Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 2/11

Émile Testard (Tome IIp. 137-141).
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Deuxième partie. Livre II


XI

À BON ENTENDEUR, SALUT


Il lui sembla entendre, dans un lointain immense, quelque chose de faible et d’indistinct.

Les profondeurs ont, à de certaines heures, un grondement.

Il écouta une seconde fois. Le bruit lointain recommença. Gilliatt secoua la tête comme quelqu’un qui sait ce que c’est.

Quelques minutes après, il était à l’autre extrémité de la ruelle de l’écueil, à l’entrée vers l’est, libre jusque-là, et, à grands coups de marteau, il enfonçait de gros clous dans le granit des deux musoirs de ce goulet voisin du rocher l’Homme, comme il avait fait pour le goulet des Douvres.

Les crevasses de ces roches étaient toutes préparées et bien garnies de bois, presque tout cœur de chêne. L’écueil de ce côté étant très délabré, il y avait beaucoup de lézardes, et Gilliatt put y fixer plus de clous encore qu’au soubassement des deux Douvres.

À un moment donné, et comme si l’on eût soufflé dessus, la phosphorescence s’était éteinte ; le crépuscule, d’instant en instant plus lumineux, la remplaçait.

Les clous plantés, Gilliatt traîna des poutres, puis des cordes, puis des chaînes, et, sans détourner les yeux de son travail, sans se distraire un instant, il se mit à construire en travers du goulet de l’Homme, avec des madriers fixés horizontalement et rattachés par des câbles, un de ces barrages à claire-voie que la science aujourd’hui a adoptés et qu’elle qualifie brise-lames.

Ceux qui ont vu, par exemple, à la Rocquaine à Guernesey, ou au Bourg-d’Ault en France, l’effet que font quelques pieux plantés dans le rocher, comprennent la puissance de ces ajustages si simples. Le brise-lames est la combinaison de ce qu’on nomme en France épi avec ce qu’on nomme en Angleterre dick. Les brise-lames sont les chevaux de frise des fortifications contre les tempêtes. On ne peut lutter contre la mer qu’en tirant parti de la divisibilité de cette force.

Cependant le soleil s’était levé, parfaitement pur. Le ciel était clair, la mer était calme.

Gilliatt pressait son travail. Il était calme lui aussi, mais dans sa hâte il y avait de l’anxiété.

Il allait, à grandes enjambées de roche en roche, du barrage au magasin et du magasin au barrage. Il revenait tirant éperdument, tantôt une porque, tantôt une hiloire. L’utilité de cet en-cas de charpentes se manifesta. Il était évident que Gilliatt était en face d’une éventualité prévue.

Une forte barre de fer lui servait de levier pour remuer les poutres.

Le travail s’exécutait si vite que c’était plutôt une croissance qu’une construction. Qui n’a pas vu à l’œuvre un pontonnier militaire ne peut se faire une idée de cette rapidité.

Le goulet de l’est était plus étroit encore que le goulet de l’ouest. Il n’avait que cinq ou six pieds d’entre-bâillement. Ce peu d’ouverture aidait Gilliatt. L’espace à fortifier et à fermer étant très restreint, l’armature serait plus solide et pourrait être plus simple. Ainsi des solives horizontales suffisaient ; les pièces debout étaient inutiles.

Les premières traverses du brise-lames posées, Gilliatt monta dessus et écouta.

Le grondement devenait expressif.

Gilliatt continua sa construction. Il la contrebuta avec les deux bossoirs de la Durande reliés à l’enchevêtrement des solives par des drisses passées dans leurs trois roues de poulies. Il noua le tout avec des chaînes.

Cette construction n’était autre chose qu’une sorte de claie colossale, ayant des madriers pour baguettes et des chaînes pour osiers.

Cela semblait tressé autant que bâti.

Gilliatt multiplia les attaches, et ajouta des clous où il le fallait.

Ayant eu beaucoup de fer rond dans l’épave, il avait pu faire de ces clous une grosse provision.

Tout en travaillant, il broyait du biscuit entre ses dents. Il avait soif, mais ne pouvait boire, n’ayant plus d’eau douce. Il avait vidé le bidon la veille à son souper.

Il échafauda encore quatre ou cinq charpentes, puis monta de nouveau sur le barrage. Il écouta.

Le bruit à l’horizon avait cessé. Tout se taisait.

La mer était douce et superbe ; elle méritait tous les madrigaux que lui adressent les bourgeois quand ils sont contents d’elle, — « un miroir », — « un lac », — « de l’huile », — « une plaisanterie », — « un mouton ». — Le bleu profond du ciel répondait au vert profond de l’océan. Ce saphir et cette émeraude pouvaient s’admirer l’un l’autre. Ils n’avaient aucun reproche à se faire. Pas un nuage en haut, pas une écume en bas. Dans toute cette splendeur montait magnifiquement le soleil d’avril. Il était impossible de voir un plus beau temps.

À l’extrême horizon une longue file noire d’oiseaux de passage rayait le ciel. Ils allaient vite. Ils se dirigeaient vers la terre. Il semblait qu’il y eût de la fuite dans leur vol.

Gilliatt se remit à exhausser le brise-lames.

Il l’éleva le plus haut qu’il put, aussi haut que le lui permit la courbure des rochers.

Vers midi, le soleil lui sembla plus chaud qu’il ne devait l’être. Midi est l’heure critique du jour ; Gilliatt, debout sur la robuste claire-voie qu’il achevait de bâtir, se remit à considérer l’étendue.

La mer était plus que tranquille, elle était stagnante. On n’y voyait pas une voile. Le ciel était partout limpide ; seulement de bleu il était devenu blanc. Ce blanc était singulier. Il y avait à l’ouest sur l’horizon une petite tache d’apparence malsaine. Cette tache restait immobile à la même place, mais grandissait. Près des brisants, le flot frissonnait très doucement.

Gilliatt avait bien fait de bâtir son brise-lames.

Une tempête approchait.

L’abîme se décidait à livrer bataille.