Les Transformations de la marine de guerre

LES TRANSFORMATIONS
DE LA
MARINE DE GUERRE

En même temps que la vapeur et l’électricité ont bouleversé les traditions des sociétés anciennes et les conditions mêmes de l’existence privée des citoyens, une révolution considérable s’est opérée dans l’art de la guerre. Certes cette révolution est loin d’avoir l’importance de celle produite dans l’ordre social par la vapeur et l’électricité, car la paix doit toujours être l’état normal d’un peuple et la guerre l’état d’exception ; mais l’invention des nouveaux engins n’en est pas moins une des plus étonnantes, sinon des plus belles du siècle, et les progrès réalisés de ce côté seront aussi pour nous un titre de gloire. C’est surtout dans l’art naval et au point de vue des combats maritimes que le changement, l’innovation, ont été considérables ; encore quelques années, et nos vaisseaux ne ressembleront guère plus à ceux du premier empire que ceux-ci ne ressemblaient aux galères des anciens. Quelques connaissances que nos lecteurs aient déjà sur cette question, il n’est pas inutile, avant d’insister sur le présent et de chercher à prévoir l’avenir, de remonter rapidement avec eux dans le passé pour saisir d’une vue générale les transformations successives des flottes.


I

A la fin du siècle dernier, le baron Sané, qu’on a surnommé à juste titre le Vauban de la marine, avait donné le dernier mot de l’art de construire les vaisseaux. Travailleur infatigable, il avait étudié en même temps les plans de ses devanciers et les rapports des hommes de mer ; il s’était approprié ce que les uns et les autres pouvaient offrir de vues précieuses ou d’utiles renseignemens pour arriver à faire des bâtimens doués de toutes et des plus diverses qualités de ceux qui les avaient précédés. Parmi ses créations, on remarqua surtout la Ville-de-Paris et l’Océan, qui étaient les plus beaux et les meilleurs voiliers des navires de guerre de l’Europe. Les successeurs de Sané n’ont fait qu’imiter ses travaux et copier ses plans ; aujourd’hui même on entend souvent invoquer les règles et les principes de cet illustre ingénieur. La force, la vitesse et l’élégance étaient réunies au plus haut degré dans ses vaisseaux de 80 et de 120, qui passent pour les chefs-d’œuvre de l’ancienne marine ; mais ces rois des mers devaient être détrônés. En présence du bâtiment à vapeur, le navire à voiles ne devenait plus qu’un instrument de guerre imparfait.

L’application de la vapeur à la navigation, en faisant tomber le prestige des anciens types de Sané, renouvelait presque entièrement les principes de la construction des vaisseaux, et renversait d’un seul coup tout ce que l’architecture navale avait autrefois de plus séduisant. Les anciennes mâtures, orgueil des marins, semblaient devoir disparaître ; les lignes de batteries, qui décoraient si bien les flancs de nos bâtimens, devaient être brisées et tronquées pour faire place aux roues et aux tambours des navires à vapeur. Aussi ce n’est pas sans des regrets sincères que le marin quittait les vieux compagnons de ses longues traversées sur l’océan pour monter ce nouveau venu qui lui promettait de le conduire plus rapidement au port, et, en cas de guerre, de porter à l’ennemi des coups plus sûrs et plus décisifs. Les premiers navires à vapeur furent des navires à roues : c’était l’enfance de l’art, car dans un combat les roues, exposées aux coups de l’ennemi, devaient être démontées dès le premier choc ; l’hélice n’eut qu’à paraître pour les supplanter. Caché sous l’eau, à l’arrière du navire, à une profondeur de 60 centimètres au moins, le nouveau moteur était tout entier à l’abri des projectiles, avantage de premier ordre pour un navire de guerre. L’apparition de l’hélice a marqué la première phase du mouvement de transformation des marines militaires, et quoique ce n’ait été que le préludé d’une métamorphose plus complète, cette période gardera une place dans les souvenirs de la marine contemporaine par les travaux gigantesques qui furent entrepris à cette époque dans les arsenaux maritimes. Au retour de leurs navigations lointaines, vaisseaux et frégates furent saisis, traînés sur les chantiers, sciés en deux, allongés tantôt par les extrémités, tantôt par le milieu, refaits et relancés, après avoir reçu cette force de la vapeur qui devait bientôt se substituer à la toute-puissance du canon dans les combats sur l’océan.

En même temps qu’on utilisait ainsi l’ancien matériel des flottes, de nouveaux vaisseaux à grande vitesse furent mis en construction, et ils donnèrent des résultats bien supérieurs à ceux que l’on pouvait obtenir de la transformation de la marine à voiles. A un demi-siècle d’intervalle, la France put croire pendant quelques années que, comme au temps de Sané, elle avait su la première produire le véritable type du nouveau, navire de combat. Le vaisseau le Napoléon, construit par M. Dupuy de Lôme, joignait aux qualités des anciens navires la puissance que donne la vapeur. Sa mâture le mettait à même d’entreprendre les traversées les plus lointaines, les croisières les plus longues et les plus difficiles ; un front d’artillerie semblable à ceux de nos anciens vaisseaux le rendait d’autant plus redoutable que son agilité d’évolutions était plus grande. Avec ce nouveau type du vaisseau de ligne, l’architecture navale parut avoir recouvré son antique splendeur. Le vaisseau mixte en effet ramena les belles proportions des anciennes mâtures, et le remplacement des roues par un propulseur sous-marin rendit aux flancs des navires l’élégance des contours.

Triomphe éphémère ! au moment où la vapeur introduisait de si considérables changemens dans les armées navales, l’artillerie, qui avait joué jusqu’alors le principal rôle dans les combats sur mer, réalisait d’immenses progrès : les obusiers de gros calibre prenaient place dans l’armement des flottes, et menaçaient de brûler et de détruire en quelques coups ces vaisseaux qui faisaient notre orgueil. — Quel abri pouvaient offrir ces murailles de bois contre les énormes projectiles incendiaires lancés par les nouveaux canons ? Dès le commencement de la lutte, elles seraient devenues la proie des flammes, et les combats sur mer, avec les nouveaux engins, ne paraissaient plus devoir être pour nos équipages qu’une stérile condamnation à mort. C’est pour renverser cette supériorité manifeste de l’attaque sur la défense qu’apparurent à cette époque les premiers navires à murailles bardées de fer. Construites sous l’inspiration de l’empereur, les batteries flottantes réalisèrent dans la Baltique et la Mer-Noire tout ce qu’on en avait espéré, et le succès fut tel qu’il fallut bientôt admettre la nécessité du blindage pour tous les navires de combat. C’est ainsi que l’apparition des cuirasses vint bouleverser les idées des ingénieurs plus encore que ne l’avait fait la vapeur ; le problème de la construction des vaisseaux, résolu deux fois victorieusement par la France depuis le commencement du siècle, se posait à nouveau, et il présentait cette fois des difficultés inconnues. En 1860, la France possédait une marine à vapeur importante : un grand nombre de vaisseaux semblables au Napoléon ou de types peu différens étaient déjà entrés dans notre flotte ou allaient être lancés ; un nombre proportionnel de frégates à grande vitesse portait noblement notre pavillon aux quatre coins du globe. L’invention des nouveaux projectiles creux et des cuirasses anéantissait toute la puissance de cet immense matériel ; nous avions dépensé millions sur. millions pour notre flotte, et tout était remis à l’étude, tout se retrouvait encore à créer comme marine militaire. Hâtons-nous cependant de le dire, si ces vaisseaux à vapeur ; en bois ne peuvent plus être considérés aujourd’hui comme des navires de combat, ils n’en sont pas moins une grande ressource pour les opérations de notre armée de terre. Les marins du siècle dernier, dans leurs fables du gaillard d’avant, parlaient souvent de cet immense navire qu’ils appelaient le grand voltigeur hollandais. Cet enfant de leur imagination burlesque portait une nation entière dans ses flancs ; il fallait plusieurs années pour parcourir et visiter le dédale inextricable de ses ponts, de ses entre-ponts, de ses cales et de ses batteries ; il marchait à volonté contre les vents et la tempête, il portait l’enfer dans ses flancs, et Satan lui-même commandait aux esprits infernaux qui dirigeaient le navire. Nos vaisseaux à vapeur en bois sont aujourd’hui une sorte de réalisation de cette chimère. Lorsque, sortant pour la première fois de l’intérieur de la France, nos soldats se trouvent transportés au nombre de trois mille sur nos vaisseaux à trois ponts, chacun d’eux, perdu au milieu de la multitude qui l’environne, confondant l’avant et l’arrière, la droite et la gauche du bâtiment, doit éprouver quelque chose d’analogue aux impressions des mousses qui écoutaient les contes de nos vieux matelots. Le hasard le conduit dans les fonds du navire : il y voit sous ses pieds une machine mue par une puissance mystérieuse, des hommes, demi-nus, noircis par la fumée et travaillant au milieu des flammes ; l’air est embrasé, le sol tremble. Après mille tours et détours, il réussit à gagner le pont ; mais il ne voit plus la terre, et il reste ébahi devant les horreurs de la tempête, impuissante à triompher du vaisseau qui le conduit. Arrivé au port où il doit débarquer nos troupes, ce vaisseau vomit un soldat par chacun de ces sabords qui laissaient autrefois passer la gueule d’un canon, et s’il lui est interdit aujourd’hui de prendre une part glorieuse au combat, il aura souvent encore quelque droit à revendiquer une part de la victoire. La nombreuse flotte de transports à vapeur que possède la France constitue un complément, indispensable de notre puissante armée par la prodigieuse mobilité qu’elle peut lui communiquer en temps de guerre. Trop heureux de pouvoir ainsi utiliser nos anciens vaisseaux, nous n’avons pas cherché, comme les Anglais, à leur faire porter des cuirasses dont le poids écrasant leur aurait fait perdre toutes leurs qualités nautiques sans réussir à les mettre en harmonie avec les nouveaux besoins. Nous avons attaqué directement les nouvelles difficultés de la construction navale, et, grâce à l’habile ingénieur qui avait su créer le Napoléon, nous avons été les premiers à les surmonter d’une manière satisfaisante. Construite d’après les calculs et les plans de M. Dupuy de Lôme, la frégate la Gloire a été le premier cuirassé de haut bord qui ait flotté sur l’océan (novembre 1859). Quelque temps après, l’Angleterre a produit le Warrior ; mais nos rivaux d’outre-Manche n’ont pas eu notre habileté, et le premier cuirassé anglais s’est montré bien inférieur à la Gloire.

On pouvait alors croire avec quelque apparence de raison que les navires allaient devenir invulnérables. Les servans des pièces et le capitaine lui-même ne devaient-ils pas, à l’abri du blindage, défier les projectiles de l’ennemi ? Cette supériorité de la défense sur l’attaque ne fut pas de longue durée, ou tout au moins s’atténua singulièrement avec le temps. La nécessité des cuirasses était à peine admise en principe, qu’une lutte d’audace et d’imagination ne tardait pas à s’établir partout entre les ingénieurs d’une part, les artilleurs et les marins de l’autre ; à mesure que les premiers forgeaient des cuirasses de plus en plus épaisses, les seconds inventaient des engins destructeurs de plus en plus terribles.

Les premières plaques de blindage, celles qui furent appliquées en France et en Angleterre aux batteries flottantes, construites à l’époque de la guerre de Crimée, ne tardèrent pas à se trouver impuissantes contre la force de pénétration des nouveaux projectiles de l’artillerie rayée et contre l’augmentation des calibres de l’artillerie à âme lisse ; mais les progrès de l’industrie métallurgique permirent bien vite d’accroître la force de résistance. Les épaisseurs des plaques de blindage ont été successivement portées à 0m,11, 0m,12 et 0m,15 centimètres ; le Marengo et l’Océan, qui sont maintenant sur nos chantiers, porteront à la flottaison des plaques de 20 centimètres, et l’industrie peut aujourd’hui fournir facilement des plaques de 22 et de 24 centimètres ; on dit même que l’Angleterre en fabrique de 30 centimètres d’épaisseur. Il est au moins douteux qu’elle réussisse jamais à les utiliser sur ses vaisseaux, car une pareille augmentation dans le poids des cuirasses conduirait fatalement à augmenter outre mesure les dimensions des navires destinés à les porter.

Les premiers canons employés contre les cuirasses par les Américains, pendant leur guerre de la sécession, avaient 11 pouces de diamètre intérieur (0m,28 centimètres) ; les États-Unis ont porté successivement les calibres jusqu’à 15 pouces (0m,38 centimètres), et nous avons vu plusieurs fois quel était l’effet foudroyant de ces dernières pièces. Dans le combat de l’amiral Farragut à Mobile contre l’amiral Buchanan, monté sur le Tenessee, un projectile de 15 pouces du poids de 240 livres, tiré presque à bout portant avec 30 kilos de poudre, dit-on, traversa la cuirasse du ram confédéré, qui était épaisse de 0m,15 centimètres et appuyée sur un matelas de bois de plus de 0m,60 centimètres. La masse de bois et de fer que ce boulet fit voler à l’intérieur du navire fut telle, que ce seul coup de canon força le Tenessee à se rendre, alors qu’il résistait depuis longtemps déjà et avec avantage aux courageux efforts des quatre navires que l’amiral Farragut avait détachés contre lui, et qu’il dirigeait en personne.

La France arme ses cuirassés avec des canons rayés de 0m,24 centimètres de diamètre qui lancent des projectiles de 144 kilos. La puissance de ces pièces est encore supérieure à celle des canons de 15 pouces (0m,38 centimètres), car nos boulets, ayant un diamètre bien moindre que celui des boulets américains avec un poids supérieur, conservent beaucoup plus longtemps la vitesse initiale, et ont par suite une pénétration supérieure à une distance plus considérable. Nos projectiles de 24 traversent presque à coup sûr, à 1,000 ou 1,200 mètres de distance, une muraille revêtue de plaques de 0m,15 centimètres, et aux distances inférieures ils peuvent détruire rapidement les plus fortes murailles flottantes construites jusqu’à ce jour. En revanche, ils sont presque sans effet sur les plaques de 0m,22 centimètres. Tous les marins qui ont visité l’exposition universelle ont dû remarquer en effet cette magnifique plaque de 0m,22 centimètres qui était exposée dans un des bâtimens du bord de l’eau, et sur laquelle on avait tiré à 20 mètres de distance quatre boulets de 24. Les quatre projectiles étaient restés fichés dans le fer, la plaque était crevassée ; mais l’un d’eux avait été brisé par le choc, et aucun n’avait pu réussir à paraître en saillie sur le dos de la plaque. Le canon de 15 pouces n’a pas été le dernier mot des Américains ; malgré les succès du canon rayé en Europe, ils sont restés fidèles à la vieille artillerie à âme lisse, et, plus soucieux d’obtenir la force de choc que la puissance de pénétration, ils ont continué à augmenter progressivement leurs calibres. On dit même que la marine des États-Unis a mis à l’étude un canon fisse dont l’âme aura 0m,50 centimètres de diamètre. Réussiront-ils à le faire entrer dans l’armement de leur flotte, ou le réserveront-ils pour la défense des ports et des côtes ? C’est à ce service spécial que nous destinons les canons à âme lisse de 0m,42 centimètres que nous venons de faire fondre à Ruelle et qui ont figuré à l’exposition.

Les Anglais tiennent trop à leur suprématie maritime pour être en retard sur une question d’artillerie ; ils prétendent même en ce moment avoir trouvé un projectile particulier, l’obus en fonte trempée du major Palliser, qui a la propriété de traverser les cuirasses les plus épaisses des bâtimens aujourd’hui à flot, et d’éclater dans le matelas sur lequel elles sont appuyées. Cet obus est muni d’une tête mobile et ogivale qui, très forte contre une pression venant de l’extérieur, c’est-à-dire contre le choc d’une paroi cuirassée, peut céder au contraire à la pression intérieure de la charge d’éclatement. Celle-ci concourt donc avec la vitesse et la masse de l’obus à augmenter la force de pénétration. On conçoit que l’explosion de ce projectile dans la muraille même du bâtiment puisse y produire des désordres terribles, des voies d’eau même, et fasse nécessairement tomber toutes les plaques voisines du point frappé. Depuis longtemps, l’artillerie française est à la recherche de ce problème, et s’il n’est pas vrai qu’il soit déjà résolu en Angleterre, il est permis de supposer que le génie inventif du siècle n’en laissera pas beaucoup attendre la solution.

L’homme semble plus puissant pour détruire que pour conserver, et les engins destructeurs seront sans doute toujours supérieurs aux moyens de préservation. Les torpilles nous en offrent un exemple. Ce sont surtout les confédérés américains qui ont fait usage de cette nouvelle machine de guerre ; ils en ont habilement parsemé les passes et les rivières par lesquelles les fédéraux devaient venir les attaquer, et ils ont réussi à détruire de cette façon dix navires de guerre ennemis et un grand nombre de transports à vapeur. Presque toujours l’effet de destruction a été immédiat, et les navires atteints par l’explosion ont coulé en quelques minutes, entraînant le plus souvent avec eux la totalité des équipages qui les montaient. Jusqu’ici, on n’a pas trouvé le moyen de mettre les bâtimens à l’abri de ces explosions sous-marines : en entrant dans les ports ennemis, les navires de guerre seront toujours exposés à disparaître sous les flots au moment où l’on s’y attendra le moins. Malgré les essais des Américains pour donner le mouvement aux torpilles, pour les lancer contre l’ennemi et les diriger avec précision, ils n’ont généralement obtenu de résultats que des torpilles fixes semées à l’embouchure des fleuves ; les bateaux en forme de cigare qui devaient les porter au large pour détruire les croiseurs fédéraux n’ont réussi qu’une seule fois contre une corvette qui s’est laissé surprendre la nuit et au mouillage. Vraisemblablement les torpilles volantes ne seront pas inventées de sitôt, et, si on ne parvient pas à éviter sur les bas-fonds le danger de ces engins explosifs, dans le combat naval du moins, et quand les escadres se disputeront l’empire de la haute mer, on restera longtemps encore sans préoccupation de ce côté.

Mais le canon, quelque puissance qu’il ait acquise, a déjà cessé d’être l’ultima ratio des batailles sur mer. La vapeur, qui, au point de vue spécialement maritime, a produit une évolution si considérable dans l’art des constructions navales, devait encore renverser à Son profit la vieille suprématie du canon dans les combats sur mer et ressusciter le rostrum des Romains et des Carthaginois. Les galères des anciens, qui recevaient exclusivement la vitesse de la force des rames, étaient toutes armées à l’avant d’un éperon d’acier ou d’airain destiné à percer le flanc des navires ennemis et à les couler. Les dimensions croissantes des galères, qui ne permirent plus de leur donner une vitesse suffisante par la seule force des rames, l’usage des voiles, qui subordonna les navires aux vents et à la mer, firent disparaître peu à peu ce mode de combat. Aujourd’hui que la vapeur nous a rendus maîtres des élémens et que nos vaisseaux peuvent marcher à notre gré dans toutes les directions comme les galères des anciens, mais avec une rapidité et une précision bien supérieures, les éperons doivent forcément retrouver toute leur puissance. Dès l’année 1840, le vice-amiral Labrousse, alors lieutenant de vaisseau, avait prévu cette nouvelle conséquence de la marine à vapeur, et, dans un travail fort important qui fut remis au ministre de la marine, il proposait un plan pour la construction d’un vaisseau à vapeur à éperon. En 1844, des expériences fort concluantes furent faites à ce sujet au port de Lorient ; mais ce n’est que vingt ans plus tard que les idées de M. Labrousse devaient entrer dans le domaine public. Aujourd’hui il paraît admis en principe que nos futurs vaisseaux cuirassés doivent tous être armés d’un éperon. L’abordage à l’éperon sera désormais pour les marins le plus puissant moyen d’attaque. Cette opinion ne rencontre plus de contradicteurs, et c’est là le point saillant des tendances maritimes de notre époque.

Ce nouveau mode de combat a fait sa première apparition dans la guerre d’Amérique, lorsque le Merrimac des confédérés créa de si grands embarras à l’armée des États-Unis devant Fort-Monroë. Le 8 mars 1862, le Merrimac, se dirigeant à l’entrée de James-River vers les deux frégates à voiles de la marine fédérale le Cumberland et le Congress, dont les boulets ricochent sur sa cuirasse, vient avec une vitesse de quatre à cinq nœuds seulement plonger son éperon dans le flanc du Cumberland. Après ce choc, qui fut très doux et qu’on ressentit à peine à bord du Merrimac, la frégate fédérale, frappée à mort, coula majestueusement, ensevelissant avec elle deux cents hommes d’équipage qui jusqu’au dernier instant servaient encore leur impuissante artillerie. Au combat de Mobile, l’amiral Farragut essaie la même manœuvre : il lance à toute vapeur contre le redoutable ram le Tenessee sa propre corvette et successivement ceux de ses autres navires dont il a fait armer l’avant d’un taille-mer en fer. Le Tenessee supporta ces assauts sans avarie extérieure ; Farragut allait tenter une charge combinée de tous ses vaisseaux pour écraser le ram entre des masses de 1,500 à 2,000 tonneaux se ruant sur lui, lorsque le chef confédéré se rendit. En toute circonstance, dans les engagemens qui ont eu lieu sur mer, les Américains ont essayé le choc par l’avant, et, s’ils n’en ont pas toujours obtenu un véritable succès, c’est que leurs navires n’avaient pas été construits à cette fin. Depuis, la bataille navale de Lissa nous a prouvé d’une manière péremptoire que l’abordage par l’ayant sera toujours la tendance d’un combat entre navires à vapeur : pendant le fort de l’action, les cuirassés autrichiens tournaient en tout sens autour de leurs ennemis, et les rapports italiens établissent que plusieurs de leurs bâtimens, le Palestro entre autres, ont été abordés jusqu’à trois et quatre fois. Un seul a pu l’être normalement et par le travers, et l’expérience du Ferdinand-Max sur les flancs du Re-d’Italia ne permet plus de mettre en doute qu’en abordant un navire dans ces conditions on est presque certain de le couler en ne s’exposant soi-même qu’à des avaries sans importance.

Au temps de l’ancienne marine à voiles, le canon était tout-puissant et les combats se résumaient le plus souvent dans un engagement d’artillerie. Lorsque deux escadres ennemies étaient en présence, le principe dominant de leurs manœuvres était toujours de chercher à réunir le plus grand nombre possible, de canons sur un même point ; l’art du chef consistait à conduire ses vaisseaux de façon à couper la ligne ennemie, à placer une partie de ses adversaires entre deux feux et à les écraser par la masse de ses projectiles avant que les autres eussent le temps de venir prendre part à la lutte. C’était la grande tactique de Nelson aux combats d’Aboutir et de Trafalgar. Une fois le combat engagé, chaque navire devait rester au poste qui lui était assigné, manœuvrant seulement de manière à présenter toujours son travers à l’ennemi qu’il était chargé de combattre : la puissance d’un vaisseau étant assez exactement représentée par le nombre de canons de ses batteries, il importait en effet de donner à cette artillerie toute son efficacité et d’éviter les coups d’enfilade, qui étaient les plus dangereux. Le combat, quand il était poussé à outrance, ne cessait que lorsqu’on avait réussi à cribler l’adversaire de coups, à démonter presque toutes ses pièces, ou à le mettre hors d’état de se servir de sa mâture pour se mouvoir. Encore arrivait-il assez souvent qu’un navire continuait à se défendre tant qu’il lui restait une pièce en état, et que le seul moyen de lui faire amener pavillon était de s’en emparer à l’abordage.

Avec les nouvelles escadres de béliers à vapeur, les règles du combat seront très différentes : en admettant même que l’artillerie devienne capable de produire sur les nouvelles murailles cuirassées un effet semblable à celui des anciens projectiles contre les vieux vaisseaux, elle ne pourra plus être comme jadis l’élément principal de la lutte. Lorsqu’on aura démonté toutes les pièces de son adversaire et qu’on lui aura tué la presque totalité de son équipage, on ne s’en sera pas pour cela rendu maître. On ne réussira pas à le couler par la puissance des projectiles, et en admettant qu’on parvienne à le frapper quelquefois à la flottaison, ce qui sera toujours fort difficile, on ne parviendra tout au plus qu’à retarder un peu sa marche, car il aura sans doute des cloisons étanches et des pompes assez puissantes pour étaler sa voie d’eau. On ne pourra profiter de la démoralisation et de la faiblesse de son équipage pour l’enlever d’assaut. En effet, s’il n’est pas assez imprévoyant pour rester sans vitesse, sa masse et la puissance de sa machine seront toujours suffisantes pour rompre toutes les amarres qu’un adversaire mal avisé voudrait jeter à son bord afin de le prendre à l’abordage. Placée au-dessous de la flottaison, sa machine sera généralement encore en parfait état, et le navire, criblé de coups, restera maître de sa manœuvre ; grâce à son éperon, il pourra donc encore espérer la victoire, s’il réussit à perforer le flanc de son adversaire.

Justement préoccupés de la nouvelle manière de combattre, quelques officiers proposent bien de placer à bord de nos navires des mortiers monstres pouvant tirer dans toutes les directions ; l’effet, suivant eux, en serait des plus redoutables pour un ennemi qui, en essayant de donner de l’éperon, se placerait forcément à une très courte distance. Ces mortiers auraient une inclinaison fixe, et ne seraient assujettis qu’à la condition de pouvoir lancer leurs projectiles à toutes les distances inférieures à 200 mètres, au moyen de charges variables. Dans un rayon aussi étroit, le tir pourrait être à peu près certain, la bombe arriverait presque sans vitesse sur le pont de l’ennemi et souvent pénétrerait dans l’intérieur du navire, car, lors même qu’on en viendrait à blinder les ponts, on sera toujours forcé d’y conserver de très larges ouvertures pour laisser entrer l’air indispensable à l’alimentation des feux. Qu’on juge alors de l’effet désastreux de ces bombes, dont la puissance explosive et incendiaire serait combinée de façon à produire les plus terribles dégâts : le navire demeurerait probablement paralysé par les avaries occasionnées dans sa machine ou dans ses chaudières. Ces mortiers constitueraient dans l’avenir une arme bien plus redoutable que le canon, la seule peut-être qu’on pourrait opposer avec quelque efficacité à un ennemi qui voudrait profiter de ses qualités supérieures comme marche ou comme facultés giratoires pour couler son adversaire par le choc[1].

Il n’en est pas moins certain que l’artillerie ne peut plus être qu’un auxiliaire des nouveaux béliers à vapeur : dans tout combat poussé à outrance, le choc du bélier sera le dernier mot de l’affaire. L’artillerie ne remplira pas même la première phase du combat ; il serait déraisonnable d’engager la lutte par une canonnade à distance. Les nouveaux canons en effet traversent les murailles cuirassées à 1,000 et 1,200 mètres, mais seulement quand les projectiles arrivent normalement. Or dans un combat ce sera le cas très exceptionnel. Les boulets seront donc souvent inoffensifs ; ils n’auront aucune chance de paralyser le gouvernail ou la machine de l’adversaire, et s’ils lui tuent quelques hommes ou lui démontent quelques pièces, ils ne lui en laisseront pas moins toute sa valeur pour l’attaque à l’éperon. Le résultat le plus certain d’une pareille canonnade serait de perdre une partie notable de ses projectiles sans causer à l’ennemi des dommages sérieux. Aujourd’hui plus que jamais, avec une artillerie puissante, mais peu nombreuse, il faut éviter d’autant plus de gaspiller ses projectiles que le nombre de ceux qu’il est possible d’embarquer est plus restreint. Enfin, pour qu’un engagement d’artillerie puisse précéder, la charge à l’éperon, il faudra que les deux navires en présence veuillent bien s’y prêter. Si l’un d’eux commence par courir sus à l’ennemi pour essayer de l’aborder par le choc, celui-ci sera contraint de subordonner le feu de ses pièces à sa manœuvre, et dès lors il épiera, lui aussi, l’occasion de couler son adversaire avec la même arme : la joute à l’éperon sera commencée du chef d’escadre qui voudrait commencer le combat par une canonnade à distance s’exposera ! d’ailleurs à un bien grand danger. Il serait obligé en effet de ranger ses vaisseaux en ligne de file pour donner à son artillerie toute sa liberté d’action, et il se trouverait ainsi dans une situation peu favorable pour recevoir la première charge de l’ennemi. Le désordre qui en résulterait dans son escadre serait peut-être très long à réparer ; le combat de Lissa en a fourni la preuve.


II

Après avoir parlé des nouveaux instrumens que notre siècle a fournis à la guerre navale, il est opportun d’examiner comment ils tendent à se coordonner entre eux abord des bâtimens. Avant l’apparition de la vapeur et des nouvelles inventions, le programme des conditions nautiques et militaires, l’importance relative de tous les élémens constitutifs du navire de combat, étaient nettement définis. L’expérience et la pratique de longues années avaient tracé, pour la construction des vaisseaux, des règles invariables, qu’observaient avec un succès à peu près égal toutes les puissances maritimes. Depuis que l’ancien programme a dû s’harmoniser avec les nouvelles exigences, c’est dans les voies les plus différentes que les diverses nations ont cherché la pressante solution du problème nouveau ; partout l’absence de vues bien arrêtées sur une question qui était encore mal assise, le besoin d’innover et la crainte d’innover trop tôt se sont fait sentir en même temps, et c’est pour cela que nous avons vu paraître dans l’espace de quelques années les types les plus variés de bâtimens. Il est cependant d’une haute importance de fixer les principes qui doivent servir de règles à la construction des navires de combat, si l’on veut arriver à créer une flotte qui ait une valeur réelle, car la première condition que doit remplir une force navale, c’est de ne compter dans ses rangs que des navires homogènes. Tant qu’on n’aura pas déterminé d’une façon invariable le programme des nouvelles constructions, aussi bien au point de vue maritime proprement dit qu’au point de vue spécialement militaire, on ne pourra créer que des navires différait de type et de construction, qui n’auront pas entre eux l’élément de cohésion indispensable à des vaisseaux destinés à marcher de conserve.

Lès produits les plus bizarres des constructions maritimes se rencontrent dans la marine américaine. Au commencement de la guerre de sécession, les États-Unis ne possédaient qu’un nombre fort restreint de navires de guerre, qui étaient disséminés sur toutes les mers du globe. Les cuirasses venaient de faire leur apparition. Obligés de satisfaire dans le plus bref délai aux exigences de la lutte, ils s’attachèrent surtout à construire des bâtimens propres à opérer dans les baies et les grands fleuves qui sont répandus en si grand nombre sur la côte d’Amérique. Il leur fallait des navires de très faible tirant d’eau ; ils firent tout pour les rendre invulnérables, et ils en concentrèrent la puissance dans un très petit nombre de canons du plus gros calibre. C’est de cet ordre d’idées que sont sortis les monitors, qui se sont trouvés parfaitement appropriés au rôle pour lequel ils avaient été construits. Tout le monde sait que ces navires, uniquement destinés à l’attaque et à la défense des côtes et non à la navigation de, la haute mer, ont un pont blindé excessivement ras sur l’eau, au-dessus duquel s’élève une tourelle, blindée aussi et quelquefois casematée, qui contient deux pièces du plus gros calibre. Ces deux canons sont établis parallèlement dans la tourelle, qui est percée de deux petits sabords oblongs ; une petite machine à vapeur donne à l’ensemble de la tour et des deux pièces un mouvement de rotation au moyen duquel les monitors peuvent lancer leurs projectiles dans toutes les directions, satisfaisant ainsi à la condition nouvelle imposée à l’artillerie de pouvoir couvrir tout l’horizon de ses feux.

Les États-Unis ont été si satisfaits des services que leurs monitors ont rendus dans la guerre d’Amérique qu’ils semblent aujourd’hui vouloir en faire le type de leurs navires de combat. Ils construisent de nouveaux monitors sur une grande échelle, et ils cherchent à les perfectionner afin d’en faire des bâtimens qui possèdent toutes les qualités nécessaires pour entreprendre de longues navigations et pour faire face aux exigences diverses des croisières maritimes. Le Miantonomoah et le Monadnoch, construits à peu près sur des plans identiques, sont les premiers navires qui ont été destinés à réaliser ce programme ; on sait l’étonnement et les appréciations contradictoires que l’apparition de ces vaisseaux a suscités chez les différens peuples maritimes de l’Europe. Le pont de ces monitors, construit avec une solidité exceptionnelle, n’est élevé que de 0m,60 centimètres environ au-dessus de la ligne de flottaison. Les ouvertures, aussi peu nombreuses que possible, qui y sont réservées pour la circulation des hommes, sont entourées d’hiloires assez hautes, et peuvent se condamner à volonté au moyen de panneaux mobiles d’une grande épaisseur ; deux tourelles tournantes s’élèvent à une hauteur de 3 mètres environ au-dessus du pont et sont réunies par une large passerelle. En dehors des circonstances où il fait calme plat, lorsque le Miantonomoah est à la mer, son pont, sans cesse sous l’eau devient inhabitable, et les panneaux sont sévèrement condamnés ; les hommes de quart se tiennent sur la passerelle qui réunit les deux tours, et dès que la mer est un peu forte ils voient les lames venir déferler sous leurs pieds et se briser contre la tour de l’avant. Quelquefois, même quand la mer est très grosse, la passerelle peut être atteinte par la crête des lames. Tout étant hermétiquement fermé, dès que le Miantonomoah prend la mer, un système de ventilation à vapeur fonctionne constamment et refoule par de nombreux tuyaux qui débouchent à l’intérieur du navire la quantité d’air indispensable à l’aération. La vitesse maximum de ce grand monitor ne dépasse pas 9 nœuds ; d’après le témoignage de ses propres officiers, elle diminué rapidement dès que la mer est un peu forte, et le navire cesse de gouverner facilement.

Cependant les rapports que publient les Américains sur la traversée du Monadnock de Philadelphie à San-Francisco et celle du Miantonomoah de Saint-Jean-de-Terre-Neuve en Irlande font presque supposer qu’ils ont réussi à en faire de véritables navires de mer ; mais il ne faut pas se laisser prendre à l’enthousiasme exagéré des Américains pour leurs œuvres : ne sont-ils pas allés jusqu’à se vanter de pouvoir, avec le Monadnock, détruire toutes les marines cuirassées de la vieille Europe et retourner en Amérique sans la plus légère avarie !… Tout en parlant des coups de vent que le Monadnock a essuyés, et pendant lesquels il s’élevait, dit-on, si bien à la lame, les rapports officiels reconnaissent eux-mêmes que ce navire n’a pas rencontré de gros temps. Le voyage du Miantonomoah s’est effectué au mois de juin, c’est-à-dire à l’époque de l’année où les mauvais temps sont les plus rares dans le nord de l’Atlantique ; ces traversées ne peuvent donc pas être très concluantes au point de vue de la « navigabilité » de ces bâtimens. Ils ont cependant une qualité incontestable ; les rapports établissent qu’ils n’ont eu que de 5 à 7 degrés de roulis dans les circonstances où les steamers qui les ont convoyés roulaient de 18 à 25 degrés de chaque bord. Aussi nous avons pu entendre le capitaine du Miantonomoah affirmer avec l’exagération habituelle de ses compatriotes que son bâtiment était le type qui devrait servir de modèle pour la construction des paquebots, parce que nulle part ailleurs les passagers ne seraient moins exposés au mal de mer. Cette qualité des monitors américains de n’avoir que des roulis insignifîans est sans doute une conséquence du mode de construction ; mais elle ne tient pas uniquement au peu de hauteur des œuvres mortes, c’est-à-dire des parties qui sortent de l’eau. Les rapports publiés par les Anglais sur la croisière de leur escadre de la Manche en octobre 1866 nous apprennent en effet que le Wivern était le plus grand rouleur des dix bâtimens qui composaient cette escadre. Le Wivern est cependant un navire de l’espèce de monitors à pont très ras sur l’eau ; mais ses roulis sont tels que la tourelle risque d’être envahie, et l’intérieur balayé par la mer en cas de mauvais temps un peu forcé ; aussi les amiraux anglais n’hésitent-ils pas à déclarer ce bâtiment complètement impropre au service des croisières.

Quels que soient les perfectionnemens qu’on apporte aux monitors, ils ne seront jamais des navires capables de tenir la haute mer avec une parfaite sécurité. Pour qu’un navire puisse résister sans danger aux gros orages de l’Océan, il faut en effet que par sa construction même il possède les qualités nécessaires pour s’élever sur la lame comme le fait une bouée, indépendamment de tout effort produit par la machine ou par la voilure. Cette condition ne pourra jamais s’obtenir quand on s’écartera outre mesure du rapport que la vieille pratique a prescrit de conserver, d’une part, entre le relief des œuvres mortes et le volume de la partie immergée d’un bâtiment, de l’autre entre la surface de flottaison et le déplacement du navire. C’est pour cela que les grands monitors américains, dont le pont n’est pas élevé de plus de 0m,60 cent, au-dessus de la ligne de flottaison, ne seront jamais que des garde-côtes uniquement destinés à agir dans un rayon assez restreint et sur des. eaux tranquilles. D’ailleurs les équipages de ces bâtimens ne pourraient résister aux fatigues des croisières à cause de l’insalubrité des entre-ponts. Malgré un système de ventilation des plus parfaits, le Monadnock a été obligé pendant sa traversée d’évacuer un assez grand nombre de malades sur le vapeur qui le convoyait. Les Américains poursuivent donc une chimère ; en cherchant à construire des bâtimens de mer parfaitement invulnérables, ils se heurtent aux impossibilités de la pratique. Rouler aussi peu que le Miantonomoah vaut sans doute beaucoup mieux que de rouler autant que le Wivern des Anglais, mais ce n’en est pas moins un défaut. Lorsqu’un bâtiment est exposé à la furie des lames, il faut qu’il leur résiste et qu’il leur cède dans une sage mesure : il faut qu’il leur résiste pour n’avoir pas à supporter une trop grande fatigue causée par des roulis exagérés, qui ont en outre le grave inconvénient de paralyser ou de compromettre son artillerie ; il faut qu’il leur cède pour que la mer ne s’élève pas trop le long de ses flancs, comme elle le fait sur les rochers, si souvent couverts à une grande hauteur par suite de la résistance et de l’inertie qu’ils opposent aux vagues. C’est à ce prix qu’un navire est vraiment capable de tenir la haute mer ; mais, pour devenir aujourd’hui et dans la plus récente acception du mot un navire de combat, il a encore d’autres conditions à remplir.

Il serait certainement très hasardeux de chercher à décrire avec précision les différentes phases des futures luttes sur l’océan, car en pareille matière les enseignemens de l’expérience sont seuls concluans ; toutefois, en l’absence d’indications de ce genre, il serait imprudent de ne pas essayer de nous rendre compte par avance du mode de combat de l’avenir, car les questions de construction, d’armement et d’aménagement de nos vaisseaux y sont intimement liées. Si l’éperon doit être l’arme la plus usitée et la plus décisive, il importe que les navires de guerre soient avant tout appropriés à ce nouvel engin. Les diverses manœuvres d’un combat de bâtiment à bâtiment paraissent plus faciles à prévoir que celles d’une véritable bataille navale ; l’avantage restera le plus souvent à celui des deux navires qui aura une vitesse supérieure : il se dirigera droit sur son adversaire, il gouvernera pour se ranger dans ses eaux à petite distance et le serrer de près ; la supériorité de sa marche lui facilitera cette manœuvre, et dès qu’il aura pris position à l’arrière de l’ennemi, il sera sûr de pouvoir l’attaquer avec son éperon dans une des deux hanches ; si la supériorité de sa vitesse n’est pas suffisante pour lui permettre d’enfoncer par le choc les œuvres vives de son adversaire, il pourra au moins lui démonter le gouvernail ou engager son éperon dans l’hélice, le priver ainsi de l’une ou l’autre de ses facultés essentielles. Le bâtiment qui aura une marche moins rapide se trouvera par cela même frappé d’une grande infériorité pour la lutte ; la seule ressource pour lui sera de payer d’audace. Si au début de l’action il court sus à l’ennemi, si, après l’avoir dépassé, il tourne rapidement sur lui-même pour lui présenter toujours son avant, s’il manœuvre en un mot pour l’empêcher de prendre position dans ses eaux à petite distance, peut-être pourra-t-il réussir à le prendre en défaut ; mais, s’il se laisse tourner par l’ennemi, il sera obligé de fuir, sans autre moyen de défense que son artillerie et les torpilles qu’il pourra mettre à la traîne dans son sillage. Quelles que soient ses qualités giratoires, il ne pourra pas dérober son arrière à l’éperon qui le menace, car, si par une manœuvre rapide et hardie il essaie de tromper son adversaire en venant brusquement sur un bord ou sur l’autre, il sera certain d’exposer son travers à un choc encore plus dangereux que le premier. Les expériences faites par l’Héroïne et les batteries flottantes dans la baie de Quiberon ont levé toute incertitude à ce sujet.

Quelquefois les deux bâtimens en présence auront des vitesses égales ou tout au moins assez peu différentes, et c’est surtout dans cette circonstance que la lutte présentera un vif intérêt, car l’issue dépendra presque uniquement du sang-froid, de l’habileté et du coup d’œil du capitaine. Chacun des deux navires tournera autour de son adversaire, épiant le moment opportun pour le primer de manœuvre et l’aborder par le travers : ce combat sera en quelque sorte comparable aux brillans tournois de nos chevaliers du moyen âge, et l’avantage restera toujours au navire qui sera le plus manœuvrant et le mieux manœuvré, comme le fameux duel du Merrimac et du premier monitor fédéral semble le faire pressentir. « Le Merrimac, voulant profiter de sa grande masse, chercha à couler son adversaire en l’abordant violemment par le travers ; le Monitor, très court, très agile, très prompt à la manœuvre, s’attachait au bâtiment confédéré, tournait autour de lui, échappait à ses coups avec une rapidité que la longueur excessive du Merrimac ne lui permettait pas d’égaler… » Nul doute qu’avec cette supériorité de manœuvre le Monitor n’eût réussi à couler son adversaire, s’il avait possédé une masse suffisante, et s’il avait été armé comme lui d’un éperon sous-marin. Après une vitesse supérieure, les qualités les plus essentielles que devra rechercher un capitaine pour son navire seront les qualités giratoires : rien ne saurait les suppléer. Les deux bâtimens engagés manœuvrant toujours de manière à présenter l’avant à l’ennemi, les deux navires s’élongeront le plus souvent bord à bord quand il voudront se choquer, se dépasseront et reviendront à la charge jusqu’à ce que l’un d’eux réussisse à prendre l’autre en défaut.

La question du combat se complique en proportion du nombre de bâtimens engagés. Beaucoup d’officiers pensent que l’art du commandant en chef consistera seulement à saisir une occasion favorable pour engager le combat ; ils paraissent convaincus qu’à partir du début de l’action il lui sera impossible de coordonner les mouvemens de ses vaisseaux : la mêlée s’établira par la force des choses, et les navires tourneront en tout sens les uns autour des autres, manœuvrant sans cesse pour éviter les éperons de l’ennemi et pour saisir l’occasion où ils pourront surprendre le flanc d’un adversaire pour le perforer ; tout bâtiment sera à son poste quand il se trouvera au plus fort de la mêlée. La force d’une escadre résiderait alors plutôt dans l’habileté de chacun de ses capitaines que dans celle de son amiral, comme dans un combat à l’arme blanche la valeur d’une troupe réside bien plus dans l’intrépidité des soldats que dans les qualités du chef. La furia francese, si vantée dans l’histoire de nos guerres de terre et de mer, nous a valu plus d’un triomphe, et pareille théorie plaît infiniment à notre caractère national ; mais prenons bien garde de nous laisser entraîner par notre fougue naturelle. Il a toujours été reconnu et il sera toujours vrai que la force d’une armée réside bien plus dans sa discipline, son unité d’action et le génie de son chef que dans les qualités individuelles des élémens qui la composent. De même la force d’une escadre résidera toujours surtout dans l’unité d’action et la cohésion de ses vaisseaux. Un amiral ne doit abandonner le soin de la victoire à l’intrépidité de ses capitaines et aux hasards de la mêlée qu’alors qu’il se sent inférieur à sa tâche, ou qu’il a déjà usé en pure perte tous les moyens d’action que le commandement a réunis dans sa main. Il est encore un principe qui domine de haut les combinaisons savantes des théoriciens, et qui survivra toujours, en dépit des modifications que l’art de la guerre subirai dans ses détails par le fait des nouvelles inventions ; Lorsqu’une » armée entre en campagne, le but principal du commandant en chef doit être de combiner toutes ses manœuvres et les mouvemens des différens corps, de manière à forcer l’ennemi d’accepter le combat au jour et au lieu qu’il aura choisis, et à diriger d’avance sur ce point des forces supérieures. C’était le grand secret de Napoléon. De même dans une rencontre d’escadre à escadre l’art du chef consistait autrefois à réunir le plus grand nombre possible de canons sur un même point du champ de bataille pour écraser successivement les vaisseaux ennemis par la supériorité du nombre ; de même encore aujourd’hui, avec les nouvelles escadres de béliers à vapeur, le principe dominant des manœuvres sera de réunir à un moment voulu plusieurs éperons contre un seul. Il est évident qu’il sera toujours très difficile à un navire d’éviter le choc lorsqu’il aura affaire à deux adversaires qui arriveront presque en même temps sur lui avec des directions différentes. Au temps des anciennes escadres à voiles, il était presque impossible à un vaisseau isolé de traverser ennemie sans s’exposer à être serré de près par deux adversaires qui auraient pu l’arrêter dans sa marche, et, en l’accostant bord à bord, l’enlever presque à coup sûr à l’abordage ; la direction du vent venait en outre s’opposer bien souvent à cette manœuvre. Aujourd’hui, grâce à la puissance de leurs machines, nos bâtimens, lancés à toute vitesse, ne peuvent plus être enlevés d’assaut. Bien loin de songer à leur barrer le passage, les navires ennemis qu’ils rencontreront sur leur route seront forcés de leur céder la place et de se ranger pour se préserver du choc de l’éperon. Il sera donc très facile à un bâtiment isolé de franchir une ligne de vaisseaux ennemis, quand elle ne sera pas soutenue par d’autres vaisseaux placés en arrière, et une escadre formée en bon ordre pourra presque sans danger traverser même plusieurs lignes, si elle a ses bâtimens groupés de manière que le flanc de chacun d’eux soit défendu par l’éperon de son matelot de combat[2]. L’art du chef consistera donc à diviser ses vaisseaux en deux ou trois groupes, et à les faire évoluer séparément jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de les précipiter à la fois sur l’ennemi. Celui-ci ne saura plus alors quelle route prendre pour éviter le choc qui lui sera présenté en même temps par l’avant et par le travers. Les vaisseaux traverseront les lignes ennemies dans un sens pour les traverser peu après dans un autre. Au milieu de toutes ces manœuvres, l’artillerie restera subordonnée à l’éperon, et son rôle le plus important sera d’attaquer l’ennemi à sa flottaison, à son gouvernail, et quelquefois même dans sa machine, lorsque, ce qui arrivera souvent, les bâtimens s’élongeront bord à bord après un choc trop oblique pour que l’éperon ait pu produire son effet.

La conséquence la plus importante des idées générales que nous venons d’exposer, c’est qu’en toutes circonstances la force principale des navires de combat résidera désormais dans la puissance et les bonnes qualités de leurs machines et dans leurs propriétés manœuvrières. La position la plus critique où puisse se trouver un bâtiment sera en effet d’être exposé au choc de deux adversaires qui arriveront presque en même temps sur lui avec des directions perpendiculaires ; pour éviter le choc, il présentera son avant à celui des deux ennemis qu’il rencontrera le premier, et, dès qu’il l’aura dépassé, il évoluera pour échapper par une manœuvre semblable au choc du second ; il ne pourra y réussir que si cette évolution peut se faire avec une très grande rapidité, même au détriment d’une partie de sa vitesse du moment. C’est cette considération qui a conduit à donner deux hélices indépendantes aux garde-côtes construits en France pour jouer sur nos rades le rôle de béliers proprement dits. Les propriétés manœuvrières de ces bâtimens sont telles, qu’un officier des plus entreprenans, mais aussi des plus expérimentés et des plus instruits de notre marine, disait un jour qu’il se ferait fort, avec le Taureau, d’accepter un duel contre le Solferino. Ce serait presque la lutte du lion et du moucheron.

Il ne faut pas conclure de la que nos garde-côtes, genre Taureau, soient le type qu’il convient d’adopter pour nos navires de combat ; comme les monitors américains, dont ils ne diffèrent essentiellement que par la grande carapace en tôle qui les couvre, et qui fournit à leurs équipages un logement très salubre, ces garde-côtes n’ont été construits que pour opérer sur nos rades ou du moins sur des eaux, relativement tranquilles ; l’expérience a prouvé qu’ils ne sont nullement des bâtimens de mer. Ne serait-il pas utile toutefois de remplacer dans notre flotte nos immenses frégates cuirassées.par des bâtimens plus petits, munis de deux hélices indépendantes et pourvus de facultés giratoires hors ligne ? On constituerait ainsi facilement une force offensive puissante et maniable. Lorsqu’un bâtiment de masse aussi considérable que le Solferino abordera par son travers un navire de plus faible échantillon, comme le Taureau ou la corvette cuirassée la Thétis par exemple, non-seulement il sera certain de le couler, mais il est même à croire qu’il le culbutera, et qu’il le fera disparaître presque instantanément sous sa quille en lui passant sur le corps[3]. Au combat de Lissa, le Re-d’Italia s’inclina violemment sous le choc du Ferdinand-Max ; malgré une vitesse de 10 à 11 nœuds, la frégate autrichienne fut brusquement arrêtée, mais en se retirant elle laissa béante dans le flanc de son adversaire une blessure de 15 mètres carrés environ : les deux navires avaient des masses à peu de chose près comparables[4]. Le Taureau, enfonçant son éperon dans le flanc du Solferino, y produirait des dégâts moins foudroyans, mais tout aussi désastreux. Il est probable que la blessure du Solferino serait assez profonde pour qu’il fût impossible d’y porter remède. Finalement le résultat serait le même.

Si un navire de dimensions relativement petites peut couler le plus gros adversaire, c’est à d’autres points de vue un outil de combat beaucoup plus commode que les gros bâtimens. Il est plus maniable et plus manœuvrant, il présente aux projectiles de l’ennemi un but plus difficile à atteindre ; il est moins exposé au grand danger des feux courbes, et il permettrait à nos ingénieurs de résoudre plus facilement le problème des deux hélices indépendantes, sans lesquelles des navires destinés à jouer le rôle de béliers ne pourront jamais acquérir les qualités giratoires qui, après une vitesse supérieure, constitueront désormais leur force principale. Le prix de revient des bâtimens diminuant rapidement avec les dimensions, il nous serait possible d’en construire un plus grand nombre, ce qui n’est pas sans importance, pour une nation, comme la nôtre, qui ne peut pas consacrer à sa flotte des sommes aussi considérables que l’Angleterre ; aujourd’hui plus que jamais, la force d’une escadre se mesurera bien plus d’après le nombre de ses bâtimens ou de ses éperons que par celui de ses hommes ou de ses bouches à feu. Cette réduction du prix de revient nous permettrait d’engager un plus grand nombre de navires au jour du combat, en sorte que, si l’un d’eux était coulé dans le courant de l’action par la faute de son capitaine ou par les efforts de plusieurs navires ennemis réunis contre un seul, la perte aurait une importance bien moindre sur l’issue de la bataille. Le bâtiment à deux hélices aura la faculté de pouvoir encore se diriger, s’il vient à perdre son gouvernail, et si une de ses machines est désemparée par les projectiles de l’ennemi ou par un accident quelconque, il pourra encore avec l’autre prendre une part honorable à la lutte, ou sortir de la mêlée, s’il n’est plus en état de la soutenir. Construire des béliers de dimensions bien inférieures à celles de nos bâtimens actuels serait un desideratum assez difficile à réaliser dans la pratique, car, en leur donnant une masse tout juste suffisante pour assurer en toute circonstance le rôle de leur éperon, on ne pourrait peut-être pas satisfaire aux exigences bien nombreuses et bien diverses qui leur sont imposées d’ailleurs. Répondre dans de justes proportions à ces divers besoins en les harmonisant avec le nouveau mode de combat et en réalisant sur l’ensemble de notables économies de poids, tel est le but que doit poursuivre le talent des constructeurs pour réduire le plus possible les dimensions de nos bâtimens, et pour mettre en pratique l’important avantage des deux hélices indépendantes. L’artillerie ayant cessé d’être le principal instrument des combats, c’est surtout sur le matériel des bouches à feu, et par suite sur le personnel destiné à les servir, qu’il sera possible de réaliser quelques économies véritables.

Les premiers bâtimens cuirassés que nous avons construits étaient comme nos anciens vaisseaux percés de sabords dans toute leur longueur, et la vieille artillerie qu’ils portaient en batterie couverte était partout à l’abri du blindage. Aujourd’hui nous sommes déjà bien loin de ce programme. Les plus lourds canons de l’ancienne marine ne pesaient que 4 ou 5 tonneaux, tandis que nos canons de 24 actuels, qui doivent former la base de l’armement de nos futurs cuirassés, pèsent 21 tonneaux, affût compris. Cette augmentation considérable de poids réduit de beaucoup le nombre des bouches à feu qu’il reste possible d’embarquer. D’un autre côté, l’industrie, en nous fournissant des plaques de plus en plus épaisses pour résister à la puissance de la nouvelle artillerie, force à diminuer l’étendue des parties blindées de nos navires, afin de ne pas augmenter démesurément le poids des cuirasses qu’il faut leur faire porter. C’est pour ces deux raisons que nous avons construit des vaisseaux qui ne sont blindés dans toute leur longueur qu’à la flottaison ; le petit nombre de canons qu’ils portent en batterie couverte sont groupés dans la partie moyenne nommée fort central, et c’est seulement dans cette partie que la cuirasse s’élève pour protéger les canonnière qui doivent servir les pièces ; les extrémités avant et arrière du navire sont en tôle, et les aménagemens qu’elles contiennent renferment le moins de bois possible, pour que le navire ne soit pas exposé à suivre le malheureux sort du Palestro, qui fut incendié au combat de Lissa. Ainsi l’épaisseur croissante des cuirasses et les nouveaux calibres ont réduit la longueur, des batteries couvertes : aujourd’hui l’usage de l’éperon tend presque à les faire disparaître, parce que cette disposition des bouches à feu n’est plus en harmonie avec le nouveau mode de combat. Le plus souvent en effet les chefs de pièce ne pourront pas même voir l’ennemi par les sabords, car soit qu’on ne l’ait pas encore atteint, soit qu’on l’ait dépassé en manquant l’abordage à l’éperon, il se trouvera le plus habituellement sur la route même du navire, et on sait qu’avec les cuirasses on ne peut donner aux nouvelles bouches à feu des batteries couvertes qu’un champ de tir fort restreint. Lorsque le vaisseau évoluera, l’ennemi, qui sera le plus souvent très rapproché, ne fera que paraître et disparaître devant les sabords, et la rapidité de ces évolutions ne laissera pas en général au chef de pièce le temps de faire feu, parce que les changemens de pointage en hauteur et en direction seront toujours relativement assez lents par suite de l’augmentation des calibres. Un pointage intérieur préparé à l’avance pour une distance et une direction données sera inutile dans la plupart des cas, car l’artillerie ayant cédé le rôle principal à l’éperon, le capitaine ne choisira pas son heure pour venir sur un bord ou sur l’autre ; il ne pourra presque jamais prévoir d’avance le moment et le sens de ses manœuvres, qui lui seront dictées à chaque minute par celles de ses adversaires. On a beaucoup reproché aux Italiens la manière déplorable dont ils ont servi leur artillerie au combat de Lissa ; on a constaté avec étonnement que les cuirasses autrichiennes ne portaient aucune trace des puissans projectiles de leurs canons, et on en a souvent donné comme raison l’incapacité de leurs équipages et de leurs canonniers, qui n’avaient pas été façonnés à l’avance par de nombreux exercices et une habile direction. Certes cette nullité des hommes a été une des principales causes de leur défaite ; mais l’artillerie italienne était presque tout entière placée dans des batteries couvertes, et cette disposition des pièces n’a pas dû être étrangère au peu d’efficacité du tir en face des nombreuses évolutions des bâtimens ennemis.

Cette incompatibilité des batteries couvertes avec le nouveau mode de combat a conduit à rechercher pour l’artillerie une autre disposition qui peut se prêter mieux que l’ancienne à une vaste étendue du champ de tir ; le but que l’on doit poursuivre est en effet de permettre à toutes les pièces de diriger leurs feux sur tous les points de l’horizon, et de pouvoir au besoin les réunir sur un seul. Cette considération a produit le bâtiment à tourelle ; toute satisfaisante pourtant que soit cette solution, elle ne doit pas pour cela conduire à la suppression totale des anciennes batteries. Non-seulement il importe que les bâtimens soient protégés à leur flottaison par une épaisse ceinture de plaques de blindage, mais il est encore nécessaire que leurs tours ne puissent pas être sapées à la base par les projectiles de l’ennemi, que les moteurs et les soutes à poudre soient autant que possible à l’abri d’un tir plongeant, lorsque dans le cours du combat les navires s’élongeront bord à bord. Il est donc indispensable que les lianes soient cuirassés dans la partie moyenne jusqu’à une hauteur suffisante et sur une longueur égale à celle des tours ; dès lors il paraît convenable et peut-être utile de conserver derrière ce blindage quelques pièces d’artillerie en batterie couverte, à la condition de ne pas leur demander plus qu’elles ne peuvent fournir. Donner de larges sabords à cette batterie pour accroître le champ de tir serait accepter de bien grands inconvéniens pour un avantage très incertain, car on se trouverait ainsi plus exposé aux coups d’embrasures et au feu des carabines de l’ennemi ; ces pièces ne devront pas servir dans le cours ordinaire du combat : au milieu des nombreuses et rapides évolutions des bâtimens, elles perdraient dans le vide la plus grande partie de leurs projectiles, et elles risqueraient de se trouver paralysées au moment où le concours pourrait en être le plus efficace. On devra précieusement en réserver le tir pour les circonstances déjà indiquées, d’ailleurs assez fréquentes, où les bâtimens s’élongeront bord à bord, et elles devront être disposées de manière à permettre de frapper l’ennemi à sa flottaison et surtout à son arrière pour ébranler son gouvernail ; les sabords devront être très étroits et oblongs afin de permettre un pointage négatif[5] suffisant pour le tir à bout portant, et ces pièces, quoique très longues, pourraient être plus rapprochées que sur nos anciens vaisseaux, puisque la direction du tir serait invariable. On consacrerait à ces batteries couvertes des pièces très puissantes contre les cuirasses, jusqu’à 200 où 300 mètres seulement, ce qui permettrait de réaliser une économie de poids, et on réserverait pour les tourelles les pièces d’artillerie qui auraient une puissance réelle à une distance plus considérable.

Nous avons déjà parlé des coupoles tournantes des monitors américains, et nous avons cru pouvoir affirmer que les États-Unis font fausse route en cherchant à construire des monitors sur une grande échelle pour en faire des navires de combat capables de tenir la haute mer ; mais leurs constructions ne se bornent pas à un seul type de navires : dès 1863, ils possédaient de grandes frégates cuirassées, entre autres le Roanoke, dont le pont porte trois tours semblables à celles des monitors, renfermant chacune deux canons qui lancent des projectiles de 440 livres. Depuis, ils ont construit et lancé plusieurs autres cuirassés de haut bord, et ils paraissent avoir définitivement adopté la disposition des tours pivotantes pour l’artillerie de leurs grands navires. En France, les ingénieurs n’ont pas voulu admettre ce système ; ils n’ont pas eu confiance dans la solidité des puissans rouages nécessaires pour faire mouvoir en même temps une tour blindée et l’artillerie qu’elle contient ; ils ont redouté les avaries que peuvent occasionner dans ces mécanismes les violens roulis du navire pendant les mauvais temps et les chocs des projectiles ennemis sur la cuirasse de la tour. Ce système d’ailleurs se concilie mal avec la nécessité d’une mâture, parce que les tours tournantes se trouvent au centre du navire ; si on veut en construire plusieurs sur le même bâtiment, on se trouve contraint d’en augmenter démesurément la longueur et d’en compromettre ainsi les qualités les plus précieuses. Toutes ces raisons ne sont certes pas sans valeur, et il y aurait quant à présent de la témérité à affirmer que nos ingénieurs se sont obstinés dans un parti-pris aveugle. Lorsque les fédéraux échouèrent devant le fort. Sumter au mois d’avril 1863, plusieurs de leurs navires eurent leurs cuirasses gravement atteintes ou furent mis hors de combat ; parmi eux se trouvaient sept monitors dont les coupoles tournantes reçurent des avaries à peu près irréparables des projectiles confédérés.

Il n’y a pas cependant à en douter, quelles que soient les dispositions de détail qu’on adopte, l’avenir appartient aux navires à tourelle car c’est à cette seule condition qu’il sera possible de donner à l’artillerie des béliers à vapeur la protection du blindage, tout en lui laissant un champ de tir assez étendu pour qu’elle puisse jouer un rôle efficace dans les nouveaux combats. La forme circulaire aura d’ailleurs le grand avantage de présenter presque toujours obliquement la cuirasse aux projectiles de l’ennemi, et de lui assurer ainsi une résistance plus considérable. Le système des tours fixais à batterie barbette[6] et à plaque tournante semble aujourd’hui vouloir faire concurrence au système américain, et nous ne tarderons pas à en voir une application ingénieuse dans les nouveaux bâtimens du type Marengo qui sont actuellement sur nos chantiers. Ces navires porteront à leur partie moyenne un fort central de 14 mètres de longueur, aux quatre angles duquel s’élèveront quatre tourelles fixes à plaques tournantes, portant chacune une pièce d’artillerie de gros calibre en barbette. Le grave inconvénient de ce système est que les pièces sont totalement à découvert et qu’elles peuvent être démontées directement par les projectiles ennemis ; mais en revanche il présente de réels avantages sur les tourelles tournantes. Cette simplicité même le met à l’abri des avaries fréquentes qui sont toujours à redouter dans les mécanismes compliqués ; grâce à une disposition particulière des affûts les servans se trouvent à l’abri du feu de l’ennemi, les chefs de pièce seuls sont exposés ; les accidens qui peuvent survenir à l’une des tourelles pendant un combat ne sauraient paralyser en rien l’artillerie des trois autres, puisqu’elles sont toutes indépendantes ; ces tourelles font légèrement saillie sur les flancs du navire, en sorte que les feux de leurs pièces peuvent converger à une distance peu considérable sur l’avant et sur l’arrière du bâtiment, et sont beaucoup moins contrariées par la présence de la mâture ; enfin l’artillerie, de ces tourelles, étant élevée, pourrait probablement être disposée de manière à fournir un tir plongeant à une très petite distance par le travers : il suffirait pour cette direction des pièces que la muraille des tours offrît une solution de continuité qui permettrait un pointage négatif considérable, Une semblable disposition serait très utile. Lorsque dans le cours du combat un bâtiment ennemi viendrait à passer à contre bord, le chef de pièce pourrait quelquefois profiter d’un mouvement de roulis de l’adversaire pour frapper ses murailles cuirassées ou ses œuvres vives à revers, et faire pénétrer des éclats de toute sorte dans les organes de sa machine. Pareil coup serait presque toujours mortel.


III

En résumé, les nouveaux engins apportent et vont apporter encore bien des changemens dans nos constructions maritimes. En coordonnant les opinions diverses qui ont cours parmi les officiers de marine, on arrive à conclure, que nos futurs navires de guerre auront des dimensions moindres que nos cuirassés actuels, et seront mis en mouvement par deux hélices indépendantes ; leur masse sera suffisante pour assurer leur rôle de béliers, la vitesse et les qualités giratoires, ; constitueront leur principal élément de force. Le nombre de leurs canons en batterie couverte sera très restreint, et quelques autres pièces seront placées dans des tours fixes ou tournantes, disposées de manière à pouvoir couvrir tout l’horizon de leurs feux et à se concilier le mieux possible avec les exigences de la mâture. Leur flottaison, leurs machines et leurs soutes à poudre seront défendues par des plaques de blindage qui devront en outre assurer aux bouches à feu une protection efficace. À bord de ces bâtimens, les poids absorbés par l’artillerie et par la cuirasse devront être moins considérables qu’aujourd’hui, pour qu’il soit possible de réduire les dimensions ; l’artillerie d’ailleurs ne sera plus désormais l’élément principal des combats, et, une partie des pièces devant être placée sur des ponts assez élevés, il ne sera pas possible d’en augmenter le nombre sans accroître démesurément la fatigue qui en résulterait pour le navire. Toute réduction dans le nombre des bouches à feu permettra une économie de poids correspondante dans la cuirasse, dans le personnel du bord et dans l’approvisionnement.

Quoi que l’on fasse, les navires de guerre ne pourront jamais, comme les paquebots, embarquer une quantité de charbon suffisante pour entreprendre de longues traversées à la vapeur avec une grande vitesse ; ils auront même toujours intérêt à ne porter qu’une quantité de combustible relativement restreinte, pour pouvoir, grâce à l’économie de poids qui en résultera, faire face à bien des exigences, pour posséder, par exemple, une machine plus puissante, capable de leur donner, le cas échéant, une plus grande vitesse, notamment le jour du combat. Ces nouveaux béliers à vapeur devront donc porter un appareil à voiles suffisant pour leur permettre de profiter des vents favorables et de bien remplir en temps de guerre leur rôle de croiseurs en tous lieux et presque par tous les temps. Une vitesse supérieure à la voile comme celle de nos vieux bâtimens ne leur est pas nécessaire ; il suffit que les évolutions sans vapeur puissent se faire avec quelque certitude par les temps ordinaires et malgré la houle habituelle de l’océan. Cet apparenta voiles devra être disposé de manière à ne pas trop entraver le tir des pièces du fort central, et à pouvoir disparaître le plus promptement possible au moment du combat. Suivant plusieurs officiers, des bas mâts en tôle, recevant leurs mâts de hune dans l’intérieur quand on les cale, et soutenus par des arcs-boutans également en tôle, paraissent être la solution bizarre qui puisse seule satisfaire à ces deux conditions. Cependant on pourrait peut-être arriver au même résultat sans s’écarter autant des traditions du passé ; toute la mâture haute devant en effet disparaître au moment du combat, chaque fois que d’impérieuses nécessités ne viendront pas y mettre obstacle, les bas mâts, qui resteront seuls debout, n’auront plus besoin que d’une tenue relativement minime : un seul bas hauban pourrait rester en place ; il serait plus fort que les autres et sa présence serait moins gênante pour l’artillerie que celle des arcs-boutans en tôle dont on a tant parlé.

Sur ces futurs vaisseaux, dont la principale force résidera dans la manière dont ils seront manœuvres, le poste de combat du capitaine devrait être dans une hune afin que la fumée de ses canons ou de ceux de l’ennemi ne puisse jamais lui cacher l’horizon et le mettre dans une position critique. Au combat de Mobile comme à tous ceux qu’il a livrés pendant la dernière guerre d’Amérique, c’était le poste de l’amiral Farragut ; à Lissa, l’amiral Tegetoff s’est tenu dans les haubans de sa frégate, à une hauteur assez élevée. Des plaques de tôle assez épaisses pour résister au tir de la mousqueterie seraient disposées dans les hunes autour du capitaine, comme les toiles qui cachaient autrefois nos gabiers pendant le combat. L’officier chargé de la manœuvre du gouvernail devrait être aussi placé en vue du but à atteindre, car des ordres, quelque clairs qu’ils puissent être, ne sont jamais aussi bien exécutés par une main aveugle que par celle qui est en même temps éclairée par l’intelligence des yeux. Cette nécessité forcera peut-être à conserver les blockhaus actuels de nos bâtimens cuirassés, en les réduisant aux dimensions strictement nécessaires. Une petite tour circulaire, tout juste assez large pour contenir la roue du gouvernail, pourrait suffire : on la placerait sur l’avant du fort central, au pied du mât où serait monté le commandant, et on lui donnerait la hauteur nécessaire pour que le timonier pût découvrir l’horizon, tout en n’ayant que la tête au-dessus du blindage.

Telles sont, pour le moment du moins, les tendances du mouvement de transformation que traversent les marines militaires ; tout est remis à l’étude, tout est à créer depuis que l’ancien matériel des flottes a perdu sa valeur. Chacun semble vouloir en profiter pour conquérir sur l’océan une influence à laquelle il n’avait pas encore osé prétendre. L’Italie a déjà réuni une flotte considérable de navires cuirassés ; il ne lui manque plus que le personnel d’officiers et de matelots qui en est le complément indispensable. La Prusse, qui possède depuis quelques mois à peine un seul port sur les rives de la Baltique, fait construire des vaisseaux sur tous les grands chantiers de l’industrie européenne ; ses récens succès en Allemagne lui font sans doute espérer qu’elle pourra bientôt reculer encore ses frontières maritimes et créer des arsenaux pour leur donner asile. La Suède et la Norvège ne veulent pas rester en arrière ; le Chili et le Pérou eux-mêmes se font construire des cuirassés en Europe.

On a trop souvent répété que la France n’avait pas le génie de la mer, et qu’elle ne pourrait jamais devenir une grande puissance maritime ; le caractère français, dit-on, s’accorde mal avec les privations sans nombre des longues traversées sur l’océan, avec des exils trop prolongés. Les hommes de nos campagnes, en effet, sont attachés avant tout au sol qui les a vus naître ; nos populations n’ont rien du caractère aventureux des Anglais et des Américains ; nous n’avons pas comme eux une marine marchande considérable, dû il nous soit facile de recruter le nombreux personnel de bons matelots qui sera toujours indispensable pour armer nos vaisseaux. Malgré ces difficultés réelles que rencontrera toujours dans notre pays l’entretien d’une puissante marine de guerre, si nous jetons un coup d’œil rétrospectif sur notre passé maritime, nous reconnaîtrons sans peine que la France ne s’est jamais laissé devancer par les autres puissances, et que sa marine militaire a toujours su atteindre, degré de perfectionnement que ses rivaux n’ont jamais surpassé que par le nombre de leurs bâtimens.

Grâce à l’habile direction du génie de Colbert, notre puissance maritime marchait de pair sous Louis XIV avec celle de l’Angleterre, et ce siècle, qui fut si fécond en grands hommes de tout genre, ne le fut pas moins en marins illustres, témoin Duquesne, Duguayt-Trouin et Jean-Bart. Il ne fallut rien moins que les efforts combinés de la Hollande et de la Grande-Bretagne pour triompher de nos flottes, qui furent écrasées à La Hogue beaucoup plus par la supériorité numérique que par la valeur. Sous Louis XVI, notre marine s’était déjà relevée de ce terrible désastre, nos escadres comptaient plus de quatre-vingts vaisseaux armés, et elles contrebalançaient l’influence anglaise en Amérique. Les guerres maritimes de la révolution et de l’empire n’ont été pour nous qu’une série de douloureux revers ; cependant à cette époque notre matériel naval était bien supérieur à celui des Anglais, dont les meilleurs vaisseaux n’étaient souvent autres que ceux qu’ils avaient conquis sur nous : ils les faisaient entrer dans leurs escadres, ils les prenaient comme modèles de leurs nouvelles constructions. Malheureusement le personnel de notre marine était alors, de la base au sommet, dans un complet état de désorganisation : non-seulement l’émigration lui avait enlevé tous ses chefs, mais la France ne pouvait plus recruter le nombre de matelots dont elle avait besoin. Armés à la hâte, avec des équipages à moitié composés de conscrits qui n’avaient même pas vu la mer, nos flottes ne pouvaient pas résister à celles de Nelson, dont les marins étaient formés depuis longtemps par de longues et pénibles croisières aux rudes labeurs du métier. Criblés de boulets après un combat acharné où ils perdaient quelquefois les deux tiers de leurs hommes, nos vaisseaux étaient forcés de se rendre sans avoir réussi à faire éprouver à l’ennemi de dommages sensibles. En marine, le courage des hommes ne pourra jamais suppléer que très imparfaitement à l’intelligence des chefs et à l’instruction des matelots. Nul doute qu’à cette époque, si nos bâtimens avaient été montés par des équipages analogues à ceux que nous possédions en 1856 au retour de la guerre de Crimée, la fortune des combats ne nous eût été plus souvent favorable. La marine française était parvenue alors à son apogée, notre matériel naval ne laissait rien à désirer, l’inscription maritime nous avait donné des équipages excellens, et nos ingénieurs venaient de remporter un véritable triomphe. Le Napoléon remontait le détroit des Dardanelles contre la mer et les courans avec deux vaisseaux à voiles à la remorque, au grand ébahissement des Anglais, qui ne voulaient pas croire à la possibilité d’un pareil tour de force, et dont la nouvelle flotte à vapeur ne possédait encore rien de plus parfait que le Sans-Pareil et l’Agamemnon. Malheureusement la marine française ne pouvait jouer qu’un rôle fort secondaire pendant la guerre de Crimée, et les circonstances ne lui ont pas permis de montrer toute sa valeur.

Depuis, la France est entrée la première dans la nouvelle période de transformations que traversent les marines militaires. L’Angleterre, qui sait si bien que son influence en Europe est irrévocablement attachée à sa grandeur maritime, a suivi notre exemple : elle a prodigué les millions et elle a créé une flotte cuirassée bien supérieure en nombre à la nôtre ; mais, de l’avis presque unanime de nos amiraux, nos nouveaux vaisseaux valent mieux que ceux des Anglais, malgré les rapports séduisans que ces derniers publient chaque jour sur les succès de leur flotte, comme sur la puissance de leur nouvelle artillerie, et en général sur toutes leurs entreprises nationales. Les expériences dont il est parlé dans leurs rapports officiels montrent que leurs navires manquent d’homogénéité et ne sont aucunement des bâtimens de conserve ; ils reconnaissent eux mêmes que leurs bâtimens sont peu manœuvrans, qu’ils évoluent mal. « L’Achilles, écrit l’amiral Yelverton, est de beaucoup supérieur à n’importe quelle autre de nos plus belles frégates ; mais, malgré toutes ses bonnes qualités, ce bâtiment si grand et si imposant est, à cause de sa grande longueur, très difficile à manœuvrer. Il est telles circonstances où dans un combat il pourrait être obligé de sortir de l’action pour tourner, et il se trouverait ainsi dans une position bien critique. » Comment en effet cet énorme bâtiment pourrait-il se tirer d’affaire, s’il avait à lutter contre deux béliers rapides et bien manœuvrans ? La supériorité de son artillerie ne lui serait pas à coup sûr d’un grand secours.

Cependant les idées que nous avons rapidement exposées, et qui semblent prédominer aujourd’hui dans la marine française, ne paraissent pas avoir cours en Angleterre. M. Reed, constructeur en chef de la marine britannique, publiait, il y a quelques mois, un rapport fort intéressant sur les navires cuirassés tels qu’il les comprend. « L’Angleterre, disait-il, pour assurer son rang de première puissance navale dans le monde, devrait toujours avoir sur ses chantiers au moins un navire supérieur en qualités de toute sorte à tous ceux que possèdent les autres nations maritimes ; un bâtiment très puissant peut à lui seul en remplacer plusieurs d’une force moindre. Il serait très facile de construire un navire qui porterait une armure tellement épaisse et des canons si puissans que les cuirassés de la France devraient craindre autant sa rencontre que nos anciens vaisseaux en bois redouteraient aujourd’hui de se trouver en face du plus redoutable des navires cuirassés actuellement à flot. » Plus loin il ajoute qu’il n’y aurait aucune difficulté à embarquer sur un bâtiment construit suivant les principes qu’il expose un approvisionnement de charbon assez considérable pour lui faire faire le tour du monde à une vitesse réduite, ou pour lui faire traverser l’Atlantique à toute vapeur. La frégate Cuirassée prussienne Wilheim Ier, actuellement en construction sur les chantiers de la Tamise, et dont les plans sont de M. Reed, est sans doute une application des idées de cet ingénieur sur l’avenir des vaisseaux de combat ; La longueur de ce navire sera de 108 mètres, son déplacement de 9,900 tonneaux environ, ses plaques auront 20 centimètres d’épaisseur, ses canons seront au nombre de 30, et plusieurs d’entre eux pèseront, assure-t-on, près de 50 tonneaux. Les Anglais vont-ils marcher dans cette voie, et leur verrons-nous bientôt entreprendre la construction de nouveaux bâtimens cuirassés qui leur ménageraient, par rapport à notre flotte de guerre, des succès analogues à ceux du Great-Eastern ? Les flottes françaises ont toujours compté dans leurs rangs des types, que les marines étrangères n’ont jamais surpassés : nos vaisseaux de 80 et notre Napoléon ont été à deux époques bien différentes les rois de l’océan. Il est permis d’espérer que nous ne nous laisserons pas davantage dépasser aujourd’hui, et que nous ne mentirons pas aux traditions de notre passé maritime.


A. DE KERANSTRET.

  1. Ces nouveaux mortiers n’existent pas encore, mais on dit que le général Treuille de Beaulieu en possède le secret, et que cet officier, qui a contribué pour une si large part aux récens progrès de l’artillerie, n’attend plus que le moment opportun pour produire ce nouvel engin.
  2. Ce terme sert à désigner l’un ou l’autre de deux vaisseaux chargés de se défendre réciproquement dans une bataille.
  3. Le Solferino déplace 6,800 tonneaux environ, la Thétis 3,400 tonneaux, le Taureau 2,000 tonneaux.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1866, le récit du combat de Lissa.
  5. Un pointage est dit positif ou négatif selon que l’axe de la pièce est dirigé en dessus ou en dessous de l’horizontale.
  6. En marine, on donne le nom de barbette à toute batterie qui n’est pas couverte.