Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/19

Émile Testard (Tome Ip. 75-76).
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L’archipel de la Manche


XIX


Toutes les réminiscences de la France dans l’archipel ne sont pas également gracieuses. Nous connaissons un passant qui, dans l’admirable île de Serk, un dimanche, a entendu dans la cour d’une ferme ce couplet d’un ancien cantique huguenot français, très solennellement chanté en chœur par des voix religieuses ayant le grave accent calviniste :


Tout le monde pue, pue, pue,
Comme une charogne.
Gniaq’ gniaq’ gniaq’ mon doux Jésus
Qui ait l’odeur bonne.


Il est mélancolique et presque douloureux de penser qu’on est mort dans les Cévennes sur ces paroles-là. Ce couplet, d’un haut comique involontaire, est tragique. On en rit ; on en devrait pleurer. Sur ce couplet, Bossuet, l’un des quarante de l’académie française, criait : Tue ! Tue !

Du reste, pour le fanatisme, hideux quand il persécute, auguste et touchant quand il est persécuté, l’hymne extérieur n’est rien. Il a son grand et sombre hymne intérieur qu’il chante mystérieusement en son âme à travers toutes les paroles. Il pénètre de sublime même le grotesque, et, quelles que soient la poésie et la prose de ses prêtres, il transfigure cette prose et cette poésie par l’immense harmonie latente de sa foi. Il corrige la difformité des formules par la grandeur des épreuves acceptées et des supplices subis. Où la poésie manque, il met la conscience. Le libretto du martyre peut être plat, qu’importe si le martyre est magnanime.