Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/10

Émile Testard (Tome IIp. 57-62).
Deuxième partie. Livre I


X

LA FORGE


Le magasin fait, Gilliatt fit la forge.

La deuxième anfractuosité choisie par Gilliatt offrait un réduit, espèce de boyau, assez profond. Il avait eu d’abord l’idée de s’y installer ; mais la bise, se renouvelant sans cesse, était si continue et si opiniâtre dans ce couloir qu’il avait dû renoncer à habiter là. Ce soufflet lui donna l’idée d’une forge. Puisque cette caverne ne pouvait être sa chambre, elle serait son atelier. Se faire servir par l’obstacle est un grand pas vers le triomphe. Le vent était l’ennemi de Gilliatt ; Gilliatt entreprit d’en faire son valet.

Ce qu’on dit de certains hommes : — propre à tout, bon à rien, — on peut le dire des creux de rocher. Ce qu’ils offrent, ils ne le donnent point. Tel creux de rocher est une baignoire, mais qui laisse fuir l’eau par une fissure ; tel autre est une chambre, mais sans plafond ; tel autre est un lit de mousse, mais mouillée ; tel autre est un fauteuil, mais de pierre.

La forge que Gilliatt voulait établir était ébauchée par la nature ; mais dompter cette ébauche jusqu’à la rendre maniable, et transformer cette caverne en laboratoire, rien n’était plus âpre et plus malaisé. Avec trois ou quatre larges roches évidées en entonnoir et aboutissant à une fêlure étroite, le hasard avait fait là une espèce de vaste soufflante informe, bien autrement puissante que ces anciens grands soufflets de forge de quatorze pieds de long, lesquels donnaient en bas, par chaque coup d’haleine, quatre-vingt-dix-huit mille pouces d’air. C’était ici tout autre chose. Les proportions de l’ouragan ne se calculent pas.

Cet excès de force était une gêne ; il était difficile de régler ce souffle.

La caverne avait deux inconvénients ; l’air la traversait de part en part, l’eau aussi.

Ce n’était point la lame marine, c’était un petit ruissellement perpétuel, plus semblable à un suintement qu’à un torrent.

L’écume, sans cesse lancée par le ressac sur l’écueil, quelquefois à plus de cent pieds en l’air, avait fini par emplir d’eau de mer une cuve naturelle située dans les hautes roches qui dominaient l’excavation. Le trop-plein de ce réservoir faisait, un peu en arrière, dans l’escarpement, une mince chute d’eau, d’un pouce environ, tombant de quatre ou cinq toises. Un contingent de pluie s’y ajoutait. De temps en temps un nuage versait en passant une ondée dans ce réservoir inépuisable et toujours débordant. L’eau en était saumâtre, non potable, mais limpide, quoique salée. Cette chute s’égouttait gracieusement aux extrémités des conferves comme aux pointes d’une chevelure.

Gilliatt songea à se servir de cette eau pour discipliner ce vent. Au moyen d’un entonnoir, de deux ou trois tuyaux en planches menuisés et ajustés à la hâte, dont un à robinet, et d’une baille très large disposée en réservoir inférieur, sans flasque et sans contrepoids, en complétant seulement l’engin par un étranguillon en haut et des trous aspirateurs en bas, Gilliatt, qui était, nous l’avons dit, un peu forgeron et un peu mécanicien, parvint à composer, pour remplacer le soufflet de forge qu’il n’avait pas, un appareil moins parfait que ce qu’on nomme aujourd’hui une cagniardelle, mais moins rudimentaire que ce qu’on appelait jadis dans les Pyrénées une trompe.

Il avait de la farine de seigle, il en fit de la colle ; il avait du funin blanc, il en fit de l’étoupe. Avec cette étoupe et cette colle et quelques coins de bois, il boucha toutes les fissures du rocher, ne laissant qu’un bec d’air, fait d’un petit tronçon d’espoulette qu’il trouva dans la Durande et qui avait servi de boute-feu au pierrier de signal. Ce bec d’air était horizontalement dirigé sur une large dalle où Gilliatt mit le foyer de la forge. Un bouchon, fait d’un bout de touron, le fermait au besoin.

Après quoi, Gilliatt empila du charbon et du bois dans ce foyer, battit le briquet sur le rocher même, fit tomber l’étincelle sur une poignée d’étoupe, et avec l’étoupe allumée, alluma le bois et le charbon.

Il essaya la soufflante. Elle fit admirablement.

Gilliatt sentit une fierté de cyclope, maître de l’air, de l’eau et du feu.

Maître de l’air ; il avait donné au vent une espèce de poumon, créé dans le granit un appareil respiratoire, et changé la soufflante en soufflet. Maître de l’eau ; de la petite cascade, il avait fait une trompe. Maître du feu ; de ce rocher inondé, il avait fait jaillir la flamme.

L’excavation étant presque partout à ciel ouvert, la fumée s’en allait librement, noircissant l’escarpement en surplomb. Ces rochers, qui semblaient à jamais faits pour l’écume, connurent la suie.

Gilliatt prit pour enclume un gros galet roulé d’un grain très dense, offrant à peu près la forme et la dimension voulues. C’était là une base de frappement fort dangereuse, et pouvant éclater. Une des extrémités de ce bloc, arrondie et finissant en pointe, pouvait à la rigueur tenir lieu de bicorne conoïde, mais l’autre bicorne, la bicorne pyramidale, manquait. C’était l’antique enclume de pierre des troglodytes. La surface, polie par le flot, avait presque la fermeté de l’acier.

Gilliatt regretta de ne point avoir apporté son enclume. Comme il ignorait que la Durande avait été coupée en deux par la tempête, il avait espéré trouver la baille du charpentier et tout son outillage ordinairement logé dans la cale à l’avant. Or, c’était précisément l’avant qui avait été emporté.

Les deux excavations, conquises sur l’écueil par Gilliatt, étaient voisines. Le magasin et la forge communiquaient.

Tous les soirs, sa journée finie, Gilliatt soupait d’un morceau de biscuit amolli dans l’eau, d’un oursin ou d’un poingclos, ou de quelques châtaignes de mer, la seule chasse possible dans ces rochers, et, grelottant comme la corde à nœuds, remontait se coucher dans son trou sur la grande Douvre.

L’espèce d’abstraction où vivait Gilliatt s’augmentait de la matérialité même de ses occupations. La réalité à haute dose effare. Le labeur corporel avec ses détails sans nombre n’ôtait rien à la stupeur de se trouver là et de faire ce qu’il faisait. Ordinairement la lassitude matérielle est un fil qui tire à terre ; mais la singularité même de la besogne entreprise par Gilliatt le maintenait dans une sorte de région idéale et crépusculaire. Il lui semblait par moments donner des coups de marteau dans les nuages. Dans d’autres instants, il lui semblait que ses outils étaient des armes. Il avait le sentiment singulier d’une attaque latente qu’il réprimait ou qu’il prévenait. Tresser du funin, tirer d’une voile un fil de caret, arc-bouter deux madriers, c’était façonner des machines de guerre. Les mille soins minutieux de ce sauvetage finissaient par ressembler à des précautions contre des agressions intelligentes, fort peu dissimulées et très transparentes. Gilliatt ne savait pas les mots qui rendent les idées, mais il percevait les idées. Il se sentait de moins en moins ouvrier et de plus en plus belluaire.

Il était là comme dompteur. Il le comprenait presque. Élargissement étrange pour son esprit.

En outre, il avait autour de lui, à perte de vue, l’immense songe du travail perdu. Voir manœuvrer dans l’insondable et dans l’illimité la diffusion des forces, rien n’est plus troublant. On cherche des buts. L’espace toujours en mouvement, l’eau infatigable, les nuages qu’on dirait affairés, le vaste effort obscur, toute cette convulsion est un problème. Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? Que construisent ces rafales ? Que bâtissent ces secousses ? Ces chocs, ces sanglots, ces hurlements, qu’est-ce qu’ils créent ? à quoi est occupé ce tumulte ? Le flux et le reflux de ces questions est éternel comme la marée. Gilliatt, lui, savait ce qu’il faisait ; mais l’agitation de l’étendue l’obsédait confusément de son énigme. À son insu, mécaniquement, impérieusement, par pression et pénétration, sans autre résultat qu’un éblouissement inconscient et presque farouche, Gilliatt rêveur amalgamait à son propre travail le prodigieux travail inutile de la mer. Comment, en effet, ne pas subir et sonder, quand on est là, le mystère de l’effrayante onde laborieuse ? Comment ne pas méditer, dans la mesure de ce qu’on a de méditation possible, la vacillation du flot, l’acharnement de l’écume, l’usure imperceptible du rocher, l’époumonnement insensé des quatre vents ? Quelle terreur pour la pensée, le recommencement perpétuel, l’océan puits, les nuées danaïdes, toute cette peine pour rien !

Pour rien, non. Mais, ô Inconnu, toi seul sais pourquoi.