Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 4/4

Émile Testard (Tome IIp. 217-222).


IV

RIEN NE SE CACHE ET RIEN NE SE PERD


Il était temps qu’il tuât la pieuvre. Il était presque étouffé ; son bras droit et son torse étaient violets ; plus de deux cents tumeurs s’y ébauchaient ; le sang jaillissait de quelques-unes çà et là. Le remède à ces lésions, c’est l’eau salée. Gilliatt s’y plongea. En même temps il se frottait avec la paume de la main. Les gonflements s’effaçaient sous ces frictions.

En reculant et en s’enfonçant plus avant dans l’eau, il s’était, sans s’en apercevoir, rapproché de l’espèce de caveau, déjà remarqué par lui, près de la crevasse où il avait été harponné par la pieuvre.

Ce caveau se prolongeait obliquement, et à sec, sous les grandes parois de la cave. Les galets qui s’y étaient amassés en avaient exhaussé le fond au-dessus du niveau des marées ordinaires. Cette anfractuosité était un assez large cintre surbaissé ; un homme y pouvait entrer en se courbant. La clarté verte de la grotte sous-marine y pénétrait, et l’éclairait faiblement.

Il arriva que, tout en frictionnant en hâte sa peau tuméfiée, Gilliatt leva machinalement les yeux.

Son regard s’enfonça dans ce caveau.

Il eut un tressaillement.

Il lui sembla voir au fond de ce trou dans l’ombre une sorte de face qui riait.

Gilliatt ignorait le mot hallucination, mais connaissait la chose. Les mystérieuses rencontres avec l’invraisemblable que, pour nous tirer d’affaire, nous appelons hallucinations, sont dans la nature. Illusions ou réalités, des visions passent. Qui se trouve là les voit. Gilliatt, nous l’avons dit, était un pensif. Il avait cette grandeur d’être parfois halluciné comme un prophète. On n’est pas impunément le songeur des lieux solitaires.

Il crut à un de ces mirages dont, homme nocturne qu’il était, il avait eu plus d’une fois la stupeur.

L’anfractuosité figurait assez exactement un four à chaux. C’était une niche basse en anse de panier, dont les voussures abruptes allaient se rétrécissant jusqu’à l’extrémité de la crypte où le cailloutis de galets et la voûte de roche se rejoignaient, et où finissait le cul-de-sac.

Il y entra, et, penchant le front, se dirigea vers ce qu’il y avait au fond.

Quelque chose riait en effet.

C’était une tête de mort.

Il n’y avait pas que la tête, il y avait le squelette.

Un squelette humain était couché dans ce caveau.

Le regard d’un homme hardi, en de pareilles rencontres, veut savoir à quoi s’en tenir.

Gilliatt jeta les yeux autour de lui.

Il était entouré d’une multitude de crabes.

Cette multitude ne remuait pas. C’était l’aspect que présenterait une fourmilière morte. Tous ces crabes étaient inertes. Ils étaient vides.

Leurs groupes, semés çà et là, faisaient sur le pavé de galets qui encombrait le caveau des constellations difformes.

Gilliatt, l’œil fixé ailleurs, avait marché dessus sans s’en apercevoir.

À l’extrémité de la crypte où Gilliatt était parvenu, il y en avait une plus grande épaisseur. C’était un hérissement immobile d’antennes, de pattes et de mandibules. Des pinces ouvertes se tenaient toutes droites et ne se fermaient plus. Les boîtes osseuses ne bougeaient pas sous leur croûte d’épines ; quelques-unes retournées montraient leur creux livide. Cet entassement ressemblait à une mêlée d’assiégeants et avait l’enchevêtrement d’une broussaille.

C’est sous ce monceau qu’était le squelette.

On apercevait sous ce pêle-mêle de tentacules et d’écailles le crâne avec ses stries, les vertèbres, les fémurs, les tibias, les longs doigts noueux avec les ongles. La cage des côtes était pleine de crabes. Un cœur quelconque avait battu là. Des moisissures marines tapissaient les trous des yeux. Des patelles avaient laissé leur bave dans les fosses nasales. Du reste il n’y avait dans ce recoin de rocher ni goëmons, ni herbes, ni un souffle d’air. Aucun mouvement. Les dents ricanaient.

Le côté inquiétant du rire, c’est l’imitation qu’en fait la tête de mort.

Ce merveilleux palais de l’abîme, brodé et incrusté de toutes les pierreries de la mer, finissait par se révéler et par dire son secret. C’était un repaire, la pieuvre y habitait ; et c’était une tombe, un homme y gisait.

L’immobilité spectrale du squelette et des bêtes oscillait vaguement, à cause de la réverbération des eaux souterraines qui tremblait sur cette pétrification. Les crabes, fouillis effroyable, avaient l’air d’achever leur repas. Ces carapaces semblaient manger cette carcasse. Rien de plus étrange que cette vermine morte sur cette proie morte. Sombres continuations de la mort.

Gilliatt avait sous les yeux le garde-manger de la pieuvre.

Vision lugubre, et où se laissait prendre sur le fait l’horreur profonde des choses. Les crabes avaient mangé l’homme, la pieuvre avait mangé les crabes.

Il n’y avait près du cadavre aucun reste de vêtement. Il avait dû être saisi nu.

Gilliatt, attentif et examinant, se mit à ôter les crabes de dessus l’homme. Qu’était-ce que cet homme ? Le cadavre était admirablement disséqué. On eût dit une préparation d’anatomie ; toute la chair était éliminée ; pas un muscle ne restait, pas un os ne manquait. Si Gilliatt eût été du métier, il eût pu le constater. Les périostes dénudés étaient blancs, polis, et comme fourbis. Sans quelques verdissements de conferves çà et là, c’eût été de l’ivoire. Les cloisons cartilagineuses étaient délicatement amenuisées et ménagées. La tombe fait de ces bijouteries sinistres.

Le cadavre était comme enterré sous les crabes morts ; Gilliatt le déterrait.

Tout à coup il se pencha vivement.

Il venait d’apercevoir autour de la colonne vertébrale une espèce de lien.

C’était une ceinture de cuir qui avait évidemment été bouclée sur le ventre de l’homme de son vivant.

Le cuir était moisi. La boucle était rouillée.

Gilliatt tira à lui cette ceinture. Les vertèbres résistèrent, et il dut les rompre pour la prendre. La ceinture était intacte. Une croûte de coquillages commençait à s’y former.

Il la palpa et sentit un objet dur et de forme carrée dans l’intérieur. Il ne fallait pas songer à défaire la boucle. Il fendit le cuir avec son couteau.

La ceinture contenait une petite boîte de fer et quelques pièces d’or. Gilliatt compta vingt guinées.

La boîte de fer était une vieille tabatière de matelot, s’ouvrant à ressort. Elle était très rouillée et très fermée. Le ressort, complètement oxydé, n’avait plus de jeu.

Le couteau tira encore d’embarras Gilliatt. Une pesée de la pointe de la lame fit sauter le couvercle de la boîte.

La boîte s’ouvrit.

Il n’y avait dedans que du papier.

Une petite liasse de feuilles très minces, pliées en quatre, tapissait le fond de la boîte. Elles étaient humides, mais point altérées. La boîte, hermétiquement fermée, les avait préservées. Gilliatt les déplia.

C’étaient trois bank-notes de mille livres sterling chaque, faisant ensemble soixante-quinze mille francs.

Gilliatt les replia, les remit dans la boîte, profita d’un peu de place qui y restait pour y ajouter les vingt guinées, et referma la boîte le mieux qu’il put.

Il se mit à examiner la ceinture.

Le cuir, autrefois verni à l’extérieur, était brut à l’intérieur. Sur ce fond fauve quelques lettres étaient tracées en noir à l’encre grasse. Gilliatt déchiffra ces lettres et lut : Sieur Clubin.