Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/08

Émile Testard (Tome IIp. 47-50).


VIII

IMPORTUNÆQUE VOLUCRES


Gilliatt dormit bien. Pourtant il eut froid, ce qui le réveilla de temps en temps. Il avait naturellement placé ses pieds au fond et sa tête au seuil. Il n’avait pas pris le soin d’ôter de son lit une multitude de cailloux assez tranchants qui n’amélioraient pas son sommeil.

Par moments, il entr’ouvrait les yeux.

Il entendait à de certains instants des détonations profondes. C’était la mer montante qui entrait dans les caves de l’écueil avec un bruit de coup de canon.

Tout ce milieu où il était offrait l’extraordinaire de la vision ; Gilliatt avait de la chimère autour de lui. Le demi-étonnement de la nuit s’y ajoutant, il se voyait plongé dans l’impossible. Il se disait : Je rêve.

Puis il se rendormait, et, en rêve alors, il se retrouvait au Bû de la Rue, aux Bravées, à Saint-Sampson ; il entendait chanter Déruchette ; il était dans le réel. Tant qu’il dormait, il croyait veiller et vivre ; quand il se réveillait, il croyait dormir.

En effet, il était désormais dans un songe.

Vers le milieu de la nuit, une vaste rumeur s’était faite dans le ciel. Gilliatt en avait confusément conscience à travers son sommeil. Il est probable que la brise s’élevait.

Une fois, qu’un frisson de froid le réveilla, il écarta les paupières un peu plus qu’il n’avait fait encore. Il y avait de larges nuées au zénith ; la lune s’enfuyait et une grosse étoile courait après elle.

Gilliatt avait l’esprit plein de la diffusion des songes, et ce grossissement du rêve compliquait les farouches paysages de la nuit.

Au point du jour il était glacé et dormait profondément.

La brusquerie de l’aurore le tira de ce sommeil, dangereux peut-être. Son alcôve faisait face au soleil levant.

Gilliatt bâilla, s’étira, et se jeta hors de son trou.

Il dormait si bien qu’il ne comprit pas d’abord.

Peu à peu le sentiment de la réalité lui revint, et à tel point qu’il s’écria : Déjeunons !

Le temps était calme, le ciel était froid et serein, il n’y avait plus de nuages, le balayage de la nuit avait nettoyé l’horizon, le soleil se levait bien. C’était une seconde belle journée qui commençait. Gilliatt se sentit joyeux.

Il quitta son suroît et ses jambières, les roula dans la peau de mouton, la laine en dedans, noua le rouleau d’un bout de funin, et le poussa au fond de la tanière, à l’abri d’une pluie éventuelle.

Puis il fit son lit, c’est-à-dire retira les cailloux.

Son lit fait, il se laissa glisser le long de la corde sur le pont de la Durande, et courut à la niche où il avait déposé le panier de provisions.

Le panier n’y était plus. Comme il était fort près du bord, le vent de la nuit l’avait emporté et jeté dans la mer.

Ceci annonçait l’intention de se défendre.

Il avait fallu au vent une certaine volonté et une certaine malice pour aller chercher là ce panier.

C’était un commencement d’hostilités. Gilliatt le comprit.

Il est très difficile, quand on vit dans la familiarité bourrue de la mer, de ne point regarder le vent comme quelqu’un et les rochers comme des personnages.

Il ne restait plus à Gilliatt, avec le biscuit et la farine de seigle, que la ressource des coquillages dont s’était nourri le naufragé mort de faim sur le rocher l’Homme.

Quant à la pêche, il n’y fallait point songer. Le poisson, ennemi des chocs, évite les brisants ; les nasses et les chaluts perdent leur peine dans les récifs, et ces pointes ne sont bonnes qu’à déchirer les filets.

Gilliatt déjeuna de quelques poux de roque, qu’il détacha fort malaisément du rocher. Il faillit y casser son couteau.

Tandis qu’il faisait ce luncheon maigre, il entendit un bizarre tumulte sur la mer. Il regarda.

C’était l’essaim de goëlands et de mouettes qui venait de se ruer sur une des roches basses, battant de l’aile, s’entre-culbutant, criant, appelant. Tous fourmillaient bruyamment sur le même point. Cette horde à bec et ongles pillait quelque chose.

Ce quelque chose était le panier de Gilliatt.

Le panier, lancé sur une pointe par le vent, s’y était crevé. Les oiseaux étaient accourus. Ils emportaient dans leurs becs toutes sortes de lambeaux déchiquetés. Gilliatt reconnut de loin son bœuf fumé et son stockfish.

Les oiseaux entraient en lutte à leur tour. Ils avaient, eux aussi, leurs représailles. Gilliatt leur avait pris leur logis ; ils lui prenaient son souper.