Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 2/08

Émile Testard (Tome IIp. 123-128).


VIII

PÉRIPÉTIE PLUTÔT QUE DÉNOÛMENT


Le moment redoutable était venu.

Il s’agissait maintenant de mettre la machine dans la barque.

Gilliatt fut pensif quelques instants, tenant le coude de son bras gauche dans sa main droite et son front dans sa main gauche.

Puis il monta sur l’épave dont une partie, la machine, devait se détacher, et dont l’autre partie, la carcasse, devait demeurer.

Il coupa les quatre élingues qui fixaient à tribord et à bâbord à la muraille de la Durande les quatre chaînes de la cheminée. Les élingues n’étant que de la corde, son couteau en vint à bout.

Les quatre chaînes, libres et sans attache, vinrent pendre le long de la cheminée.

De l’épave il monta dans l’appareil construit par lui, frappa du pied sur les poutres, inspecta les moufles, regarda les poulies, toucha les câbles, examina les rallonges, s’assura que le funin blanc n’était pas mouillé profondément, constata que rien ne manquait et que rien ne fléchissait, puis, sautant du haut des hiloires sur le pont, il prit position, près du cabestan, dans la partie de la Durande qui devait rester accrochée aux Douvres. C’était là son poste de travail.

Grave, ému seulement de l’émotion utile, il jeta un dernier coup d’œil sur les palans, puis saisit une lime et se mit à scier la chaîne qui tenait tout en suspens.

On entendait le grincement de la lime dans le grondement de la mer.

La chaîne du cabestan, rattachée au palanguin régulateur, était à la portée de Gilliatt, tout près de sa main.

Tout à coup il y eut un craquement. Le chaînon que mordait la lime, plus qu’à moitié entamé, venait de se rompre ; tout l’appareil entrait en branle. Gilliatt n’eut que le temps de se jeter sur le palanguin.

La chaîne cassée fouetta le rocher, les huit câbles se tendirent, tout le bloc scié et coupé s’arracha de l’épave, le ventre de la Durande s’ouvrit, le plancher de fer de la machine pesant sur les câbles apparut sous la quille.

Si Gilliatt n’eût pas empoigné à temps le palanguin, c’était une chute. Mais sa main terrible était là ; ce fut une descente.

Quand le frère de Jean Bart, Pieter Bart, ce puissant et sagace ivrogne, ce pauvre pêcheur de Dunkerque qui tutoyait le grand amiral de France, sauva la galère Langeron en perdition dans la baie d’Ambleteuse, quand, pour tirer cette lourde masse flottante du milieu des brisants de la baie furieuse, il lia la grande voile en rouleau avec des joncs marins, quand il voulut que ce fût ces roseaux qui, en se cassant d’eux-mêmes, donnassent au vent la voile à enfler, il se fia à la rupture des roseaux comme Gilliatt à la fracture de la chaîne, et ce fut la même hardiesse bizarre couronnée du même succès surprenant.

Le palanguin, saisi par Gilliatt, tint bon et opéra admirablement. Sa fonction, on s’en souvient, était l’amortissement des forces, ramenées de plusieurs à une seule, et réduites à un mouvement d’ensemble. Ce palanguin avait quelque rapport avec une patte de bouline ; seulement, au lieu d’orienter une voile, il équilibrait un mécanisme.

Gilliatt, debout et le poing au cabestan, avait, pour ainsi dire, la main sur le pouls de l’appareil.

Ici l’invention de Gilliatt éclata.

Une remarquable coïncidence de forces se produisit.

Pendant que la machine de la Durande, détachée en bloc, descendait vers la panse, la panse montait vers la machine. L’épave et le bateau sauveteur, s’entr’aidant en sens inverse, allaient au-devant l’un de l’autre. Ils venaient se chercher et s’épargnaient la moitié du travail.

Le flux, se gonflant sans bruit entre les deux Douvres, soulevait l’embarcation et l’approchait de la Durande. La marée était plus que vaincue, elle était domestiquée. L’océan faisait partie du mécanisme.

Le flot montant haussait la panse sans choc, mollement, presque avec précaution et comme si elle eût été de porcelaine.

Gilliatt combinait et proportionnait les deux travaux, celui de l’eau et celui de l’appareil, et, immobile au cabestan, espèce de statue redoutable obéie par tous les mouvements à la fois, réglait la lenteur de la descente sur la lenteur de la montée.

Pas de secousse dans le flot, pas de saccade dans les palans. C’était une étrange collaboration de toutes les forces naturelles, soumises. D’un côté, la gravitation, apportant la machine ; de l’autre, la marée, apportant la barque. L’attraction des astres, qui est le flux, et l’attraction du globe, qui est la pesanteur, semblaient s’entendre pour servir Gilliatt. Leur subordination n’avait pas d’hésitation ni de temps d’arrêt, et, sous la pression d’une âme, ces puissances passives devenaient des auxiliaires actifs. De minute en minute l’œuvre avançait ; l’intervalle entre la panse et l’épave diminuait insensiblement. L’approche se faisait en silence et avec une sorte de terreur de l’homme qui était là. L’élément recevait un ordre et l’exécutait.

Presque au moment précis où le flux cessa de s’élever, les câbles cessèrent de se dévider. Subitement, mais sans commotion, les moufles s’arrêtèrent. La machine, comme posée par une main, avait pris assiette dans la panse. Elle y était droite, debout, immobile, solide. La plaque de soutènement s’appuyait de ses quatre angles et d’aplomb sur la cale.

C’était fait.

Gilliatt regarda, éperdu.

Le pauvre être n’était point gâté par la joie. Il eut le fléchissement d’un immense bonheur. Il sentit tous ses membres plier ; et, devant son triomphe, lui qui n’avait pas eu un trouble jusqu’alors, il se mit à trembler.

Il considéra la panse sous l’épave, et la machine dans la panse. Il semblait n’y pas croire. On eût dit qu’il ne s’attendait pas à ce qu’il avait fait. Un prodige lui était sorti des mains, et il le regardait avec stupeur.

Cet effarement dura peu.

Gilliatt eut le mouvement d’un homme qui se réveille, se jeta sur la scie, coupa les huit câbles, puis, séparé maintenant de la panse, grâce au soulèvement du flux, d’une dizaine de pieds seulement, il y sauta, prit un rouleau de filin, fabriqua quatre élingues, les passa dans les anneaux préparés d’avance, et fixa, des deux côtés, au bord de la panse, les quatre chaînes de la cheminée encore attachées une heure auparavant au bord de la Durande.

La cheminée amarrée, Gilliatt dégagea le haut de la machine. Un morceau carré du tablier du pont de la Durande y adhérait. Gilliatt le décloua, et débarrassa la panse de cet encombrement de planches et de solives qu’il jeta sur le rocher. Allégement utile.

Du reste, la panse, comme on devait le prévoir, s’était maintenue fermement sous la surcharge de la machine. La panse ne s’était enfoncée que jusqu’à un bon étiage de flottaison. La machine de la Durande, quoique pesante, était moins lourde que le monceau de pierres et le canon rapportés jadis de Herm par la panse.

Tout était donc fini. Il n’y avait plus qu’à s’en aller.