Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 3/3

Émile Testard (Tome IIp. 153-157).
Deuxième partie. Livre III


III

EXPLICATION DU BRUIT ÉCOUTÉ PAR GILLIATT


La grande venue des vents vers la terre se fait aux équinoxes. À ces époques la balance du tropique et du pôle bascule, et la colossale marée atmosphérique verse son flux sur un hémisphère et son reflux sur l’autre. Il y a des constellations qui signifient ces phénomènes, la Balance, le Verseau.

C’est l’heure des tempêtes.

La mer attend, et garde le silence.

Quelquefois le ciel a mauvaise mine. Il est blafard, une grande panne obscure l’obstrue. Les marins regardent avec anxiété l’air fâché de l’ombre.

Mais c’est son air satisfait qu’ils redoutent le plus. Un ciel riant d’équinoxe, c’est l’orage faisant patte de velours. Par ces ciels-là, la tour des pleureuses d’Amsterdam s’emplissait de femmes examinant l’horizon.

Quand la tempête vernale ou automnale tarde, c’est qu’elle fait un plus gros amas. Elle thésaurise pour le ravage. Méfiez-vous des arrérages. Ango disait : La mer est bonne payeuse. Quand l’attente est trop longue, la mer ne trahit son impatience que par plus de calme. Seulement la tension magnétique se manifeste par ce qu’on pourrait nommer l’inflammation de l’eau. Des lueurs sortent de la vague. Air électrique, eau phosphorique. Les matelots se sentent harassés. Cette minute est particulièrement périlleuse pour les iron-clads ; leur coque de fer peut produire de fausses indications du compas, et les perdre. Le steamer transatlantique l’Yowa a péri ainsi.

Pour ceux qui sont en familiarité avec la mer, son aspect, dans ces instants-là, est étrange ; on dirait qu’elle désire et craint le cyclone. De certains hyménées, d’ailleurs fort voulus par la nature, sont accueillis de cette façon. La lionne en rut fuit devant le lion. La mer, elle aussi, est en chaleur. De là son tremblement.

L’immense mariage va se faire.

Ce mariage, comme les noces des anciens empereurs, se célèbre par des exterminations. C’est une fête avec assaisonnement de désastres.

Cependant, de là-bas, du large, des latitudes inexpugnables, du livide horizon des solitudes, du fond de la liberté sans bornes, les vents arrivent.

Faites attention, voilà le fait équinoxial.

Une tempête, cela se complote. La vieille mythologie entrevoyait ces personnalités indistinctes mêlées à la grande nature diffuse. Éole se concerte avec Borée. L’entente de l’élément avec l’élément est nécessaire. Ils se distribuent la tâche. On a des impulsions à donner à la vague, au nuage, à l’effluve ; la nuit est un auxiliaire, il importe de l’employer. On a des boussoles à dérouter, des fanaux à éteindre, des phares à masquer, des étoiles à cacher. Il faut que la mer coopère. Tout orage est précédé d’un murmure. Il y a derrière l’horizon chuchotement préalable des ouragans.

C’est là ce que, dans l’obscurité, au loin, par-dessus le silence effrayé de la mer, on entend.

Ce chuchotement redoutable, Gilliatt l’avait entendu. La phosphorescence avait été le premier avertissement ; ce murmure, le second.

Si le démon légion existe, c’est lui, à coup sûr, qui est le vent.

Le vent est multiple, mais l’air est un.

De là cette conséquence : tout orage est mixte. L’unité de l’air l’exige.

Tout l’abîme est impliqué dans une tempête. L’océan entier est dans une bourrasque. La totalité de ses forces y entre en ligne et y prend part. Une vague, c’est le gouffre d’en bas ; un souffle, c’est le gouffre d’en haut. Avoir affaire à une tourmente, c’est avoir affaire à toute la mer et à tout le ciel.

Messier, l’homme de la marine, l’astronome pensif de la logette de Cluny, disait : Le vent de partout est partout. Il ne croyait point aux vents emprisonnés, même dans les mers closes. Il n’y avait point pour lui de vents méditerranéens. Il disait les reconnaître au passage. Il affirmait que tel jour, à telle heure, le Fohn du lac de Constance, l’antique Favonius de Lucrèce, avait traversé l’horizon de Paris ; tel autre jour le Bora de l’Adriatique ; tel autre jour le Notus giratoire qu’on prétend enfermé dans le rond des Cyclades. Il en spécifiait les effluves. Il ne pensait pas que l’autan qui tourne entre Malte et Tunis et que l’autan qui tourne entre la Corse et les Baléares fussent dans l’impossibilité de s’échapper. Il n’admettait point qu’il y eût des vents ours dans des cages. Il disait : « toute pluie vient du tropique et tout éclair vient du pôle. » Le vent en effet se sature d’électricité à l’intersection des colures, qui marque les extrémités de l’axe, et d’eau à l’équateur ; et il nous apporte de la ligne le liquide et des pôles le fluide.

Ubiquité, c’est le vent.

Ceci ne veut pas dire, certes, que les zones venteuses n’existent pas. Rien n’est plus démontré que ces afflations à courants continus, et un jour la navigation aérienne, servie par les air-navires que nous nommons, par manie du grec, aéroscaphes, en utilisera les lignes principales. La canalisation de l’air par le vent est incontestable, il y a des fleuves de vent, des rivières de vent et des ruisseaux de vent ; seulement les embranchements de l’air se font à l’inverse des embranchements de l’eau ; ce sont les ruisseaux qui sortent des rivières et les rivières qui sortent des fleuves, au lieu d’y tomber ; de là, au lieu de la concentration, la dispersion.

C’est cette dispersion qui fait la solidarité des vents et l’unité de l’atmosphère. Une molécule déplacée déplace l’autre. Tout le vent remue ensemble. À ces profondes causes d’amalgame, ajoutez le relief du globe, trouant l’atmosphère par toutes ses montagnes, faisant des nœuds et des torsions dans les courses du vent, et déterminant dans tous les sens des contre-courants. Irradiation illimitée.

Le phénomène du vent, c’est l’oscillation de deux océans l’un sur l’autre ; l’océan d’air, superposé à l’océan d’eau, s’appuie sur cette fuite et chancelle sur ce tremblement.

L’indivisible ne se met pas dans des compartiments. Il n’y a pas de cloison entre un flot et l’autre. Les îles de la Manche sentent la poussée du cap de Bonne-Espérance. La navigation universelle tient tête à un monstre unique. Toute la mer est la même hydre. Les vagues couvrent la mer d’une sorte de peau de poisson. Océan, c’est Ceto.

Sur cette unité s’abat l’innombrable.