Les Transformations futures de l’idée morale/01

Les Transformations futures de l’idée morale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 855-886).
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LES
TRANSFORMATIONS FUTURES
DE L’IDEE MORALE

I.
ÉLÉMENS SCIENTIFIQUES DE LA MORALITÉ.

I. M. Guyau, la Morale d’Epicure dans ses rapports avec les doctrines contemporaines, 1877 ; la Morale anglaise contemporaine, 1878 ; Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, 1883. — II. Wundt, Ethik, 1888. — III. A. Barratt, Physical Ethics, 1869. — IV. Stephen Leslie, Science of Ethics, 1883. — V. Miss Simcox, Natural Law, an Essay in Ethics, 1877.

Un astronome pourrait esquisser d’avance, peut-être, la carte de l’état du ciel dans quelques millions d’années, marquer les changemens des constellations et le déplacement de notre étoile polaire ; mais deviner tes transformations possibles du ciel moral, les déviations d’axe et de pôle, les étoiles nouvelles et les étoiles un jour disparues, c’est une tâche autrement difficile : les faits de l’ordre social sont infiniment plus compliqués que les lois astronomiques. Et cependant notre curiosité inquiète ne peut s’empêcher de sonder d’avance l’inconnu de l’avenir : c’est la grandeur de notre pensée que de ne pouvoir s’enfermer dans le présent. La morale même ne nous commande-t-elle pas de travailler et d’agir non pour l’heure qui sonne, mais pour tous les temps et pour cet avenir même que nous ne devons point voir ? Comment donc resterions-nous indifférens à ce qu’il sera, et surtout aux transformations morales qu’il verra se produire ?

L’école de l’évolution, qui aperçoit partout changemens et métamorphoses, est encore plus portée que les autres à calculer la marche de l’humanité future d’après la ligne qu’elle a décrite dans le passé et d’après le mouvement qui l’entraîne dans le présent. En Angleterre, M. Spencer et ses nouveaux disciples, — Stephen Leslie, Clifford, Barratt, miss Simcox, — n’ont pas craint de se faire, au nom de la science, comme les prophètes de la société à venir. En Allemagne, parmi beaucoup d’autres philosophes, M. Wundt a écrit récemment une Éthique où les considérations sur le passé des sociétés aboutissent naturellement à des inductions sur l’avenir. En France, — et c’est surtout des penseurs de notre pays qu’il est naturel de s’occuper ici, — nous n’avons guère l’embarras du choix : la doctrine de l’évolution, après avoir inspiré à Mme Clémence Royer un travail sur le Bien et la loi morale dont nous avons parlé ici même, n’a trouvé chez nous, dans ces dernières années, qu’un interprète vraiment original et libre pour entreprendre, à ses périls et risques, de construire une morale sur des bases en partie nouvelles et de deviner les transformations de ces deux grandes idées directrices : obligation, sanction. L’auteur de la Morale anglaise contemporaine a essayé de compléter lui-même la morale évolutionniste des Darwin et des Spencer, dont il avait montré jadis les lacunes avec une rare pénétration. Grâce à lui, — et c’est la moindre justice à lui rendre, — la philosophie française n’aura pas été sans contribuer pour sa part à l’amendement d’une doctrine, satisfaisante ou non, dont on ne saurait méconnaître ni l’influence actuelle ni l’importance future.

Où en était la question morale il y a quelques années ? Quels pas les philosophes récens des divers pays, et surtout du nôtre, lui ont-ils fait faire vers une solution meilleure ? Enfin, quelle est la limite que la morale de l’évolution, malgré les efforts de ses derniers partisans, n’a pu encore franchir et ne franchira peut-être jamais ? — Telles sont les questions d’intérêt vraiment universel qui s’imposeront à nous en étudiant les travaux des évolutionnistes contemporains. « Ce que je cherche à deviner en moi comme en vous-mêmes, a dit M. Guyau, c’est la pensée humaine dans ce qu’elle a de plus complexe, de plus varié, de plus ouvert. Si je m’examine moi-même, ce n’est pas en tant que je suis moi, mais en tant que je trouve en moi quelque chose de commun avec tous les hommes ; si je regarde ma bulle de savon, c’est pour y découvrir un rayon de soleil. » C’est ce rayon venu du milieu intellectuel de notre époque que, nous aussi, nous voudrions saisir ; et nous essaierons de faire sentir en même temps toutes les ombres qui l’enveloppent.


I

Supposons, par pure hypothèse, que la morale future s’astreigne à rester « exclusivement scientifique, » — c’est-à-dire fondée sur des faits positifs et sur des rapports entre les faits, sans le moindre mélange de notions métaphysiques, — que sera-t-elle alors ? Dans la philosophie de l’évolution, la science des mœurs sera une branche de la psychologie et de la sociologie, une science de faits naturels et de lois naturelles, une éthique physique, selon le titre expressif que M. Barratt donne à son ouvrage. Cette physique des mœurs ne pourra donc être autre chose qu’une histoire ou une prédiction : elle aura l’autorité qui s’attache à la connaissance du passé ou à la connaissance de l’avenir. L’astronomie raconte ou annonce ; elle nous apprend que le système planétaire offrait hier telle apparence et qu’il offrira telle autre apparence demain, en vertu du changement respectif de ses élémens. De même, embrassant comme d’un sommet élevé et l’horizon qui est derrière nous et l’horizon qui est devant nous, la science des mœurs nous racontera notre passé et nous annoncera notre avenir ; elle nous apprendra d’où nous venons et où nous allons. L’humanité est en marche, dira-t-elle, l’humanité évolue : sortie de l’animalité, elle s’avance, selon des lois précises, vers un état de vie intellectuelle et sociale inconnu aux animaux. Nous sommes comme les Hébreux marchant vers la terre promise ; la colonne de lumière qui luit sur nos têtes, c’est la science : ce qu’elle peut, c’est d’éclairer la route et d’en montrer d’avance le terme lointain. La science ne fait pas de « commandemens. » Elle ne descend pas de la montagne avec les tables de la loi divine ; les seules lois qu’elle promulgue sont celles qui sortent de la réalité, non celles qui la dominent. Mais, si la science n’est pas législatrice à la manière de Moïse, elle est cependant, elle aussi, comme ces « voyans » qui annonçaient l’avenir ; si elle ne dit pas, en vertu d’une autorité surnaturelle : « Tu ne tueras point,.. » elle dit, en vertu des lois mêmes de la nature : « En vérité, un jour viendra où les hommes ne tueront plus, où ils ne prendront plus le bien d’autrui, où ils ne commettront plus d’adultère. » Et la vertu pratique attachée à ces prophéties, c’est leur valeur scientifique. Ainsi que, parfois, les prophètes ont amené la réalisation de leurs prophéties par cela même qu’ils les avaient faites, grâce à l’influence des idées sur les événemens, ainsi la science, en annonçant l’avenir, travaille à le réaliser ; ses prédictions sont des suggestions ; la lumière qu’elle répand sur le chemin n’est pas un simple éclairage sans influence sur ce qu’il éclaire : il y a une efficacité inhérente aux idées mêmes ; la vision claire du terme final et des intermédiaires de l’évolution est une force nouvelle qui vient s’ajouter aux forces instinctives, pour pousser l’humanité en avant. La colonne de feu marche elle-même avec l’humanité entière, et non-seulement elle brille, mais elle guide et, pour sa part, elle entraîne.

Ainsi « l’obligation morale devient une nécessité physique et intellectuelle, un instinct irrésistible corroboré par la connaissance d’une loi irrésistible. L’appui que la science des mœurs trouve dans l’intelligence, c’est la conviction de l’inévitable. La doctrine de l’évolution est une doctrine de prédestination sociale ; elle nous dit, elle aussi : Magna est veritas et prœvalebit. Elle aboutit à l’optimisme serein de Spinoza. Telle est la limite que peut atteindre la morale purement scientifique de l’évolution ; telle est l’autorité qu’elle peut offrir à la raison raisonnante de l’individu : celle d’un lever de soleil lointain, mais inévitable, sur l’horizon de l’humanité, en dépit même des ténèbres que chacun aura amoncelées.

L’auteur de la Monde anglaise contemporaine a dirigé contre cette conception d’un progrès fatal et instinctif en morale une série d’argumens vigoureux, — un surtout qui causa grand émoi chez les évolutionnistes. Cet argument, c’est l’antinomie de la réflexion et de l’instinct, et l’influence dissolvante de la première sur le second. L’idée morale, avait dit M. Spencer, naît d’un instinct et aboutira, dans l’avenir, à un instinct encore plus infaillible. « Un jour viendra même où le penchant altruiste sera si bien incarné dans notre organisme même, que les hommes se disputeront les occasions de l’exercer, les occasions de sacrifice et de mort. » Quelques disciples de M. Spencer et de M. Maudsley, outrant encore cette thèse, ont prétendu que le degré le plus élevé de perfection pour l’homme sera un état complet d’automatisme, où les actes intellectuels et les sentimens moraux seront également réduits à de purs réflexes : « Tout fait de conscience, a-t-on dit, toute pensée réfléchie suppose une imperfection, un retard, un arrêt, un défaut d’organisation. » L’idéal de l’homme, c’est donc de devenir « un automate inconscient, merveilleusement compliqué et unifié, » un homme-machine faisant ce qui est le meilleur et le plus utile à l’espèce, sans même avoir besoin d’y réfléchir. Ainsi donc, pour pousser ce rêve à l’extrême, l’homme de l’avenir, si, par impossible, il recevait un soufflet sur une joue, tendrait l’autre immédiatement par un mouvement réflexe. En voyant un de ses semblables tomber à l’eau, il se précipiterait à son secours par un jeu de réflexes, comme, à la vue de l’eau, se précipite le jeune canard élevé par une poule. Dans cet âge d’or, l’idée de garder le bien d’autrui ne viendra même pas à l’esprit : on rendra la bourse trouvée aussi spontanément qu’on fait un geste pour se retenir quand on perd l’équilibre ; la femme d’autrui n’inspirera plus aucun désir ; amans ou maris n’auront plus ni l’occasion ni même la pensée d’être jaloux ; les rivalités auront disparu aussi pour les honneurs, pour les places, pour les biens de toute sorte ; on supportera les maladies et la mort avec un stoïcisme automatique ; bref, on naîtra et on mourra vertueux, sans avoir besoin de s’en occuper : l’hérédité aura fait le prodige. — Cette théorie de la moralité instinctive, soit partielle, soit complète, soulève deux questions : jusqu’à quel point la moralité peut-elle devenir instinctive, et jusqu’à quel point l’instinct moral peut-il être modifié par la réflexion ?

On peut d’abord contester, au point de vue de la physiologie, la transformation future de la moralité en un instinct plus ou moins inconscient. C’est ce que M. Wundt a fait dans son Éthique. Selon lui, il n’est pas certain que l’intuition même de l’espace soit innée ; en tout cas, les simples perceptions des sens ne le sont pas, malgré leur répétition constante à travers les siècles ; l’aveugle-né n’a pas la sensation native de la lumière, ni le sourd celle du son. Comment donc parler « d’intuitions morales innées, » alors que ces intuitions supposeraient une multitude de représentations très complexes relatives à l’agent lui-même, à ses semblables, à ses relations avec le monde extérieur ? « La vraie science du système nerveux est à ces conceptions de fantaisie à peu près ce que l’astronomie et la géographie véritables sont aux voyages de découverte d’un Jules Verne[1]. » — M. Wundt va trop loin. Sans admettre des intuitions morales toutes formées, on peut admettre, avec M. Guyau, une disposition héréditaire à la douceur et à la bonté ; le mouton naît doux et pacifique, tandis que le tigre naît violent et sanguinaire. Chez les fourmis, par la force de la sélection naturelle, l’instinct social en est venu à imprégner si bien l’être tout entier jusque dans ses membres, que, si on coupe une fourmi par le milieu du corps, la tête et le corselet, qui peuvent marcher encore, continuent de défendre la fourmilière ou de porter les nymphes dans leur asile. « C’est là dit M. Guyau, un degré que n’a pas atteint la moralité humaine en ce qu’elle a d’instinctif ; il faudrait que chaque fragment de nous-même vécût et mourût pour autrui, que notre vie fût mêlée jusque dans ses sources profondes à la vie sociale tout entière. » Par l’hérédité, on a apprivoisé les animaux, domestiques : le chien naît o ami de l’homme ; » à plus forte raison, l’homme pourra naître ami de l’homme. Il nous semble donc également faux ou de nier avec M. Wundt le pouvoir de l’hérédité, ou de l’exagérer avec MM. Spencer, Darwin et Maudsley.

Quant au rêve d’une moralité entièrement automatique et inconsciente, c’est une exagération encore plus inadmissible. M. Guyau a montré qu’une telle transformation de la moralité est contraire à la vraie loi de l’évolution. Elle impliquerait des cerveaux si parfaitement organisés par l’hérédité que la réflexion et l’effort ne seraient plus nécessaires pour adapter le passé à l’avenir ; or, un tel résultat suppose l’automate moral placé désormais dans un milieu éternellement identique, c’est-à-dire le monde arrêté en son évolution. » Un tel arrêt n’est ni admissible scientifiquement, ni pratiquement désirable : il n’offre aucun des caractères de « l’idéal » futur. L’idéal de l’homme n’est pas « l’adaptation une fois pour toutes au milieu, » adaptation dont l’achèvement aboutirait en effet à l’automatisme et à l’inconscience ; c’est une facilité croissante à se réadapter aux changemens du milieu, une flexibilité qui n’est autre chose qu’une intelligence et une réflexion toujours plus parfaites. L’avenir inconnu sera toujours « préfiguré pour l’homme par des idées, » jamais par des réflexes tout automatiques. Il est d’ailleurs superficiel de croire que la science tende à l’automatisme parce qu’elle se sert de la mémoire pour y emmagasiner et y organiser les faits acquis : « La science aurait ainsi pour idéal la routine, conséquemment son contraire même. » On oublie que la science n’a pas seulement pour objet le savoir acquis, mais la manière d’employer ce savoir pour connaître toujours davantage. Et ce ne sont pas les objets à connaître qui manqueront jamais ; car, selon M. Spencer lui-même, la sphère du savoir, en s’accroissant, ne fait qu’augmenter ses points de contact avec l’inconnu. Ce qui sauvera la science, c’est ce qui l’a constituée et la constituera encore dans l’avenir, la curiosité éternelle. Sans doute, « la science tendra à se servir toujours davantage de l’habitude et de l’acte réflexe, à élargir ses bases dans l’inconscient, comme on élargit toujours les fondations d’un haut édifice ; mais on peut affirmer qu’elle sera la conscience toujours plus lumineuse du genre humain, que le savoir pratique et le pouvoir pratique de l’homme auront toujours pour mesure non son fonctionnement automatique, mais sa puissance de réflexion intérieure. » Le vrai « siècle de la raison et des lumières, » de l’aufklärung, n’est donc pas dans le passé ni dans le présent, il est dans l’avenir : nous ne marchons pas vers l’âge du pur instinct, de l’automatisme et de l’inconscience ; nous marchons vers l’âge de la claire conscience.

S’il en est ainsi, ne se produira-t-il point une antinomie entre l’instinct moral et cette conscience de plus en plus réfléchie vers laquelle s’avance l’humanité ? C’est là, on s’en souvient, la seconde difficulté, et la plus grave, que soulève la théorie du progrès instinctif et fatal en morale. Selon M. Guyau, l’antinomie de la réflexion et de l’instinct est en effet inévitable ; et elle résultera d’une loi importante que M. Guyau s’est attaché à établir : Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. Si la moralité n’est qu’un instinct comme les autres, qui excite l’individu à se sacrifier pour l’espèce, elle tendra à se dissoudre en acquérant la conscience même de son origine : les théories de Darwin et de M. Spencer auront précisément contribué à rendre impossible ce progrès moral qu’elles nous représentent comme nécessaire. Voyez l’instinct de l’allaitement, si important chez les mammifères, et qui tend de nos jours à disparaître chez beaucoup de femmes. Voyez une fonction plus essentielle encore, la plus essentielle de toutes, celle de la génération, qui tend à se modifier d’après la même loi, surtout en France, et à comprimer l’accroissement naturel de la population. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, « elle tend à l’altérer par le fait, » même quand elle veut le fortifier. Le simple excès de scrupules peut en venir à dissoudre l’instinct moral, — par exemple chez certains confesseurs et chez certaines pénitentes. Bagehot remarque qu’en raisonnant et raffinant à l’excès sur la pudeur, on peut l’affaiblir et graduellement la perdre. Si un musicien veut raisonner les mouvemens de ses doigts, il ne peut plus jouer. Appliquez à tous nos sentimens l’analyse géométrique de Spinoza : vous les verrez disparaître en grande partie ; les uns ne vous laisseront aucun regret, mais d’autres pourront bien vous en laisser : la haine et le mépris disparaîtront peut-être, mais que deviendront l’amour, l’estime, l’admiration et surtout les sentimens moraux, si nous devenons trop transparens pour nous-mêmes et si nous découvrons tout les ressorts cachés qui nous poussent à agir ?

Cet argument, qui, au dire de juges compétens, devait devenir classique, tombait droit au centre de la morale évolutionniste, telle du moins qu’elle avait été présentée par Darwin et par M. Spencer. Aussi a-t-il excité de toutes parts des controverses d’un haut intérêt. En Angleterre et surtout en Allemagne, on s’est écrié : — votre argument est tout intellectualiste et rationaliste ; c’est de la logique à outrance, comme il convient à un compatriote des Voltaire et des Rousseau. Mais nous ne sommes pas au siècle de l’Aufklärung. Ce n’est point la raison raisonnante et la logique qui mènent le monde, heureusement pour le monde ! Les mouvemens de nos cœurs et ceux des sociétés entières, comme les mouvemens des planètes, se produisent et continueront de se produire dans le sens fixé par les lois générales de l’évolution, et l’évolution prévaudra, dit M. Wundt, sur « tous les raisonnemens que nous pouvons faire à son égard. » L’inertie individuelle et la rébellion individuelle seront nivelées et annulées par la puissance du mouvement général : tel homme a beau, sur la surface du globe, se coucher immobile ou même courir en sens inverse de la terre, la terre l’entraîne avec le tout, comme le vaisseau entraîne sur la mer tous ses passagers. Donc, quelque genre d’autorité que les hommes à venir reconnaissent à l’idéal d’une humanité plus parfaite, et même quand ils ne lui en reconnaîtraient aucune, tout unira bien, fatu viam invenient. Les individus ne sont que des grains de poussière dans un tourbillon contre la marche duquel il est vain de se révolter. L’instinct moral est plus fort que toutes les théories, et il n’est pas au pouvoir des philosophes d’empêcher l’homme de se dévouer aux intérêts sociaux. L’homme est un animal sociable, progressif, et, à sa manière, migrateur vers l’avenir : quelques hirondelles philosophes auront beau raisonner sur l’instinct de la migration, elles n’empêcheront point leur espèce de prendre son vol vers les contrées lointaines.

Sans méconnaître le rôle indestructible de l’instinct et du sentiment dans les choses humaines, il nous semble pourtant que la raison et la logique y ont aussi une très grande influence, sinon pour construire, au moins pour détruire. L’état de la France au XIXe siècle en est une preuve : on a si bel et si bien raisonné dans notre pays qu’on y a détruit la plupart des traditions politiques, religieuses, sociales : les révolutions y sont chroniques, ou du moins périodiques ; les principes abstraits de la logique révolutionnaire ont uni par passer à l’état d’axiomes chez le peuple. M. Wundt niera-t-il après cela l’influence dissolvante de la réflexion sur l’instinct et sur la tradition, — cet instinct des masses ? Il n’est point « d’autorité » qui résiste à une analyse obstinée, surtout quand cette analyse est l’instrument d’intérêts hostiles. Même dans son propre pays, M. Wundt assiste à l’action dissolvante des idées socialistes, des argumens égalitaires, de tout l’appareil raisonneur qui a d’abord fonctionné en France. Le raisonnement a miné les idées religieuses, politiques et sociales des anciennes civilisations ; nous ne croyons donc pas que les écoles antirationalistes de M. Spencer et de M. Wundt puissent lui dénier le pouvoir de décomposer peu à peu nos idées morales.

En France, la critique s’est montrée en général plus pénétrante à l’égard de l’argument opposé aux évolutionnistes, mais elle ne nous semble pas en avoir détruit la force. M. Espinas répond qu’il ne faut pas argumenter comme si, chez l’homme, u l’impulsion généreuse était tout entière à créer au moment même où l’on compare la souffrance ou la mort à encourir avec le service à rendre : » l’individu, au moment d’agir, ne peut pas tout d’un coup se délivrer de ses sentimens moraux héréditaires. — Assurément ; aussi n’est-ce point dons cette hypothèse que raisonne l’auteur de la Morale anglaise contemporaine : il se demande si les théories exclusivement évolutionnistes, en se répandant, n’amèneront pas dans l’avenir une dissolution successive et lente de la conscience morale, de l’instinct moral. M. Ribot nous paraît se rapprocher davantage de la vraie question. Il concède la loi établie par M. Guyau, que tout instinct tend à se détruire en devenant conscient ; mais, ajoute-t-il, l’instinct ne disparaît que devant une forme d’activité mentale qui le remplace en faisant mieux : — « L’intelligence ne pourrait donc tuer le sentiment moral qu’en trouvant mieux. » — Pourtant est-il toujours nécessaire d’avoir trouvé mieux pour détruire ou affaiblir ce qui existe ? N’a-t-on point vu des peuples préparer leur propre ruine ou leur décadence par le renversement anticipé des institutions qui étaient leur soutien ?

Selon nous, la seule objection qu’on puisse opposer à la force dissolvante de la réflexion se tire de la théorie même de Darwin. Les hommes qui n’auraient pas l’instinct de préserver leur vie personnelle par une certaine hygiène, l’existence de leurs descendais ou de leurs compatriotes par la morale et la politique, disparaîtraient et s’élimineraient d’eux-mêmes. Les buveurs d’opium ou d’absinthe se tuent ou tuent leur postérité. Grâce à l’hérédité, la préservation de notre vie individuelle est devenue un instinct inhérent à tout notre organisme, et c’est aussi déjà un instinct que de préserver la vie d’autrui, au moins quand il ne nous en coûte rien : nous tirons presque instinctivement un enfant de dessous une voiture. De même, il y a une dose de moralité rudimentaire qui sera toujours une nécessité vitale pour la race. Une race en qui l’instinct altruiste s’éteindrait absolument, s’éteindrait elle-même avec lui. De même que l’amour des sexes et l’amour maternel, une certaine somme de vertus sociales est une condition d’existence spécifique ; un minimum de désintéressement doit donc devenir, jusqu’à un certain point, une tendance organique dans l’espèce pour que l’espèce même puisse subsister.

Cette concession faite aux darwinistes, l’argument de M. Guyau n’en conserve pas moins sa valeur. Qu’est-ce, en effet, qui nous assure d’une façon certaine que la société humaine, que telle ou telle des nations qui la composent ne finira pas par une dissolution plus ou moins complète, surtout si elle se démoralise ? D’ailleurs, sans disparaître entièrement, la société peut s’abaisser, se ravaler de plus en plus, s’aplatir, vivre une vie terre à, terre, se réduire au « minimum » des nécessités sociales. Si cet effet ne se produit pas, — et nous ne croyons pas qu’il se produise, — c’est que les doctrines qui ramènent la moralité au plaisir de l’individu ou à un simple intérêt de l’espèce ne se seront pas généralisées chez tous les peuples ; l’intelligence aura « trouvé mieux » que ces doctrines, et mieux aussi que l’instinct aveugle.

Mais passons du point de vue de la société à celui de l’individu. La masse de l’humanité doit obéir à certaines lois morales ou périr ; soit ; mais, pour l’individu, l’alternative est-elle la même ? Admettons qu’il ne puisse entraver le progrès final de l’ensemble ; admettons encore que, dans la majorité des cas, il ne puisse s’empêcher lui-même de sentir le joug commun, les freins psychologiques et sociaux qui, combinés par une mécanique savante, le retiennent sur une certaine ligne normale de conduite, comme les rails retiennent le wagon en marche. Est-il sûr qu’il n’y aura pas cependant, en certains cas, des révoltes possibles pour l’individu, des succès possibles pour ces révoltes ? La biologie elle-même nous apprend qu’il y a deux moyens, pour un être vivant, de tenir tête à un milieu adverse : s’y conformer, ou le conformer à soi en le changeant et en le dominant. Quand les forces du milieu environnant sont toutes-puissantes et omniprésentes, la « conformité au milieu » est la seule ressource, comme la résignation des stoïciens à la nécessité universelle. Mais il y a des cas où, au lieu de se conformer, on peut conformer le milieu à soi : c’est une simple question de supériorité de force, un simple problème de mécanique. Le milieu social n’est pas si omnipotent ni si omniprésent qu’on ne puisse lui dérober certaines actions : dans le grand jeu qui se joue, on peut toujours tricher sur bien des points et faire plus d’un gain illégitime, gros ou petit : le tout est d’être habile, de bien cacher son jeu et de regarder celui des autres. Dans la sphère de la vie individuelle surtout, la paresse, la volupté et bien d’autres vices sont autant de plaisirs gagnés. La morale évolutionniste répète sans cesse : — Tu dois t’adapter au milieu ; mais ce mot tu dois signifie seulement : tu ne peux pas ne pas t’adapter au milieu. — Eh bien ! c’est ce qu’il faut voir ; si j’adapte au contraire le milieu à moi-même, la morale évolutionniste me permettra de dire à mon tour : tu dois t’adapter. Affaire de succès, et le succès, dans une foule de circonstances, n’a rien d’impossible : bien plus, il est souvent assuré. La lutte de l’individu et du milieu social, malgré la conformité croissante des deux termes, n’aboutira jamais à cette parfaite harmonie que rêve M. Spencer, que rêve aussi l’école historique à laquelle M. Wundt fait tant d’emprunts. En tout cas, je ne verrai pas ce beau jour. En attendant qu’il luise pour les autres, j’obéis à la loi actuelle de la vie, et je tâche de détourner à mon profit la plus grande part possible des forces actuellement en lutte : Mihi res, non me rebus subjungere conor. Que pourront m’objecter les partisans d’une morale exclusivement évolutionniste ? S’ils m’opposent un « idéal » supérieur, je leur répondrai avec MM. Spencer et Stephen Leslie : — L’évolution n’établit aucune moralité « absolue ; » elle est toujours relative au milieu environnant ; elle diffère selon le stade de la civilisation. Plus une conduite se rapproche de cette perfection toute relative, plus elle est vraiment idéale ; le prétendu « idéal » qu’on imagine parfait, dit M. Spencer, « n’est pas aussi parfait que la perfection relative. » Donc, relativement à l’état présent des choses, il est bon, selon cette théorie, qu’il y ait des individus qui ne se laissent pas exploiter au nom de l’idéal futur, lequel d’ailleurs ne sera pas moins relatif que l’idéal présent.

La certitude même du progrès général et final, en dépit des exceptions que je tâche de susciter à mon profit, est faite pour m’encourager encore : je continue d’admirer intellectuellement cette loi de progrès bienfaisante que je viole, et qui produira ses effets sans moi, malgré moi. Je suis comme un soldat qui, tout en prenant la fuite, se dirait : — O merveille ! la victoire n’est pas moins certaine ! — Et si tous les autres soldats prenaient la fuite ? — Ils ne la prendront pas ; il en restera toujours assez pour gagner la bataille. Qui sait même si, dans la fuite universelle, la victoire ne viendrait pas toujours ? Au lieu de mourir au poste comme un musulman, il est aussi rationnel et plus agréable de fuir quand on le peut : outre que la victoire du plus fort n’en sera pas moins sûre, il y aura une victoire de plus, celle de tel individu particulier en un point particulier ; cette double harmonie est faite pour m’enchante r davantage encore.

Si les évolutionnistes objectent à cet argument contre leur doctrine qu’il tombe dans le sophisme paresseux, que le progrès n’aura pas lieu dans l’hypothèse où chacun reculerait en arrière, ils doivent donc convenir que ce progrès n’a pas la certitude qu’ils lui attribuent, que le mouvement de l’ensemble sera déterminé par les mouvemens en avant des parties, et que la réflexion, en se généralisant, pourrait suspendre ce mouvement ou même le changer en un recul. Nous voilà de nouveau au rouet. Ou le progrès est certain sans moi, et alors il est inutile que, personnellement, j’y coopère à mes dépens ; ou il est incertain, et alors il est sans doute nécessaire que j’y coopère : mais de quel ordre est cette nécessité ? — Elle n’est pas morale, c’est simplement une nécessité d’ordre scientifique, c’est-à-dire conditionnelle : — Si je veux que le progrès social ait lieu, il faut que j’y contribue. — Mais qui m’oblige à vouloir le progrès social contre mes intérêts propres ? La même loi d’évolution qui dit à la race : « Obéis aux lois de justice ou meurs, » dit en certains cas à l’individu : « N’obéis pas ou meurs. » Dans ces cas-là, pourquoi obéir ?

Il faut donc, en définitive, ou respecter l’instinct aveugle, ou découvrir une clarté qui, loin d’être paralysante pour l’action, lui ouvre des horizons nouveaux. Il faut fonder rationnellement la moralité si on veut qu’elle subsiste, car, on aura beau faire, on n’empêchera pas les individus ou les peuples de raisonner, au risque même de déraisonner. D’où la nécessité absolue, pour l’intelligence, de résoudre l’antinomie de l’instinct et de la réflexion, au lieu de se bander elle-même les yeux. La situation est aiguë, l’alternative est critique pour la moralité : se justifier ou se dissoudre. Il ne faut pas qu’on puisse dire du plus grand et du plus important de nos amours, celui qui a pour objet le bien moral :


L’amour craint la clarté : pour que le cœur se donne,
Qui sait si l’œil d’abord ne doit pas se fermer[2] ?


II

La morale de l’évolution peut se résumer dans cette formule d’un de ses partisans, M. Barratt : — « Sois un agent conscient dans l’évolution de l’univers. » C’est cette loi de conduite qu’il s’agit de justifier rationnellement. Il faudrait pour cela, en premier lieu, démontrer que l’évolution de l’univers, ou simplement de la société humaine, constitue un progrès, et, en second lieu, trouver une raison pleinement convaincante pour faire coopérer l’individu à ce progrès. Cette double démonstration n’est satisfaisante chez aucun des partisans de la doctrine évolutionniste, pas plus chez MM. Barratt et Leslie, ou chez miss Simcox, que chez M. Spencer[3]. D’abord, en ce qui concerne l’existence du progrès, on ne peut l’établir sans avoir préalablement un idéal déterminé et sans constater que le mouvement des choses est dans le sens de cet idéal. En un mot, il faut posséder ce que les philosophes appellent un critérium, une mesure du bien. Quelle sera donc, pour l’évolutionniste, cette mesure du bien et conséquemment du progrès ? Telle est la question essentielle. Selon M. Spencer, la mesure est le plaisir ; selon M. Guyau, c’est la vie. La morale de l’évolution, par une sorte de nécessite interne, oscille entre la morale du plaisir et la morale de l’activité. Examinons d’abord la doctrine « hédoniste » de M. Spencer. D’après cette doctrine, quand on pousse jusqu’au bout l’analyse, le plaisir apparaît comme l’élément constitutif du bien. Si l’évolution est un progrès, au moins pour l’humanité, c’est qu’elle est pour l’humanité même un accroissement dans la somme des plaisirs, c’est que le développement de la vie est aussi le développement du bonheur. Le postulat fondamental de la doctrine évolutionniste, telle que M. Spencer l’entend, est donc un certain optimisme relativement à la destinée humaine ; c’est la croyance à un futur état de félicité sur la terre assez merveilleux pour nous persuader d’y contribuer, quoique nous n’en devions point jouir.

Malheureusement, il n’est pas certain que le plaisir croisse en proportion exacte avec le développement de la vie. En quoi consiste la loi d’évolution ? M. Spencer nous apprend qu’elle est « un accroissement dans la complexité, la détermination et la connexion organique des phénomènes vitaux ou sociaux ; » en d’autres termes, c’est une unité croissante dans une complexité croissante ; de plus, au point de vue psychologique, l’évolution se traduit par un accroissement de l’individualité, par un progrès dans la conscience de soi. Fort bien ; mais les pessimistes prétendent précisément que, plus l’être a conscience de soi, plus il souffre. Eux aussi admettent et l’évolution et une ère finale de conscience lumineuse pour l’humanité ; seulement ils ajoutent que ce plein jour de la conscience révélera la misère de la vie et la folie du « vouloir vivre ; » il n’y aura donc plus qu’un parti à prendre : renoncer à la vie, supprimer à la fois la lumière et le mal qu’elle éclaire. Si cette thèse pessimiste n’a pas la force suffisante pour s’établir elle-même avec certitude, voyons si elle ne sera pas du moins assez forte pour frapper d’incertitude la thèse optimiste.

La meilleure réponse au pessimisme, semble-t-il, c’est celle que M. Guyau a faite en se plaçant au point de vue de l’évolution et en montrant que le maintien même de la vie implique une certaine plus-value du bien-être sur la peine. Si, dans les êtres vivans, les sentimens de malaise l’emportaient réellement sur ceux de bien-être, la vie serait impossible. En effet, « le sens vital ne fait que nous traduire en langage de conscience ce qui se passe dans nos organes. Le symptôme subjectif de la souffrance n’est qu’un symptôme d’un mauvais état objectif, d’un désordre, d’une maladie qui commence : c’est la traduction d’un trouble fonctionnel ou organique. Au contraire, le sentiment de bien-être est comme l’aspect subjectif d’un bon état objectif. Dans le rythme de l’existence, le bien-être correspond ainsi à l’évolution de la vie, la douleur à sa dissolution. » De plus, non-seulement la douleur est la conscience d’un trouble vital, mais elle tend à augmenter ce trouble même. Elle ne nous apparaissait tout à l’heure que comme la conscience d’une désintégration partielle ; elle nous apparaît maintenant elle-même, dit M. Guy au, « comme un agent de désintégration. » L’excès de la douleur sur le plaisir dans l’espèce est donc « incompatible avec la conservation de l’espèce. » Une race pessimiste n’aurait pas besoin, pour en finir avec la vie, du coup de théâtre burlesque, du suicide collectif dont parle M. de Hartmann ; elle s’éliminerait par un affaissement lent et continu de la vie : « une race pessimiste et réalisant en fait son pessimisme, c’est-à-dire augmentant par l’imagination la somme de ses douleurs, une telle race ne subsisterait pas dans la lutte pour l’existence. » Si l’humanité et les autres espèces animales subsistent, c’est précisément que la vie n’est pas trop mauvaise pour elles, « Ce monde n’est pas le pire des mondes possibles, puisqu’on définitive il est et demeure. Une morale de l’anéantissement, proposée à un être vivant quelconque, ressemble donc à un contre-sens. Au fond, c’est une même raison qui rend l’existence possible et qui la rend désirable. »

C’est là, sans doute, une réfutation décisive des exagérations du pessimisme. Toutefois, remarquons-le, il ne s’agit guère ici que des douleurs physiques : une certaine somme de bien-être corporel, supérieure à la somme des maux corporels, est nécessaire à la subsistance même d’une espèce ; mais en est-il ainsi des joies de l’ordre moral ? Une espèce ne pourrait-elle subsister en ayant une santé physique tolérable, et même excellente, jointe à un sentiment croissant des misères morales de la vie ? Tout au moins est-il certain qu’il n’y a pas proportion exacte entre la quantité de plaisir et le progrès dans l’ordre mental. Un être très aimant est, par cela même, plus élevé dans l’échelle qu’un être plus égoïste ; or, l’être aimant souffrira de voir souffrir ceux qu’il aime ; il souffrira surtout de les voir mourir. Il aura dû à l’affection ses plus grandes joies, mais il lui devra aussi ses plus grandes douleurs : « Au moral comme au physique, dit M. Guyau, la souffrance marque toujours une tendance à la dissolution, une mort partielle. Perdre quelqu’un d’aimé, par exemple, c’est perdre quelque chose de soi et commencer soi-même à mourir. » Que cela est vrai ! Mais ce genre de mort, on l’aurait évité avec un peu plus d’indifférence, en se tenant moins haut sur l’échelle de la vie morale. M. Guyau a vu l’objection, il a même essayé d’y répondre : « Au moral comme au physique, dit-il, l’être supérieur est celui qui unit la sensibilité la plus délicate et la volonté la plus forte ; chez lui, la souffrance est très vive sans doute, mais elle provoque une réaction plus vive encore de la volonté ; il souffre beaucoup, mais il agit davantage ; et comme l’action est toujours jouissance, sa jouissance déborde généralement sa peine. L’excès de la souffrance sur le plaisir suppose une faiblesse ou une défaillance de la volonté, conséquemment de la vie même : la réaction du dedans ne répond plus à l’action du dehors. » — Si cette théorie est « généralement » vraie, il faut pourtant convenir qu’elle souffre bien des exceptions, que l’énergie de la volonté, qui dépend en grande partie de l’énergie des organes, n’est pas toujours en rapport avec l’élévation de l’intelligence ou avec le développement de la sensibilité, surtout des penchans affectueux. Nous ne pouvons donc considérer la loi qui relie le plaisir à l’évolution de la vie que comme une loi valable en moyenne, à peu près exacte pour les plaisirs et peines corporels, très inexacte dès qu’on s’élève aux plaisirs ou peines de « l’esprit » et du « cœur » : il n’y a plus là qu’une relation lointaine et indirecte avec le simple « maintien » de l’existence pour l’individu ou pour la race.

M.M. Spencer, Leslie et Barratt invoquent la sélection naturelle : tous les organismes, disent-ils, qui ne trouveraient pas normalement et en majorité leur plaisir dans les actions utiles à la vie seront éliminés par la sélection. — Mais, encore une fois, dans les limites de la vie possible, il reste un vaste domaine où l’activité peut s’exercer, et les partisans de l’évolution n’ont pas démontré qu’il existe dans ce domaine une proportion exacte, ni même approximative, entre le progrès et le plaisir. Si le pessimisme n’est pas autorisé à prétendre que le progrès de la vie coïncide avec le progrès de la souffrance, l’optimisme ou même le simple « méliorisme » des partisans de l’évolution n’est pas davantage autorisé à soutenir que le progrès de la vie coïncide avec un progrès du plaisir ; car il y a une troisième hypothèse possible et conciliable avec les nécessités de la vie, c’est l’hypothèse où la nature des plaisirs et des peines changerait avec l’évolution, mais où leur balance resterait à peu près la même. La vie, en faisant sa comptabilité, trouverait à son grand livre de nouvelles acquisitions en jouissances, mais elle trouverait aussi de nouvelles pertes compensatrices, et le résultat final pour l’humanité serait une richesse plus grande en douleurs comme en plaisirs. En fait, l’accroissement de l’intelligence et de la sensibilité par la civilisation, s’il n’aboutit pas d’une manière évidente à l’accroissement d’infortune imaginé par Rousseau et par M. le Hartmann, n’aboutit pas avec plus d’évidence à cet accroissement de félicité que nous promettaient les Condorcet, les Saint-Simon, les Fourier et tous les partisans du progrès indéfini. Individus et sociétés acquièrent des capacités plus grandes à la fois pour la jouissance et pour la souffrance ; voilà le fait. Quant à la comparaison mathématique des deux termes, de notre doit et de notre avoir, elle est scientifiquement impossible. Elle aboutirait sans doute, soit à la doctrine de l’équilibre, soit à une proportion non constante entre la complexité de la vie et le bonheur. Nous ne pouvons donc être certains de travailler à la félicité future de l’humanité, puisque l’existence et la nature de cette félicité sont également incertaines. Nous pouvons bien prévoir que l’humanité à venir sera plus intelligente, plus puissante sur le monde extérieur, — quoique toujours sujette aux maladies et à la mort, — plus active et plus variée dans ses activités ; mais il est possible, en même temps, que de nouvelles difficultés existent dans le milieu environnant pour le déploiement de ces activités, si bien que le progrès de l’intelligence et de la puissance aurait pour correctif le progrès des problèmes à résoudre et des difficultés matérielles ou sociales à vaincre. Le plaisir pourrait dès lors, en changeant toujours de forme, demeurer en quantité à peu près invariable, et la terre promise de la félicité reculerait à mesure que l’humanité avancerait. Si l’accroissement de la science et de la puissance augmente les moyens de satisfaire les anciens besoins, il entraîne aussi la création de nouveaux besoins. Notre intelligence, plus étendue, voit plus de maux dans le monde que nos pères n’en voyaient. « Dans l’Inde, dit M. Guyau, on distingue les brahmanes à un point noir qu’ils portent entre les deux yeux ; ce point noir, nos savans, nos philosophes, nos artistes même le portent sur leur front éclairé par les clartés nouvelles. » Plus la nature se découvre à eux, plus elle leur paraît indifférente à l’homme et à toutes les fins que conçoit la pensée de l’homme :


Depuis l’éternité, quel but peux-tu poursuivre ?
S’il est un but, comment ne pas l’avoir atteint ?
Qu’attend ton idéal, ô nature, pour vivre ?
Ou, comme tes soleils, s’est-il lui-même éteint ?
L’éternité n’a donc abouti qu’à ce monde !
La vaut-il ?
……..
La pensée est douleur autant qu’elle est lumière ;
Elle brûle : souvent, la nuit, avec effroi,
Je regarde briller dans l’azur chaque sphère
Que je ne sais quel feu dévore comme moi[4]


L’élargissement de la sympathie et le raffinement de la sensibilité nous rendent susceptibles de nouvelles peines en même temps que de nouveaux plaisirs : nous « avons mal » à toutes les poitrines. « De fait, certaines douleurs sont une marque de supériorité : tout le monde ne peut pas souffrir ainsi. Les grandes âmes, au cœur déchiré, ressemblent à l’oiseau frappé d’une flèche au plus haut de son vol : il pousse un cri qui emplit le ciel, il va mourir, et pourtant il plane encore[5]. » Le seul être qui parle et pense est aussi le seul capable de pleurer. Un poète a dit : « L’idéal germe chez les souffrans. » — « Ne serait-ce point plutôt, demande M. Guyau, l’idéal même qui fait germer la souffrance morale et qui donne à l’homme la pleine conscience de ses douleurs ? »

Dans la société, les effets du progrès économique et politique en fait de jouissances sont également mixtes. Le conflit et la compétition ont été jusqu’ici des facteurs constans dans le développement social ; les conflits matériels pourront aller diminuant dans l’avenir sans que les compétitions diminuent ; la compétition est un phénomène essentiel dans l’ordre économique et politique. Les causes d’où provient la lutte des intérêts sont d’ailleurs constantes : elles se résument dans la multiplication des désirs et dans la multiplication des individus animés de ces désirs ; or, cette double multiplication, semble-t-il, sera toujours en avance sur les moyens de satisfaire les désirs mêmes. L’âge d’or où il suffirait de désirer pour avoir, où il y aurait place pour une quantité indéfinie d’individus au banquet de la félicité terrestre, cet âge arrivera-t-il jamais sur notre globe menacé lui-même d’une dissolution finale ? « L’équilibre toujours mobile » dont parle M. Spencer, et qui constitue le progrès, n’est lui-même « qu’un état transitoire vers l’équilibre complet, » et l’équilibre complet, c’est un autre nom de la mort. La félicité future ne sera donc qu’un moment dans l’évolution, et elle sera suivie de dissolution. Pour nous commander ou même nous conseiller d’être « un agent conscient de l’évolution universelle, » au moins faudrait-il avoir démontré que l’évolution tend certainement à produire le bonheur, et un bonheur définitif ; mais, on le voit, on peut discuter à perle de vue sur l’avenir : « nous n’avons pas le miroir magique où Macbeth voyait passer avec un serrement de cœur la file des générations futures, et nous ne pouvons lire d’avance le bonheur ou la misère sur le visage de nos fils[6]. »

Accordons cependant qu’à prendre les choses en leur ensemble, l’accroissement de la quantité de plaisir doive être parallèle à l’évolution et au progrès de la vie sociale, le plaisir pourra-t-il fournir à l’individu un vrai critérium de la moralité ? — Il est clair que la doctrine de l’évolution, en revenant avec M. Spencer à la théorie du plaisir, rencontrera la même difficulté que l’épicurisme et l’utilitarisme, l’antinomie du plaisir individuel avec le bonheur collectif. La théorie de l’évolution a beau établir entre les divers individus un lien non plus seulement extérieur et contingent, comme dans la doctrine utilitaire, mais organique et nécessaire, comme celui qui relie les membres d’un même corps vivant, il subsiste toujours entre l’organisme social, dont nous sommes les membres, et les organismes individuels, une différence capitale : c’est que l’organisme social ne possède pas, — M. Spencer le remarque lui-même, — un « sensorium commun, » une conscience collective ; il n’a d’autres sensations et d’autres pensées que celles de ses membres individuels ; le centre conscient et sentant est dans chaque unité, non dans le tout. Le sentiment de plaisir demeure donc individuel, même au sein de l’organisme social, qui, comme tel, ne peut éprouver ni plaisir ni bonheur. Dès lors, le sacrifice de notre plaisir au bonheur social est en réalité le sacrifice de notre plaisir à celui d’autres individus ; or, de deux choses l’une : si le plaisir n’a pas de valeur suprême, le plaisir d’autrui n’en a pas plus que notre plaisir propre, et ne peut nous imposer une loi de dévoûment ; si le plaisir, au contraire, a une valeur suprême, il ne l’a que pour qui en jouit. La conscience et la jouissance du plaisir marque donc le point où l’individualisme est indestructible au sein même du grand corps social, et toute morale qui place le bien suprême dans le plaisir ne pourra dépasser l’égoïsme qu’en apparence. On nous promet bien une ère finale où le plaisir de chacun coïncidera constamment avec celui de tous ; mais, dans cet éden futur et problématique, la morale n’aura plus sa raison d’être, puisque la nature, nous dit M. Spencer, suffira alors à produire d’elle-même l’harmonie des plaisirs ; dans l’état actuel, au contraire, la morale a sa raison d’être, mais cette raison est précisément le manque d’harmonie entre le plaisir de l’un et celui de l’autre. Placer dans le plaisir l’élément constitutif du bien, c’est faire appel à l’élément même de discorde pour faire cesser la discorde. Si le plaisir est le vrai fond du bien, il en résulte que l’égoïsme est le vrai bien pour l’égoïste, comme la sympathie et l’affection pour « l’altruiste ; » c’est une pure affaire de tempérament. La règle du plaisir est donc la destruction même de toute règle. Si, de fait, l’instinct social nous entraine à sacrifier notre plaisir personnel, c’est-à-dire notre seul bien, pour le plaisir des générations futures, il faut reconnaître qu’au fond nous sommes dupés par l’instinct et exploités au profit de la masse. C’est là cette découverte intellectuelle qui, nous l’avons vu, est au bout de la doctrine évolutionniste, et qui ne sera pas sans avoir dans la pratique de graves conséquences. Une telle découverte réagira sur l’évolution même, et l’intelligence, par la force de la réflexion, dissoudra peu à peu, d’abord chez les individus isolés, puis dans les masses, l’instinct sur lequel on comptait pour entraîner les parties dans le mouvement de l’ensemble. M. Spencer, en faisant consister le fond même du bien dans le plaisir, ne peut plus trouver de raison convaincante pour obtenir un désintéressement réfléchi. Il faut donc examiner si la morale de l’évolution ne saurait prendre une autre forme que celle d’un épicurisme élargi.


IV

Avec l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, — livre dont les critiques n’ont pas toujours saisi le but et le sens, — la morale évolutionniste et purement scientifique fait un double progrès : elle approfondit son propre principe, elle en marque et en reconnaît elle-même les limites avec une précision supérieure. Puisque la conscience, dit M. Guyau, peut réagir à la longue « et détruire graduellement, par la clarté de l’analyse, ce que la synthèse obscure de l’hérédité avait accumulé chez les individus et chez les peuples, il est nécessaire de rétablir l’harmonie entre la réflexion de la conscience et la spontanéité de l’instinct inconscient. » Il faut entrer dans une voie nouvelle, trouver un principe d’action, autre que le plaisir, « qui soit commun aux deux sphères, et qui, conséquemment, en prenant conscience de soi, arrive plutôt à se fortifier qu’à se détruire[7]. »

Où trouver ce principe ? Voilà le nœud de la difficulté. M. Guyau part de cette idée que le fond commun de l’instinct et de la réflexion, c’est la vie. Le plaisir n’est qu’une conséquence, il n’est pas premier ; « ce qui est premier et dernier, c’est la fonction, c’est la vie. » L’être va, disait Épicure, où l’appelle son plaisir ; a non, répond M. Guyau, il n’est pas vrai que l’activité emmagasinée se déploie uniquement en vue d’un plaisir, avec un plaisir pour motif ; la vie se déploie et s’exerce parce qu’elle est la vie. Le plaisir accompagne chez tous les êtres la recherche de la vie beaucoup plus qu’il ne la provoque ; il faut vivre avant tout, jouir ensuite. » La psychologie classique s’était toujours restreinte aux phénomènes consciens ; de même la morale classique. M. Guyau, — et c’est l’originalité de son point de vue, — croit qu’il faut chercher un ressort d’action qui puisse jouer à la fois dans les deux sphères, mouvoir tout ensemble en nous l’automate et l’être sentant. Ce ressort est la vie. C’est la vie même bien comprise qui fournira la conciliation demandée entre l’instinct et la réflexion, comme entre « l’altruisme et l’égoïsme. » La vie, en effet, « en prenant conscience de soi, de son intensité, de son extension, ne tend pas à se détruire : elle ne fait qu’accroître sa force propre. » — « Une vie plus complète et plus large peut régler une vie moins complète et moins large : telle est la seule règle pour une morale exclusivement scientifique. » Quel est donc le caractère essentiel de la vie qui rendra ainsi possible la réconciliation de l’égoïsme et du désintéressement ? — Ce caractère, c’est celui que M. Guyau appelle la a fécondité morale. » Selon lui, la tendance naturelle de l’être, son mobile normal, c’est de chercher la plus haute intensité de vie possible ; or, il se trouve que ce maximum d’intensité a pour corrélatif la plus large et la plus féconde expansion. Que demande la morale à la vie individuelle ? De se répandre pour autrui, en autrui, et, au besoin, de se donner ; eh bien ! dit M. Guyau, cette expansion n’est pas contre la nature de la vie : elle est au contraire « selon sa nature, » bien plus, est la condition même de la vie la plus véritablement intense.

Suivons dans ses détails la démonstration entreprise par l’auteur. D’abord, dit-il, au point de vue physique, c’est un besoin normal pour l’individu que de manifester la fécondité de la vie en engendrant un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de nous-même. La vie, semblable au feu, ne se conserve qu’en se communiquant. M. Guyau attache une grande importance à cette fonction de fécondité par excellence qui entretient la perpétuité de l’espèce. La distinction des sexes a eu, selon lui, une capitale influence dans l’évolution de la vie morale : grâce à la distinction des sexes, l’organisme individuel a cessé d’être isolé, son centre de gravité s’est déplacé. Si, par impossible, ce que les physiologistes appellent la « génération asexuée » avait prévalu dans les espèces animales et finalement dans l’humanité, la société existerait à peine. De même pour les vertus sociales. « L’époque de la génération, remarque M. Guyau, est aussi celle de la générosité. » Les enfans sont égoïstes, ils n’ont pas encore un surplus de vie à déverser au dehors. Le jeune homme a tous les enthousiasmes, il est prêt à tous les sacrifices, il vit trop pour ne vivre que pour lui-même. Le vieillard, au contraire, est souvent porté à redevenir égoïste. Les malades ont les mêmes tendances ; toutes les fois que la source de vie est diminuée, il se produit dans l’être entier un besoin d’épargner, de garder pour soi : « on hésite à laisser filtrer au dehors une goutte de la sève intérieure. » La génération a pour effet de produire le groupement des organismes, de faire vivre l’individu hors de lui-même, de créer la famille et, par là, la société ; aussi ce n’est là encore qu’une forme particulière du besoin général de fécondité. Ce besoin, symptôme d’un surplus de force « accumulé par la nutrition même de l’organisme et par son développement physique ou mental, finit par agir sur l’organisme tout entier : il exerce du haut en bas de l’être une sorte de « pression » qui pousse l’être à produire, à engendrer de toutes les manières possibles, à se prolonger au dehors en autrui. M. Guyau analyse avec une grande pénétration toutes ces formes diverses de l’expansion vitale, dans l’intelligence, dans la sensibilité, dans la volonté. D’abord, la fécondité est la loi de l’intelligence comme elle est celle du corps : il est aussi impossible de renfermer en soi l’intelligence que la flamme ; elle est faite pour rayonner. « Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé les œuvres du penseur à ses enfans. Une force intérieure contraint aussi l’artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles, comme le pélican de Musset. » — La pensée est impersonnelle et désintéressée. — Même force d’expansion dans la sensibilité, et cela en raison de son intensité : il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. « Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre bonheur. » — La volonté, enfin, « l’expansion et la fécondité pour loi naturelle : nous avons besoin d’agir, d’imprimer la forme de notre activité sur le monde. Travailler, c’est produire, et produire, n’est-ce pas être à la fois utile à soi et aux autres ? C’est donc tout notre être qui est naturellement sociable, dans toutes ses jouissances ; la vie ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. Cela tient à cette loi fondamentale de la biologie, qui est aussi la loi fondamentale de la morale : « la vie n’est pas seulement nutrition, elle est production et fécondité ; vivre, c’est dépenser aussi bien qu’acquérir. » L’égoïsme, « c’est l’éternelle illusion de l’avarice, prise de peur à la pensée d’ouvrir la main. » vie, c’est fécondité ; et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est l’existence véritable. — « Il y a, dit M. Guyau dans une de ses pages les plus belles, une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir. La moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine. On a toujours représenté la Charité sous les traits d’une mère qui tend à des enfans son sein gonflé de lait ; c’est qu’en effet la charité ne fait qu’un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s’arrêter à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l’épuisent ; le cœur de l’être vraiment humain a aussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souffrent[8]. »

Ainsi l’organisme le plus parfait sera nécessairement le plus sociable, et l’idéal de la vie individuelle, c’est la vie avec tous et pour tous. Nous voilà bien loin de Bentham et des utilitaires, qui ne cherchent qu’à éviter la peine, qui voient en elle l’irréconciliable ennemie : « c’est comme si on voulait ne pas respirer trop fort de peur de se dépenser ! »

Puisque toute vie, en prenant conscience de soi, s’aperçoit qu’elle est indivisiblement personnelle et collective, il en doit être ainsi du sentiment même que nous avons de la vie dès qu’elle devient en nous plus intense et plus libre ; ce sentiment, c’est le plaisir. Comme la vie, le plaisir est toujours social par quelque côté, et il le deviendra de plus en plus par une transformation qui n’est pas la moins importante de celles que l’avenir prépare à l’humanité. « En définitive, lisons-nous dans une des pages les plus remarquables du livre sur la Morale d’Épicure, qu’est-ce que serait un plaisir purement personnel et égoïste ? En existe-t-il de cette sorte, et quelle part ont-ils dans la vie ? » Lorsqu’on descend dans l’échelle des êtres, on voit que la sphère où chacun d’eux se meut est étroite et presque fermée ; c’est le polype, c’est le mollusque attaché à quelque point fixe. Mais, au contraire, montez vers les êtres supérieurs, vous voyez leur sphère d’action s’ouvrir, s’étendre, se confondre avec la sphère d’action des autres êtres. Chez l’homme, le sentiment qu’éprouve un individu déborde de toutes parts l’individu lui-même. L’égoïsme pur ne serait pas seulement une mutilation de soi, il serait une impossibilité. Ni mes douleurs, ni mon plaisir ne sont absolument miens. « Les feuilles épineuses de l’agave, avant de se développer et de s’étaler en bandes énormes, restent longtemps appliquées l’une sur l’autre et formant comme un seul cœur ; à ce moment, les épines de chaque feuille s’impriment sur sa voisine. Plus tard, toutes ces feuilles ont beau grandir et s’écarter, cette marque leur reste et grandit même avec elles : c’est un sceau de douleur fixé sur elles pour la vie. » La même chose se passe dans notre cœur, où viennent s’imprimer dès le sein maternel toutes les joies et toutes les douleurs du genre humain : sur chacun de nous, quoi qu’il fasse, ce sceau doit rester. « De même que le moi, en somme, est pour la psychologie contemporaine une illusion, qu’il n’y a pas de personnalité séparée, que nous sommes composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences ou états de conscience, ainsi le plaisir égoïste, pourrait-on dire, est une illusion : mon plaisir à moi n’existe pas sans le plaisir des autres, je sens que toute la société doit y collaborer plus ou moins, depuis la petite société qui m’entoure, ma famille, jusqu’à la grande société où je vis. »

M. Guyau corrige ainsi la doctrine évolutionniste en replaçant au fond même de l’être individuel la source vive de tous les instincts de sympathie et de sociabilité, que l’école anglaise nous montrait comme acquis plus ou moins artificiellement dans le cours de l’évolution, et, en conséquence, comme plus ou moins adventices. M. Spencer regardait trop les choses du dehors, ne voyait dans les instincts désintéressés qu’un produit de la société, une empreinte passivement reçue du commerce avec nos semblables et fixée peu à peu par l’hérédité. La collection, dit M. Guyau, n’aurait pas réussi à faire éclore des sentimens et des idées qui n’auraient pas été déjà en germe chez l’individu. « Il y a donc, au sein même de la vie individuelle, une évolution correspondant à l’évolution de la vie sociale et qui la rend possible, qui en est la cause au lieu d’en être le résultat. »

Cette correction est certainement de la plus haute importance, puisqu’elle aboutit à représenter la vie comme généreuse par essence, et non plus par accident, comme dans l’école anglaise contemporaine. Ce qui est accidentel et extérieur, ce qui résulte des circonstances défavorables du milieu, c’est précisément l’égoïsme : il peut donc disparaître progressivement par la conscience même que la vie prendra de sa vraie nature et par la domination progressive que cette conscience exercera sur le milieu extérieur.

Puisque l’accroissement de la vie au dedans et son élargissement au dehors est la seule règle possible de conduite dans la doctrine de l’évolution, que deviendra l’idée de l’obligation morale si la science des mœurs élimine de son sein toute notion métaphysique ? L’obligation proprement dite sera évidemment impossible : il faudra se contenter des « équivalens » du devoir. Une des parties les plus importantes et les plus curieuses de l’Esquisse d’une morale est celle qui est consacrée à déterminer ces équivalens, ces transformations nécessaires de l’idée morale dans la doctrine de l’évolution. Une telle étude était un travail des plus utiles, car, si les équivalens en question ne peuvent être de réels substituts du devoir, au moins fournissent-ils des appuis scientifiques à la morale ; or, la morale ne saurait avoir trop d’appuis : elle doit donc prendre son bien partout où elle le trouve.

Les équivalens du devoir, selon M. Guyau, ne pourront être empruntés qu’à nos trois facultés essentielles : volonté, intelligence, sensibilité. Dans le domaine de la volonté, le seul équivalent possible du devoir sera le pouvoir même d’agir, le pouvoir supérieur qui, en prenant conscience de sa supériorité par rapport à la réalité, paraîtra en face d’elle un idéal. Le devoir sera la « surabondance de vie » demandant à s’exercer, à se donner. Toute force qui s’accumule crée une « pression » sur les obstacles placés devant elle. Au lieu de dire avec Kant : « Je dois, donc je puis, » on dira : « Je puis, donc je dois ; je puis le plus et le mieux, donc je dois l’accomplir. » La vie se fera sa loi à elle-même « par son aspiration à se développer sans cesse ; » elle se fera son obligation à agir par sa puissance d’agir. Passons du domaine de l’activité dans celui de l’intelligence. Le second équivalent de l’obligation morale, selon M. Guyau, sera l’idée même de la vie la plus intense et la plus expansive, idée-force qui, en se concevant, tendra à se réaliser, exercera une pression dans son propre sens, fera effort pour se changer en mouvement. Celui qui ne met pas son action en harmonie avec sa pensée est en lutte avec lui-même, divisé intérieurement ; aussi sent-il qu’il lui manque quelque chose : il n’est pas entier, il n’est pas lui-même. Il se dit alors obligé à se compléter, à se remettre d’accord avec soi ; — obligation, d’ailleurs, tout intellectuelle et logique : « ne soyons pas une sorte de mensonge en action, mais une vérité en action. » Le troisième équivalent du devoir sera emprunté à la sensibilité, non plus à l’activité et à l’intelligence. Ce sera la « fusion toujours croissante des sensibilités humaines, » le caractère « toujours plus sociable des plaisirs élevés. » Les jouissances d’ordre supérieur prennent une part chaque jour plus grande dans notre vie, — plaisirs esthétiques, plaisir de raisonner, d’apprendre et de comprendre, de chercher, etc. Or, ces plaisirs sont beaucoup plus intimes, plus profonds et plus gratuits que les jouissances matérielles ; « ils tendent donc beaucoup moins à diviser les êtres. » Les plaisirs de l’art, par exemple, s’augmentent en se partageant :


Ainsi que la vertu, l’art se sent généreux :
Lorsque je vois le beau, je voudrais être deux[9].


Nous marchons vers une époque où « l’égoïsme primitif sera de plus en plus reculé en nous et refoulé, de plus en plus méconnaissable. » Le meilleur substitut de l’obligation morale, si jamais les idées métaphysiques disparaissent, ce sera, selon M. Guyau, le sentiment de la solidarité croissante entre tous les êtres. En vertu de l’évolution, les plaisirs s’élargiront peu à peu et seront conçus comme de plus en plus impersonnels. L’homme ne songera plus à jouir dans son moi comme dans une île fermée.

Ainsi donc, dégagez la vie des nécessités extérieures qui en répriment l’élan naturel, ramenez-la à son fond le plus réel, qui est l’activité expansive, féconde et généreuse, vous reconnaîtrez, selon M. Guyau, que cette réalité de la vie est en même temps son idéal, que la vie porte en elle-même son but et sa loi, qu’en prenant conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle peut, elle prend aussi conscience de ce qu’elle doit. Aussi la moralité a-t-elle ce privilège d’être à la fois la réalité la plus vivante et la poésie la plus haute. La vertu est un art merveilleux par lequel l’artiste se façonne lui-même. « Dans les vieilles stalles en chêne des chœurs d’église, amoureusement sculptées aux âges de la foi, le même bois représente souvent, sur une de ses faces, la vie d’un saint ; sur l’autre, une suite de rosaces et de fleurs, de telle sorte que chaque geste du saint figuré d’un côté devient de l’autre un pétale ou une corolle : ses dévoûmens ou son martyre se transforment en un lis ou une rose. Agir et fleurir tout ensemble, souffrir en s’épanouissant, unir en soi la réalité du bien et la beauté de l’idéal, tel est le double but de la vie ; et nous aussi, comme les vieux saints de bois, nous devons nous sculpter nous-mêmes sur deux faces[10]. »


IV

Ainsi agrandie et complétée, la morale de l’évolution et de la vie fournit-elle une règle suffisante ? M. Guyau nous a montré qu’il existe dans la vie individuelle elle-même, en vertu de sa nature expansive, un germe d’harmonie avec la société ; il a montré aussi qu’en fait, grâce à la civilisation, cette harmonie ira croissant dans les siècles à venir. N’avons-nous donc plus qu’à nous abandonner au mouvement naturel de la vie, et toute la morale tiendra-t-elle, au pied de la lettre, dans ces deux mots : sequere naturam, ou, si l’on veut, sequere vitam ? — Non, selon nous, car la vie contient le germe de la discorde à côté du germe de la concorde. Une des lois capitales que la doctrine de l’évolution a mises en lumière, c’est précisément la « lutte pour la vie ; » cette lutte, sans doute, peut tenir aux circonstances du milieu plus qu’à la nature essentielle de la vie même, mais, comme il y aura toujours pour l’activité humaine un milieu matériel et des nécessités matérielles, la lutte subsistera toujours et aura pour conséquence, dans l’avenir comme par le passé, un état de guerre plus ou moins sourde entre les intérêts, un conflit des tendances égoïstes et des tendances désintéressées. Or, l’objet de la morale, c’est précisément la paix, l’accord, l’harmonie. La morale oppose donc à la vie réelle une vie idéale, qui n’est pas sans doute en contradiction avec l’autre, mais qui n’est pas non plus simplement la vie telle qu’elle est quand on s’abandonne aux impulsions purement vitales.

Qu’est-ce, d’ailleurs, que la vie ? Cette idée, fondamentale dans la théorie de l’évolution, il eût été bon d’en faire l’analyse au double point de vue de la biologie et de la métaphysique, car la vie est à la fois un phénomène de mécanisme et la manifestation de quelque chose qui dépasse de beaucoup le mécanisme même, de quelque chose qui sent, pense, veut. Ce n’est pas. — et M, Guyau le reconnaît tout le premier, — avec une simple transposition d’atomes inertes dans l’espace et dans le temps qu’on peut expliquer ce qui est vraiment la vie, et surtout la vie morale, c’est-à-dire l’action, le sentiment, la conscience. La notion de la vie demeure donc ambiguë, à la fois physique et mentale, sans qu’on sache quel est l’aspect de la vie qui doit se subordonner les autres. Qu’est-ce, en outre, que l’intensité de la vie ? Est-ce une simple affaire de quantité ? Quelle mesure pourrons-nous appliquer alors ? Même si nous réussissions à mesurer la force de la vie, il faudrait encore en apprécier la direction, car c’est de la direction que dépend le bon emploi de la force. L’intensité de la vie est-elle donc une question de qualité et de valeur ? Quelle mesure encore appliquerons-nous ? L’intensité des sensations, par exemple, a-t-elle la même valeur que celle des pensées ? Celle des pensées, à son tour, vaut-elle celle de la volonté ? Sans doute, dans le fond des choses, il est bien probable que la vie la plus vraiment morale est aussi, en somme, la plus vraiment intense, la plus forte, la plus vécue ; mais, à ne considérer que les faits visibles et appréciables, la plus grande intensité de vie n’entraîne pas dans tous les cas « pour conséquence nécessaire » la plus grande expansion de la vie, ni surtout son expansion généreuse et désintéressée en vue d’autrui. Napoléon Ier mena certainement une vie d’une intensité exceptionnelle, et il la répandit sur tous les champs de bataille de l’Europe ; il pensa, il voulut, il agit, il sentit, il fit sentir sa volonté aux autres. La fécondité de sa vie fut extraordinaire, mais elle se manifesta en grande partie par la lutte et non par l’accord avec autrui, par l’écrasement des autres personnalités et non par leur relèvement. Certes, comme le dit M. Guyau, la violence même, qui semble une expansion victorieuse de la puissance intérieure, finit par en être une réelle restriction : le despote rencontre de la résistance ; de plus, il s’use et se déséquilibre lui-même. Cependant, si la vie ambitieuse ne saurait être, pour le philosophe, le plus haut idéal de vie intense et large, il y faut reconnaître une existence qui sort du commun, qui a sa grandeur, qui peut même avoir un souffle d’héroïsme, et qui n’est pourtant pas la vie morale de justice et de fraternité. La vie voluptueuse, elle aussi, la vie d’aventures, d’action et de passion, la vie d’un don Juan, toujours en éveil, toujours agitée et mouvante, se répandant partout, a son intensité expansive, son déploiement de puissance, d’intelligence, de sensibilité, — et il ne surgit pas toujours à la fin une statue de pierre pour représenter la « sanction. » Le critérium de l’intensité expansive, quoique coïncidant peut-être avec le critérium moral pour le regard qui sonderait le fond même de la vie (c’est-à-dire, selon nous, la volonté), n’a donc dans la pratique ni la précision ni la sûreté nécessaires. Enfin, quand il s’agit de renoncer à la vie ou de commettre une lâcheté, il est difficile de soutenir que la plus grande intensité de vie consiste dans le renoncement à la vie même.

La principale antinomie à laquelle aboutit la morale de la vie, en effet, c’est celle de la durée et de l’intensité. Berlioz met en scène un artiste qui se tue après avoir ressenti le plus haut plaisir esthétique qu’il lui semble devoir éprouver en son existence : dans cette action, dit M. Guyau, il n’y a pas autant de folie qu’en pourrait le croire. « Supposez qu’il vous soit donné d’être pour un instant un Newton découvrant sa loi ou un Jésus prêchant l’amour sur la montagne : le reste de votre vie vous semblerait décoloré et vide. Vous pourriez acheter cet instant au prix du tout… On passe trois jours pour monter à un haut sommet des Alpes ; on trouve que ces trois jours de fatigue valent le court instant passé sur la cime blanche, dans la tranquillité du ciel. » M. Guyau a raison ; mais si on peut, comme il dit, « préférer un seul vers à tout un poème, » c’est pour sa beauté ; si la découverte de Newton ou si la prédication de Jésus sur la montagne valent plus que toute une vie, c’est parce que l’intelligence de Newton et le cœur de Jésus ont, dans un instant sublime, vécu de la vie universelle, brisé les limites de leur individualité, produit par cela même, non pour eux, mais pour l’humanité et le monde, une série infinie de conséquences qui se déroulent et se dérouleront encore dans l’avenir. Il eût donc fallu déterminer quel est ce fond dernier de la vie qui est riche de ce qu’il donne encore plus que de ce qu’il possède ; et ce fond se ramènerait sans doute au pouvoir même de se désintéresser, à la volonté du bien universel. Dès lors, la moralité n’est pas simplement l’intensité de la vie, c’est l’intensité de la volonté tendant à l’universel.

M. Guyau a montré excellemment que la morale future mettra de plus en plus en relief le côté social de l’individu, comme aussi l’indépendance et la valeur croissantes de l’individu dans la société, en un mot l’harmonie du social et de l’individuel dans les profondeurs de la vie. Cette idée aurait pu l’amener à se demander s’il n’y a pas, dans ces profondeurs, qui ne sont plus seulement la vie en général, mais plus précisément la volonté, l’activité de l’être, une unité radicale des deux termes, des deux tendances vers soi et vers le tout, et si cette unité n’est pas un vouloir qui est sans doute le nôtre, mais qui s’étend à tous et au tout, à l’univers.

Quant aux trois « équivalens » psychologiques du devoir dans la doctrine de l’évolution, — activité expansive, intelligence expansive, sensibilité expansive, — ils ne seront jamais pour la moralité que des appuis précieux, mais incertains et à double usage. Sans doute, la solidarité toujours croissante tend à supprimer le conflit de chacun avec tous. Mais cette universalité de l’amour, cette fusion complète des sensibilités qui remplacerait le devoir, n’est encore aujourd’hui qu’un idéal : dans la réalité actuelle, nous sommes au milieu de la lutte. L’antinomie entre le bien individuel et le bien universel existe donc en fait ; ce n’est pas la résoudre pour le présent que d’en renvoyer la solution à un avenir indéfini et problématique. Il faut que l’idéal s’impose comme régie de conduite, non parce qu’il sera réel demain, mais parce que dès aujourd’hui il a, même pour l’individu, une valeur supérieure à tout le reste, supérieure au bonheur personnel, supérieure à la vie personnelle. Une telle valeur, c’est précisément ce que la doctrine de l’évolution ne peut, par elle-même, conférer à son idéal futur.

Miss Simcox, elle aussi, a essayé de montrer que l’idéal, pour l’individu, c’est la plus grande harmonie possible entre les tendances vitales les plus fortes ; — mais quelles sont les plus fortes, sinon celles qui nous entraînent en fait ? a Non, répond miss Simcox, ce sont les plus permanentes : violées momentanément, elles reparaissent toujours et produisent ainsi le remords, conformément à la théorie de Darwin. » Mais l’instinct de la vengeance est très « permanent, » surtout chez les Corses ; l’amour de la propriété et même du bien d’autrui est encore une tendance très persistante. Enfin, il y a une inclination éminemment durable chez l’individu comme dans l’espèce : l’amour de soi. En y subordonnant tout, on est sûr d’agir en vue d’une tendance indestructible, qui reparaît et reparaîtra toujours. C’est donc quand on n’est pas égoïste qu’on devrait éprouver le « remords. »

Ainsi se révèle l’insuffisance du second principe, et du plus élevé, que puissent adopter les moralistes de l’évolution : « la vie se réglant elle-même. » Pour que la société future fasse des progrès dans un sens vraiment moral, il faut qu’à la préoccupation d’une vie plus forte, plus intense, plus persistante, elle ajoute celle d’une vie plus désintéressée et plus universelle ; qu’elle place ainsi constamment l’intensité de la vie dans son extension même, c’est-à-dire, en définitive, la quantité dans la qualité et la valeur. C’est à quoi précisément M. Guyau l’invite : jugeant des autres d’après lui-même, il ne voit la vie intense que dans la vie généreuse et féconde pour autrui : « On ne vit pleinement, dit-il, qu’en vivant pour beaucoup d’autres ; » et c’est ainsi qu’il a vécu. Mais cette harmonie de l’intensité avec l’expansion n’existe que chez les grandes âmes ; chez les autres, elle est incomplètement réalisée. En vertu même de l’évolution, l’homme est resté animal en devenant homme, et la loi de l’animalité, qui subsiste et subsistera toujours dans la masse, c’est le combat pour la vie. La théorie de l’évolution ne peut qu’agrandir l’horizon de la lutte sans en changer la nature et sans transformer les relations purement vitales en relations morales, pas plus que le télescope, en amplifiant le champ visuel jusqu’aux étoiles, ne lui fait dépasser les rapports des objets dans l’espace.

Au reste, si M. Guyau a peut-être trop compté sur le principe de la vie intense et expansive, il est loin de lui avoir accordé une valeur absolue, adéquate à notre idée d’une moralité complète. Après avoir tiré de ce principe tout ce qu’il pouvait donner, après avoir essayé de fonder ainsi la partie positive de la morale, il a lui-même marqué la limite que la morale de l’évolution ne peut dépasser ni même atteindre. Cette limite, c’est le dévoûment, c’est le sacrifice. Comment, en effet, la morale de la vie s’y prendra-t-elle pour obtenir de l’individu, en certains cas, un sacrifice non plus seulement partiel et provisoire, mais définitif et sans compensation ? « La charité nous pousse à oublier ce qu’a donné notre main droite, rien de mieux ; mais la raison nous conseille de bien surveiller ce qu’elle donne. »

Selon M. Guyau, le problème du sacrifice ne peut recevoir dans la pratique, si on s’en tient à la morale des faits, qu’une solution purement approximative et toute contingente. La seule force qui reste à la disposition de la morale positive pour entraîner les hommes au dévoûment, c’est, dit-il, « l’amour du risque. » M. Guyau en a fait une analyse originale et fine. L’amour du risque et du danger, remarque-t-il, est naturel à l’homme ; il s’est développé par une évolution inévitable, en partie parce que l’humanité primitive vivait au milieu du péril. « Le danger était pour ainsi dire le jeu des hommes primitifs, comme le jeu est aujourd’hui pour beaucoup de gens un simulacre du danger. » Le plaisir d’affronter un péril tient surtout au plaisir de la victoire. On aime à se prouver à soi-même sa supériorité. Ce besoin de s’exposer et de vaincre, qui entraîne le guerrier et le chasseur, se retrouve chez le colon, chez l’ingénieur, chez le voyageur et le marin. « L’attrait invincible de la mer est fait en grande partie du danger constant qu’elle présente. Si le peuple anglais a acquis une intensité de vie et une force d’expansion telles qu’il s’est répandu dans le monde entier, on peut dire qu’il le doit à son éducation par la mer, c’est-à-dire par le danger. En somme, l’homme a besoin de se sentir grand, « d’avoir par instans conscience de la sublimité de sa volonté » : cette conscience, il l’acquiert dans la lutte, — lutte contre soi et contre ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels.

Après avoir ainsi analysé le sentiment du risque, M. Guyau remarque qu’il y avait dans le fameux pari de Pascal un élément qui n’a pas été mis en lumière : Pascal n’a vu que la crainte du risque, il n’a pas vu le plaisir du risque. Ce plaisir a une importance considérable dans la sphère économique : Voyez les spéculateurs qui risquent leurs capitaux pour quelque grande entreprise. « Il n’y a donc, dans le danger couru pour l’intérêt de quelqu’un (le mien ou celui d’autrui), rien de contraire aux instincts profonds et aux lois de la vie. Loin de là, s’exposer au danger est quelque chose de normal chez un individu bien constitué moralement ; s’y exposer pour autrui, ce n’est que faire un pas de plus dans la même voie. Le dévouement rentre, par ce côté, dans les lois générales de la vie, auquel il paraissait tout d’abord échapper entièrement. Le péril affronté pour soi ou pour autrui, — intrépidité ou dévouement, — n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle : c’est cette vie même portée jusqu’au sublime. » Lorsqu’on a accepté le risque, on a aussi accepté la mort possible. En toute loterie, il faut prendre les mauvais numéros comme les autres. « La nécessité du sacrifice, dans bien des cas, est un mauvais numéro ; on le tire pourtant, on le place sur son front, non sans quelque fierté, et on part. Le devoir à l’état aigu fait partie des événemens tragiques qui fondent sur la vie. » Celui qui voit venir la mort dans ces circonstances se sent pour ainsi dire lié à elle : tels sont le soldat, le marin, le médecin, tous ceux que lie une obligation professionnelle, tous les « captifs du devoir. »

On ne saurait méconnaître ce qu’il y a à la fois de neuf et de vrai dans cette analyse de l’amour du risque. Ce sentiment est une forme nouvelle de la fécondité et de la générosité qui, selon M. Guyau, sont inhérentes à la vie même dès que son intensité la porte à se répandre. » Ceci accordé, il faut bien convenir que ce dernier équivalent de la moralité est, par sa définition même, le plus aléatoire de tous. Sans doute, il y aura toujours quelque fascination exercée par une grande entreprise à laquelle se mêle un élément d’incertitude ; mais, M. Guyau nous l’a montré, la société à venir sera réfléchie, raisonneuse, surtout si l’esprit positif se répand de plus en plus ; or la réflexion, ici plus que jamais, se retournera contre l’instinct entreprenant.

Enfin, comment obtenir le dévoûment dans les cas où l’agent moral est placé non plus en lace du simple risque, mais devant la certitude du sacrifice définitif ? — « Il faudrait pour cela, dit M. Guyau, trouver quelque chose de plus précieux que la vie ; or, empiriquement, il n’y a rien de plus précieux ; cette chose-là n’a pas de commune mesure avec tout le reste ; le reste la suppose et lui emprunte sa valeur. » De là l’auteur conclut que, « dans certains cas extrêmes, — très rares d’ailleurs, — le problème moral n’a pas de solution rationnelle et scientifique. » Dans ces cas où la morale scientifique est impuissante, elle ne peut que « laisser toute spontanéité à l’individu[11]. » La société se défendra comme elle pourra contre les empiètemens individuels ; l’individu, de son côté, dans certaines alternatives difficiles, agira selon sa nature plus ou moins égoïste ou altruiste. Toute action peut être considérée comme une équation à résoudre : il y a, dit M. Guyau, des équations qui sont insolubles ou qui comportent « plusieurs solutions singulières. » Ainsi M. Guyau, avec sa clairvoyance habituelle et sa parfaite sincérité, ne se fait aucune illusion sur ce qu’offrira toujours d’incomplet une morale exclusivement scientifique, qui ne peut être à ses yeux que la première moitié de toute morale future. L’antinomie des instincts désintéressés et de la réflexion égoïste, provisoirement reculée, reparaîtra toujours à la fin ; et il est à craindre que les solutions « singulières » ne se généralisent, que les exceptions à la règle ne finissent par devenir la règle même. L’Esquisse d’une morale marque ainsi, par la rigueur et la hardiesse de ses déductions, jusqu’où peut aller et où s’arrête la science positive des mœurs.

Quelle est la conclusion générale qui ressort de l’examen auquel nous venons de soumettre les deux principales formes de la morale évolutionniste : doctrine du bonheur, soutenue par M. Spencer et par M. Barratt ; doctrine de la vie, développée jusqu’au bout par M. Guyau, et dont se rapprochent les systèmes de miss Simcox, de MM. Leslie et Clifford ? — C’est que la science positive des mœurs sera toujours à la vraie morale ce qu’est le polygone d’un nombre croissant de côtés au cercle qu’il ne peut remplir. Chimérique ou non, notre idée de la moralité emporte avec elle quelque chose de définitif, au moins pour nous, étant donnée notre constitution mentale. La vraie morale doit donc déterminer ce que nous devons faire non plus en vue d’autre chose (ce qui nous entraînerait à l’infini), mais pour soi-même, ou, si l’on veut, pour nous-mêmes tels que nous sommes normalement constitués ; elle s’efforce, en un mot, de fixer l’objet dernier du vouloir, autant qu’il nous est possible de nous le représenter. Et ce n’est pas là une prétention de luxe, c’est une recherche de première nécessité. Nous sommes, en effet, engagés tout entiers dans les problèmes moraux ; comment donc la morale pourrait-elle s’arrêter à moitié chemin ? Jamais l’homme ne vouera sa vie et surtout ne la sacrifiera qu’à ce qu’il aura considéré comme l’idéal le plus définitif qu’il puisse atteindre, et la conception d’un tel idéal enveloppera toujours quelque opinion, raisonnée ou spontanée, dogmatique ou sceptique, sur l’homme, sur la société, sur l’univers, sur le principe et la fin de l’existence, sur la possibilité ou l’impossibilité du progrès, sur le pessimisme ou sur l’optimisme. Or la métaphysique est une tentative pour faire l’analyse la plus radicale et la synthèse la plus complète de la connaissance et de l’existence. La morale de l’avenir devra donc être métaphysique en même temps que scientifique ; elle sera l’application à la conduite de la totalité des connaissances positives et de la totalité des connaissances on spéculations métaphysiques : pour mouvoir l’homme entier, — dans ces alternatives solennelles et, comme disent les Allemands, tragiques, où l’homme n’agit plus sous l’impulsion machinale de l’instinct, mais dans le grand jour de la réflexion, — il faut mettre en jeu tous les ressorts intellectuels, sans compter tous les ressorts du sentiment. C’est donc avec raison qu’à l’adage vulgaire : « vivre d’abord, ensuite philosopher, » on a répondu ici-même : « Une manière de vivre n’est qu’une manière de philosopher[12]. »

Puisque, dans les transformations futures de l’idée morale, les appuis purement scientifiques ne seront jamais qu’auxiliaires, quels en seront les appuis essentiels ? C’est ce que nous aurons à rechercher quelque jour. Dès maintenant, nous pouvons conclure, contrairement à MM. Spencer, Leslie, Clifford, et en conformité avec les dernières conclusions de M. Guyau, que les soutiens métaphysiques de la moralité seront toujours nécessaires. Pour M. Guyau, ces soutiens métaphysiques ne sont eux-mêmes que des hypothèses ; pour nous, ils sont quelque chose de plus. Quoi qu’il en soit, eux seuls pourront fournir la solution la plus rapprochée possible du grand problème qui s’impose à l’humanité réfléchie : légitimer par la réflexion même l’instinct moral, le droit, le dévouement, justifier ainsi la justice, sacrer rationnellement la charité, en plaçant sur son front un diadème qui soit pour la pensée une lumière. Seule, la métaphysique peut tenter de faire franchir à l’homme, par un acte de volonté réfléchie, le difficile passage du moi au non-moi, de l’égoïsme au désintéressement. Pour cela, dit M. Guyau, il faudra toujours dépasser la pure expérience, spéculer sur le réel et sur l’idéal, ajouter aux faits positifs des conceptions métaphysiques sur la nature de l’homme et la valeur de la vie. « Les vibrations lumineuses de l’éther se transmettent de Sirius jusqu’à mon œil, voilà un fait ; mais faut-il ouvrir mon œil pour les recevoir ou faut-il le fermer ? On ne peut pas à cet égard tirer une loi des vibrations mêmes de la lumière. » Pareillement, « ma conscience arrive à concevoir autrui, mais faut-il m’ouvrir tout entier à autrui, faut-il me fermer à moitié ? » C’est là un problème dont la solution dépendra de mes conceptions sur l’univers et sur mon rapport avec les autres êtres. « Il est des circonstances où la pratique a tout à coup besoin de la métaphysique : on ne peut plus vivre, ni surtout mourir sans elle. »


ALFRED FOUILLEE.

  1. Ethik, p. 345.
  2. Vers d’un philosophe.
  3. Encore moins dans le livre, d’ailleurs tout historique, de M. Letourneau sur l’Evolution de la morale (1887).
  4. Vers d’un philosophe. — L’Analyse spectrale, p. 198.
  5. Esquisse d’une morale, p. 241.
  6. L’Irréligion de l’avenir, p. 411.
  7. Esquisse d’une morale, p. 241.
  8. Esquisse d’une morale, p. 24.
  9. Vers d’un philosophe, — Le Mal du poète, p. 138.
  10. L’Irréligion de l’avenir, p. 353.
  11. Esquisse d’une morale, p. 218.
  12. Voir l’étude de M. Brunetière sur M. Caro, dans la Revue du 1er avril.