Les Transformations futures de l’idée morale/03

Les Transformations futures de l’idée morale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 303-330).
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LES
TRANSFORMATIONS FUTURES
DE L'IDEE MORALE

III.[1]
FONDEMENS PSYCHOLOGIQUES ET MÉTAPHYSIQUES DE LA MORALITÉ.

I. Josiah Royce, The religious aspect of philosophy. — II. Wundt, Ethik, — III. Sigwart, Vorfragen der Ethik.

Nous ne pouvons donner ici qu’une esquisse bien incomplète de la manière dont l’humanité se représentera un jour, si nous ne nous trompons, les raisons les plus fondamentales de la moralité. Nous nous contenterons d’indiquer la direction que nous croyons la meilleure à prendre et que prend en effet, semble-t-il, la philosophie de notre temps. Celle-ci n’a pas la prétention, sans doute, d’inventer un principe absolument nouveau de la morale, que sa nouveauté même rendrait suspect de n’être point fondé sur la nature essentielle de l’homme ; mais il importe de trouver une nouvelle justification du principe éternel de la moralité, une adaptation de ce principe aux résultats de la science actuelle. Comme la métaphysique même, la théorie des mœurs tend de plus en plus à s’établir sur l’expérience, — j’entends l’expérience complète, non pas seulement extérieure, mais encore et surtout intérieure ; — la morale future devra donc chercher son fondement inébranlable dans la plus radicale des expériences. Or quelle est l’expérience première que toutes les autres supposent et où elles reviennent toutes se concentrer ? — C’est la conscience même de soi, qui n’est pas une hypothèse métaphysique, qui est mieux qu’un simple fait et qui est plus qu’une loi scientifique. Selon nous, la morale sera l’ensemble des conséquences qu’on peut déduire pour la conduite, non-seulement des conditions de la vie individuelle et sociale, comme le croit l’école de Comte et de Spencer, mais encore d’une analyse complète de l’expérience intérieure, c’est-à-dire de la conscience considérée en sa constitution essentielle.


I

Recherchons d’abord le fondement intellectuel de la moralité que devra reconnaître toute science des mœurs. A-t-on réfléchi à cette merveille intérieure de la conscience qui n’échappe à notre attention que parce qu’elle est ce qu’il y a pour nous de plus familier, étant nous-mêmes ? Nous ne pouvons nous concevoir isolément, nous ne pouvons, comme disent les Allemands, « poser » notre moi qu’en lui « opposant » d’autres êtres et, principalement, d’autres moi. La conscience, au lieu d’être fermée, est nécessairement ouverte ; au lieu d’être un absolu qui se suffit à lui-même, elle enferme une relation essentielle entre moi qui pense et quelque autre être que je pense. Dans cette prétendue solitude, dans ce désert apparent de ma conscience, je ne puis prononcer le mot moi, sans qu’un écho répète le même mot pour le compte des autres, et cela à l’infini : je ne me conçois qu’en société avec autrui et, si on va jusqu’au bout, en société avec l’univers. La conscience est donc sociable par nature, non point seulement par accident. Il est aussi impossible de trouver une conscience absolument individuelle que de trouver un aimant qui n’aurait qu’un seul pôle. Descartes a dit : Je pense, donc je suis ; il aurait pu aussi bien dire : Je pense, donc d’autres êtres existent ; je pense, donc vous êtes. La pensée est nécessairement objective, et les objets de ma pensée sont tous plus ou moins analogues à moi-même : tel sera, croyons-nous, le principe à la fois psychologique et métaphysique de la morale à venir, aussi fondamental que le cogito de Descartes. Objectera-t-on que les existences autres que la mienne sont peut-être simplement des fantômes, des apparences sans réalité en dehors de moi ? C’est ce qu’ont prétendu les partisans d’un idéalisme outré, de ce que les Anglais appellent le solipsisme. Les écrivains anglais, familiers avec la philosophie de Berkeley, ont souvent agité ce problème, et parfois sous les formes de la fantaisie poétique. Dans Through the Looking Glass, Alice est admise à voir le roi qui dort, et Tweedledeo lui demande : « Savcz-vous a quoi il rêve ? — Personne ne peut le deviner, répond Alice. — Pourquoi pas ? dit Tweedledee triomphant ; il rêve à nous. Seulement, s’il cessait de rêver à vous, Alice, où supposez-vous que vous seriez ? — Où je suis maintenant, cela est clair. — Non pas, vous ne seriez nulle part. Vous êtes seulement une sorte de chose dans son rêve. Si donc le roi venait à s’éveiller, adieu ! vous vous évanouiriez, juste comme la lueur d’une bougie. » Pourquoi Alice avait-elle raison de ne pas vouloir être considérée comme un fantôme dans la conscience d’autrui ? C’est qu’elle avait elle-même une conscience, capable de sentir, elle aussi, de penser et même de rêver ; et, si le roi se fût éveillé, elle eût continué de sentir, d’avoir conscience. Elle n’était donc pas une espèce de chose conçue par la pensée.

Ce que nous appelons les choses, à y regarder de près, ce sont des ensembles de rapports, et ces rapports se ramènent, en dernière analyse, à des rapports entre nos propres sensations ; les choses extérieures, abstraction faite de leur fond, de ce qui fait leur réalité intime, ne sont que des phénomènes, et ces phénomènes sont des apparences pour quelque conscience. Voilà ce que Berkeley a soutenu. Qu’est-ce que l’univers purement physique, le monde des choses ou des phénomènes ? C’est mon rêve, ou le vôtre. Si je cessais de rêver, et vous aussi, et tous les êtres sentans, le monde des apparences ferait, comme l’a dit Schopenhauer, un plongeon dans le néant. Mais, quand je pense à vous, pourquoi n’êtes-vous plus simplement une sorte de chose dans mon rêve ? Encore une fois, c’est que vous avez conscience ou, si l’on veut, c’est que vous rêvez, vous aussi. Je ne vous attribue donc une réalité indépendante de moi qu’en tant que je vous attribue ou une conscience comme la mienne, ou quelque chose de ce que renferme ma conscience.

Même les prétendus objets inanimés, quand je me les représente philosophiquement dans leur réalité et non plus scientifiquement dans leurs rapports entre eux ou avec moi, je ne puis me les figurer que comme des forces, des tendances, des appétits, des activités, des volontés plus ou moins obscures, en un mot comme des espaces de moi rudimentaires, comme des existences subconscientes et quasi-mentales, l’existence mentale étant la seule qui ne s’évanouisse pas en phénomènes et en rapports. Quand il s’agit de mes semblables, plus d’hésitation possible : je me projette en eux tout entier, et ils sont pour moi d’autres moi, qui comme moi souffrent ou jouissent, agissent, vivent et veulent vivre.

Qu’on explique comme on voudra ou comme on pourra ce prodige du moi concevant le non-moi, l’objet universel ou plutôt l’universalité des autres êtres, ce qui est certain, c’est que la philosophie de l’avenir comme la philosophie du passé devra en tenir compte : les hommes sont nos associés, nos frères, par la nature même de notre constitution intellectuelle ; déjà membres d’une société physique encore incomplètement unifiée, ils deviennent membres d’une société intellectuelle conçue comme la mise en rapport des consciences. Il existe ainsi dans la constitution même de l’intelligence une sorte « d’altruisme, » qui est la condition intellectuelle de l’altruisme dans la conduite ; il y a un désintéressement nécessaire à la pensée, qui’ fait que nous ne pouvons pas ne pas concevoir les autres, nous « mettre » leur place, » nous mettre en eux par la pensée. La conscience se trouve ainsi, par son fond même, reliée à tous les autres êtres : c’est l’aliquid inconcussum sur lequel la morale pourra s’établir ; nous allons voir, en effet, que la conscience de soi lui fournira tout ensemble une réalité indiscutable comme point de départ et un idéal indiscutable comme point d’arrivée.

En analysant la conscience, il semble que nous soyons bien loin de la morale, et cependant nous sommes dans le monde moral lui-même, qui est précisément le monde des consciences, le monde des réalités autres que les phénomènes physiques, autres que les apparences valables pour moi seul. Dans ce monde des consciences vont s’établir des degrés entre les actions et comme une hiérarchie, — ce qui est le grand problème de la science des mœurs. D’abord, certaines de nos actions ont des conséquences purement physiques et extérieures ; d’autres ont des conséquences dans l’intimité même des consciences ; les premières demeureront étrangères au monde moral ; les autres en feront partie. Lorsque je mets en mouvement une machine, mon action ne s’exerce que sur des surfaces, sur des rapports de rouages, sur des phénomènes extérieurs : la locomotive qui était tout à l’heure à Paris est maintenant en marche vers Lyon : il y a eu là un simple changement de relations dans le temps et dans l’espace. Je n’ai ni le besoin ni la possibilité de savoir ce qui se passe à l’intérieur des atomes composant la locomotive. Rien ne m’assure que je puisse influer sur l’état interne de ces atomes, augmenter leur bien-être ou leur malaise, s’ils ont un bien-être et un malaise : mon action a donc pour moi une signification purement mécanique. Non philosophique et métaphysique. Aussi est-elle moralement indifférente. Voilà, dans la classification hiérarchique des actes, un premier degré que toute philosophie future ne saurait manquer de reconnaître. Mais si, au lieu de pousser en avant une machine, je pousse en avant un homme qui me résiste et qui souffre de cette violence exercée, mon action retentit dans une autre conscience, elle s’exerce sur des réalités, les seules réalités à moi connaissables, elle ne modifie plus simplement des apparences pour ma conscience, sans que j’aie le besoin ni le pouvoir de deviner ce qui se passe au-delà ; elle modifie une autre conscience, que je ne puis m’empêcher de concevoir en même temps que la mienne et semblable à la mienne. Mon action a une portée psychologique et métaphysique, et c’est pour cela qu’elle a une portée morale.

Alors, en effet, je n’opère plus sur de simples phénomènes ; j’opère, sinon sur les êtres en soi, du moins sur les êtres pour soi, sur les êtres qui se pensent, — et c’est une chose bien plus importante que tout le reste. En fait, l’homme que je pousse malgré lui proteste et s’écrie : « vous me traitez comme une machine, comme une chose. » — Ce qui revient à dire : « vous me traitez comme si j’étais simplement un ensemble de rapports existant pour votre pensée et non pour eux-mêmes, une apparence pour votre conscience, un fantôme dans votre rêve, comme si mon existence dépendait exclusivement de la vôtre, comme si la vôtre était la seule, comme si, au fond, la vôtre ne dépendait pas aussi de la mienne, et toutes les deux d’une existence plus vaste, celle du tout, que nous concevons également. Votre action, au point de vue purement scientifique et, mécanique, peut être rationnelle, en parfaite conformité avec le parallélogramme des forces, réductible à une équation algébrique des plus exactes ; mais est-elle aussi rationnelle au point de vue philosophique ? Non, puisque votre conscience ne tient pas compte de cet élément capital du problème, ma conscience, qui est pourtant aussi réelle que du vôtre, d’espèce identique à la vôtre, et sans laquelle même, dans la solidarité universelle, la vôtre m’existerait pas. De là il résulte que faction où nous tenons compte de la conscience d’autrui, et de son degré de similitude avec la nôtre, sera toujours intellectuellement supérieure à celle où nous ne tenons compte que de notre propre conscience et de ses manières d’être individuelles.

Nous croyons donc que la philosophie morale devra un jour, avant tout, reconnaître et distinguer profondément les deux manières dont nous pouvons nous représenter à nous-mêmes les êtres dont se compose l’univers : l’une physique et proprement scientifique, l’autre psychologique, qui seule intéresse et intéressera toujours la morale. La représentation purement physique et scientifique, sous forme de phénomènes et de rapports, sera considérée comme symbolique : les savans seront obligés d’avouer que la science positive roule sur des représentations incomplètes, signes mis à la place des objets mêmes, tout comme les lettres algébriques remplacent les nombres, et les nombres les objets concrets. Un système de signes, c’est au fond un système de mots, une langue, et la science pure ne sera considérée un jour que comme « une langue bien faite. » La représentation psychologique des choses, au contraire, apparaîtra comme la représentation de leur réalité intérieure, leur vraie « réalisation » dans notre conscience, selon l’expression anglaise que préfère M. Josiah Royce.

Ceci posé, la réalisation d’autrui dans notre pensée peut être plus ou moins complète, et c’est, comme nous allons le voir, selon ce degré de réalisation que nos actes diffèrent en valeur morale. Quand je pense à vous, je puis ne réaliser que très imparfaitement votre conscience dans la mienne ; si, par exemple, je prends du plaisir à vos dépens et en vous causant de la peine, c’est que j’ai pleine conscience de mon plaisir, à moi, tandis que votre peine, à vous, reste pour moi à l’état de simple mot, de signe, de symbole : je ne me la représente pas dans sa réalité, je ne la réalise pas en moi, je ne la sens pas comme vous la sentez. Mais, si j’avais à la fois conscience de mon plaisir et conscience de votre peine, il est clair que mon plaisir serait contre-balancé, et je cesserais de vous faire souffrir. Lorsque je vous fais souffrir, je traite donc de nouveau mon semblable comme un simple phénomène et une ombre dans ma conscience, comme un personnage dans mon rêve, non comme une vraie conscience et une vraie réalité. Il en résulte que j’agis sans avoir la pleine conscience de toute mon action et de tout son effet ; je ne sens que son effet en moi, et je ne sens pas son effet en vous, qui reste pour moi une abstraction pâle et décolorée. J’agis donc aussi sans avoir conscience de vous-même. Supposons, au contraire, que je me mette pleinement « à votre place, » que j’aie la conscience entière et concrète de mon action en vous comme en moi, vous cessez d’être un spectre, un phénomène, une simple chose : vous devenez une conscience, une personne vivante, égale à moi ; j’ai conscience de vous comme si vous étiez moi, et votre conscience ne fait plus qu’une avec la mienne.

Une action égoïste pourra donc se définir une action où la conscience est unilatérale, où nous ne réalisons pas, par une représentation vivante, la conscience d’autrui dans notre propre conscience. Tout sentiment qui divise les hommes, comme la haine, la colère, la vengeance, l’hostilité sous ses mille formes, provient de ce que nous avons une conscience incomplète et purement abstraite d’autrui, de ce que nous n’avons pas vraiment conscience des autres et de leur identité avec nous : si nous pouvions passer dans l’être qui nous hait et que nous haïssons, que deviendrait notre haine ? Un philosophe poète a placé dans la bouche de Spinoza ces vers :


On ne peut plus haïr l’être qu’on a compris ;
Je tâche donc toujours d’aller au fond des âmes.
Nous nous ressemblons tant ! Je retrouve, surpris.
Un peu du bien que j’aime au cœur des plus infâmes,
Et quelque chose d’eux Jusqu’en mon dur mépris.
Aussi je n’ose plus mépriser rien. La haine
N’a même pas en moi laissé place au dédain :
Rien n’est vil sous les cieux, car il n’est rien de vain[2].


Ce sentiment spinoziste aura certainement sa place dans la morale future, mais ce ne sera encore qu’une place secondaire. Spinoza, en effet, s’en tient encore à l’intelligence proprement dite, à la science qui explique les effets par leurs causes, qui relie selon des lois régulières un phénomène à un autre phénomène : la sérénité de la science est faite de froideur. Mais il ne faut pas seulement comprendre celui qui nous hait ; il faut pénétrer dans sa conscience même au point de sentir ce qu’il sent comme ce que nous sentons, de vouloir ce qu’il veut comme ce que nous voulons : il faut aimer celui qui nous hait. De là cette formule de toute morale future, implicitement contenue dans la morale de tous les temps : — agis envers les autres comme si tu avais conscience des autres en même temps que de toi, car ils sont des consciences comme ta propre conscience.

Puisqu’en fait la conscience d’autrui n’est pas seulement pour nous un fantôme intérieur, un rêve, puisque nous lui attribuons une réalité aussi réelle que la nôtre et de même rang que la nôtre, nous avons nécessairement l’idée d’une réalité commune à tous, d’une vérité et même d’une existence qui nous dépasse, qui est « l’être universel. » C’est l’idée suprême de l’intelligence, qu’aucune doctrine ne pourra nier. De là va naître pour l’homme, être intelligent, un idéal moral. En effet, puisque mon intelligence, en vertu même de sa nature, sort ainsi du moi pour embrasser l’universalité des êtres, la complète satisfaction de mon intelligence, son bien idéal serait évidemment d’être élevée à la hauteur d’une intelligence universelle. Voilà donc un nouveau principe sur lequel l’accord ne peut manquer de se faire. La grande question sera seulement de savoir en quoi consisterait cette intelligence universelle qui serait le bien suprême considéré par rapport à notre faculté de penser. Elle ne pourra être conçue que de deux manières, ou comme science universelle, ou comme conscience universelle. De ces deux conceptions, en face desquelles nous nous retrouvons toujours, quelle est celle qui devra l’emporter ? En d’autres termes, quand puis-je dire que j’ai la pleine intelligence des êtres et que, par conséquent, mon intelligence est pleinement satisfaite ? Est-ce quand j’ai seulement la science ? — Non, puisque la science, même universelle, roule sur des phénomènes et des rapports ; elle ne connaît les choses, nous venons de le voir, que par le dehors et non par le dedans. Elle explique, mais de quelle manière ? En ramenant les choses à des rapports de rapports dans l’espace et dans le temps, à des enchevêtremens de lois abstraites, à des mécanismes qui ne sont eux-mêmes que des théorèmes de géométrie. En un mot, elle analyse, elle dissout, elle détruit : elle fait l’anatomie des êtres, et, par cela même, elle abstrait la vie. S’il y a là une première satisfaction de l’intelligence, c’est une satisfaction incomplète, qui, réduite à elle-même, se change en déception finale : car, en voulant expliquer les êtres, l’intelligence a détruit les êtres pour ne laisser subsister que leurs rapports. Aussi l’idolâtrie de la science pure finira-t-elle par diminuer dans l’humanité à mesure que la science se rendra mieux compte elle-même de ses propres limites et de son essentielle relativité. La science n’est encore que la projection gigantesque du monde en nous, une ombre s’étendant à l’infini, la silhouette de l’immensité ; si elle saisit l’intelligible, elle ne saisit pas le réel, elle n’est pas la conscience vivante de l’univers. Pour avoir la pleine intelligence des êtres, il faudrait les connaître par le dedans, se mettre en eux et les sentir comme ils se sentent. Or la connaissance par le dedans, encore une fois, c’est la conscience. La pleine satisfaction intellectuelle, ce serait donc la conscience universelle, unissant à la fois moi, vous, tous et tout. Je sentirais vos joies comme miennes, vos peines comme miennes ; dans mon cœur battraient votre cœur et tous les cœurs ; mon tressaillement serait celui de l’univers, je vivrais de sa vie ; il n’y aurait plus pour moi rien d’abstrait, rien de symbolique, rien d’apparent ou de phénoménal : tout serait réel, senti, voulu, vivant et vécu. La « science universelle » n’est encore que l’ombre de cette « conscience universelle, » car si la science n’embrasse que les contours des choses, la conscience seule pénètre au cœur même des êtres. L’idéal d’une conscience universelle saisissant la réalité intime de tous, les réconciliant ainsi en son sein et assignant à chacun son rang véritable dans l’ensemble, c’est proprement, par rapport à notre conscience imparfaite et encore égoïste, ce que la philosophie future pourra appeler du nom de conscience morale. Rentrer, comme on dit, dans sa conscience, c’est simplement faire effort pour prendre conscience d’autrui et de tous comme de nous-même, pour réaliser en nous la réalité même des autres et de tous les êtres, pour les voir par le dedans comme ils se voient, pour les sentir comme ils se sentent, pour les vouloir comme ils se veulent. Quiconque monte ainsi vers la conscience universelle monte vers la moralité. À ce point de vue, le précepte moral deviendra : — Agis comme si tu étais la conscience universelle. — Dès qu’un être est capable de concevoir les autres êtres et la totalité des êtres, et, qui plus est, l’être même en son unité, soit actuelle, soit à venir, comment pourrait-il être satisfait intellectuellement d’une action égoïste, d’une action par laquelle la partie s’érige en tout, se subordonne le tout ? Il y a là non pas seulement quelque chose d’illogique, ce qui ne serait qu’une affaire déforme, mais une irrationalité fondamentale, et aussi une conscience imparfaite de notre vrai moi comme du tout. L’immoral apparaîtra donc aux philosophes comme étant l’irrationnel, et, en une certaine mesure, l’inconscient.

Si la terre pouvait parler et disait : — « J’ai conscience de moi, mais de moi seule ; je me vois, je me sens, je me veux et je me suffis, » un Newton ou un Laplace pourrait lui répondre : — « votre conscience de vous-même n’est qu’une petite portion de conscience ; si vous vous aperceviez réellement, vous apercevriez en vous l’action du Soleil, de Mercure, de Mars, de Vénus, de Jupiter et de toutes les planètes ; vous verriez en vous tout le système solaire et même stellaire. Loin de vous suffire à vous-même, vous n’existez que dans l’univers et par l’univers ; vous ne pouvez donc avoir la pleine conscience de votre existence que dans la conscience de l’existence universelle. L’aveuglement d’où naît l’égoïsme consiste à prendre le moi pour le monde et la partie pour le tout. »


II

Si la morale future peut trouver une première base dans la constitution essentielle de la conscience, elle en trouvera une plus intime encore et plus ; profonde dans la constitution de la volonté. A mesure que l’on comprendra mieux la nature à la fois individuelle et universelle de l’intelligence, on verra qu’elle implique, la nature également individuelle et universelle de la volonté même, ainsi que de la sensibilité qui en est inséparable. Les épicuriens et les utilitaires ; se sont Imaginé que la volonté était uniquement et exclusivement « gravitation sur soi. » Tandis que, dans les particules matérielles qu’étudie l’astronome, il y a à la fois deux forces en action, — l’une vers le centre, l’autre centrifuge, — l’être vivant, l’être doué de volonté serait-il donc livré à une seule force, celle qui le concentre en lui-même, sans qu’aucune force réelle d’expansion le puisse ouvrir au dehors ? Nous croyons que la philosophie future n’acceptera pas cette représentation radicalement égoïste de la volonté.

La théorie, de plus en plus dominante, qui admet le caractère essentiellement social de l’individu même, rompra définitivement avec l’atomisme psychologique et moral du siècle dernier. Cette théorie repose à la fois sur la biologie, sur la psychologie, sur la science sociale : elle nous paraît appelée à devenir une des bases scientifiques de la morale future. La biologie résoudra l’individu vivant en une collection d’êtres vivans, qui, elle-même, ne subsiste, ne se nourrit et ne se développe qu’à l’aide d’une collection plus vaste. La psychologie, dans notre conscience, retrouvera la résultante d’une multitude de tendances élémentaires dont chacune enveloppe déjà, avec une sensation sourde et un sourd appétit, un rudiment de conscience. La science sociale, enfin, nous montrera dans la société un fait plus ancien que la vie individuelle, en ce sens qu’un individu a toujours eu besoin d’autres individus pour naître, pour grandir, et n’a jamais été isolé. L’existence individuelle, — et c’est un des points sur lesquels M. Wundt insiste le plus, — est « relative à l’existence de la tribu, de la famille, de la collectivité. » Enfin, au point de vue de la métaphysique, l’atomisme moral qui aboutit à la théorie de l’égoïsme n’aura pas plus de base qu’au point de vue des autres sciences. Les disciples de Descartes et de Leibniz se figuraient la conscience comme inhérente à une substance qui lui servait de support et qui constituait l’individu même ; l’individu était donc un atome de substance, un petit morceau infinitésimal de l’être, un indivisible grain de poussière spirituelle, une petite prison cellulaire « sans fenêtres sur le dehors, » ou avec des fenêtres bien garnies de barreaux. Dès lors, l’abnégation devenait trop difficile à cet être qui, en vertu de la loi universelle, ne pouvait que « tendre à conserver son être, » ou, pour parler le langage moderne, était soumis en esclave à la loi de la conservation de la force. La notion d’une substance spirituelle n’était, au fond, que celle d’une matière spirituelle, car ce support brut et sans pensée où vient apparaître, comme un feu follet dans la nuit, le mode appelé pensée, qu’est-ce autre chose, — Berkeley et Kant l’ont fait voir, — qu’une représentation de l’esprit sur le modèle de la matière ? M. Wundt, dans son Éthique, insiste particulièrement sur la fausseté métaphysique de l’atomisme moral. L’imagination seule, selon lui, éprouve le besoin de chercher sous l’acte même de la conscience, sous la « vie mentale actuelle, » quelque support étranger à la conscience, qu’on le nomme substance, âme, matière, ou de quelque autre nom. Aristote avait raison de dire que la pensée est un acte, et que c’est cet acte même qui la constitue. S’il en est ainsi, la séparation des diverses individualités n’est plus absolue : l’être n’est plus éparpillé en monades séparées par une sorte de vide ; la personne n’a plus ces contours rigides qui rendent impossible la pénétration des consciences. Nous sommes au contraire pénétrés de toutes parts, ouverts par tous les côtés de notre être, donnant et recevant, agissant et pâtissant, sans cesse traversés par le courant de la vie universelle. Ainsi, dans l’ordre spirituel, l’atomisme tend à disparaître, et les philosophes de l’école évolutioniste finiront par s’accorder sur ce point, par opposition à l’école utilitaire et, en définitive, matérialiste qui domina dans le siècle dernier. A l’atomisme se substituera cette doctrine d’unité progressive pour laquelle les Allemands ont inventé le nom de monisme, sorte de panthéisme large débarrassé de tout son appareil scolastique. Il y a un certain monisme ou, si l’on veut, un certain panthéisme nécessaire à la morale, au moins comme idéal, et qui, dans l’avenir comme dans le passé, lui servira de fondement métaphysique. S’il est incontestable, d’une part, que nous avons la volonté d’être, d’autre part, que notre être n’est point entièrement séparé de l’être total, ne faut-il pas qu’il y ait quelque chose qui circule d’un être à l’autre, qui pénètre les atomes mêmes et les individus en apparence isolés, puisque tous ont des lois communes en vertu de leur réciprocité d’action et du déterminisme universel ? ne subissons-nous pas, physiquement et moralement, l’action du tout ? N’y a-t-il pas en moi, selon la science même, quelque chose qui vient de l’univers entier ? Il en résulte que l’individu intelligent doit recevoir du tout, — et par là n’entendez pas seulement le petit tout social, mais le grand tout, — une impulsion correspondant à l’univers qu’il conçoit, impulsion qui n’est pas seulement physique, mais encore psychique, et qui se traduit par une tendance à l’universel, par une volonté de l’universel. On peut donc dire, tout ensemble, que je veux l’univers, et que l’univers se veut en moi. Comme je ne puis me concevoir pleinement moi-même sans concevoir les autres et le tout, je ne puis me vouloir pleinement sans vouloir le tout.

De même, je ne puis être complètement heureux que si tous sont heureux. Il y a, au fond de la sensibilité, un amour qui n’a pas pour limite infranchissable le moi, un amour qui n’est pas cette sorte de monstre installé au fond de notre conscience par les La Rochefoucauld et les Helvétius, — l’amour-propre, — que rien, selon eux, ne peut chasser, et qui, comme un Protée, se déguise sous toutes les formes. L’amour-propre n’est pas, comme l’ont cru les partisans de l’égoïsme radical, un sentiment élémentaire et irréductible d’où dériveraient nécessairement tous les autres. Il est au contraire la résultante d’un grand nombre de sentimens plus simples, qui ne sont pas tous, à l’origine, franchement orientés vers le moi : instinct de conservation, curiosité, orgueil, honneur, pudeur, regret, etc. Le prétendu égoïsme foncier de l’enfant n’est que la domination d’instincts encore inférieurs à ceux de l’adulte et en rapport avec l’état même de l’enfant ; l’amour de soi véritable ne peut prendre naissance que lorsque la conscience de soi s’est développée : ignoti nulla cupido, et la conscience n’est pas du premier coup individualisée, centralisée par la réflexion. Ce qui est à nous ou provient de nous ne nous plaît que parce que nous le connaissons mieux, le sentons et le vivons plus intimement ; en un mot, parce qu’il est l’objet d’une conscience directe et concrète, d’une vraie « réalisation. » Nous ne connaissons les autres hommes que comme d’autres nous-mêmes plus lointains ; il faut bien que nous les aimions d’abord moins que nous, parce qu’ils sont moins connus, pour les aimer ensuite autant que nous et parfois plus que nous-mêmes.

Enfin, n’y eût-il eu encore aucun acte de volonté vraiment désintéressée, c’est un fait, et un fait scientifique, que nous avons tout au moins l’idée du désintéressement. Cette idée est même, nous l’avons vu, essentielle à notre intelligence : on peut dire que, par nature, l’intelligence est désintéressée, puisqu’elle est objective, puisqu’elle conçoit l’objet réel indépendamment des sujets particuliers, l’être universel et la vérité universelle. Or ce développement de l’intelligence rend possible, ne fût-ce que par la seule force de l’idée, une réalisation progressive du désintéressement dans la volonté même.

Tant intérêt pris à une idée en fait une idée-force. D’après ce qui précède, une idée aura une force d’autant plus expansive, conséquemment d’autant plus morale, qu’elle sera plus générale et plus voisine de l’universel. A vrai dire, il y a en nous, non-seulement par notre constitution naturelle, mais encore par l’accumulation d’effets que produit l’hérédité, trois centres principaux d’attraction autour desquels graviteront toujours nos idées, nos sentimens, nos désirs. Le premier de ces systèmes astronomiques, dans le firmament intérieur, est l’idée du moi. L’idée-force du moi a une action : c’est le moi actuel anticipant par la pensée et par le désir son avenir indéfini, concevant par là un moi idéal qui demande à se réaliser. Il y a ainsi un moi qui juge le moi : la conscience se juge elle-même en s’apercevant ; elle est une mesure à la fois psychologique et morale, elle classe les phénomènes intérieurs en les saisissant, elle établit des plans, comme le regard même, une hiérarchie et un centre de perspective : ce centre, c’est la volonté tendant à réaliser ce que Hegel appelait la satisfaction véritable du moi véritable.

Outre notre moi individuel, nous avons, en second lieu, ce qu’on peut appeler un moi social. Ma patrie, c’est moi, en tant qu’il y a en moi tout un ensemble d’idées, de sentimens et de tendances qui me la rendent présente et intime, et qui sont bien encore moi. Ma personne est prolongée en autrui et fondue avec un ensemble de volontés qui poursuivent la même fin. Toute solidarité non plus abstraitement conçue, mais réellement sentie et, par cela même, agissante en nous, devient partie intégrante de notre individualité même, « s’intègre » avec le tout appelé moi. En fait, nous pouvons agir et nous agissons sous l’idée dominante de la société, comme si le groupe dont nous sommes membres était encore nous-même, du moins au point de coïncidence entre nous et tous. Sans cette « intégration » ou fusion avec le moi, les idées de Patrie ou d’Humanité n’agiraient pas comme elles agissent ; elles demeureraient des entités abstraites, de simples signes logiques, tandis qu’elles deviennent des élémens et des facteurs réels de ma volonté, des idées-forces, par leur pénétration intime dans le moi.

La complexité réelle du moi sous la simplicité de l’acte par lequel il a conscience se manifeste dans les cas maladifs où l’on voit la personnalité devenir double et parfois triple. C’est le grossissement anormal d’un fait normal ; il y a réellement en chacun de nous plusieurs centres d’action et de gravitation, plusieurs idées-forces dont chacune, si elle était seule, entraînerait notre être entier dans son tourbillon. L’abnégation est la substitution d’un moi plus large à un moi plus étroit : celui qui se dévoue à la patrie devient tout entier patrie, celui qui se dévoue à l’humanité devient tout entier humanité.

Enfin nous avons ce qu’on peut appeler un moi universel et cosmique, qui est l’ensemble de nos tendances vers le tout. Plus la science et la métaphysique, d’un commun accord, mettront en lumière la solidarité des êtres au sein de l’être, des membres de l’univers au soin de l’univers, l’action réciproque de chacun sur tous et de tous sur chacun, plus elles démontreront, en d’autres termes, que le moi n’est pas son tout à lui-même, qu’il est seulement une partie d’une existence plus large, une unité dans une société universelle, plus l’idée croissante de l’univers s’accompagnera d’une tendance également croissante de la volonté vers l’universel. On ne peut pas, du haut d’une montagne, embrasser un horizon illimité sans éprouver une sorte d’impulsion parallèle à l’idée même de l’infini que l’on conçoit, un vertige de l’immensité. Il y a de même, dans l’ordre moral, un vertige sacré auquel l’homme n’échappera jamais, celui de l’infini et de l’universel. Mais, loin d’être une sorte de trouble et de perturbation, comme le vertige physique, la volonté de l’universel est au contraire la volonté normale, celle qui se dégage dès qu’ont disparu les entraves apportées par les nécessités de la vie : quand le besoin est apaisé, quand la lutte pour la vie est suspendue par une trêve, aussitôt se manifestent les pensées et tendances désintéressées de notre être : la lumière infinie reparaît derrière les nuages mouvans de l’existence ; nous nous plaisons à la contemplation de l’universel, nous ne demandons pas mieux que de vouloir universellement, d’aimer universellement ; nous redevenons des « hommes de bonne volonté. « Il y a donc en effet en nous une bonne volonté radicale, une volonté morale primitive, une force morale antérieure à tout. C’est là le principe fondamental de la moralité. La morale aura beau se transformer dans ses applications, la société aura beau se transformer elle-même, nous ne pensons pas qu’aucune transformation puisse jamais atteindre cette idée directrice : nous admettons que l’axe du monde moral est invariable, qu’il y aura toujours un contraste entre la direction de la conscience vers soi et sa direction vers le tout, entre l’égoïsme et le désintéressement, entre l’intérêt pris à l’individu comme tel et l’intérêt pris à l’universalité de l’être ; on pourra se représenter ces intérêts sous des formes diverses, mais ils subsisteront comme les deux pôles de toute conscience et de toute volonté. On ne peut donc pas dire que le principe de la morale soit l’hypothèse personnelle d’un métaphysicien ; c’est, si l’on veut, une thèse, résultant de la constitution même de notre pensée. En partant de cette thèse, la morale fait ce que fait la science même ; seulement, la science cherche les lois universelles déjà réalisées et la morale cherche ce qui reste à réaliser dans l’univers, en tant que nous pouvons coopérer avec conscience à cette réalisation et nous identifier par notre vouloir avec l’univers.


III

Si, comme nous le croyons, la morale future prend pour principe l’orientation naturelle de la conscience et de la volonté vers l’universel, quelle forme y recevra l’idée du devoir, qui suppose à la fois liberté morale et obligation morale ? La philosophie future pourra ne pas attribuer à l’homme le libre arbitre conçu à la façon vulgaire, comme un pouvoir absolument indéterminé entre les contraires, capable de choisir l’un tout aussi bien que l’autre au même moment, sorte de hasard personnifié. Il est douteux que cette liberté d’indétermination et d’indifférence, qui est le fond du libre arbitre tel qu’on l’entend d’ordinaire, soit elle-même morale : elle fait de nos actes des accidens détachés pour ainsi dire de notre caractère, sans lien déterminé avec ce caractère, avec ce qui constitue notre individualité. Nous voulons une chose, et nous aurions pu tout aussi bien, dans les mêmes dispositions et les mêmes circonstances, vouloir l’opposé ; comment alors qualifier moralement un acte aussi arbitraire, qui n’est plus l’expression de nous-même et de notre volonté vraie, mais un événement superficiel et fortuit, un météore intérieur ? Il est peu probable que cette conception continue de subsister dans la morale à venir, parce qu’au fond elle n’est pas plus morale qu’elle n’est scientifique.

En résulte-t-il que le déterminisme doive réduire notre individualité à une sorte d’inertie et d’inaction ? Sans doute les doctrines déterministes plus ou moins mal interprétées, qui se répandent de plus en plus, semblent avoir eu pour première conséquence de diminuer le sentiment de la volonté et de la liberté personnelle, d’exercer ainsi une influence dépressive ; mais ce n’est là qu’un effet transitoire qui tient à ce que ces doctrines offrent encore aujourd’hui d’incomplet et d’inexact. Notre volonté a beau agir selon des lois, non au hasard, elle n’en est pas moins notre volonté et n’en a pas moins son action dans l’ensemble des actions qui doivent déterminer l’avenir. S’il y a un mécanisme universel, c’est qu’il y a partout des causes plus profondes qui se manifestent par des relations mutuelles dans le temps et dans l’espace sous cette forme de mécanisme. Dans une bataille, les combattans ne sont pas produits par la tactique, mais il y a une tactique parce qu’il y a des combattans, et le combat même a lieu selon certaines lois extérieures parce qu’il y a des lois plus intimes qui produisent le conflit même, — des lois de passions, d’intérêts, de pensées, etc. La métaphysique exclusivement mécaniste confond la tactique de l’univers avec les vraies tendances primordiales de la réalité qui engendrent ultérieurement et consécutivement cette tactique, cet ordre constant de bataille dans le conflit des forces.

Nous croyons d’ailleurs, pour notre part, qu’on peut introduire dans le déterminisme un élément de réaction sur lui-même en montrant l’influence que les idées, y compris l’idée même de liberté, exercent sur leur propre réalisation. On n’a plus alors, comme dans l’autre hypothèse, une machine qui poursuit fatalement sa marche, soit que la lumière intermittente de la conscience l’éclaire, soit qu’elle ne l’éclaire pas : la lumière interne réagit sur la marche, elle fait elle-même partie des facteurs de cette équation qui aura pour solution. L’avenir. Ainsi s’obtient une approximation pratique de la liberté morale. L’idée, en effet, ne correspond pas seulement à ce qui a été et qui n’est plus, mais encore à ce qui n’est pas et qui sera. Et la volition ne consiste pas seulement, comme on l’a dit, dans la détermination d’un acte par l’idée d’une chose qui sera ; elle consiste, à notre avis, dans la détermination, d’un acte par l’idée d’une chose qui sera par nous, qui n’existera que par notre action consciente, par l’idée même et le désir que nous en avons. L’idée de l’efficacité même des idées et des désirs entre ainsi comme élément nécessaire dans toute volition. De plus, dans le fond dernier des choses, on peut admettre qu’une puissance réelle, une cause supérieure au déterminisme des phénomènes répond à l’idée de liberté et se manifeste par cette idée en même temps que par les phénomènes, de manière à dépasser toujours ces derniers et à envelopper une perfectibilité indéfinie. Quant à une liberté capable de produire, dans l’ordre même de l’expérience, des « commencemens absolus, » — comme ceux qu’admet M. Renouvier, nous n’y voyons pour notre part rien ni d’intelligible, ni de moral. Ce hasard réalisé n’est pas plus moral que la nécessité réalisée, et la combinaison de la loi-nécessité avec le libre arbitre-hasard n’a pas la vertu de nous éclairer sur la nature intime de l’action.

Dans un très beau roman de psychologie, où la pensée offre un singulier mélange de force et de faiblesse, M. Paul Bourget s’efforce de rattacher aux doctrines déterministes de la philosophie contemporaine l’odieuse « vivisection d’âme » instituée, sous forme de séduction systématique, par un psychologue qui se croit expérimentateur. Mais la philosophie du « disciple » et celle du maître nous semblent également en retard de plus d’un siècle : maître et disciple en sont encore au fatalisme brut de Spinoza ou au scepticisme superficiel du siècle de Voltaire. De nos jours, quels sont les philosophes qui considèrent le bien et le mal comme de simples « étiquettes sociales sans valeur, » comme des « conventions tantôt utiles, tantôt puériles ; » la pitié comme une ridicule « faiblesse, » le respect comme « la plus sotte de nos ignorances, » le remords comme « la plus niaise de nos illusions humaines[3] ? » Ce sont là des sophismes du temps de Diderot et de Lamettrie. La philosophie contemporaine, loin de considérer la vertu et le vice comme des « conventions, » y voit au contraire, non-seulement des nécessités sociales et des vérités sociales, mais la révélation des plus hautes tendances métaphysiques essentielles à un être pensant qui conçoit l’univers. La philosophie contemporaine, loin de ridiculiser l’instinct moral, tend de plus en plus à le justifier, car elle y découvre une intuition presque infaillible des lois les plus profondes de la vie. Au lieu de voir dans la pitié une « illusion, » elle y voit au contraire le premier et le plus sûr moyen de dépouiller l’illusion du moi isolé et se suffisant à lui-même. Le respect n’est pas « la plus sotte de nos ignorances, » pas plus que l’admiration du beau et le dégoût du laid ; il est un effet analogue au sentiment du sublime, produit par ce qu’il y a d’infini et, en dernière analyse, d’insondable en toute vie sentante et consciente, en toute intelligence capable de concevoir l’univers. Le remords n’est pas « la plus niaise des illusions, » mais la conscience douloureuse d’une difformité mentale qui, en se concevant, se juge et, en se jugeant, peut par cela même se reformer. Il ne suffit pas de supprimer la notion ordinaire du libre arbitre, ni celle du « Père céleste, » pour supprimer du même coup toute hiérarchie entre les êtres, toute distinction de supériorité et d’infériorité, de beauté et de laideur, de raison et de folie, de santé morale et de maladie morale. Même dans le monde physique, où la santé et la maladie sont d’ordinaire fatales, elles ne sont pas pour cela équivalentes ; à plus forte raison dans le monde moral, où justement la santé et la maladie peuvent réagir sur elles-mêmes par l’idée et le sentiment d’elles-mêmes. C’est donc redescendre au vieux fatalisme des mahométans que de dire : — « Il faut accepter l’inévitable dans le monde intérieur comme dans le monde extérieur, accepter son âme comme on accepte son corps ; » non, le jugement que nous portons sur notre âme la modifie, et nous avons là un point d’appui pour ce levier intérieur qui est la volonté. Il y a en nous des choses que nous pouvons accepter, que nous pouvons refuser. C’est encore tomber dans le sophisme paresseux que de dire : — « Je ne lutterai pas contre moi-même, je m’abandonnerai à des événemens intérieurs dont la série est déterminée ; » — car, d’abord, nous ignorons ce qui est déterminé, et de plus, nous faisons partie des agens mêmes de cette détermination, dont nous pouvons modifier en nous le cours par cela même que nous en concevons la possibilité. « Si le mécanisme, s’écrie M. Bourget, pouvait lui-même modifier ses rouages et leur marche ! » — Précisément il le peut, par l’idée et le désir qu’il en a. — « Changer quoi que ce fût dans une âme, ce serait arrêter la vie. » — Au contraire, changer et se changer, c’est la vie même, la vie des êtres intelligens et sentans. La psychologie contemporaine n’est donc pas plus responsable des vivisections d’âme que pourrait se proposer un philosophe dévoyé, que la physiologie ne serait responsable d’une vivisection d’enfant entreprise par quelque médecin fanatique des prétendus droits de la « science. » Encore la vivisection physiologique aurait-elle un but déterminé et pourrait-elle aboutir à une découverte déterminée ; mais quel est le psychologue assez naïf pour instituer de bonne foi une « expérience » de séduction ? Qu’y a-t-il là de nouveau à découvrir, et que pourrait démontrer une pareille expérience, sur un individu, sinon que les jeunes filles sont sensibles à la pitié, à la reconnaissance, aux soins affectueux, tentées par l’inconnu, retenues par la pudeur, — et autres vérités vieilles comme le monde ?

Nous ne saurions donc admettre l’éthique renouvelée des stoïciens et de Spinoza à laquelle s’arrête le héros de M. Paul Bourget, sur l’autorité des Taine, des Renan et des Littré : « Considérer sa propre destinée comme un corollaire dans cette géométrie vivante qui est la nature, et par suite comme une conséquence inévitable de cet axiome éternel dont le développement indéfini se prolonge à travers le temps et l’espace, tel est l’unique principe de l’affranchissement. » — Le principe de l’affranchissement n’est point de consentir à la géométrie aveugle de la nature, mais de réagir par la réflexion clairvoyante de la pensée ; ce n’est pas de suivre la nature, mais de la devancer par la conception de l’idéal. Être déterminé par l’amour de cet idéal, c’est le réaliser en soi dans la même mesure, et c’est être pratiquement libre par rapport aux motifs inférieurs. L’homme, nous l’avons vu, a le pouvoir de s’universaliser en quelque sorte, de vouloir une fin universelle, de vouloir universellement ; et ce pouvoir, c’est la volonté même en sa source la plus profonde. Or, loin d’être une nécessité et une contrainte, il apparaîtra sans doute de plus en plus aux générations à venir comme une délivrance des nécessités et des contraintes résultant de la lutte pour la vie, conséquemment comme une liberté. Il ne s’agit plus ici, sans doute, d’un libre arbitre indéterminé, prêt à tout, suspendu et indécis entre les contraires, et comme en équilibre instable : il s’agit d’une volonté positive, non ambiguë, qui va au tout et à l’unité du tout, qui est libre par cela même qu’elle n’est pas restreinte à quelque partie et que, se portant au tout, elle n’a plus rien à demander au-delà.


Le second élément de l’idée du devoir, c’est l’obligation. On peut, avec Kant, définir l’obligation morale l’intérêt supérieur pris à l’idée de l’universel ; mais Kant, ne voyant dans cette idée qu’une forme sans contenu, ne pouvait Voir dans l’obligation qui s’y attache qu’un inexplicable « mystère. » On se souvient des pages célèbres où il déclare « absolument impossible à nous autres hommes d’expliquer pourquoi et comment l’universalité d’une maxime comme telle, par conséquent la moralité, nous intéresse. » Nous avons déjà répondu à Kant que l’idée du bien universel produit un intérêt de nature esthétique et éveille en nous le sentiment du sublime[4]. Nous pouvons maintenant aller plus loin encore. A l’universalité purement logique d’une maxime ne s’attache aucun sentiment moral tant que nous ne concevrons pas l’universalité de quelque fin, de quelque bien qui remplisse le cadre de la loi. Il faudra donc, dans la philosophie future, que la forme universelle des maximes morales reçoive un contenu ; mais est-il à jamais impossible de lui en donner un ? Nous venons de voir le contraire : l’universel a pour contenu l’univers même, l’être universel en voie de développement, le tout concret de l’être, passé, présent et avenir, dont nous ne sommes nous-mêmes qu’une partie et qui est une vivante unité d’êtres vivans ; le contenu de l’idée morale sera donc l’idée même de In conscience universelle, de l’union des consciences. Dès lors, l’intérêt qui s’attache à l’universel, c’est celui qui s’attache à l’univers et à son unité, soit actuelle, soit possible et idéale. Cet intérêt est d’abord naturel, puisque le système de l’univers dont nous sommes inséparables et solidaires doit naturellement produire en nous, dès qu’il est conçu, quelque tendance qui corresponde au tout et non pas seulement à nous-même. D’autre part, cet intérêt est moral, parce qu’il est le plus haut intérêt qu’un être intelligent puisse concevoir et sentir. A qui aime tous les êtres dans l’être universel, que voulez-vous demander de plus ? Nous avons donc ici une coïncidence parfaite de la forme et du contenu : c’est la vie universelle qui, dans son antithèse relative avec la vie individuelle, apparaît et apparaîtra toujours comme constituant l’objet de la moralité. En d’autres termes, un être capable de concevoir l’univers et, en particulier, l’universalité des consciences dont l’humanité nous offre une première réalisation, ne pourra jamais demeurer absolument indifférent à cette idée ; il se produira toujours en lui une direction de la volonté dans le même sens. Cette direction pourra être contrariée par l’intérêt individuel ; mais, là où cet intérêt est supprimé ou réprimé, elle subsistera et elle constituera dans l’individu même un intérêt pris à l’universel, à autrui et à tous, conséquemment un intérêt universel qui, d’un autre nom, s’appellera désintéressement et, d’un autre nom encore, moralité. Ce qu’on nomme devoir sera le contraste de cet intérêt universel avec les intérêts sensibles. Si cette conception l’emporte un jour, le devoir n’aura plus la forme d’une loi vraiment transcendante, imposée comme du dehors, agissant sur nous par une contrainte supérieure, par une nécessité attachée à sa forme même de loi absolument générale. Le devoir ne sera pas un commandement au sens propre du mot, un impératif catégorique. Ce sera plutôt, comme nous l’avons bien des fois soutenu, un persuasif qu’un impératif. Mais il ne faut pas entendre par là une sorte de persuasion arbitraire et comme contingente, semblable à celle que tel goût particulier, telle tendance particulière peut produire. Cette persuasion de la suprématie de l’idée du bien est installée au cœur même de l’être. Nous ne pouvons pas ne pas être persuadés par l’idée de l’universel, dès que cette idée n’est plus contrariée par les idées égoïstes venues des besoins de la vie[5] : il y a là une persuasion irrésistible, un charme souverain, et c’est nous-mêmes, dans ce que nous avons d’universel, nous-mêmes en tant qu’unis au tout, qui nous persuadons. En un mot, le persuasif suprême est infaillible non en vertu d’une nécessité de contrainte, mais en vertu même de la disparition des nécessités et des contraintes. Ce que nous devons, nous le voulons déjà au fond même de notre être et de notre conscience, par cela même que nous avons en nous un vouloir qui va à l’universel, non pas seulement un vouloir concentré dans le moi et égoïste. Le devoir est l’expression de ce vouloir radical.

Maintenant, placez des obstacles (et il y en aura toujours) devant cette volonté de l’universel, faites-la se heurter à l’égoïsme né du besoin, c’est alors qu’elle prendra l’apparence d’une nécessité supérieure, d’une loi, d’un impératif, elle exercera cette sorte de « pression intérieure, » de force impulsive ou répressive à laquelle vient se réduire le sentiment d’obligation. L’impératif est la force inhérente à l’idée la plus hante que nous puissions concevoir ; idée impérieuse par rapport aux idées inférieures et qui pourtant, en elle-même, est une idée de libération, non de sujétion. On peut donc, en ce sens, admettre que la plus haute morale ne sera pas celle de l’obligation proprement dite, de la légalité kantienne, qui conserve encore je ne sais quoi de physique, mais qu’elle sera la morale de la liberté. M. Sigwart, lui aussi, reconnait que la suprême expression de la moralité n’est pas « en termes de lois. » M. Wundt, enfin, aboutit à reléguer au second rang l’idée d’obligation. Il distingue deux espèces d’impératifs, les uns qu’il appelle les impératifs de la contrainte, les autres les impératifs de la liberté. La crainte de la pénalité sociale, la crainte de l’opinion publique, voilà les deux impératifs de la contrainte ; la satisfaction directe attachée à l’action morale, enfin l’attrait exercé par la seule contemplation de l’idéal moral, voilà les deux impératifs de la liberté. Mais, au fond, le dernier n’est pas vraiment un impératif, et il. Wundt lui-même convient que, sous sa forme supérieure, chez les esprits élevés, la morale cessera d’offrir le caractère proprement obligatoire. Sera-ce là ce qu’on a appelé un « équivalent de l’obligation ? » — Comme le plus est l’équivalent du moins : la volonté morale de l’universel est plus et mieux qu’une loi impérative ; elle est déjà la moralité commencée, tendant à envahir tout notre être. Elle est le point de coïncidence du vouloir, du devoir et du pouvoir.


IV

La volonté consciente ne pourra jamais, nous l’avons vu, ne point se proposer pour but l’union progressive des volontés et des consciences ; mais ce but idéal n’apparaîtra-t-il point en contradiction avec les lois de la nature telles que les révélera la science à venir ? Jamais l’humanité ne se fera un devoir d’une impossibilité ; il faut donc que l’impossibilité d’un progrès mental indéfini dans l’univers ne soit pas quelque jour démontrée. Ainsi, après avoir fait l’analyse radicale de la conscience, d’où se déduit l’idéal moral, la métaphysique sera obligée de faire la synthèse la plus complète de nos connaissances sur l’univers même, afin d’en conclure que l’idéal moral n’est ni impossible ni en contradiction avec la science.

La question, selon nous, reviendra à se demander : — L’évolution de la vie mentale dans le monde1 a-t-elle un tenue que l’on puisse marquer d’avance ? — Oui, sans doute, pour telle espèce1 en particulier, comme l’espèce humaine actuelle, matériellement incapable d’une évolution indéfinie, matériellement vouée à une destruction finale. Mais il n’en résulte pas que l’évolution mentale soit pour cela arrêtée dans le monde et qu’elle ne puisse se poursuivre ou sous d’autres formes qui sous d’autres espèces. Nous allons voir, en effet, qu’on ne pourra jamais ni penser la complète annihilation de toute vie mentale dans le monde, ni marquer d’avance une limite au développement mental dans le monde.

En premier lieu, pourquoi l’homme ne pourra-t-il jamais concevoir la complète annihilation de toute vie mentale ? — C’est qu’il faudrait pour cela retirer à notre conception du monde tout élément emprunté à notre pensée même et à notre conscience ; or c’est chose impossible, car, une fois ce vide mental opéré, il ne resterait plus rien, pas même de physique. Aussi la philosophie aboutira-t-elle toujours et nécessairement à l’animation universelle, sous une forme ou sous une autre ; nous ne pourrons jamais nous représenter le monde que d’après ce que nous trouvons en nous-mêmes, et après tout, puisque nous sommes le produit du monde, qui nous fait à son image et à sa ressemblance, il faut bien qu’il y ait dans le grand tout ce qui est en nous. De là l’impossibilité pour un être vivant, sentant, pensant, de concevoir un monde où ne subsisterait rien de la vie, du sentiment, de la pensée ; un monde mentalement mort, sans trace « d’énergie psychique, » serait aussi physiquement mort : ce ne serait plus qu’un monde abstrait, une abstraction, — et conséquemment encore une pensée.

C’est pour cette raison que nous sommes obligés d’admettre en toutes choses un sentiment plus ou moins sourd, un appétit plus ou moins analogue à ce que nous appelons vouloir. Un philosophe a dit cette parole profonde que, sans doute, il n’y a nulle part d’être entièrement « abstrait de soi » : il voulait dire par là : il n’y a point d’être qui n’existe pas pour soi-même à quelque degré, qui n’ait pas, sinon une conscience proprement dite, du moins un sentiment plus ou moins vague de son action : si un être n’est pour soi à aucun degré, il est donc tout entier hors de soi, « abstrait de soi ; il n’existe plus que pour un autre ; à vrai dire, il n’existe plus du tout. L’être complètement abstrait de soi, ce serait la matière inerte et inanimée des matérialistes, un je ne sais quoi qui n’a plus de l’être que le nom. La vie et la conscience ne peuvent être une simple transposition d’atomes stupides et morts dans l’espace et dans le temps ; ce n’est pas en changeant de place de petits cadavres infinitésimaux, de façon à mettre l’un à droite, l’autre à gauche, qu’on engendrera la vie, — la vie qui se sent elle-même. Un changement de rapports entre les atonies ne produira le sentiment et la conscience que s’il y a dans les atomes autre chose qu’étendue, impénétrabilité et mobilité.

Nous pouvons donc admettre l’impossibilité, dans l’avenir comme dans le présent, de concevoir la complète annihilation de l’énergie mentale. Ce premier principe accordé, pourra-t-on jamais marquer des bornes précises à cette énergie, la limiter d’avance dans la pensée ? — Non, car ce serait faire de notre état mental actuel la mesure absolue du possible dans l’ordre mental à venir. Nous ressemblerions à quelque animal de la faune antédiluvienne qui, s’il avait pu spéculer sur le monde, aurait déclaré que les formes de la vie et du sentiment alors réalisées épuisaient tout le possible. La vie végétative ne pouvait faire deviner la vie animale, la vie animale ne pouvait faire deviner la vie supérieure de la pensée et de la science. De ces manifestations diverses de l’énergie mentale, chacune était tout entière contenue physiquement ou mécaniquement dans la précédente, et une physiologie assez puissante aurait pu prédire les formes futures du corps d’après les formes actuelles ; mais les manifestations psychologiques, quoiqu’elles fussent liées par une loi déterminée à leurs antécédens, n’y étaient pas contenues d’avance psychologiquement : de la simple vie végétative on n’aurait pas pu déduire la pensée, l’amour, la moralité des êtres humains. — Affaire de simples formes, — dira-t-on. — La question est précisément de savoir si sentir, penser, vouloir, faire effort, avoir conscience, ce sont là simplement des formes, des apparences, ou si, au contraire, ce n’est pas les rapports changeans dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire les mouvemens qui sont des formes, tandis que l’activité mentale serait le fond, lui tout cas, elle est le fond pour nous, puisqu’elle est pour nous l’immédiat, l’irréductible : quand je jouis ou que je souffre, aucun raisonnement au monde ne pourra réduire ma jouissance ou ma peine à une simple apparence, car le paraître, ici, coïncide absolument avec l’être.

Le défaut de la théorie évolutioniste telle que M. Spencer l’a exposée, c’est précisément qu’il n’a pas distingué la persistance ou équivalence mécanique de la force et le progrès mental. Nous avons essayé ailleurs de mettre en évidence cette distinction. Si on ne peut pas d’avance assigner des limites à l’énergie mentale, c’est que l’équivalence physique des mouvemens extérieurs peut se concilier avec un progrès intérieur de la volonté vers des formes de plus en plus élevées. La pensée, en apparaissant dans le monde, n’a pas changé l’équilibre des plateaux de la nature ; elle n’en constituait pas moins une nouveauté morale plus importante que l’identité mécanique des causes et des effets. Le monde chrétien peut ne pas peser davantage sur la terre que le monde païen, il n’en a pas moins, dans l’ordre moral, une valeur supérieure ; la nature se répète toujours mécaniquement, elle change toujours mentalement.

Nous retrouvons une théorie analogue chez M. Wundt. Selon lui, la volonté porte en soi un trésor de « force psychique » qu’il est impossible à l’avance d’enfermer dans des limites. Pour expliquer le « développement mental » qui se produit dans l’humanité et dans le monde, M. Wundt dit qu’il faut admettre un « principe d’énergie mentale toujours croissante, » en opposition avec o le principe d’équivalence » qui règne dans la physique. Il en résulte que les événemens passés de l’ordre moral peuvent toujours être expliques par leurs causes, mais les événemens futurs de l’ordre moral ne peuvent être « prédits » par la science, parce que, tout en étant déterminés par leurs causes, ils ne sont pas déjà « contenus » dans la définition même de ces causes, ni eu simple équivalence avec elles. Les déterministes ont donc raison de dire que les effets des volontés ont toujours des causes, mais les partisans du libre arbitre ont raison de dire qu’ils ne sont pas déterminés conformément à la loi ! toute physique de « l’équivalence entre la cause et l’effet. » Si M. Wundt veut dire qu’il y a réellement création d’énergie dans l’ordre mental, il est bien difficile de comprendre sa théorie ; mais, s’il veut dire que l’équivalence mécanique qui subsiste partout entre la cause et l’effet, physiquement considérés dans la balance de la quantité, n’empêche pas le progrès perpétuel dans l’ordre mental, où apparaissent des qualités nouvelles et toujours plus précieuses, sentiment, pensée, volonté, amour, — nous croyons que cette doctrine sera, en effet, de plus en plus dominante dans la philosophie future.

Pour montrer qu’on ne pourra jamais déduire l’avenir du passé, ni conséquemment limiter l’avenir par le passé même, M. Wundt invoque une loi qu’il considère comme d’importance majeure en morale et en métaphysique, à savoir le caractère imprévu et « hétérogène » des effets réels par rapport aux effets prévus. C’est ce qu’il appelle la « loi de l’hétérogénéité » entre les volontés et les résultats. Toute action volontaire produit des conséquences qui dépassent toujours plus ou moins les motifs qui l’ont déterminée : tel homme qui agit par une ambition toute personnelle peut amener, sans l’avoir prévu, des résultats utiles à son pays, non pas seulement à lui-même ; tel autre qui, au contraire, a voulu rendre des services au pays peut aboutir à des conséquences nuisibles. De là cette loi, que le résultat dernier de nos actions dans la réalité n’en a jamais été le véritable motif dans notre esprit. Voyez ce qui se passe quand un corps tombe dans une masse d’eau tranquille : un cercle se dessine à la surface, puis donne naissance à un autre plus grand qui l’enveloppe ; en même temps la première onde s’étend comme si elle cherchait à gagner la seconde ; mais, avant qu’elle l’ail rejointe, celle-ci est bien loin, et déjà une troisième onde s’est formée qui, quand la seconde cherche à la rejoindre, fuit à son tour. Aviez-vous prévu et voulu tous ces effets en jetant la pierre ? Non, vous aviez voulu seulement atteindre tel point précis, et vous avez produit des ondulations qui vont à l’infini. Pareillement, les résultats de nos actions s’étendent bien au-delà du motif ; quand nous avons pris conscience de ces suites que nous n’avions pas prévues, nous élargissons désormais notre motif, mais le nouveau résultat dépasse encore notre prévision, et, à mesure que celle-ci s’en rapproche, il s’en éloigne davantage. En nous montrant ainsi combien est bornée notre puissance de prévoir, M. Wundt veut nous ôter le droit de « marquer une limite logique à révolution. » Puisque, d’une part, dans l’ordre moral, les effets futurs ne peuvent se déduire à l’avance des causes auxquelles ils sont liés ; puisque, d’autre part, les effets derniers de nos volitions ne peuvent se déduire de nos volitions mêmes, il en résulte, pour l’avenir, un double caractère d’indétermination par rapport au présent actuellement connu. Cette indétermination rend possible, dans le monde, un progrès mental et moral auquel personne ne pourra jamais défendre à l’avance d’aller plus loin. En un mot, ni l’anéantissement ni la limitation du progrès moral dans le monde ne pourront être l’objet d’une démonstration ou même d’une conception claire. Il en résulte que la perfectibilité mentale apparaîtra toujours comme indéfinie, sinon sous une forme, du moins sous une autre : la fécondité de l’univers mental est impossible à borner pour nous.


Nous pourrions apporter des raisons plus positives pour faire voir que le progrès mental est possible ; nous nous contentons ici d’avoir montré qu’il n’est pas impossible. Cette situation est celle qui, dans l’avenir, conviendra le mieux au désintéressement moral ; un idéal certain, dont la réalisation est incertaine, voilà ce que l’homme se proposera à lui-même par la moralité. C’est peu au point de vue du savoir, c’est assez au point de vue de l’action. Il y aurait quelque faiblesse à demander davantage ; mieux vaut envisager virilement la situation dans tout ce qu’elle a de critique. C’est du moins l’attitude qui convient au philosophe ; c’est aussi, sans doute, celle que prendra de plus en plus l’humanité réfléchie. D’ailleurs, dans la pratique, si nous ne sommes pas certains de la réalisation finale et universelle du bien, de la plus haute des idées-forces, nous sommes du moins certains de pouvoir réaliser quelque bien en nous et autour de nous. Commençons par cette réalisation, et advienne que pourra. Soulager une misère actuelle, a-t-on dit avec raison, alléger quelqu’un d’un fardeau, d’une souffrance, voilà ce qui ne peut pas tromper. « Même dans le doute, on peut aimer ; même dans la nuit intellectuelle, qui nous empêche de poursuivre aucun but lointain, on peut tendre la main à celui qui pleure à nos pieds. » Qui peut dire, d’ailleurs, si le verre d’eau donné à celui qui a soif ne vaut pas plus, à lui seul, que tout l’Océan sous nos yeux et tout le firmament sur nos têtes ? Donnons-le donc, et que, dans l’immense univers, il y ait au moins un petit coin où un être, en face d’un autre être, aura eu pitié.

Le dévoûment, qui est le sacrifice de soi, et au besoin de sa vie, est en quelque sorte le suicide pour une idée. Le suicide et le dévoûment, si différens qu’ils soient, se ressemblent en ce que tous les deux supposent ce même sentiment : aimer quelque chose ou quelqu’un plus que la vie. De là résulte, des doux côtés, ce sentiment d’intolérabilité qui s’attache à certaines douleurs physiques ou à certaines pensées. Par l’influence de l’attention et de la réflexion, ces douleurs physiques et surtout mentales grandissent dans la conscience au point d’obscurcir tout le reste : « Une seule peine suffit à effacer toute la multitude des plaisirs de la vie. » L’un se tue parce qu’il ne peut supporter les tourmens de telle maladie ou ceux d’une pauvreté subite, etc. ; ce sont là les motifs les moins élevés ; mais tel autre se tue parce qu’une tache à son honneur, causée par une faillite, lui est absolument intolérable. Tel autre se tue parce qu’il aime une femme plus que la vie et que, sans elle, la vie lui est devenue intolérable. L’art même peut acquérir une importance capitale dans l’existence : interdire la musique à Beethoven, la peinture à Raphaël, c’eût été les tuer. Nous nous rapprochons ainsi, peu à peu, des mobiles mêmes du sacrifice moral. Ce dernier a lieu quand le mobile est l’amour d’une grande idée : celle du devoir, par exemple, celle de la patrie, celle de l’humanité. Dans ce cas, la valeur de la vie paraît réduite à zéro devant l’infinité du but à atteindre, et la vie, en dehors de cette idée, en dehors de l’amour qu’elle inspire, devient intolérable. de là le « risque » couru volontairement, avec la possibilité, la probabilité, la certitude même de mourir. On a comparé le sentiment moral à un grand amour qui éteint toutes les autres passions : sans cet amour, la vie nous est intolérable et impossible.

Pourquoi, par l’effet de la civilisation, voit-on augmenter, avec le sentiment de l’intolérabilité, le nombre des suicides ? C’est que, d’une part, certaines idées, certains sentimens acquièrent une force et une acuité plus grande, tandis que, d’autre part, l’importance de la vie individuelle diminue. On ne considère plus autant la vie comme d’un prix inestimable, incommensurable. C’est là une des raisons qui, jointes à l’exaltation croissante et souvent maladive du système nerveux, produit de nos jours l’accroissement des suicides. Mais ce qui est aujourd’hui un effet en quelque sorte pathologique, anormal et, en définitive, antisocial, pourra devenir, quand il s’agira du sacrifice moral, un résultat normal et bienfaisant pour la société entière. Avec le progrès de la science, de la philosophie, de la vie nationale et même internationale, avec l’agrandissement de l’horizon humain et même, si on peut dire, cosmique, des buts de plus en plus élevés et de plus en plus impersonnels s’offriront à l’individu. Il se verra entraîné dans un tout immense dont il ne sera qu’une parcelle infime. Il prendra à ses propres yeux une importance de moins en moins grande.

On peut donc poser cette loi : par l’élargissement de l’intelligence, du sentiment et de l’activité humaine, l’écart ira grandissant entre les buts de plus en plus élevés que concevra l’individu et l’importance de moins en moins grande qu’il prendra à ses propres yeux. D’où ce corollaire : la grande difficulté du sacrifice, « aimer quelque chose plus que la vie, » peut et doit aller en diminuant. Ce qui produit aujourd’hui un effet perturbateur et fâcheux, sous les formes du suicide, du pessimisme, du découragement, du nervosisme, etc., pourra ainsi, en se régularisant, arriver à produire un effet moral sous la forme du dévoûment aux idées. Un statisticien et sociologiste des plus pénétrans, M. Tarde, a contribué à mettre en évidence cette possibilité du sacrifice dans la société future. Il a fait voir que les hautes, les belles choses à vouloir se multiplient au cours de la civilisation, tout comme les jolies femmes à aimer sont plus nombreuses et plus rassemblées en un étroit espace dans les villes que dans les campagnes. D’où un déploiement inévitable de la faculté d’aimer dans un cas, de la faculté de vouloir dans l’autre. Or quel est le dessein ferme, énergique, qui n’implique pas le dévoûment éventuel, le sacrifice de soi accepté d’avance ? Nous en sommes à la période en quelque sorte passive et sentimentale où tout se tourne en désespoir, en tristesse de vivre, en ennui de l’existence ; mais il peut venir une période de volonté, d’amour actif et énergique, où le peu de cas qu’on fera de la vie individuelle sera un moyen de servir les grandes idées universelles. L’admiration du vrai et l’enthousiasme du beau aboutiront à la passion du bien.

La morale du désintéressement et du sacrifice n’a pas encore été soutenue dans toute sa pureté. On sacrifice pur, sans espoir de retour, est-il donc aussi absurde que le prétend, par exemple, M. Janet dans sa Morale, et que l’avait prétendu Kant lui-même ? — Un tel sacrifice ne serait absurde que si on pouvait démontrer l’impossibilité à venir d’un monde meilleur et vraiment moral, d’un règne du bien. Que quelqu’un se noie pour sauver un autre qu’il est démontré impossible de sauver, il y aura deux victimes au lieu d’une. Encore ce dévoûment inutile serait-il une protestation contre la nécessité brutale. Mais la substitution effective d’une victime à une autre, quand elle est possible, est une première victoire, faute de mieux. Le dévoûment sous toutes ses formes est par lui-même et à lui seul autant d’enlevé aux lois brutales du monde matériel. Le sacrifice sans espoir a donc sa raison d’être et sa sublimité. Mais la vérité, nous l’avons vu, c’est que nous sommes dans une ignorance invincible relativement à l’avenir du monde moral. Nul ne peut démontrer l’espérance, mais nul ne peut démontrer le désespoir : l’optimisme et le pessimisme seront toujours deux hypothèses incapables de vérification et de démonstration au point de vue de la science ; au point de vue de la morale, elles ne seront jamais d’égale valeur : l’optimisme moral, c’est-à-dire l’espoir d’un progrès mental indéfini dans le monde, a pour fondement l’idée morale elle-même, dont le pessimisme moral est la négation.

Dans notre siècle, nous sommes encore entre la science qui, après avoir cherché la moralité en son domaine, dit à la fin avec Faust : « Bien, » et la métaphysique qui répond : « Au-delà, peut-être, » La conclusion est toute pratique : au lieu de s’abstenir dans le doute, il faut agir au contraire : quelque problématique que soit l’idéal désiré, il faut espérer quand même, lutter pour lui, mourir pour lui. N’y eût-il dans l’infinité du temps et de l’espace qu’une seule chance de faire triompher le bien, il faut la poursuivre. L’humanité est peut-être, dans la grande bataille de l’univers, comme les soldats que la Légende des siècles nous montre placés au pivot de l’action, sur un cimetière rempli de tombes, avec la consigne de tenir jusqu’au soir ou de mourir en combattant. Le soir vient, la brume de la mêlée où chacun tirait sans voir la portée de ses coups, se dissipe : presque tous sont morts, quelques-uns restent ; morts et vivans, sans le savoir, ont décidé du sort d’un peuple, et c’est grâce à leur héroïsme que s’élève enfin le cri de victoire :


— Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée ?
— Par vous.


Alfred Fouillée.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Guyau, Vers d’un philosophe.
  3. Paul Bourges, le Disciple.
  4. Voyez la Revue du 15 juin.
  5. Nous ne parlons pas de la persuasion qui aboutit à l’acte, mais de celle qui nous fait simplement reconnaître l’idée suprême du bien.