La plus haute montagne du globe est désignée dans le Népaul par quatre noms différens, et les habitans du Thibet lui en donnent trois ou quatre autres. MM. Schlagintweit ont eu beaucoup de peine à constater que le véritable nom de ce pic est Gaurisankar en népalais et Tchingopamari en thibétain ; les autres désignations se rapportent à des sommets voisins. La confusion des noms n’est pas la seule difficulté que l’on rencontre au moment où l’on veut constater l’identité des signaux observés ; des illusions d’optique se mettent quelquefois de la partie. Ainsi M. d’Abbadie avait un jour relevé trois îles du lac Tsana ; il put se convaincre plus tard que ces îles n’existaient pas : ce qu’il avait vu, c’étaient trois pics d’une montagne voisine que le mirage avait transportés sur le lac. On conçoit que ces erreurs, inséparables de l’emploi des signaux naturels, peuvent singulièrement embrouiller la construction d’une carte ; heureusement la méthode fournit elle-même le moyen d’y remédier et de se reconnaître au milieu des matériaux recueillis au gré des circonstances. Les relèvemens au théodolite ne donnent pas seulement la direction du signal, ils en donnent encore la hauteur ; dès lors l’accord ou le désaccord des hauteurs déterminées de plusieurs stations différentes fait immédiatement reconnaître si c’est le même signal qu’on a observé plusieurs fois ou s’il s’agit d’objets différens. De cette façon, on arrive peu à peu à classer les relèvemens, à éliminer les erreurs de désignation, et à établir les positions des points qui doivent servir de fondemens à la carte. Ces positions se contrôlent les unes par les autres, parce qu’elles sont dans une dépendance mutuelle ; on ne peut toucher à une seule sans modifier plus ou moins toutes les autres. Cette solidarité rend les calculs extrêmement longs et pénibles, mais elle garantit l’exactitude des résultats. La construction des cartes de M. d’Abbadie a demandé un travail immense ; aussi la précision qui a été obtenue est-elle vraiment remarquable. Je ne pense pas que les positions des points principaux soient incertaines de plus d’une minute ; c’est la limite extrême, et ce n’est que l’équivalent de 2 kilomètres. Dans les observations des voyageurs ordinaires, des erreurs de 1 degré n’ont rien d’insolite, et cependant 1 degré représente 111 kilomètres. Un exemple devenu pour ainsi dire historique fera encore mieux ressortir l’incertitude des déterminations isolées. Alexandre de Humboldt fixa par une série de distances lunaires la longitude de la ville de Quito à 81° 5’ 38". Ce résultat était le plus probable ; on avait dû rejeter une série de distances qui donnait une longitude trop forte de plusieurs degrés. La longitude de Quito avait été déjà déterminée par Bouguer et par La Condamine : le premier avait trouvé 80° 15’, le second 81° 22’ ; la différence est de 1° 7’. Le résultat de La Condamine fut gravé sur une table de marbre destinée à perpétuer le souvenir de la grande expédition qui avait eu pour objet la mesure d’un arc du méridien au Pérou. Neuf ans plus tard, d’Anville trouva pour la longitude de Quito 80° 30’, en soumettant au calcul les données, que lui avait fournies La Condamine lui-même ; Ulloa trouva de son côté 80° 40’.
En comparant les résultats obtenus par M. d’Abbadie avec ceux des voyageurs les plus connus, on ne peut qu’être frappé de la supériorité de sa méthode. Feu M. Daussy, le géographe du bureau des longitudes, ne se lassait pas de la recommander et de proposer ce voyage comme un modèle aux futurs explorateurs du globe. Toutefois il ne faut pas oublier que la meilleure méthode n’est rien sans les qualités personnelles qui font le vrai voyageur. On est voyageur ou touriste, comme on est navigateur ou marin. Le calme, le courage, la persévérance, un esprit inventif et une connaissance approfondie des ressources que peut offrir la science, voilà ce qu’il faut pour cueillir des lauriers dans les expéditions de ce genre. Un coup d’œil sur les pages de la Géodésie d’Ethiopie fait voir que M. d’Abbadie a sans cesse varié ses expédiens. Il ne s’est pas borné à relever les profils des montagnes et tous les objets remarquables sur sa route. J’ai déjà dit qu’il a déterminé astronomiquement beaucoup de latitudes et de longitudes. Un grand nombre de hauteurs ont été obtenues soit à l’aide du baromètre, soit à l’aide du thermomètre à eau bouillante. De temps à autre, il lui fut possible de mesurer une distance par le temps que le son mettait à la parcourir. Ainsi à Muçawa, pendant le Ramadan ou mois de demi-jeûne des musulmans, on tire tous les soirs, au coucher du soleil, un coup de canon qui annonce la rupture du jeûne. M. d’Abbadie en profita pour observer le temps qui s’écoulait entre l’éclair et l’arrivée du son au rivage opposé. Il prit station sur une colline près du village d’Omkullu, sur la terre ferme, et y attendit le coup de canon du fort de Muçawa. Le son lui arriva dix-huit secondes après la perception de l’éclair : la distance était donc de 6,440 mètres. Une autre fois M. d’Abbadie mesura, par le même procédé, la distance de la ville d’Adoua au mont Saloda. Son frère Arnauld s’installa sur la montagne avec un fusil à mèche ; lui-même était sur le toit d’une maison de la ville, armé d’une espingole ; on tirait alternativement, et chacun notait les secondés à la montre. La distance fut trouvée égale à 3 kilomètres ; mais l’on avait fait apparemment trop de bruit, car les deux frères furent exilés du Tigré.
Les moyens qui peuvent servir à une évaluation approximative des distances sont d’ailleurs assez nombreux. Le plus simple est l’estime à vue d’œil : les détails des arbres qui croissent sur une montagne permettent de juger de leur éloignement. On peut s’exercer à estimer les distances avant de partir pour un voyage d’exploration ; chez soi, on peut aisément vérifier le jugement de l’œil. La portée d’un fusil, d’une fronde, d’un javelot, fournissent une autre unité de mesure. Enfin l’on évalue une petite distance avec une perche ou avec une lanière, et une grande au pas. Lorsqu’il n’est pas possible de compter les pas, on peut encore noter le temps que l’on a employé à parcourir un chemin donné. M. d’Abbadie a marqué pendant douze ans, jour par jour, l’heure et la minute où il passait par un point quelconque indiqué sur ses itinéraires ; on peut dire que, pour lui, les heures ne fuyaient pas. Les ruisseaux qu’il a traversés, les rochers qui bordaient la route, les bosquets à côté desquels il a passé, tous les accidens du chemin sont représentés par une date précise. Le taux moyen de la marche de M. d’Abbadie était de 4 kilomètres à l’heure ; mais il a eu soin d’indiquée chaque fois s’il marchait plus vite ou moins vite qu’à l’ordinaire. Cette indication scrupuleuse des heures de parcours a permis d’inscrire dans la carte, à leur place exacte, une foule de détails précieux qui viennent se grouper autour des points déterminés par des moyens plus rigoureux. M. d’Abbadie n’a même pas oublié de mesurer la largeur, le débit et la profondeur des rivières qu’il franchissait. La profondeur était obtenue par un moyen bien simple : on entrait dans l’eau ; si elle arrivait jusqu’à l’aisselle, le fond était à 1m,30.
Il faut espérer qu’une fois bien connue, la méthode de géodésie expéditive de M. d’Abbadie deviendra féconde entre les mains des voyageurs. Depuis son retour en Europe, c’est-à-dire depuis dix-huit ans, la géographie de l’Afrique s’est enrichie de plusieurs grandes découvertes relatives à l’orographie et à l’hydrographie de ce continent, mais les renseignemens sur lesquels on s’appuie sont encore en général assez vagues, et suffisent à peine pour esquisser à grands traits les routes suivies par les voyageurs. Des explorateurs comme Livingstone, Burton, Speke, Grant, Baker, n’ont guère rapporté de leurs expéditions que des latitudes observées au sextant, quelques longitudes isolées et quelques altitudes déterminées à l’aide du baromètre ou du thermomètre à eau bouillante, ce qui fait que les données de leurs cartes sont souvent très discutables. Ce n’est que dans l’excursion de MM. Théodore de Heuglin, Werner Munzinger et Théodore Kinzelbach chez les Bogos, les Maréa, et de là à Chartoum (1861 à 1862), que nous rencontrons des tentatives de triangulation ; mais ces trois voyageurs allemands étaient réduits à l’emploi de boussoles et de sextans. M. de Heuglin exécuta encore à cette occasion quelques relèvemens dans le nord du Tigré, et put ensuite construire son itinéraire avec une certaine précision en s’appuyant sur les positions que M. d’Abbadie avait auparavant déterminées dans cette province. Plus tard, en 1863, de Heuglin prit part à l’expédition de Mlle Tinné, jeune Hollandaise qui remonta le Nil-Bleu et le fleuve des Gazelles, et réussit au moins à fixer la position géographique de l’île Rek. M. Kinzelbach a obtenu vingt latitudes et six longitudes entre Muçawa et Chartoum. Maurice de Beurmann, qui a été assassiné dans le Wadaï, avait eu le temps de déterminer sur sa route quelques latitudes et un petit nombre de longitudes que les cartographes n’ont pu employer, parce qu’elles ne s’accordaient pas avec d’autres données. Dans le voyage du capitaine Speke aux sources du Nil, on trouve cent quatre latitudes, vingt longitudes et soixante-onze altitudes déterminées par l’ébullition de l’eau ; mais, ces données étant isolées, on n’a aucun moyen de les contrôler, si ce n’est par les observations des voyageurs qui ont fait la même route, et les données plus récentes de M. Baker ne confirment pas toujours celles du capitaine Speke. On voit donc que les progrès de la géographie de précision sont loin d’être rapides. Heureusement les savans rédacteurs du journal que M. Petermann publie à Gotha sous le titre de Geographische Mittheilungen s’occupent sans cesse de la discussion et de la coordination des matériaux que les voyageurs de tous les pays rapportent de leurs excursions. Les excellentes cartes que M. Petermann publie de temps à autre, et qui résument les résultats des voyages les plus récens, ne contribuent pas médiocrement à faire de la géographie ce qu’elle devrait être : une science exacte.
R. RADAU.
- ↑ En 1705, le baron de Krosieck, conseiller privé du roi de Prusse, avait envoyé au Cap à ses frais l’astronome Pierre Kolbe « pour y faire toutes les observations possibles d’astronomie, de physique et d’histoire naturelle. » Kolbe y resta sept ans, occupé à fumer, à boire et à faire de la politique dans les cabarets. A son retour, il publia un gros livre sur la colonie du Cap. Lacaille l’avait lu ; arrivé sur les lieux, il put constater que les descriptions et les cartes de Kolbe avaient été faites d’imagination ; il n’y avait de vrai dans son livre que la couleur locale.