Les Travailleurs de la mer/Partie 3/Livre 3/2

Émile Testard (Tome IIp. 307-318).


II

LES DÉSESPOIRS EN PRÉSENCE


Il était un peu moins de dix heures du matin ; le quart avant, comme on dit à Guernesey.

L’affluence, selon toute apparence, grossissait à Saint-Sampson. La population, enfiévrée de curiosité, versant toute au nord de l’île, le Havelet, qui est au sud, était plus désert que jamais.

Pourtant on y voyait un bateau, et un batelier. Dans le bateau il y avait un sac de nuit. Le batelier semblait attendre.

On apercevait en rade le Cashmere à l’ancre, qui, ne devant partir qu’à midi, ne faisait encore aucune manœuvre d’appareillage.

Un passant qui, de quelqu’un des sentiers-escaliers de la falaise, eût prêté l’oreille, eût entendu un murmure de paroles dans le Havelet, et, s’il se fût penché par-dessus les surplombs, il eût vu, à quelque distance du bateau, dans un recoin de roches et de branches où ne pouvait pénétrer le regard du batelier, deux personnes, un homme et une femme, Ebenezer et Déruchette.

Ces réduits obscurs du bord de la mer, qui tentent les baigneuses, ne sont pas toujours aussi solitaires qu’on le croit. On y est quelquefois observé et écouté. Ceux qui s’y réfugient et qui s’y abritent peuvent être aisément suivis à travers les épaisseurs des végétations, et grâce à la multiplicité et à l’enchevêtrement des sentiers. Les granits et les arbres, qui cachent l’aparté, peuvent cacher aussi un témoin.

Déruchette et Ebenezer étaient debout en face l’un de l’autre, le regard dans le regard ; ils se tenaient les mains. Déruchette parlait. Ebenezer se taisait. Une larme amassée et arrêtée entre ses cils hésitait, et ne tombait pas.

La désolation et la passion étaient empreintes sur le front religieux d’Ebenezer. Une résignation poignante s’y ajoutait, résignation hostile à la foi, quoique venant d’elle. Sur ce visage, simplement angélique jusqu’alors, il y avait un commencement d’expression fatale. Celui qui n’avait encore médité que le dogme se mettait à méditer le sort, méditation malsaine au prêtre. La foi s’y décompose. Plier sous de l’inconnu, rien n’est plus troublant. L’homme est le patient des évènements. La vie est une perpétuelle arrivée ; nous la subissons. Nous ne savons jamais de quel côté viendra la brusque descente du hasard. Les catastrophes et les félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inattendus. Elles ont leur loi, leur orbite, leur gravitation, en dehors de l’homme. La vertu n’amène pas le bonheur, le crime n’amène pas le malheur ; la conscience a une logique, le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être prévu. Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La conscience est la ligne droite, la vie est le tourbillon. Ce tourbillon jette inopinément sur la tête de l’homme des chaos noirs et des ciels bleus. Le sort n’a point l’art des transitions. Quelquefois la roue tourne si vite que l’homme distingue à peine l’intervalle d’une péripétie à l’autre et le lien d’hier à aujourd’hui. Ebenezer était un croyant mélangé de raisonnement et un prêtre compliqué de passion. Les religions célibataires savent ce qu’elles font. Rien ne défait le prêtre comme d’aimer une femme. Toutes sortes de nuages assombrissaient Ebenezer.

Il contemplait Déruchette, trop.

Ces deux êtres s’idolâtraient.

Il y avait dans la prunelle d’Ebenezer la muette adoration du désespoir.

Déruchette disait :

— Vous ne partirez pas. Je n’en ai pas la force. Voyez-vous, j’ai cru que je pourrais vous dire adieu, je ne peux pas. On n’est pas forcé de pouvoir. Pourquoi êtes-vous venu hier ? Il ne fallait pas venir si vous vouliez vous en aller. Je ne vous ai jamais parlé. Je vous aimais, mais je ne le savais pas. Seulement, le premier jour, quand monsieur Hérode a lu l’histoire de Rebecca et que vos yeux ont rencontré les miens, je me suis senti les joues en feu, et j’ai pensé : Oh ! Comme Rebecca a dû devenir rouge ! C’est égal, avant-hier, on m’aurait dit : Vous aimez le recteur, j’aurais ri. C’est ce qu’il y a eu de terrible dans cet amour-là. Ç’a été comme une trahison. Je n’y ai pas pris garde. J’allais à l’église, je vous voyais, je croyais que tout le monde était comme moi. Je ne vous fais pas de reproche, vous n’avez rien fait pour que je vous aime, vous ne vous êtes pas donné de peine, vous me regardiez, ce n’est pas de votre faute si vous regardez les personnes, et cela a fait que je vous ai adoré. Je ne m’en doutais pas. Quand vous preniez le livre, c’était de la lumière ; quand les autres le prenaient, ce n’était qu’un livre. Vous leviez quelquefois les yeux sur moi. Vous parliez des archanges, c’était vous l’archange. Ce que vous disiez, je le pensais tout de suite. Avant vous, je ne sais pas si je croyais en Dieu. Depuis vous, j’étais devenue une femme qui fait sa prière. Je disais à Douce : Habille-moi bien vite que je ne manque pas l’office. Et je courais à l’église. Ainsi, être amoureuse d’un homme, c’est cela. Je ne le savais pas. Je me disais : Comme je deviens dévote ! C’est vous qui m’avez appris que je n’allais pas à l’église pour le bon Dieu. J’y allais pour vous, c’est vrai. Vous êtes beau, vous parlez bien, quand vous éleviez les bras au ciel, il me semblait que vous teniez mon cœur dans vos deux mains blanches. J’étais folle, je l’ignorais. Voulez-vous que je vous dise votre faute, c’est d’être entré hier dans le jardin, c’est de m’avoir parlé. Si vous ne m’aviez rien dit, je n’aurais rien su. Vous seriez parti, j’aurais peut-être été triste, mais à présent je mourrai. À présent que je sais que vous m’aimez, à présent que je sais que je vous aime, il n’est plus possible que vous vous en alliez. À quoi pensez-vous ? Vous n’avez pas l’air de m’écouter.

Ebenezer répondit :

— Vous avez entendu ce qui s’est dit hier.

— Hélas !

— Que puis-je à cela ?

Ils se turent un moment. Ebenezer reprit :

— Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire. Partir.

— Et moi, mourir. Oh ! Je voudrais qu’il n’y eût pas de mer et qu’il n’y eût plus que le ciel. Il me semble que cela arrangerait tout, notre départ serait le même. Il ne fallait pas me parler, vous. Pourquoi m’avez-vous parlé ? Alors ne vous en allez pas. Qu’est-ce que je vais devenir ? Je vous dis que je mourrai. Vous serez bien avancé quand je serai dans le cimetière. Oh ! J’ai le cœur brisé. Je suis bien malheureuse. Mon oncle n’est pas méchant pourtant.

C’était la première fois de sa vie que Déruchette disait, en parlant de mess Lethierry, mon oncle. Jusque-là elle avait toujours dit mon père.

Ebenezer recula d’un pas et fit un signe au batelier. On entendit le bruit du croc dans les galets et le pas de l’homme sur le bord de sa barque.

— Non, non ! cria Déruchette.

Ebenezer se rapprocha d’elle.

— Il le faut, Déruchette.

— Non, jamais ! Pour une machine ! Est-ce que c’est possible ? Avez-vous vu cet homme horrible hier ? Vous ne pouvez pas m’abandonner. Vous avez de l’esprit, vous trouverez un moyen. Il ne se peut pas que vous m’ayez dit de venir vous trouver ici ce matin, avec l’idée que vous partiriez. Je ne vous ai rien fait. Vous n’avez pas à vous plaindre de moi. C’est par ce vaisseau-là que vous voulez vous en aller ? Je ne veux pas. Vous ne me quitterez pas. On n’ouvre pas le ciel pour le refermer. Je vous dis que vous resterez. D’ailleurs il n’est pas encore l’heure. Oh ! Je t’aime.

Et, se pressant contre lui, elle lui croisa ses dix doigts derrière le cou, comme pour faire de ses bras enlacés un lien à Ebenezer et de ses mains jointes une prière à Dieu.

Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu’elle put.

Déruchette tomba assise sur une saillie de roche couverte de lierre, relevant d’un geste machinal la manche de sa robe jusqu’au coude, montrant son charmant bras nu, avec une clarté noyée et blême dans ses yeux fixes. La barque approchait. Ebenezer lui prit la tête dans ses deux mains ; cette vierge avait l’air d’une veuve et ce jeune homme avait l’air d’un aïeul. Il lui touchait les cheveux avec une sorte de précaution religieuse ; il attacha son regard sur elle pendant quelques instants, puis il déposa sur son front un de ces baisers sous lesquels il semble que devrait éclore une étoile, et, d’un accent où tremblait la suprême angoisse et où l’on sentait l’arrachement de l’âme, il lui dit ce mot, le mot des profondeurs : Adieu !

Déruchette éclata en sanglots.

En ce moment ils entendirent une voix lente et grave qui disait :

— Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

Ebenezer tourna la tête. Déruchette leva les yeux.

Gilliatt était devant eux.

Il venait d’entrer par un sentier latéral.

Gilliatt n’était plus le même homme que la veille. Il avait peigné ses cheveux, il avait fait sa barbe, il avait mis des souliers, il avait une chemise blanche de marin à grand col rabattu, il était vêtu de ses habits de matelot les plus neufs. On voyait une bague d’or à son petit doigt. Il semblait profondément calme. Son hâle était livide.

Du bronze qui souffre, tel était ce visage.

Ils le regardèrent, stupéfaits. Quoique méconnaissable, Déruchette le reconnut. Quant aux paroles qu’il venait de dire, elles étaient si loin de ce qu’ils pensaient en ce moment-là, qu’elles avaient glissé sur leur esprit.

Gilliatt reprit :

— Quel besoin avez-vous de vous dire adieu ? Mariez-vous. Vous partirez ensemble.

Déruchette tressaillit. Elle eut un tremblement de la tête aux pieds.

Gilliatt continua :

— Miss Déruchette a ses vingt et un ans. Elle ne dépend que d’elle. Son oncle n’est que son oncle. Vous vous aimez…

Déruchette interrompit doucement :

— Comment se fait-il que vous soyez ici ?

— Mariez-vous, poursuivit Gilliatt.

Déruchette commençait à percevoir ce que cet homme lui disait. Elle bégaya :

— Mon pauvre oncle…

— Il refuserait si le mariage était à faire, dit Gilliatt, il consentira quand le mariage sera fait. D’ailleurs vous allez partir. Quand vous reviendrez, il pardonnera.

Gilliatt ajouta avec une nuance amère : — Et puis, il ne pense déjà plus qu’à rebâtir son bateau. Cela l’occupera pendant votre absence. Il a la Durande pour le consoler.

— Je ne voudrais pas, balbutia Déruchette, dans une stupeur où l’on sentait de la joie, laisser derrière moi des chagrins.

— Ils ne dureront pas longtemps, dit Gilliatt.

Ebenezer et Déruchette avaient eu comme un éblouissement. Ils se remettaient maintenant. Dans leur trouble décroissant, le sens des paroles de Gilliatt leur apparaissait. Un nuage y restait mêlé, mais leur affaire à eux n’était pas de résister. On se laisse faire à qui sauve. Les objections à la rentrée dans l’Éden sont molles. Il y avait dans l’attitude de Déruchette, imperceptiblement appuyée sur Ebenezer, quelque chose qui faisait cause commune avec ce que disait Gilliatt. Quant à l’énigme de la présence de cet homme et de ses paroles qui, dans l’esprit de Déruchette en particulier, produisaient plusieurs sortes d’étonnements, c’étaient des questions à côté. Cet homme leur disait : Mariez-vous. Ceci était clair. S’il y avait une responsabilité, il la prenait. Déruchette sentait confusément que, pour des raisons diverses, il en avait le droit. Ce qu’il disait de mess Lethierry était vrai. Ebenezer pensif murmura : Un oncle n’est pas un père.

Il subissait la corruption d’une péripétie heureuse et soudaine. Les scrupules probables du prêtre fondaient et se dissolvaient dans ce pauvre cœur amoureux.

La voix de Gilliatt devint brève et dure et l’on y sentait comme des pulsations de fièvre :

— Tout de suite. Le Cashmere part dans deux heures. Vous avez le temps, mais vous n’avez que le temps. Venez.

Ebenezer le considérait attentivement.

Tout à coup il s’écria :

— Je vous reconnais. C’est vous qui m’avez sauvé la vie.

Gilliatt répondit :

— Je ne crois pas.

— Là-bas, à la pointe des banques.

— Je ne connais pas cet endroit-là.

— C’est le jour même que j’arrivais.

— Ne perdons pas de temps, dit Gilliatt.

— Et, je ne me trompe pas, vous êtes l’homme d’hier soir.

— Peut-être.

— Comment vous appelez-vous ?

Gilliatt haussa la voix :

— Batelier, attendez-nous. Nous allons revenir. Miss, vous m’avez demandé comment il se faisait que j’étais ici, c’est bien simple, je marchais derrière vous. Vous avez vingt et un ans. Dans ce pays-ci, quand les personnes sont majeures et dépendent d’elles-mêmes, on se marie en un quart d’heure. Prenons le sentier du bord de l’eau. Il est praticable, la mer ne montera qu’à midi. Mais tout de suite. Venez avec moi.

Déruchette et Ebenezer semblaient se consulter du regard. Ils étaient debout l’un près de l’autre, sans bouger ; ils étaient comme ivres. Il y a de ces hésitations étranges au bord de cet abîme, le bonheur. Ils comprenaient sans comprendre.

— Il s’appelle Gilliatt, dit Déruchette bas à Ebenezer.

Gilliatt reprit avec une sorte d’autorité :

— Qu’attendez-vous ? Je vous dis de me suivre.

— Où ? demanda Ebenezer.

— Là.

Et Gilliatt montra du doigt le clocher de l’église.

Ils le suivirent.

Gilliatt allait devant. Son pas était ferme. Eux ils chancelaient.

À mesure qu’ils avançaient vers le clocher, on voyait poindre sur ces purs et beaux visages d’Ebenezer et de Déruchette quelque chose qui serait bientôt le sourire. L’approche de l’église les éclairait. Dans l’œil creux de Gilliatt, il y avait de la nuit.

On eût dit un spectre menant deux âmes au paradis.

Ebenezer et Déruchette ne se rendaient pas bien compte de ce qui allait arriver. L’intervention de cet homme était la branche où se raccroche le noyé. Ils suivaient Gilliatt avec la docilité du désespoir pour le premier venu. Qui se sent mourir n’est pas difficile sur l’acceptation des incidents. Déruchette, plus ignorante, était plus confiante. Ebenezer songeait. Déruchette était majeure. Les formalités du mariage anglais sont très simples, surtout dans les pays autochthones où les recteurs de paroisse ont un pouvoir presque discrétionnaire ; mais le doyen néanmoins consentirait-il à célébrer le mariage sans même s’informer si l’oncle consentait ? Il y avait là une question. Pourtant, on pouvait essayer. Dans tous les cas, c’était un sursis.

Mais qu’était-ce que cet homme ? Et si c’était lui en effet que la veille mess Lethierry avait déclaré son gendre, comment s’expliquer ce qu’il faisait là ? Lui, l’obstacle, il se changeait en providence. Ebenezer s’y perdait, mais il donnait à ce qui se passait le consentement tacite et rapide de l’homme qui se sent sauvé.

Le sentier était inégal, parfois mouillé et difficile. Ebenezer, absorbé, ne faisait pas attention aux flaques d’eau et aux blocs de galets. De temps en temps, Gilliatt se retournait et disait à Ebenezer : — Prenez garde à ces pierres, donnez-lui la main.