Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/21

Émile Testard (Tome Ip. 81-83).
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L’archipel de la Manche


XXI

PUISSANCE DES CASSEURS DE PIERRE


Guernesey est une Trinacrie. La reine des Trinacries, c’est la Sicile. La Sicile appartenait à Neptune, et chacun de ses trois angles était dédié à l’une des pointes du trident. Les trois caps portaient trois temples ; l’un à Dextra, l’autre à Dubia, l’autre à Sinistra ; Dextra était la pointe des fleuves, Sinistra, la pointe des mers, Dubia, la pointe des pluies. Quoi qu’en ait dit le pharaon Psammuthis, menaçant Trasidée, roi d’Agrigente, de faire la Sicile « ronde comme un disque », ces trinacries échappent au remaniement de l’homme, et garderont leurs trois promontoires jusqu’à ce que le déluge qui les a faits vienne les défaire. La Sicile aura toujours son cap Pelore vers l’Italie, son cap Pachynum vers la Grèce et son cap Lilybée vers l’Afrique ; et Guernesey aura toujours sa pointe de l’Ancresse au nord, sa pointe de Plainmont au sud-ouest, et sa pointe de Jerbourg au sud-est.

À cela près, l’île de Guernesey est en pleine démolition. Ce granit est bon, qui en veut ? Toute la falaise est mise en adjudication. Les habitants vendent l’île en détail. Le curieux rocher la Roque-au-Diable a été dernièrement brocanté pour quelques livres sterling ; la vaste carrière de la Ville-Baudue épuisée, on passera à une autre.

Toute l’Angleterre demande de cette pierre. Rien que pour la digue construite sur la Tamise, il en faudra deux cent mille tonnes. Les personnes loyales qui tiennent à la solidité des statues royales ont fort regretté que le piédestal du bronze Albert, qui est en granit de Cheesering, n’ait pas été fait en bonne roche de Guernesey. Quoi qu’il en soit, les côtes de Guernesey tombent sous la pioche. En quatre ans, à Saint-Pierre-Port, sous les fenêtres des habitants de la Falue, une montagne a disparu.

Et cela se fait en Amérique comme en Europe. À l’heure qu’il est, Valparaiso est en train de vendre à l’enchère aux équarrisseurs les collines magnifiques et vénérables qui l’avaient fait surnommer Vallée-Paradis.

Les anciens guernesiais ne reconnaissent plus leur île. Ils seraient tentés de dire : on m’a changé mon lieu natal. Wellington le disait de Waterloo, qui était son lieu natal à lui. Ajoutez à cela que Guernesey, qui jadis parlait français, parle aujourd’hui anglais ; autre démolition.

Jusque vers 1805, Guernesey a été coupée en deux îles. Un fleuve de mer la traversait de part en part, du mont Crevel de l’est au mont Crevel de l’ouest. Ce bras de mer débouchait à l’occident vis-à-vis les Fresquiers et les deux Sauts-Roquiers ; il avait des baies entrant assez avant dans les terres, une allait jusqu’à Salterns ; on nommait ce bras de mer la Braye du Valle. Saint-Sampson, au siècle dernier, était un amarrage de barques des deux côtés d’une rue de l’océan. Rue étroite et sinueuse. De même que les Hollandais ont desséché le lac de Harlem dont ils ont fait une plaine assez laide, les guernesiais ont comblé la Braye du Valle, à cette heure prairie. De la rue ils ont fait un cul-de-sac ; ce cul-de-sac est le port de Saint-Sampson.