Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 3/6

Émile Testard (Tome IIp. 163-189).
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Deuxième partie. Livre III


VI

LE COMBAT


Gilliatt monta sur la grande Douvre.

De là il voyait toute la mer.

L’ouest était surprenant. Il en sortait une muraille. Une grande muraille de nuée, barrant de part en part l’étendue, montait lentement de l’horizon vers le zénith. Cette muraille, rectiligne, verticale, sans une crevasse dans sa hauteur, sans une déchirure à son arête, paraissait bâtie à l’équerre et tirée au cordeau. C’était du nuage ressemblant à du granit. L’escarpement de ce nuage, tout à fait perpendiculaire à l’extrémité sud, fléchissait un peu vers le nord comme une tôle ployée, et offrait le vague glissement d’un plan incliné. Ce mur de brume s’élargissait, et croissait sans que son entablement cessât un instant d’être parallèle à la ligne d’horizon, presque indistincte dans l’obscurité tombante. Cette muraille de l’air montait tout d’une pièce en silence. Pas une ondulation, pas un plissement, pas une saillie qui se déformât ou se déplaçât. Cette immobilité en mouvement était lugubre. Le soleil, blême derrière on ne sait quelle transparence malsaine, éclairait ce linéament d’apocalypse. La nuée envahissait déjà près de la moitié de l’espace. On eût dit l’effrayant talus de l’abîme. C’était quelque chose comme le lever d’une montagne d’ombre entre la terre et le ciel.

C’était en plein jour l’ascension de la nuit.

Il y avait dans l’air une chaleur de poêle. Une buée d’étuve se dégageait de cet amoncellement mystérieux. Le ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu gris. On eût dit une grande ardoise. La mer, dessous, terne et plombée, était une autre ardoise énorme. Pas un souffle, pas un flot, pas un bruit. À perte de vue, la mer déserte. Aucune voile d’aucun côté. Les oiseaux s’étaient cachés. On sentait de la trahison dans l’infini.

Le grossissement de toute cette ombre s’amplifiait insensiblement.

La montagne mouvante de vapeurs qui se dirigeait vers les Douvres était un de ces nuages qu’on pourrait appeler les nuages de combat. Nuages louches. À travers ces entassements obscurs, on ne sait quel strabisme vous regarde.

Cette approche était terrible.

Gilliatt examina fixement la nuée et grommela entre ses dents : J’ai soif, tu vas me donner à boire.

Il demeura quelques moments immobile, l’œil attaché sur le nuage. On eût dit qu’il toisait la tempête.

Sa galérienne était dans la poche de sa vareuse, il l’en tira et s’en coiffa. Il prit, dans le trou où il avait si longtemps couché, sa réserve de hardes ; il chaussa les jambières et endossa le suroît, comme un chevalier qui revêt son armure au moment de l’action. On sait qu’il n’avait plus de souliers, mais ses pieds nus étaient endurcis aux rochers.

Cette toilette de guerre faite, il considéra son brise-lames, empoigna vivement la corde à nœuds, descendit du plateau de la Douvre, prit pied sur les roches d’en bas, et courut à son magasin. Quelques instants après, il était au travail. Le vaste nuage muet put entendre ses coups de marteau. Que faisait Gilliatt ? Avec ce qui lui restait de clous, de cordes et de poutres il construisait au goulet de l’est une seconde claire-voie à dix ou douze pieds en arrière de la première.

Le silence était toujours profond. Les brins d’herbe dans les fentes de l’écueil ne bougeaient pas.

Brusquement le soleil disparut. Gilliatt leva la tête.

La nuée montante venait d’atteindre le soleil. Ce fut comme une extinction du jour, remplacé par une réverbération mêlée et pâle.

La muraille de nuée avait changé d’aspect. Elle n’avait plus son unité. Elle s’était froncée horizontalement en touchant au zénith d’où elle surplombait sur le reste du ciel. Elle avait maintenant des étages. La formation de la tempête s’y dessinait comme dans une section de tranchée. On distinguait les couches de la pluie et les gisements de la grêle. Il n’y avait point d’éclair, mais une horrible lueur éparse ; car l’idée d’horreur peut s’attacher à l’idée de lumière. On entendait la vague respiration de l’orage. Ce silence palpitait obscurément. Gilliatt, silencieux lui aussi, regardait se grouper au-dessus de sa tête tous ces blocs de brume et se composer la difformité des nuages. Sur l’horizon pesait et s’étendait une bande de brouillard couleur cendre, et au zénith une bande couleur plomb ; des guenilles livides pendaient des nuages d’en haut sur les brouillards d’en bas. Tout le fond, qui était le mur de nuages, était blafard, laiteux, terreux, morne, indescriptible. Une mince nuée blanchâtre transversale, arrivée on ne sait d’où, coupait obliquement, du nord au sud, la haute muraille sombre. Une des extrémités de cette nuée traînait dans la mer. Au point où elle touchait la confusion des vagues, on apercevait dans l’obscurité un étouffement de vapeur rouge. Au-dessous de la longue nuée pâle, de petits nuages, très bas, tout noirs, volaient en sens inverse les uns des autres comme s’ils ne savaient que devenir. Le puissant nuage du fond croissait de toutes parts à la fois, augmentait l’éclipse, et continuait son interposition lugubre. Il n’y avait plus, à l’est, derrière Gilliatt, qu’un porche de ciel clair qui allait se fermer. Sans qu’on eût l’impression d’aucun vent, une étrange diffusion de duvet grisâtre passa, éparpillée et émiettée, comme si quelque gigantesque oiseau venait d’être plumé derrière ce mur de ténèbres. Il s’était formé un plafond de noirceur compacte qui, à l’extrême horizon, touchait la mer et s’y mêlait dans de la nuit. On sentait quelque chose qui avance. C’était vaste et lourd, et farouche. L’obscurité s’épaississait. Tout à coup un immense tonnerre éclata.

Gilliatt lui-même ressentit la secousse. Il y a du songe dans le tonnerre. Cette réalité brutale dans la région visionnaire a quelque chose de terrifiant. On croit entendre la chute d’un meuble dans la chambre des géants.

Aucun flamboiement électrique n’accompagna le coup. Ce fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut une sorte d’intervalle comme lorsqu’on prend position. Puis apparurent, l’un après l’autre et lentement, de grands éclairs informes. Ces éclairs étaient muets. Pas de grondement. À chaque éclair tout s’illuminait. Le mur de nuages était maintenant un antre. Il y avait des voûtes et des arches. On y distinguait des silhouettes. Des têtes monstrueuses s’ébauchaient ; des cous semblaient se tendre ; des éléphants portant leurs tours, entrevus, s’évanouissaient.

Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée d’une vapeur blanche, simulait la cheminée d’un steamer colossal englouti, chauffant sous la vague et fumant. Des nappes de nuée ondulaient. On croyait voir des plis de drapeaux. Au centre, sous des épaisseurs vermeilles, s’enfonçait, immobile, un noyau de brouillard dense, inerte, impénétrable aux étincelles électriques, sorte de fœtus hideux dans le ventre de la tempête.

Gilliatt subitement sentit qu’un souffle l’échevelait. Trois ou quatre larges araignées de pluie s’écrasèrent autour de lui sur la roche. Puis il y eut un second coup de foudre. Le vent se leva.

L’attente de l’ombre était au comble ; le premier coup de tonnerre avait remué la mer, le deuxième fêla la muraille de nuée du haut en bas, un trou se fit, toute l’ondée en suspens versa de ce côté, la crevasse devint comme une bouche ouverte pleine de pluie, et le vomissement de la tempête commença.

L’instant fut effroyable.

Averse, ouragan, fulgurations, fulminations, vagues jusqu’aux nuages, écume, détonations, torsions frénétiques, cris, rauquements, sifflements, tout à la fois. Déchaînement de monstres.

Le vent soufflait en foudre. La pluie ne tombait pas, elle croulait.

Pour un pauvre homme, engagé, comme Gilliatt, avec une barque chargée, dans un entre-deux de rochers en pleine mer, pas de crise plus menaçante. Le danger de la marée, dont Gilliatt avait triomphé, n’était rien près du danger de la tempête. Voici quelle était la situation :

Gilliatt, autour de qui tout était précipice, démasquait, à la dernière minute et devant le péril suprême, une stratégie savante. Il avait pris son point d’appui chez l’ennemi même ; il s’était associé l’écueil ; le rocher Douvres, autrefois son adversaire, était maintenant son second dans cet immense duel. Gilliatt l’avait mis sous lui. De ce sépulcre, Gilliatt avait fait sa forteresse. Il s’était crénelé dans cette masure formidable de la mer. Il y était bloqué, mais muré. Il était, pour ainsi dire, adossé à l’écueil, face à face avec l’ouragan. Il avait barricadé le détroit, cette rue des vagues. C’était du reste la seule chose à faire. Il semble que l’océan, qui est un despote, puisse être, lui aussi, mis à la raison par des barricades. La panse pouvait être considérée comme en sûreté de trois côtés. Étroitement resserrée entre les deux façades intérieures de l’écueil, affourchée en patte d’oie, elle était abritée au nord par la petite Douvre, au sud par la grande, escarpements sauvages, plus habitués à faire des naufrages qu’à en empêcher. À l’ouest elle était protégée par le tablier de poutres amarré et cloué aux rochers, barrage éprouvé qui avait vaincu le rude flux de la haute mer, véritable porte de citadelle ayant pour chambranles les colonnes mêmes de l’écueil, les deux Douvres. Rien à craindre de ce côté-là. C’est à l’est qu’était le danger.

À l’est il n’y avait que le brise-lames. Un brise-lames est un appareil de pulvérisation. Il lui faut au moins deux claires-voies. Gilliatt n’avait eu le temps que d’en construire une. Il bâtissait la seconde sous la tempête même.

Heureusement le vent arrivait du nord-ouest. La mer fait des maladresses. Ce vent, qui est l’ancien vent de galerne, avait peu d’effet sur les roches Douvres. Il assaillait l’écueil en travers, et ne poussait le flot ni sur l’un, ni sur l’autre des deux goulets du défilé, de sorte qu’au lieu d’entrer dans une rue il se heurtait à une muraille. L’orage avait mal attaqué.

Mais les attaques du vent sont courbes, et il fallait s’attendre à quelque virement subit. Si ce virement se faisait à l’est avant que la deuxième claire-voie du brise-lames fût construite, le péril serait grand. L’envahissement de la ruelle de rochers par la tempête s’accomplirait, et tout était perdu.

L’étourdissement de l’orage allait croissant. Toute la tempête est coup sur coup. C’est là sa force ; c’est aussi là son défaut. À force d’être une rage, elle donne prise à l’intelligence, et l’homme se défend ; mais sous quel écrasement ! Rien n’est plus monstrueux. Nul répit, pas d’interruption, pas de trêve, pas de reprise d’haleine. Il y a on ne sait quelle lâcheté dans cette prodigalité de l’inépuisable. On sent que c’est le poumon de l’infini qui souffle.

Toute l’immensité en tumulte se ruait sur l’écueil Douvres. On entendait des voix sans nombre. Qui donc crie ainsi ? L’antique épouvante panique était là. Par moments, cela avait l’air de parler, comme si quelqu’un faisait un commandement. Puis des clameurs, des clairons, des trépidations étranges, et ce grand hurlement majestueux que les marins nomment appel de l’océan. Les spirales indéfinies et fuyantes du vent sifflaient en tordant le flot ; les vagues, devenues disques sous ces tournoiements, étaient lancées contre les brisants comme des palets gigantesques par des athlètes invisibles. L’énorme écume échevelait toutes les roches. Torrents en haut, baves en bas. Puis les mugissements redoublaient. Aucune rumeur humaine ou bestiale ne saurait donner l’idée des fracas mêlés à ces dislocations de la mer. La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle escaladait. De certains points semblaient immobiles ; sur d’autres le vent faisait vingt toises par seconde. La mer à perte de vue était blanche ; dix lieues d’eau de savon emplissaient l’horizon. Des portes de feu s’ouvraient et se fermaient. Quelques nuages paraissaient brûlés par les autres, et sur des tas de nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressemblaient à des fumées. Des configurations flottantes se heurtaient et s’amalgamaient, se déformant les unes par les autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait des feux de peloton dans le firmament. Il y avait au milieu du plafond d’ombre une espèce de vaste hotte renversée d’où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les bruits, les foudres, tant ces penchements du gouffre sont formidables !

Gilliatt semblait n’y pas faire attention. Il avait la tête baissée sur son travail. La deuxième claire-voie commençait à s’exhausser. À chaque coup de tonnerre il répondait par un coup de marteau. On entendait cette cadence dans ce chaos. Il était nu-tête. Une rafale lui avait emporté sa galérienne.

Sa soif était ardente. Il avait probablement la fièvre. Des flaques de pluie s’étaient formées autour de lui dans des trous de rochers. De temps en temps il prenait de l’eau dans le creux de sa main et buvait. Puis, sans même examiner où en était l’orage, il se remettait à la besogne.

Tout pouvait dépendre d’un instant. Il savait ce qui l’attendait s’il ne terminait pas à temps son brise-lames. À quoi bon perdre une minute à regarder s’approcher la face de la mort ?

Le bouleversement autour de lui était comme une chaudière qui bout. Il y avait du fracas et du tapage. Par instants la foudre semblait descendre un escalier. Les percussions électriques revenaient sans cesse aux mêmes pointes de rocher, probablement veinées de diorite. Il y avait des grêlons gros comme le poing. Gilliatt était forcé de secouer les plis de sa vareuse. Jusqu’à ses poches étaient pleines de grêle.

La tourmente était maintenant ouest, et battait le barrage des deux Douvres ; mais Gilliatt avait confiance en ce barrage, et avec raison. Ce barrage, fait du grand morceau de l’avant de la Durande, recevait sans dureté le choc du flot ; l’élasticité est une résistance ; les calculs de Stevenson établissent que, contre la vague, élastique elle-même, un assemblage de bois, d’une dimension voulue, rejointoyé et enchaîné d’une certaine façon, fait meilleur obstacle qu’un breack-water de maçonnerie. Le barrage des Douvres remplissait ces conditions ; il était d’ailleurs si ingénieusement amarré que la lame, en frappant dessus, était comme le marteau qui enfonce le clou, et l’appuyait au rocher et le consolidait ; pour le démolir, il eût fallu renverser les Douvres. La rafale, en effet, ne réussissait qu’à envoyer à la panse, par-dessus l’obstacle, quelques jets de bave. De ce côté, grâce au barrage, la tempête avortait en crachement. Gilliatt tournait le dos à cet effort-là. Il sentait tranquillement derrière lui cette rage inutile.

Les flocons d’écume, volant de toutes parts, ressemblaient à de la laine. L’eau vaste et irritée noyait les rochers, montait dessus, entrait dedans, pénétrait dans le réseau des fissures intérieures, et ressortait des masses granitiques par des fentes étroites, espèces de bouches intarissables qui faisaient dans ce déluge de petites fontaines paisibles. Çà et là des filets d’argent tombaient gracieusement de ces trous dans la mer.

La claire-voie de renfort du barrage de l’est s’achevait. Encore quelques nœuds de corde et de chaîne et le moment approchait où cette clôture pourrait à son tour lutter.

Subitement, une grande clarté se fit, la pluie discontinua, les nuées se désagrégèrent, le vent venait de sauter, une sorte de haute fenêtre crépusculaire s’ouvrit au zénith, et les éclairs s’éteignirent ; on put croire à la fin. C’était le commencement.

La saute de vent était du sud-ouest au nord-est.

La tempête allait reprendre, avec une nouvelle troupe d’ouragans. Le nord allait donner, assaut violent. Les marins nomment cette reprise redoutée la rafale de la renverse. Le vent du sud a plus d’eau, le vent du nord a plus de foudre.

L’agression maintenant, venant de l’est, allait s’adresser au point faible.

Cette fois Gilliatt se dérangea de son travail. Il regarda.

Il se plaça debout sur une saillie de rocher en surplomb derrière la deuxième claire-voie presque terminée. Si la première claie du brise-lames était emportée, elle défoncerait la seconde, pas consolidée encore, et, sous cette démolition, elle écraserait Gilliatt. Gilliatt, à la place qu’il venait de choisir, serait broyé avant de voir la panse et la machine et toute son œuvre s’abîmer dans cet engouffrement. Telle était l’éventualité. Gilliatt l’acceptait, et, terrible, la voulait.

Dans ce naufrage de toutes ses espérances, mourir d’abord, c’est ce qu’il lui fallait ; mourir le premier ; car la machine lui faisait l’effet d’une personne. Il releva de sa main gauche ses cheveux collés sur ses yeux par la pluie, étreignit à pleine poignée son bon marteau, se pencha en arrière, menaçant lui-même, et attendit.

Il n’attendit pas longtemps.

Un éclat de foudre donna le signal, l’ouverture pâle du zénith se ferma, une bouffée d’averse se précipita, tout redevint obscur, et il n’y eut plus de flambeau que l’éclair. La sombre attaque arrivait.

Une puissante houle, visible dans les coups sur coups de l’éclair, se leva à l’est au delà du rocher l’Homme. Elle ressemblait à un gros rouleau de verre. Elle était glauque et sans écume et barrait toute la mer. Elle avançait vers le brise-lames. En approchant, elle s’enflait, c’était on ne sait quel large cylindre de ténèbres roulant sur l’océan. Le tonnerre grondait sourdement.

Cette houle atteignit le rocher l’Homme, s’y cassa en deux, et passa outre. Les deux tronçons rejoints ne firent plus qu’une montagne d’eau, et, de parallèle qu’elle était au brise-lames, elle y devint perpendiculaire. C’était une vague qui avait la forme d’une poutre.

Ce bélier se jeta sur le brise-lames. Le choc fut rugissant. Tout s’effaça dans de l’écume.

On ne peut se figurer, si on ne les a vues, ces avalanches de neige que la mer s’ajoute, et sous lesquelles elle engloutit des rochers de plus de cent pieds de haut, tels, par exemple, que le Grand Anderlo à Guernesey et le Pinacle à Jersey. À Sainte-Marie de Madagascar, elle saute par-dessus la pointe de Tintingue.

Pendant quelques instants, le paquet de mer aveugla tout. Il n’y eut plus rien de visible qu’un entassement furieux, une bave démesurée, la blancheur du linceul tournoyant au vent du sépulcre, un amas de bruit et d’orage sous lequel l’extermination travaillait.

L’écume se dissipa. Gilliatt était debout.

Le barrage avait tenu bon. Pas une chaîne rompue, pas un clou déplanté. Le barrage avait montré sous l’épreuve les deux qualités du brise-lames ; il avait été souple comme une claie et solide comme un mur. La houle s’y était dissoute en pluie.

Un ruissellement d’écume, glissant le long des zigzags du détroit, alla mourir sous la panse.

L’homme qui avait fait cette muselière à l’océan ne se reposa pas.

L’orage heureusement divagua pendant quelque temps. L’acharnement des vagues revint aux parties murées de l’écueil. Ce fut un répit. Gilliatt en profita pour compléter la claire-voie d’arrière.

La journée s’acheva dans ce labeur. La tourmente continuait ses violences sur le flanc de l’écueil avec une solennité lugubre. L’urne d’eau et l’urne de feu qui sont dans les nuées se versaient sans se vider. Les ondulations hautes et basses du vent ressemblaient aux mouvements d’un dragon.

Quand la nuit vint, elle y était déjà ; on ne s’en aperçut pas.

Du reste, ce n’était point l’obscurité complète. Les tempêtes, illuminées et aveuglées par l’éclair, ont des intermittences de visible et d’invisible. Tout est blanc, puis tout est noir. On assiste à la sortie des visions et à la rentrée des ténèbres.

Une zone de phosphore, rouge de la rougeur boréale, flottait comme un haillon de flamme spectrale derrière les épaisseurs de nuages. Il en résultait un vaste blêmissement. Les largeurs de la pluie étaient lumineuses.

Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. Une fois il se tourna et dit à l’éclair : Tiens-moi la chandelle.

Il put, à cette lueur, exhausser la claire-voie d’arrière plus haut encore que la claire-voie d’avant. Le brise-lames se trouva presque complet. Comme Gilliatt amarrait à l’étrave culminante un câble de renfort, la bise lui souffla en plein dans le visage. Ceci lui fit dresser la tête. Le vent rentrait dans le défilé. Le vent s’était brusquement replacé au nord-est. L’assaut du goulet de l’est recommençait. Gilliatt jeta les yeux au large. Le brise-lames allait être encore assailli. Un nouveau coup de mer venait.

Cette lame fut rudement assenée ; une deuxième la suivit, puis une autre et une autre encore, cinq ou six en tumulte, presque ensemble ; enfin une dernière, épouvantable.

Celle-ci, qui était comme un total de forces, avait on ne sait quelle figure d’une chose vivante. Il n’aurait pas été malaisé d’imaginer dans cette intumescence et dans cette transparence des aspects d’ouïes et de nageoires. Elle s’aplatit et se broya sur le brise-lames. Sa forme presque animale s’y déchira dans un rejaillissement. Ce fut, sur ce bloc de rochers et de charpentes, quelque chose comme le vaste écrasement d’une hydre. La houle en mourant dévastait. Le flot paraissait se cramponner et mordre. Un profond tremblement remua l’écueil. Des grognements de bête s’y mêlaient. L’écume ressemblait à la salive d’un léviathan.

L’écume retombée laissa voir un ravage. Cette dernière escalade avait fait de la besogne. Cette fois le brise-lames avait souffert. Une longue et lourde poutre, arrachée de la claire-voie d’avant, avait été lancée par-dessus le barrage d’arrière, sur la roche en surplomb choisie un moment par Gilliatt pour poste de combat. Par bonheur, il n’y était point remonté. Il eût été tué roide.

Il y eut dans la chute de ce poteau une singularité qui, en empêchant le madrier de rebondir, sauva Gilliatt des ricochets et des contre-coups. Elle lui fut même utile encore, comme on va le voir, d’une autre façon.

Entre la roche en saillie et l’escarpement intérieur du défilé, il y avait un intervalle, un grand hiatus assez semblable à l’entaille d’une hache ou à l’alvéole d’un coin. Une des extrémités du madrier jeté en l’air par le flot s’était en tombant engagée dans cet hiatus. L’hiatus s’en était élargi.

Une idée vint à Gilliatt.

Peser sur l’autre extrémité.

Le madrier, pris par un bout dans la fente du rocher qu’il avait agrandie, en sortait droit comme un bras tendu. Cette espèce de bras s’allongeait parallèlement à la façade intérieure du défilé, et l’extrémité libre du madrier s’éloignait de ce point d’appui d’environ dix-huit ou vingt pouces. Bonne distance pour l’effort à faire.

Gilliatt s’arc-bouta des pieds, des genoux et des poings à l’escarpement et s’adossa des deux épaules au levier énorme. La poutre était longue, ce qui augmentait la puissance de la pesée. La roche était déjà ébranlée. Pourtant Gilliatt dut s’y reprendre à quatre fois. Il lui ruisselait des cheveux autant de sueur que de pluie. Le quatrième effort fut frénétique. Il y eut un rauquement dans le rocher, l’hiatus prolongé en fissure s’ouvrit comme une mâchoire, et la lourde masse tomba dans l’étroit entre-deux du défilé avec un bruit terrible, réplique aux coups de foudre.

Elle tomba droite, si cette expression est possible, c’est-à-dire sans se casser.

Qu’on se figure un menhir précipité tout d’une pièce.

La poutre-levier suivit le rocher, et Gilliatt, tout cédant à la fois sous lui, faillit lui-même tomber.

Le fond était très comblé de galets en cet endroit et il y avait peu d’eau. Le monolithe, dans un clapotement d’écume qui éclaboussa Gilliatt, se coucha entre les deux grandes roches parallèles du défilé et fit une muraille transversale, sorte de trait d’union des deux escarpements. Ses deux bouts touchaient ; il était un peu trop long, et son sommet qui était de roche mousse s’écrasa en s’emboîtant. Il résulta de cette chute un cul-de-sac singulier, qu’on peut voir encore aujourd’hui. L’eau derrière cette barre de pierre est presque toujours tranquille.

C’était là un rempart plus invincible encore que le panneau de l’avant de la Durande ajusté entre les deux Douvres.

Ce barrage intervint à propos.

Les coups de mer avaient continué. La vague s’opiniâtre toujours sur l’obstacle. La première claire-voie entamée commençait à se désarticuler. Une maille défaite à un brise-lames est une grave avarie. L’élargissement du trou est inévitable, et nul moyen d’y remédier sur place. La houle emporterait le travailleur.

Une décharge électrique, qui illumina l’écueil, dévoila à Gilliatt le dégât qui se faisait dans le brise-lames, les poutres déjetées, les bouts de corde et les bouts de chaîne commençant à jouer dans le vent, une déchirure au centre de l’appareil. La deuxième claire-voie était intacte.

Le bloc de pierre, si puissamment jeté par Gilliatt dans l’entre-deux derrière le brise-lames, était la plus solide des barrières, mais avait un défaut ; il était trop bas. Les coups de mer ne pouvaient le rompre, mais pouvaient le franchir.

Il ne fallait point songer à l’exhausser. Des masses rocheuses seules pouvaient être utilement superposées à ce barrage de pierre ; mais comment les détacher, comment les traîner, comment les soulever, comment les étager, comment les fixer ? On ajoute des charpentes ! On n’ajoute pas des rochers.

Gilliatt n’était pas Encelade.

Le peu d’élévation de ce petit isthme de granit préoccupait Gilliatt.

Ce défaut ne tarda point à se faire sentir. Les rafales ne quittaient plus le brise-lames ; elles faisaient plus que s’acharner, on eût dit qu’elles s’appliquaient. On entendait sur cette charpente cahotée une sorte de piétinement.

Tout à coup un tronçon d’hiloire, détaché de cette dislocation, sauta au delà de la deuxième claire-voie, vola par-dessus la roche transversale, et alla s’abattre dans le défilé, où l’eau le saisit et l’emporta dans les sinuosités de la ruelle. Gilliatt l’y perdit de vue. Il est probable que le morceau de poutre alla heurter la panse. Heureusement, dans l’intérieur de l’écueil, l’eau, enfermée de toutes parts, se ressentait à peine du bouleversement extérieur. Il y avait peu de flot, et le choc ne put être très rude. Gilliatt du reste n’avait pas le temps de s’occuper de cette avarie, s’il y avait avarie ; tous les dangers se levaient à la fois, la tempête se concentrait sur le point vulnérable, l’imminence était devant lui.

L’obscurité fut un moment profonde, l’éclair s’interrompit, connivence sinistre ; la nuée et la vague ne firent qu’un ; il y eut un coup sourd.

Ce coup fut suivi d’un fracas.

Gilliatt avança la tête. La claire-voie, qui était le front du barrage, était défoncée. On voyait les pointes de poutres bondir dans la vague. La mer se servait du premier brise-lames pour battre en brèche le second.

Gilliatt éprouva ce qu’éprouverait un général qui verrait son avant-garde ramenée.

Le deuxième rang de poutres résista au choc. L’armature d’arrière était fortement liée et contrebutée. Mais la claire-voie rompue était pesante, elle était à la discrétion des flots qui la lançaient, puis la reprenaient, les ligatures qui lui restaient l’empêchaient de s’émietter et lui maintenaient tout son volume, et les qualités que Gilliatt lui avait données comme appareil de défense aboutissaient à en faire un excellent engin de destruction. De bouclier elle était devenue massue. En outre les cassures la hérissaient, des bouts de solives lui sortaient de partout, et elle était comme couverte de dents et d’éperons. Pas d’arme contondante plus redoutable et plus propre à être maniée par la tempête.

Elle était le projectile et la mer était la catapulte.

Les coups se succédaient avec une sorte de régularité tragique. Gilliatt, pensif derrière cette porte barricadée par lui, écoutait ces frappements de la mort voulant entrer.

Il réfléchissait amèrement que, sans cette cheminée de la Durande si fatalement retenue par l’épave, il serait en cet instant-là même, et depuis le matin, rentré à Guernesey, et au port, avec la panse en sûreté et la machine sauvée.

La chose redoutée se réalisa. L’effraction eut lieu. Ce fut comme un râle. Toute la charpente du brise-lames à la fois, les deux armatures confondues et broyées ensemble, vint, dans une trombe de houle, se ruer sur le barrage de pierre comme un chaos sur une montagne, et s’y arrêta. Cela ne fut plus qu’un enchevêtrement, informe broussaille de poutres, pénétrable aux flots mais les pulvérisant encore. Ce rempart vaincu agonisait héroïquement. La mer l’avait fracassé, et il brisait la mer. Renversé, il demeurait, dans une certaine mesure, efficace. La roche formant barrage, obstacle sans recul possible, le retenait par le pied. Le défilé était, nous l’avons dit, très étroit sur ce point ; la rafale victorieuse avait refoulé, mêlé et pilé tout le brise-lames en bloc dans cet étranglement ; la violence même de la poussée, en tassant la masse et en enfonçant les fractures les unes dans les autres, avait fait de cette démolition un écrasement solide. C’était détruit et inébranlable. Quelques pièces de bois seulement s’arrachèrent. Le flot les dispersa. Une passa en l’air très près de Gilliatt. Il en sentit le vent sur son front.

Mais quelques lames, ces grosses lames qui dans les tourmentes reviennent avec une périodicité imperturbable, sautaient par-dessus la ruine du brise-lames. Elles retombaient dans le défilé, et, en dépit des coudes que faisait la ruelle, elles y soulevaient l’eau. Le flot du détroit commençait à remuer fâcheusement. Le baiser obscur des vagues aux rochers s’accentuait.

Comment empêcher à présent cette agitation de se propager jusqu’à la panse ?

Il ne faudrait pas beaucoup de temps à ces rafales pour mettre toute l’eau intérieure en tempête, et, en quelques coups de mer, la panse serait éventrée, et la machine coulée.

Gilliatt songeait, frémissant.

Mais il ne se déconcertait point. Pas de déroute possible pour cette âme.

L’ouragan maintenant avait trouvé le joint et s’engouffrait frénétiquement entre les deux murailles du détroit.

Tout à coup retentit et se prolongea dans le défilé, à quelque distance en arrière de Gilliatt, un craquement, plus effrayant que tout ce que Gilliatt avait encore entendu.

C’était du côté de la panse.

Quelque chose de funeste se passait là.

Gilliatt y courut.

Du goulet de l’est, où il était, il ne pouvait voir la panse à cause des zigzags de la ruelle. Au dernier tournant il s’arrêta, et attendit un éclair.

L’éclair arriva et lui montra la situation.

Au coup de mer sur le goulet de l’est avait répondu un coup de vent sur le goulet de l’ouest. Un désastre s’y ébauchait.

La panse n’avait point d’avarie visible ; affourchée comme elle était, elle donnait peu de prise ; mais la carcasse de la Durande était en détresse.

Cette ruine, dans une telle tempête, présentait de la surface. Elle était toute hors de l’eau, en l’air, offerte. Le trou que lui avait pratiqué Gilliatt pour en extraire la machine, achevait d’affaiblir la coque. La poutre de quille était coupée. Ce squelette avait la colonne vertébrale rompue.

L’ouragan avait soufflé dessus.

Il n’en avait point fallu davantage. Le tablier du pont s’était plié comme un livre qui s’ouvre. Le démembrement s’était fait. C’était ce craquement qui, à travers la tourmente, était parvenu aux oreilles de Gilliatt.

Ce qu’il vit en approchant paraissait presque irrémédiable.

L’incision carrée opérée par lui était devenue une plaie. De cette coupure le vent avait fait une fracture. Cette brisure transversale séparait l’épave en deux. La partie postérieure, voisine de la panse, était demeurée solide dans son étau de rochers. La partie antérieure, celle qui faisait face à Gilliatt, pendait. Une fracture, tant qu’elle tient, est un gond. Cette masse oscillait sur ses cassures comme sur des charnières, et le vent la balançait avec un bruit redoutable.

Heureusement la panse n’était plus dessous.

Mais ce balancement ébranlait l’autre moitié de la coque encore incrustée et immobile entre les deux Douvres. De l’ébranlement à l’arrachement il n’y a pas loin. Sous l’opiniâtreté du vent, la partie disloquée pouvait subitement entraîner l’autre, qui touchait presque à la panse, et tout, la panse avec la machine, s’engloutirait sous cet effondrement.

Gilliatt avait cela devant les yeux.

C’était la catastrophe.

Comment la détourner ?

Gilliatt était de ceux qui du danger même font jaillir le secours. Il se recueillit un moment.

Gilliatt alla à son arsenal et prit sa hache.

Le marteau avait bien travaillé, c’était le tour de la cognée.

Puis Gilliatt monta sur l’épave. Il prit pied sur la partie du tablier qui n’avait pas fléchi, et, penché au-dessus du précipice de l’entre-deux des Douvres, il se mit à achever les poutres brisées et à couper ce qui restait d’attaches à la coque pendante.

Consommer la séparation des deux tronçons de l’épave, délivrer la moitié restée solide, jeter au flot ce que le vent avait saisi, faire la part à la tempête, telle était l’opération. Elle était plus périlleuse que malaisée. La moitié pendante de la coque, tirée par le vent et par son poids, n’adhérait que par quelques points. L’ensemble de l’épave ressemblait à un diptyque dont un volet à demi décloué battrait l’autre. Cinq ou six pièces de la membrure seulement, pliées et éclatées, mais non rompues, tenaient encore. Leurs fractures criaient et s’élargissaient à chaque va-et-vient de la bise, et la hache n’avait pour ainsi dire qu’à aider le vent. Ce peu d’attaches, qui faisait la facilité de ce travail, en faisait aussi le danger. Tout pouvait crouler à la fois sous Gilliatt.

L’orage atteignait son paroxysme. La tempête n’avait été que terrible, elle devint horrible. La convulsion de la mer gagna le ciel. La nuée jusque-là avait été souveraine, elle semblait exécuter ce qu’elle voulait, elle donnait l’impulsion, elle versait la folie aux vagues, tout en gardant on ne sait quelle lucidité sinistre. En bas c’était de la démence, en haut c’était de la colère. Le ciel est le souffle, l’océan n’est que l’écume. De là l’autorité du vent. L’ouragan est génie. Cependant l’ivresse de sa propre horreur l’avait troublé. Il n’était plus que tourbillon. C’était l’aveuglement enfantant la nuit.

Il y a dans les tourmentes un moment insensé ; c’est pour le ciel une espèce de montée au cerveau. L’abîme ne sait plus ce qu’il fait. Il foudroie à tâtons. Rien de plus affreux. C’est l’heure hideuse. La trépidation de l’écueil était à son comble. Tout orage a une mystérieuse orientation ; à cet instant-là, il la perd. C’est le mauvais endroit de la tempête. À cet instant-là, le vent, disait Thomas Fuller, est un fou furieux. C’est à cet instant-là que se fait dans les tempêtes cette dépense continue d’électricité que Piddington appelle la cascade d’éclairs. C’est à cet instant-là qu’au plus noir de la nuée apparaît, on ne sait pourquoi, pour espionner l’effarement universel, ce cercle de lueur bleue que les vieux marins espagnols nommaient l’œil de tempête, el ojo de tempestad. Cet œil lugubre était sur Gilliatt.

Gilliatt de son côté regardait la nuée. Maintenant il levait la tête. Après chaque coup de cognée, il se dressait, hautain. Il était, ou il semblait être, trop perdu pour que l’orgueil ne lui vînt pas. Désespérait-il ? Non. Devant le suprême accès de rage de l’océan, il était aussi prudent que hardi. Il ne mettait le pied dans l’épave que sur les points solides. Il se risquait et se préservait. Lui aussi était à son paroxysme. Sa vigueur avait décuplé. Il était éperdu d’intrépidité. Ses coups de cognée sonnaient comme des défis. Il paraissait avoir gagné en lucidité ce que la tempête avait perdu. Conflit pathétique. D’un côté l’intarissable, de l’autre l’infatigable. C’était à qui ferait lâcher prise à l’autre. Les nuées terribles modelaient dans l’immensité des masques de gorgones, tout le dégagement d’intimidation possible se produisait, la pluie venait des vagues, l’écume venait des nuages, les fantômes du vent se courbaient, des faces de météores s’empourpraient et s’éclipsaient, et l’obscurité était monstrueuse après ces évanouissements ; il n’y avait plus qu’un versement, arrivant de tous les côtés à la fois ; tout était ébullition ; l’ombre en masse débordait ; les cumulus chargés de grêle, déchiquetés, couleur cendre, paraissaient pris d’une espèce de frénésie giratoire, il y avait en l’air un bruit de pois secs secoués dans un crible, les électricités inverses observées par Volta faisaient de nuage à nuage leur jeu fulminant, les prolongements de la foudre étaient épouvantables, les éclairs s’approchaient tout près de Gilliatt. Il semblait étonner l’abîme. Il allait et venait sur la Durande branlante, faisant trembler le pont sous son pas, frappant, taillant, coupant, tranchant, la hache au poing, blême aux éclairs, échevelé, pieds nus, en haillons, la face couverte des crachats de la mer, grand dans ce cloaque de tonnerres.

Contre le délire des forces, l’adresse seule peut lutter. L’adresse était le triomphe de Gilliatt. Il voulait une chute ensemble de tout le débris disloqué. Pour cela il affaiblissait les fractures charnières sans les rompre tout à fait, laissant quelques fibres qui soutenaient le reste. Subitement il s’arrêta, tenant la cognée haute. L’opération était à point. Le morceau entier se détacha.

Cette moitié de la carcasse de l’épave coula entre les deux Douvres, au-dessous de Gilliatt debout sur l’autre moitié, penché et regardant. Elle plongea perpendiculairement dans l’eau, éclaboussa les rochers, et s’arrêta dans l’étranglement avant de toucher le fond. Il en resta assez hors de l’eau pour dominer le flot de plus de douze pieds ; le tablier vertical faisait muraille entre les deux Douvres ; comme la roche jetée en travers un peu plus haut dans le détroit, il laissait à peine filtrer un glissement d’écume à ses deux extrémités ; et ce fut la cinquième barricade improvisée par Gilliatt contre la tempête dans cette rue de la mer.

L’ouragan, aveugle, avait travaillé à cette barricade dernière.

Il était heureux que le resserrement des parois eût empêché ce barrage d’aller jusqu’au fond. Cela lui laissait plus de hauteur ; en outre l’eau pouvait passer sous l’obstacle, ce qui soutirait de la force aux lames. Ce qui passe par-dessous ne saute point par-dessus. C’est là, en partie, le secret du brise-lames flottant.

Désormais, quoi que fît la nuée, rien n’était à craindre pour la panse et la machine. L’eau ne pouvait plus bouger autour d’elles. Entre la clôture des Douvres qui les couvrait à l’ouest et le nouveau barrage qui les protégeait à l’est, aucun coup de mer ni de vent ne pouvait les atteindre.

Gilliatt de la catastrophe avait tiré le salut. La nuée, en somme, l’avait aidé.

Cette chose faite, il prit d’une flaque de pluie un peu d’eau dans le creux de sa main, but, et dit à la nuée : Cruche !

C’est une joie ironique pour l’intelligence combattante de constater la vaste stupidité des forces furieuses aboutissant à des services rendus, et Gilliatt sentait cet immémorial besoin d’insulter son ennemi, qui remonte aux héros d’Homère.

Gilliatt descendit dans la panse et profita des éclairs pour l’examiner. Il était temps que le secours arrivât à la pauvre barque, elle avait été fort secouée dans l’heure précédente et elle commençait à s’arquer. Gilliatt, dans ce coup d’œil sommaire, ne constata aucune avarie. Pourtant il était certain qu’elle avait enduré des chocs violents. Une fois l’eau calmée, la coque s’était redressée d’elle-même ; les ancres s’étaient bien comportées ; quant à la machine, ses quatre chaînes l’avaient admirablement maintenue.

Comme Gilliatt achevait cette revue, une blancheur passa près de lui et s’enfonça dans l’ombre. C’était une mouette.

Pas d’apparition meilleure dans les tourmentes. Quand les oiseaux arrivent, c’est que l’orage se retire.

Autre signe excellent, le tonnerre redoublait.

Les suprêmes violences de la tempête la désorganisent. Tous les marins le savent, la dernière épreuve est rude, mais courte. L’excès de foudre annonce la fin.

La pluie s’arrêta subitement. Puis il n’y eut plus qu’un roulement bourru dans la nuée. L’orage cessa comme une planche qui tombe à terre. Il se cassa, pour ainsi dire. L’immense machine des nuages se défit. Une lézarde de ciel clair disjoignit les ténèbres. Gilliatt fut stupéfait, il était grand jour.

La tempête avait duré près de vingt heures.

Le vent qui avait apporté, remporta. Un écroulement d’obscurité diffuse encombra l’horizon. Les brumes rompues et fuyantes se massèrent pêle-mêle en tumulte, il y eut d’un bout à l’autre de la ligne des nuages un mouvement de retraite, on entendit une longue rumeur décroissante, quelques dernières gouttes de pluie tombèrent, et toute cette ombre pleine de tonnerres s’en alla comme une cohue de chars terribles.

Brusquement le ciel fut bleu.

Gilliatt s’aperçut qu’il était las. Le sommeil s’abat sur la fatigue comme un oiseau de proie. Gilliatt se laissa fléchir et tomber dans la barque sans choisir la place, et s’endormit. Il resta ainsi quelques heures inerte et allongé, peu distinct des poutres et des solives parmi lesquelles il gisait.