Les Transformations de l’Agriculture/04

Les Transformations de l’Agriculture
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 411-446).
LES
TRANSFORMATIONS DE L’AGRICULTURE

LA CRISE VITICOLE
V[1]

Un matin de décembre 1870, étant sous-préfet dans un département de la Normandie, je vis entrer le pharmacien d’un gros chef-lieu de canton ; il me déclara solennellement qu’il avait un remède infaillible contre l’invasion prussienne, et tout aussitôt il m’exposa longuement sa panacée : brûler villages et villes non fortifiées dans un rayon de quatre-vingts à cent lieues devant l’ennemi, empêcher celui-ci de se ravitailler, tomber sur ses derrières, ses convois, faire le vide, et, toutes proportions gardées, donner un pendant à l’aventure de Napoléon Ier en Russie. J’étais fort jeune alors, j’écoutai cet homme simpliste avec une stupeur qu’il prit pour de l’admiration, et qui grandit encore, lorsqu’il me demanda d’envoyer son plan (il tira un gros manuscrit de sa poche) au gouvernement de la Défense nationale, lequel me saurait bon gré de mon zèle. Je répondis que je transmettrais hiérarchiquement le manuscrit à mon préfet, et l’auteur revint souvent pour s’informer d’une réponse qui tardait trop à son gré. L’anecdote se présente souvent à ma pensée quand je me trouve en face d’une question qui passionne les masses et les individus : beaucoup, hélas ! raisonnent de la même façon, chacun prône son onguent par syllogisme ou sorite, par appel à des sentimens plus ou moins nobles ; chacun, comme l’ancêtre de la Constituante, sacrifie les colonies aux principes, et si, parfois, d’aucuns confessent leurs péchés, c’est presque toujours sur la poitrine ou sur le dos du voisin : bleus, blancs, rouges, les partis ne sont que des passions et des intérêts qui agitent des mots, mots magiques à certaines époques, remplacés plus tard par d’autres mots qui ont à leur tour conquis la faveur de l’opinion publique, car les mots ont leurs destins comme les livres, et, tantôt potentats, tantôt détrônés, subissent les révolutions de la mode. Voici par exemple le problème de la viticulture qui se présentait à nous l’an dernier sous une forme aiguë : les docteurs Sangrado de l’économie sociale sont au chevet du malade, vendeurs d’orviétan, empiriques, utopistes de tout poil et de tout acabit ; ils exaltent leur chimère, et très peu sans doute soupçonnent la complexité ondoyante de telles questions qui renferment vingt questions graves avec des solutions où la synthèse ne s’inquiète guère de la thèse et de l’antithèse ; très peu se préoccupent de connaître les origines de la crise, de déterminer les responsabilités, d’aller au fond des choses, de témoigner aux foules souffrantes cette pitié éclairée, cette tendresse vigilante où le jugement et le tact n’ont pas moins de part que le cœur, cette divination savante qui sait entre cent choisir le véritable dictame, l’appliquer et l’imposer en inspirant confiance. Et à leur tour, les foules, les malades, car ils sont innombrables, ne distinguent guère entre les charlatans et les médecins, souvent même préfèrent les premiers. Si l’excès de misère les faisait crier comme une voiture trop chargée, produisant un des mouvemens les plus extraordinaires qu’on ait vus depuis longtemps, cette croisade de la faim qui mit en branle des armées de pèlerins à la voix d’un nouveau Pierre l’Ermite, ne croyez pas qu’ils aient un instant avoué les fautes commises, ni songé à les réparer eux-mêmes. Mais, à défaut de la foi religieuse, ils croyaient et continuent de croire à un Dieu économique, incarné dans l’Etat, le gouvernement et les Chambres, tout-puissant pour le mal comme pour le bien, capable de faire la pluie et le beau temps, M la vente des récoltes à haut prix, les salaires élevés ; et ils s’en prennent à lui comme les sauvages qui accusent leur manitou de leurs insuccès, ou comme cette princesse qui, toutes les fois qu’elle était mécontente de son amant, l’enfermait dans une prison froide et le mettait à la portion congrue jusqu’au lendemain. Et ils sont encore prêts à répéter : « La loi de miracle est-elle votée, » comme les croisés de la première croisade demandaient à chaque ville qu’ils apercevaient : « N’est-ce pas enfin Jérusalem ? »

Cavour affirmait que les questions non résolues sont sans pitié pour le repos des peuples ? Parole plus fine que vraie, car les questions ne sont jamais résolues que d’une façon toute relative, elles renaissent d’elles-mêmes sous d’autres formes, et le repos des peuples ne dure pas longtemps ; ce ne sont que des accalmies entre deux tempêtes. La question de la viticulture ne sera pas résolue par l’effort loyal qu’ont tenté les Chambres ; ceux qui demandent la lune se contenteront-ils de réalités modestes ? En tout cas, la question vaut qu’on l’examine de près, et devant le budget de l’État, et devant le budget des citoyens français, et devant l’étranger, car nous avons les premiers vins du monde, comme nous avons les premiers artistes, sculpteurs, historiens, comme nous gardons la suprématie de la mode vis-à-vis de l’univers élégant, — et la concurrence mondiale nous menace, sinon la concurrence de la qualité, du moins la concurrence de la quantité et de l’imitation.

Notre production viticole, de 1863 à 1878, s’élève en moyenne au chiffre de 36 millions d’hectolitres ; 67 352 661 hectolitres en 1900 sur une production de 162 806 830 hectolitres dans le monde entier[2]. Ainsi la France fournit le quart ou le tiers du vin bu par les habitans de la terre ; ses vignobles occupent une surface de 1700 000 hectares environ, répartis sur 56 départemens, et l’on estime leur produit annuel 12 ou 1 500 millions, sur 10 milliards que rapporte le sol national ; 6 millions d’ouvriers, 1 500 000 propriétaires, vivent en partie par eux et pour eux ; ils consomment pour 300 millions d’engrais chimiques, au moins 200 millions d’instrumens agricoles, le rendement de l’impôt des boissons a dépassé 500 millions dans certaines années, les exportations en vins et eaux-de-vie devins atteignent 260 millions. Et ce n’est pas le lieu de dire les vertus toniques et réparatrices du vin de France qui fait penser, lui aussi ; de célébrer sa grâce et son esprit qui semblent avoir passé dans l’âme des habitans, et leur avoir communiqué une partie des qualités de la race, verve, clarté, don de sympathie, gaîté franche et saine ; mais on me permettra de rappeler qu’il a eu ses excellens apologistes en prose et en vers ; parmi ces derniers : Pierre Dupont, Louis Bouilhet, Stéphen Liégeard, Baudelaire, André Theuriet, Albert Glatigny, Joséphin Soulary, A. Silvestre, Jean Richepin, Th. de Banville, Maurice Bouchor.

En 1775, la vigne occupe 800 000 hectares, en 1789, 1 547 000 hectares, en 1800, 1 900 000 hectares, en 1829 plus de 2 millions d’hectares, en 1865, 2 500 000 hectares ; il faut remarquer qu’au XVIIIe siècle, et pendant le premier tiers du XIXe siècle, les plaines du Bas-Languedoc sont couvertes de céréales. Le développement de la viticulture méridionale date de la crise de l’oïdium (1853-1854), il s’accentue encore avec la politique libre-échangiste du second Empire. Et cependant, la crise de l’oïdium avait fait tomber les récoltes à 10 millions d’hectolitres en 1854 ; mais dès 1858, elles rebondissaient à 58 millions, pour atteindre le chiffre de 68 millions en 1865. La récolte de 1875, la plus considérable qu’on ait jamais vue, se chiffre par 83 800 000 hectolitres. Nouvelle et plus grave crise de 1875 à 1890 ; le phylloxéra contamine 1 300 000 hectares, fait tomber la récolte à 25 ou 30 millions d’hectolitres, diminue d’un quart l’étendue du vignoble français. Enfin, après dix ans de luttes, de lois et essais de toutes sortes, les cépages français ayant été arrachés et remplacés par les cépages américains qui résistent aux piqûres de l’insecte, celui-ci fut vaincu. L’exemple de grands propriétaires tels que MM. Viala et G. Bazille fut imité de proche en proche, une nouvelle ère de prospérité commença, moins brillante toutefois, la production des jeunes vignobles ayant crû dans d’énormes proportions.

En 1872, l’Hérault seul récolte 14 900 000 hectolitres, sur une production totale de 50 millions ; de 1900 à 1905, le rendement oscille entre 6 et 12 millions et demi ; six départemens, l’Hérault, l’Aude, les Pyrénées-Orientales, le Gard, les Bouches-du-Rhône, le Var, donnent la moitié de la récolte française. C’est ensuite la Gironde qui en 1904 récolte 4 570 000 hectolitres, puis viennent Indre-et-Loire, Charente-Inférieure, Loir-et-Cher, Saône-et-Loire, Loire-Inférieure, Rhône, Maine-et-Loire, Gers. L’Algérie, de 455 000 hectolitres en 1880, a passé en 1907 à 8 601 228.

Un proverbe comtois dit que misère et prospérité engendrent également tricherie ; en tout cas, ils n’engendrent guère la prévoyance. Si quelques-uns firent comme la fourmi, la grande majorité imita la cigale : vendant leur vin 20, 25 et jusqu’à 26 francs l’hectolitre, récoltant par hectare 100, 150 et jusqu’à 200 hectolitres, les viticulteurs du Languedoc s’imaginèrent avoir trouvé le secret de la pierre philosophale, et la danse des écus commença. A Toulouse, Nîmes, Montpellier, le commerce de luxe ne vivait que par les bénéfices des vignerons ; la vigne, d’année en année, absorba toutes les terres fertiles ; on mit tous ses œufs dans le même panier, et l’on arriva au système si dangereux de la monoculture : plus de prairies naturelles ni de luzernes, plus d’olivettes, de céréales, d’élevage ; les garrigues défoncées, les sables du littoral utilisés eux-mêmes contre le phylloxéra. Cette terre méridionale semblait un rayon de soleil, et, toutes proportions gardées, il y eut une sorte de délire terrien comparable au délire de spéculation qui s’empara de la nation au temps de Law, ou à des époques plus rapprochées de nous. Des hectares de vignobles atteignirent le prix de 20 et 25 000 francs[3] ; les journaliers s’associèrent pour acquérir un lambeau de terrain, par exemple un dixième d’hectare ; la propriété, à force de se morceler, se pulvérisait. Déjà, en 1866, les rédacteurs de la Grande Enquête constataient que, depuis seize à dix-huit ans, le salaire des ouvriers agricoles avait augmenté d’un tiers à l’époque des travaux, d’un quart environ en saison morte : demande de travail toujours croissante, extension de la vigne, construction des chemins de fer, des maisons dans les villes, accroissement du luxe, du prix des denrées, voilà, disaient-ils, les causes de cet heureux phénomène.

« Toutes les qualités qui, remarque M. Augé-Laribé, faisaient des Languedociens une race un peu dure, mais sérieuse, énergique, patiente et sobre, furent étouffées par le goût du luxe, l’imprévoyance, le désir de la vie facile et les besoins d’une vanité vulgaire. Les villes s’agrandirent par des constructions trop riches et sans véritable élégance ; dans les villages, les maisons nues et grises s’ornèrent de balcons inattendus. Chaque paysan voulut avoir un salon : il le payait fort cher, mais il n’y entrait jamais que le jour de la fête, pour étonner les amis qu’il y amenait. L’histoire de celui qui avait acheté un piano à chacune de ses filles est bien connue, et elle paraît véridique, car les marchands de Montpellier et de Toulouse se souviennent du temps où les jeunes paysannes des environs venaient leur demander ce qu’ils avaient de plus cher, se préoccupant seulement de payer leurs robes ou leurs chapeaux cinquante ou cent francs de plus que leurs voisines. En même temps, les mœurs se relâchent, les débauches les plus bêtes s’étalent sans gêne... »

La responsabilité des viticulteurs de la zone méditerranéenne apparaît déjà très lourde par la folie de la terre à tout prix, le gaspillage pendant les années grasses, la monoculture de la vigne substituée à la pluriculture ; elle s’aggrave encore de ce fait que la plupart ne se sont pas outillés pour conserver le vin en cave ; et ce défaut de matériel suffisant, de vaisselle vinaire, augmente l’armée des besogneux qui, toujours forcés de vendre à tout prix, empêchent le relèvement des cours. De plus, par ignorance des soins à donner, ignorance stupéfiante pour les vignerons de la Gironde, beaucoup de vin se gâte lorsqu’il passe l’été chez le producteur, et ce vin avarié, recherché par les faiseurs qui le retapent et en tirent bon parti, paralyse la vente du vin normal. Le Midi ayant déjà connu des prix de ruine de 5 à 10 francs l’hectolitre, la prévoyance la plus élémentaire commandait d’amortir ou de modérer les plantations, de rembourser les créances hypothécaires, d’économiser pour l’avenir. Mais allez donc faire comprendre à des prodigues que l’économie est une seconde récolte ! Beaucoup travailler soit, beaucoup dépenser aussi, vivre au jour le jour, telle était la devise des cigaliers languedociens, demeurés poètes en face de la terre. La viticulture était devenue une industrie, et toute industrie comporte des risques spéciaux, des calculs savans, des combinaisons à longue échéance qu’on pourrait appeler la diplomatie économique. Et enfin, au lieu de songer aussi à la qualité, on sacrifia presque uniquement à la quantité ; cépages à gros rendemens, triomphe de l’Aramon, fumures intensives, tailles à longs bois, arrosages, exploitation scientifique. Résultats de cette fâcheuse orientation : le goût du consommateur et du commerçant perverti, le sol et la vigne surmenés pour obtenir un maximum de récolte, création d’un vin sans saveur, sans arôme, d’un vin défectueux, qui ne se conserve pas, qu’on n’avait aucune raison de préférer au vin artificiel que l’œnologie rendait agréable et hygiénique, et qui devait fatalement appeler la mévente, c’est-à-dire une difficulté pour le récoltant de vendre, lorsque se manifesterait un trop sérieux écart entre la production et la consommation.

À ces reproches trop fondés, on peut sans doute objecter que la fièvre de plantation a gagné pas à pas les autres régions de la France, amorcées, elles aussi, par la perspective de beaux dividendes, qu’il y a de mauvais vins ailleurs que dans le Midi. D’ailleurs, le Centre, l’Ouest, le Sud-Ouest ont eu de bonnes raisons pour entrer en concurrence avec le Languedoc, car ils ne supportent que 400 à 500 francs de frais par hectare, tandis que le Midi en a 7 à 800 au moins ! « Si l’on excepte les coteaux à grands vins, remarque M. Prosper Gervais, on peut dire que la viticulture, semblable à un grand vaisseau, a obéi tout entière au coup de barre du Midi qui l’orientait vers la quantité[4]. »

Le mode d’exploitation en Languedoc le plus usité est le faire-valoir direct ; les grandes propriétés sont en général administrées par un régisseur ou maître d’affaires, ce qui permet à leurs possesseurs de pratiquer un demi-absentéisme, tout en conservant la direction de leurs domaines. Deux classes d’ouvriers : les domestiques logés et nourris à la ferme, les journaliers qui se logent et se nourrissent à leurs frais. Les premiers, qui viennent des départemens voisins, Ardèche, Lozère, Tarn, attirés dans le pays bas par les hauts salaires, fournissent à la région des vignes « une sorte d’armée de réserve qu’on appelle ou qu’on licencie suivant les besoins, plus dociles, moins adroits, chargés en général des travaux exigeant plus de force que d’habileté. L’opinion, affirmait le docteur Guyot en 1867, est que le travail d’une femme de l’arrondissement de Narbonne vaut mieux que celui d’un de ces hommes. » On nomme mésadiers ceux qui sont loués au mois. Les gages varient suivant les saisons, les contrées et le mérite des individus ; d’après un règlement de la ville d’Arles de 1676, en décembre et janvier l’ouvrier ne gagne que sa nourriture ; aujourd’hui, les gages sont payés par douzièmes, ou bien l’on distingue seulement entre les mois d’hiver et les mois d’été. Près d’Arles, ils sont de 45 francs en moyenne, entre Montpellier et Lunel 32 francs l’hiver et 38 francs l’été, autour de Béziers 23 à 35 francs. 50 francs semblent le prix moyen pour un premier charretier dans les plaines de Montpellier, Lunel, Beaucaire. Les femmes touchent 18 à 25 francs par mois. Le logement est déplorablement insuffisant ; même dans les grands domaines d’aménagement récent, il advient que le logement se compose de deux dortoirs communs, où la paille tient lieu de lit, où, le long des murs, une simple planche supporte les effets. La nourriture s’est améliorée, mais elle laisse encore à désirer, au gré des intéressés ; plus de pain de seigle, partout du pain de froment, du vin au lieu de piquette, la viande une fois par jour, fournie par ce qu’on nomme la racaille des troupeaux, par les vieilles brebis stériles. En hiver, les ouvriers sont nourris à la petite dépense, en été à la grande dépense, celle-ci représentant un peu plus de vin et d’argent, que le propriétaire confie à un domestique marié, loué à l’année, le baïle dans le Gard, le païré près de Montpellier, le ramonet en Narbonnais et Biterrois. La femme de ce serviteur (baïlesse, maire, ramonète) prépare les repas des gens de la ferme, ne reçoit pas de gages, se rattrape sur les fournitures et allocations, ce qui forcément amène des désordres et des plaintes ; mais rien de plus tenace que les abus invétérés. Quelques propriétaires, frappés de l’absurdité du système, prennent une femme (la tante), qui reçoit un salaire et nourrit les valets aux frais du maître. La nourriture est alors bien meilleure et le travail s’en ressent. On calcule qu’un domestique, gages et nourriture, peut coûter 840 francs : économistes et propriétaires constatent avec regret que partout la folie de la dépense remplace la folie de la privation, que les domestiques ou gavaches (sobriquet méprisant que leur donnent les ouvriers du pays) commencent à se rapprocher des journaliers ; et partout aussi, aux anciennes relations si cordiales, si familiales d’autrefois, succède un état d’indifférence, sinon de méfiance entre les patrons et les serviteurs, qui se traduit par une sorte de paix armée, parfois même par un état d’hostilité avérée ; mais cet état d’âme existe surtout chez les journaliers, Il a des causes multiples : trop de maîtres n’ont pas rempli le devoir social, trop d’ouvriers ont écouté les suggestions de l’envie, trop d’ambitieux ont prêché à ceux-ci la haine, des droits sans devoirs et des plaisirs sans bonheur.

Les journaliers se divisent en deux catégories : gens du pays, étrangers. Ceux-ci, Espagnols ou Italiens, employés surtout à des travaux de terrassement, de curage des fossés, d’épandage d’engrais, qu’ils exécutent à forfait, à la tâche, très rudes à la besogne, très économes, nullement partisans de la grève, du chômage, fort appréciés par le propriétaire, et naturellement antipathiques aux ouvriers indigènes qui cherchent à les proscrire, du moins à les englober dans les syndicats rouges. La suppression des forfaits ne figure-t-elle pas au programme des revendications ouvrières ? Un certain nombre d’étrangers, ayant réussi à acheter un lopin de vigne dans le Minervois[5] et ailleurs, se fixent dans la contrée, et épousent les sentimens des indigènes.

Afin de vendanger rapidement, les pays viticoles font appel aux départemens voisins ; l’Hérault, à lui seul, emploie 80 000 auxiliaires ; 4 francs par jour pour les porteurs, 2 francs pour les coupeuses, c’est la moyenne. Souvent le propriétaire accorde certains avantages, le droit au vin et à une soupe, le remboursement des frais de déplacement ; les vendangeurs se nourrissent eux-mêmes, assez mal par conséquent, couchent sur la paille ou sur des paillasses ; la journée de vendanges va du lever au coucher du soleil, avec trois repos d’une heure chacun ; on travaille même le dimanche, et la pluie seule marque un temps d’arrêt. Les hommes gagnent une centaine de francs pendant ces vendanges qui se prolongent trois semaines et jusqu’à vingt-cinq jours ; mais le cabaret, le jeu, les boutiques font bien des victimes. Pour se garantir contre les menaces de grèves, de nombreux propriétaires essaient aujourd’hui du système des vendanges à prix fait, traitent avec un entrepreneur qui se charge de recruter, de payer les vendangeurs et de fournir chaque jour une quantité fixée de raisins ; ils donnent les charrettes et les paniers pour le transport.

Deux sortes d’ouvriers du pays : les petits propriétaires forcés de demander au travail salarié un supplément de ressources ; les ouvriers sans propriété ou possédant parfois une maison, vivant uniquement de leurs salaires.

Habiles aux travaux délicats de la taille et du greffage, d’esprit indépendant, ombrageux, mais sensibles à un bon procédé, à une parole affectueuse, habitués à travailler par équipe et ayant besoin de causer, de plaisanter pour faire leur tâche avec entrain, tels nous les montre leur historiographe M. Augé-Laribé, dans une étude bien documentée. La journée de travail est plus courte qu’ailleurs dans le Languedoc ; six, sept, huit heures au plus, ce qui s’explique par l’éloignement des exploitations et le souvenir de l’époque où, la plupart des journaliers, étant propriétaires, voulaient garder du temps pour cultiver leurs propres vignes. Là-bas l’équipe s’appelle cole ou bricole, ayant à sa tête un chef ouvrier (baïle, patron, meneur, ou chef de bricole) qui donne le signal de l’arrêt ou de la reprise du travail : il a la montre, disent-ils dans leur langage pittoresque. Naturellement les salaires ont suivi la fortune du vignoble ; d’ailleurs ils varient avec les saisons, avec les régimes, même de village à village ; en général, on peut compter que 2 fr. 50 est un prix normal. Je sais une grande exploitation dont les ouvriers vinrent un beau matin trouver le régisseur pour lui annoncer qu’ils se mettaient en grève. Lui de s’exclamer : « Mais pourquoi vous mettez-vous en grève ? — Pour obtenir la journée de 2 fr. 50. — Mais le maître vous donne 3 francs ! » Là-dessus nos hommes furent un peu embarrassés. « Oui, nous savons cela, nous sommes très contens, et nous ne nous plaignons pas de notre sort, tout au contraire ; mais que voulez-vous, c’est par solidarité. Les camarades de... n’ont que 2 fr. 35, le comité de la grève a décidé, et nous marchons. Mais nous vous aimons bien. — C’est absurde ! — Oui, c’est absurde, mais nous sommes forcés d’agir ainsi ; nous n’en serons pas moins bons amis, et tenez, nous pensons bien que ça ne va pas durer, nous vous demandons d’avance de nous reprendre à l’ancien prix. » La logique et la discipline ne s’accordent pas toujours. Des propriétaires ont montré moins de patience que celui-ci, et l’on a cité plus d’une réponse de ce genre : « Allez demander du travail à Jaurès ! » Il ne suffit point, par le temps qui court, d’avoir raison devant la raison, le droit et la stricte équité, il faut encore avoir raison devant la pitié, l’harmonie générale, la souffrance, et devant l’avenir. Un propriétaire doit avoir dix fois raison pour avoir raison.

Le salaire annuel oscille entre 500 et 800 francs pour l’homme, 250 à 275 pour la femme. Un célibataire n’est pas malheureux, un ménage sans enfans peut réaliser quelques petites économies ; s’il y a des enfans en bas âge, le problème se complique, car la femme n’a presque plus le temps de travailler, et la vie est chère dans le Midi, avec un loyer de 80 à 100 francs, et 200 francs de pain par an. Les réponses des syndicats aux questionnaires traduisent tous la même plainte, l’impossibilité pour un ménage ayant des petits enfans de nouer les deux bouts : peut-être aussi les plaignans ne tiennent-ils pas assez compte du lourd impôt, impôt volontaire et de plus en plus pesant, que prélève sur ce modeste budget l’Assommoir rural, aussi funeste que l’Assommoir des villes.

Quant aux ouvriers propriétaires, leur situation n’est pas brillante non plus, car la plupart sont endettés : les courtiers des commerçans connaissent à merveille leur situation, et les rançonnent sans vergogne au moment de la vente ; c’est presque la carte forcée. La nouvelle crise, la mévente les a surpris comme toujours, et ils ne peuvent « raisonner leurs vins ; » aussi se considèrent-ils plutôt comme des salariés, et résistent-ils mal aux mirages du socialisme.

J’ai déjà parlé des grèves viticoles[6], des syndicats viticoles créés par la propagande des syndicats des villes. Leurs causes principales : la situation assez misérable des travailleurs et petits propriétaires, la mévente, les goûts croissans de luxe, la mésintelligence entre patrons et ouvriers se traduisant par des élections socialistes à la Chambre et dans les communes, la viticulture languedocienne devenue une véritable industrie. Naturellement les propriétaires favorisent les syndicats jaunes, et voient de mauvais œil les syndicats rouges, affiliés à la Confédération Générale du Travail, prêchant la guerre sociale, la lutte de classes, la grève universelle, l’anarchie pure et simple, l’abolition de la patrie. Et l’on ne saurait s’étonner de cette aversion pour des sociétés où se trouvent des individus qui, sous couleur de sabotage, d’action directe, préconisent l’assassinat des personnes et la destruction des choses. Les syndicats ruraux sont trop récens pour avoir accompli beaucoup de besogne pratique : cependant ils ont réclamé et obtenu l’ouverture de chantiers communaux ou d’ateliers de charité pendant le chômage, pris des entreprises de travail à forfait, réclamé des augmentations de salaires, essayé de lutter contre la concurrence des étrangers ; pour les amorcer, des cours professionnels de taille de la vigne, greffage, fauchage, nivellement, ont été organisés par les syndicats des villes, à Narbonne, à Carcassonne. La Bourse du travail de Carcassonne fait presque seule le placement des métayers dans les environs : voilà un exemple de contrat collectif de travail, qui pourrait assurer aux propriétaires une main-d’œuvre constante, aux ouvriers des salaires plus rémunérateurs, une indépendance plus complète. Mais les ouvriers sont assez indépendans, s’ils ne sont pas assez rétribués.

Dans l’Aude, la plupart des statuts de syndicats débutent par un préambule ainsi conçu : « Considérant que l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, que l’assujettissement des travailleurs aux détenteurs du capital est la source de toute servitude morale et matérielle... » Presque tous prévoient l’exclusion pour cause d’ivresse coutumière ; à Béziers, le fait d’appartenir à un cercle catholique ou société religieuse, entraîne l’expulsion de rigueur sans procéder à un vote quelconque ; de même Béziers n’admet que des ouvriers, rejette les patrons, ne veut pas entendre parler des syndicats mixtes, organes de conciliation, instrumens de concordat et d’harmonie : ceux-ci enlèveraient aux chefs le principal moyen d’action dont ils disposent.

Les Vignerons libres de Maraussan (près Béziers) ont fondé en 1901 une coopérative de production civile et anonyme à capital et à personnel variables, qui n’achète que le vin récolté par ses membres, et le revend au commerce ou à d’autres sociétés coopératives. Son but est nettement socialiste ; elle fait des prélèvemens, sur les bénéfices bruts, au profit d’une Caisse locale de solidarité ouvrière, d’une Caisse de développement, et des œuvres de propagande prolétarienne : son fondateur, M. Elie Cathala, recommande la création progressive de la propriété agricole communiste, par l’achat de magasins, caves, celliers, vignobles.

Les vignerons de Maraussan ont institué en 1905 une coopérative de consommation : ils ont aussi une caisse de crédit mutuel, une association pour construire des maisons ouvrières, un syndicat ouvrier, et une coopérative pour la culture de la vigne[7]. Maraussan compte 1 920 habitans presque tous groupés dans le village.

Les vignerons ont réussi à organiser la vente grâce au concours de quelques grandes coopératives socialistes, à établir un chai de répartition à Charenton pour le service des livraisons dans la région parisienne, à se procurer le gros capital que représente une cave de 25 à 30 000 hectolitres. Leur chai coopératif a fonctionné pour les vendanges de 1905 : ils comptent 279 adhérens, et dans l’exercice 1905-1906, ils ont vendu 49 220 hectolitres, soit pour 1 066 644 francs de marchandises. M. Elie Cathala a tenté de créer un type particulier d’après lequel les propriétaires conservent leur indépendance comme producteurs, mais où le prolétariat des villes acquiert une part de propriété et un droit de contrôle : un agent commercial passe les contrats annuels avec les coopératives de consommation qui forment à peu près la seule clientèle des vignerons libres. La coopérative est ouverte aux ouvriers agricoles non propriétaires. Jusqu’ici le succès a couronné l’effort, et les idées de solidarité se sont largement développées.

Des communes voisines, gagnées par l’exemple, ont tenté d’établir des coopératives fondées sur les mêmes principes : Avenir social de Maureilhan-et-Ramejean, les Petits vignerons de Puisserguier, l’Egalitaire de Cébazan, les Vignerons paysans de Bessan. Ces nouveaux groupemens éprouveront sans doute plus de peine à s’assurer des débouchés. Les coopératives de consommation socialistes pourront-elles leur en fournir ? Ce n’est pas sûr. Les coopératives de consommation non socialistes leur viendront-elles en aide ? Rien de plus incertain.

Il ne faut pas se lasser de rappeler aux intéressés que le droit de grève comporte deux facultés maîtresses : celle de se faire du bien, celle de se faire du mal ; et puis encore qu’il permet de nuire beaucoup au patron, au propriétaire, à l’ordre social, soit légalement, soit illégalement ; droit légitime au reste, pourvu qu’on ne viole ni le droit, ni la liberté du voisin, ni le contrat de travail. N’est-ce pas Joseph de Maistre qui voulait adresser ce sermon laconique aux rois ? « Sires, les abus amènent les révolutions ; » puis, se retournant vers les peuples, il aurait dit seulement : « Messieurs, les abus valent mieux que les révolutions. » Parole profonde que les partis devraient méditer longuement !

La crise viticole, plus âpre et plus violente dans le Languedoc[8], sévit aussi dans d’autres régions : par exemple, dans une partie de cette belle Gironde où j’ai longtemps séjourné, d’où je reçois mainte lettre qui expose des faits navrans : « Les ruines sont ici lamentables et nombreuses. J’ai des amis qui avaient refusé jadis un million d’une propriété qu’ils viennent de vendre, faute de pouvoir suffire aux frais, 400 000 francs. Ils étaient fort riches, ils sont plus que gênés. » Voici une note moins douloureuse que m’apporte un propriétaire des environs de Cadillac : « Dans le Bordelais, nous souffrons moins que dans le Midi. Nous ne sommes pas un pays de monoculture, et nous sommes plus économes. Dans la région que j’habite, nous faisons du vin blanc qui se vend fort bien ; la terre n’a pas baissé, et nous voyons la population s’accroître ; mais c’est une heureuse et trop rare exception. D’une manière générale, les régions à vin rouge commun (paluds) ou les Graves, — dont la production est trop faible, — subissent le contre-coup de la gêne méridionale. Aussi, sans crier leur détresse, beaucoup de propriétaires arrachent-ils les vignes qui ne paient plus. C’est dur, mais c’est sage... »

Un grand négociant girondin écrit : « ... Tout ce qui contribue à faire le vin augmente, les impôts, la main-d’œuvre ; les drogues à infuser à la vigne du 1er janvier au 31 décembre, soufre, sulfate de cuivre, sulfate de fer, etc., se vendent chaque année de plus en plus cher, les barriques, les frais de vendanges, messieurs les vendangeurs faisant aujourd’hui la loi... Quant aux prix ? Les grands crus, divisés en cinq classes, se vendaient autrefois, suivant la classe, de 1 400 à 5 000 francs le tonneau (quatre barriques) dans les années chères, — de 900, 1 200 à 3 500, 3 800 dans les années bon marché. Maintenant ils vont suivant les années de 450 à 1 500, 2 000. Et, à ces prix-là, nous avons bien plus de difficultés aujourd’hui pour les écouler, qu’au temps où nous payions le double et plus. Ah oui ! Il y en a des domaines à vendre, mais qui voudrait les acheter, sauf à vil prix ? J’en connais même que, pour rien, je ne voudrais pas, le rendement n’y couvrant point les frais de culture et l’intérêt du capital... »

Au reste les crises viticoles sont de tous les temps. Ainsi un édit de Domitien ordonna l’arrachage des vignobles ; à d’autres époques le pouvoir crut devoir réglementer la plantation. Arthur Young constate que la vigne en France enrichit et appauvrit tour à tour ses maîtres ; aux années de déficit correspondent des prix rémunérateurs, et aux années d’abondance des prix inférieurs. La vigne, plante capricieuse, donne des rendemens irréguliers, passant brusquement de 26 à 50 millions d’hectolitres.

Que les viticulteurs du Midi soient les principaux artisans de la mévente dont ils se plaignent si amèrement, et qu’ils exagèrent un peu, cela ne fait pas doute pour ceux qui examinent sans parti pris la question ; qu’ils ne soient pas les seuls coupables, rien de plus certain. Mais leurs orateurs ont eu l’habileté d’escamoter les torts de leurs cliens, de donner le change à l’opinion publique attendrie par le spectacle d’une misère trop réelle. On accuse presque uniquement l’Etat, la fraude, la surproduction, le mouillage[9], c’est-à-dire le fait de verser de l’eau dans du vin, — le sucrage, soit le fait de jeter dans le moût du sucre de betterave, opération artificielle assez semblable à l’acte spontané qu’opère la nature par la fermentation des vendanges ; ou bien encore le vinage qui consiste à verser de l’alcool dans du vin pour le rendre plus facile à conserver, plus agréable à boire, lui permettre de mieux résister à la chaleur et de voyager. Sans doute l’Etat a dans cette triste affaire une responsabilité, et par certaines lois votées depuis 1900, et par leur application ou leur non-application. Toutefois il convient de remarquer combien nos mœurs politiques, nos habitudes de centralisation, facilitent l’ingérence de l’État dans toutes sortes de questions, et l’habituent à mettre en pratique la formule si plaisante : Faisons de l’arbitraire, mais légalement. Or les gens du Midi, plus que ceux des autres provinces françaises, ont contribué à renforcer le dogme si dangereusement socialiste de l’État-Providence possédant la corne d’abondance et la bourse de Fortunatus, de l’État distributeur de places et sinécures, capable de tous les miracles, d’enrichir les pauvres et de niveler les fortunes, dont on attend tout en un mot : l’âme latine, l’âme romaine revit en eux ; le sens américain, le sens de la liberté individuelle et sociale leur manque singulièrement.

Un des leurs n’a-t-il pas dit rudement : « Tout Méridional pauvre, paresseux, raté ou taré est candidat fonctionnaire ? » d’où le triomphe des idées étatistes, les progrès du collectivisme, de l’égalité dans la servilité, le dédain ou l’ignorance du véritable libéralisme, celui qui fait qu’on aime la liberté du voisin ou de l’adversaire autant que la sienne propre, l’éloignement des syndicats rouges pour le travail à la tâche.

La loi du 29 décembre 1900 règle le régime des cidres, des bières, des vins, et celui des alcools qui intéressent directement la viticulture ; elle met le vin à la portée des classes populaires en supprimant les droits de l’Etat perçus à titre de droits de détail, d’entrée et de taxe unique, en fixant à 1 fr. 50 par hectolitre le droit général de circulation, en ramenant les droits d’octroi au chiffre de 2 fr. 25 par hectolitre. Au contraire la législation se montrait répressive pour les alcools, qu’elle traitait comme une matière purement fiscale et un produit nuisible à la santé publique. Les députés du Midi n’avaient pas défendu le privilège des bouilleurs de cru, c’est-à-dire la cause même de la distillation. L’exercice des débits de boissons était supprimé ; mesure absolument folle qui laissait aux détaillans toute licence pour le mouillage. Etendre la consommation du vin sous sa forme naturelle, la restreindre par les entraves apportées à sa conversion en alcool, c’était violer la règle : donner et retenir ne vaut. La mévente, qui avait déjà commencé, ne fit que s’accentuer ; Béziers et Narbonne vendirent l’hectolitre 3 francs.

Comme l’alcool, le sucre fournit de larges appoints au budget de chaque nation : pendant très longtemps, il supporta des droits élevés en France, 64 francs par cent kilogrammes. La loi du 28 janvier 1903 institue un nouveau système : le droit sur les sucres bruts et raffinés n’est plus que de 25 francs par cent kilogrammes, de 26 fr. 75 pour le sucre candi ; la loi supprime le système des primes, établit un droit de douane suffisant pour protéger le sucre indigène, le sucre de betterave contre le sucre étranger[10]. Par cette détaxe le gouvernement sauvait d’une crise très grave notre industrie betteravière, car virtuellement il autorisait la production indéfinie des vins de sucre ; mais la viticulture allait être perturbée par la concurrence permanente de ces vins artificiels. « Prohiber le sucrage et rétablir le vinage, était la condition que les députés et sénateurs du Midi devaient mettre à leur vote approuvant la loi sur les sucres du 28 janvier 1903 ; ils ne le firent pas, par incompétence, par défaut d’union et par peur[11]. Par incompétence, car ils ne se doutèrent en aucune façon des effets économiques de la loi, dont l’application les stupéfia ; par manque d’union, parce qu’ils ne surent pas faire comprendre aux représentans de certaines régions, telles que la Champagne, la Bourgogne, les Hauts Plateaux de la Loire, que le vinage pourrait leur remplacer le sucrage, et que la concurrence des vins de sucre fabriqués sur les lieux de consommation serait bien plus redoutable pour ces régions froides que la concurrence des vins naturels du Midi ; par peur, parce qu’ils n’osèrent priver de leurs voix, sur une question économique, un gouvernement qui avait toute leur sympathie sur le terrain de la politique générale, qui leur accordait toutes les faveurs particulières qu’ils lui demandaient pour eux et pour leurs électeurs, et qui assurait leur réélection. » Et cependant, les avertissemens n’avaient pas manqué : un député, M. Pams, établit le prix de revient du vin artificiel rendu sur le lieu même de consommation, prix terrifiant pour les producteurs de vin naturel : grâce à la détaxe, à l’abaissement du droit, un vin de huit degrés coûterait 6 fr. 80 l’hectolitre, un vin de 7 degrés 5 fr. 93 ! Mais les modernes Cassandres ne sont pas plus écoutées que les anciennes. Admettons que le vin de sucre à dix degrés, fabriqué dans Paris, revienne à 10 ou 11 francs l’hectolitre ; le négociant de Bercy, — la place de Bercy est le régulateur réel du prix des vins du Midi, — ne peut offrir à la propriété un prix supérieur à 10 francs l’hectolitre, 15 à 20 francs rendu à Paris. Cela irait encore pour les propriétaires qui récoltent 140 à 150 hectolitres par hectare, mais la moyenne réelle ne dépasse pas 40 à 50 hectolitres, et la dépense du viticulteur s’élevant à 7, 8, 9, 10, souvent même 13 francs par hectolitre, c’est la ruine presque fatale.

Du moins, lorsqu’il faisait voter la loi de 1903, le gouvernement rendait un signalé service à l’industrie sucrière, et pratiquait la politique du pauvre homme, — car, quoi qu’on puisse dire, le sucre est aujourd’hui un aliment de première nécessité, presque au même titre que le pain et la viande, au même degré que le vin assurément. Mais là où il paraît inexcusable, c’est lorsqu’il se fait le complice, avoué ou tacite, de la fraude. Or les fraudes sont innombrables, tellement qu’elles rappellent cette boutade de Henri Heine : « il y a plus de sots que d’hommes. » Il y a plus de fraudes que de fraudeurs, par cette bonne raison que certains fraudeurs les commettent à la grosse, à la douzaine. Les discours de députés du Midi, prononcés à la Chambre en 1907, renferment des révélations tout à fait édifiantes, et contre lesquelles personne n’a osé s’inscrire en faux : il convient d’en résumer quelques passages.

Dans la séance du 18 janvier 1907, M. Emmanuel Brousse dénonça des faits extraordinaires : un professionnel de la fraude, D…, négociant à B…, vendant chaque jour 500 hectolitres de vin fabriqué chez de pauvres diables, auxquels il achetait leurs récoltes et fournissait pour d’autres œuvres les matières premières, sucre, acide tartrique, acide sulfurique, tannin, phosphate de soude, — emboursant 66 procès-verbaux dans l’espace d’un mois, 33 condamnations qui s’élevèrent au chiffre de 197 000 francs d’amendes, narguant les juges et la prison, si bien soutenu par de mystérieux protecteurs qu’il était averti, et mettait la frontière entre les agens et lui quand on voulut enfin l’arrêter, — que M. de Saint-Aubin, directeur des affaires criminelles au ministère de la Justice, fut accusé d’avoir truqué son dossier pour faire signer sa grâce par M. Sarrien, en faisant disparaître des pièces capitales, telles que la protestation de M. Jean Dupuy, le très distingué président du Syndicat national de défense de la Viticulture française. Les choses enfin étaient poussées au point que M. de Saint-Aubin fut disgracié, mais aussitôt nommé à un poste important dans la magistrature parisienne. Autant que personne, j’apprécie la haute valeur morale et l’intégrité d’hommes tels que MM. Sarrien et Chaumié ; mais il en va des ministres comme des princes : les meilleurs ne savent pas tout ce qui se passe, on leur dissimule beaucoup de choses, et il faut reconnaître que cet incident causa une impression pénible dans le monde viticole.

D… et deux de ses émules ont déposé leur bilan à la fin de 1906 ; espérons que la fermeture de ces deux maisons sera définitive et qu’elles paieront à la régie les amendes encourues. Ils ont beaucoup de complices, de cliens, d’ouvriers, ces messieurs, ce qui explique peut-être la mansuétude du peuple viticole dans les émeutes de Juin 1907, — aucun fraudeur n’a été lynché, — et puis ils sont groupés dans certaines régions, ce qui rend plus directe, plus énergique et puissante leur action. Il y a dans le Languedoc deux catégories de propriétaires : les vignerons qui vivent de leur vignoble, — c’est la majorité, — puis les marchands qui ont des vignes et qui apportent dans la gestion leurs habitudes de spéculateurs ; ils sont concentrés dans les pays de Narbonne, Béziers, et autour de Montpellier. Ce phénomène se produit ailleurs que dans le Languedoc, un peu partout ; beaucoup de grands crus, de crus moyens, ont passé aux mains de grands financiers, de commerçans. Et bien entendu tous les négocians ne sont pas de gros fraudeurs, mais tous les gros fraudeurs se disent négocians, et, pour beaucoup, le titre de propriétaire récoltant est l’amorce qui sert à piper le consommateur. Celui-ci est loin, donc plus facile à engluer ; car c’est encore un trait de la viticulture méridionale que dans les autres régions l’acheteur se trouve près du producteur, tandis que, dans le Languedoc, presque personne n’achète de vin ; il faut donc que son énorme récolte trouve preneur à de grandes distances.

Oui, ces messieurs ont beaucoup d’amis : ainsi la comtesse de R... (Nîmes) a beaucoup fabriqué pour le compte de D... ; le tribunal de Tarascon l’a condamnée avec D... à quinze jours de prison et à diverses amendes ; elle est poursuivie, toujours avec D..., devant le tribunal correctionnel de Nîmes, pour fabrication de 927 hectolitres de vins artificiels. L’affaire vint le 3 décembre 1906 ; la comtesse se présenta, mais D... était en fuite, et le procureur de la République avait oublié de le citer, bien qu’il fût le principal inculpé, et, de cet oubli si grave, ce magistrat donna pour raison qu’il supposait que D... se présenterait volontairement à l’audience. Par arrêt du 26 avril 1907, la Cour de Cassation a d’ailleurs rejeté tous les pourvois de la veuve de R...

Les discours de MM. Emmanuel Brousse, du Périer de Larsan, Jules Razimbaud, fourmillent de traits du même genre, qui ne concernent pas les seuls départemens du Languedoc : rassemblés et groupés avec soin, triés entre des milliers d’autres, ils ont produit une sensation d’étonnement dans les rangs des parlementaires, sensation qui, répercutée par l’indignation légitime du public, sera peut-être le commencement de la sagesse. Un membre de la Chambre des communes disait : « J’ai entendu quatre mille speeches dans ma vie, deux cents ont changé mon opinion, aucun n’a modifié mon vote. » Oui, cet homme discipliné marchait fidèlement avec son parti, avec le ministre qui représentait ses idées ; mais les partis et les ministères évoluent devant les électeurs qui, à leur tour, subissent l’empire des événemens, des préjugés, des passions et de l’expérience.

Je voudrais qu’on apprît, qu’on expliquât à tous les citoyens cette pensée d’Herbert Spencer : « La fonction du libéralisme dans le passé a été de mettre une limite au pouvoir des rois. La fonction du vrai libéralisme dans l’avenir sera de limiter le pouvoir des Parlemens.» Rien ne pourrait être plus utile à la République et à nos mœurs politiques. Mais je voudrais aussi que les adversaires des Parlemens eussent présente à l’esprit cette pensée de Cavour : « La plus mauvaise des Chambres vaut encore mieux que la meilleure des antichambres. »

Donc M. Brousse a démontré longuement, fortement, que la justice et la régie, trop souvent clémentes et libérales envers les gros fraudeurs, se montrèrent sans pitié pour les petits. Des hommes compétens en donnent cette piquante explication : le Trésor considère le grand fraudeur professionnel comme un abonné lucratif qui, sous forme de transaction, lui apporte de copieuses redevances, il est donc intéressé à ce que les grosses fraudes se multiplient. La régie ne perçoit-elle pas 1 fr. 50 de droit de circulation sur le vin, plus 3 fr. 75 de droit sur les 17 kilogrammes de sucre nécessaires pour fabriquer un hectolitre, soit 52 millions 1/2 sur 10 millions d’hectolitres de vins de sucre ? Aussi propose-t-on d’enlever à la régie le droit de transaction, et de le confier aux tribunaux seuls, bien que les parquets aient parfois agi avec une mollesse suspecte. Il est pénible de constater qu’en trois ans, on n’arrive pas à juger en première instance certaines affaires de grosses fraudes, tandis que le petit délinquant, un colporteur d’allumettes de contrebande ou d’une bouteille d’alcool, est jugé dans la huitaine et durement condamné. Résultat : les assassins de la viticulture, admirablement renseignés, vont se promener à l’étranger, ont le temps de détruire les pièces compromettantes, de se soustraire au paiement des amendes. Cependant MM. Guyot-Dessaigne et Caillaux ont très loyalement adressé des ordres pour qu’on les poursuivît avec la dernière rigueur, et de sérieux résultats ont été obtenus ; félicitons aussi M. Chéron qui mène une campagne énergique contre les coquins qui fournissent à nos soldats des alimens malsains et frelatés ; M. Ruau qui sert avec un zèle intelligent les intérêts agricoles[12].Mais une longue tolérance a rendu méfians bien des gens qui maintenant veulent aussi voir et toucher du doigt, avant de croire aux justes réformes, à l’extirpation des abus révolutionnaires.

Le pouvoir exécutif, qui nomme les magistrats, a de tout temps considéré comme des actes d’insubordination les décisions de justice qui ne sont pas conformes à ses vues. Aux yeux du public, l’autorité morale des magistrats est en raison directe de leur indépendance ; certains arrêts l’ont rendue suspecte, et plus que jamais les sceptiques divisent la magistrature en trois classes : la magistrature debout, la magistrature assise, la magistrature couchée. Aux utopistes qui réclament son élection et la suppression de l’inamovibilité, on peut répondre que ce serait le moyen d’obtenir une magistrature à genoux, et de renverser toutes les garanties des citoyens ; d’ailleurs, nos magistrats ont fait beaucoup d’excellente besogne. Souvent aussi la législation présente des lacunes ; il y a tantôt quatre ans, le tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Rhône condamne de gros fraudeurs à plusieurs centaines de mille francs d’amende pour usage d’acquits fictifs ; mais la Cour de Lyon les acquitte, se fondant sur ce que le délai de prescription était expiré, délai beaucoup trop bref et qui permet aux coupables de passer à travers les mailles de la loi. On découvrit une vieille ordonnance de Louis XVIII, du 21 juin 1816 ; le législateur de 1899 montra beaucoup de naïveté en ne l’abrogeant pas formellement.

Cette question de la fraude, qui a déchaîné une sorte de révolution dans le Midi, et se soulève, hélas ! pour tous les produits, est trop grave pour qu’on n’insiste pas. Un des orateurs qui l’ont dénoncée avec le plus de modération, M. du Périer de Larsan a démontré justement qu’il fallait faire la lumière, toute la lumière, d’abord parce que cette lumière gêne les fraudeurs (les voleurs craignent les réverbères) et contrecarre leurs pratiques, puis, parce que les honnêtes gens, les viticulteurs, les consommateurs ont besoin d’une protection efficace, et qu’il ne faut pas non plus donner trop raison aux médecins lorsque, frappés des progrès de la falsification, ils empêchent des milliers de gens riches de boire du vin, si bien que, dans les dîners d’apparat, les eaux minérales remplacent les grands crus pour la moitié des convives. En se taisant, en laissant faire, sous prétexte de ne pas discréditer nos produits vis-à-vis de l’étranger, on risquerait au contraire de compromettre leur prestige par la sophistication.

La régie dresse procès-verbal à un haut baron de la fraude pris en flagrant délit de mouillage, 33 pour 100 d’eau, un déluge, comme disait un député. Le tribunal de Béziers est saisi, des mois s’écoulent, la régie étonnée va au greffe, où elle apprend que la cause est depuis longtemps jugée, le coupable acquitté, et elle, la régie, condamnée aux frais. L’avocat de la régie n’avait pas été prévenu, le jugement était inexistant pour la régie, elle eût dû l’attaquer, on laissa passer le délai d’appel. Il avait suffi au prévenu de dire devant le tribunal : « J’ai donné du vin à mes ouvriers, et, comme ils avaient soif, ils en ont bu cent hectolitres. » Le ministre a allégué qu’il y avait là un oubli, une omission regrettable : quant au substitut qui était de service en ce temps-là, la Chancellerie se contenta de le blâmer et de l’asseoir comme simple juge dans un tribunal ; il rétrogradait d’une classe, mais devenait inamovible. On trouva que la pénitence était bien douce.

D’ailleurs, la fraude existe un peu partout, et l’on a singulièrement perfectionné l’art de la piraterie et de la chimie vinaire : des gens qui se disent dans l’industrie, et qui en sont surtout chevaliers, louent de petits appartemens dans des communes de la Gironde produisant des crus renommés, se font imposer patente et licence, et expédient ensuite à la clientèle des vins inférieurs portant l’estampille de la localité. Dans les Charentes, avec le jeu des acquits fictifs, l’alcool d’industrie trouble profondément le marché de nos célèbres eaux-de-vie. A Paris, des négocians trop ingénieux dédoublent du vin d’Oran à douze ou treize degrés. Toujours à Paris, deux millions d’hectolitres de vins artificiels furent fabriqués en 1900, année de l’Exposition, et cette fabrication sur place fit perdre à la Ville et à l’Etat près de quarante millions gagnés par les fraudeurs. La loi de 1903 ayant en quelque sorte rendu le sucrage obligatoire, les entrées de vins dans Paris ne cessèrent pas de diminuer ; à la fin de 1904, cette décroissance atteignit 1 012 445 hectolitres, chiffre très inférieur à la réalité ; or, chaque hectolitre prive le Trésor d’un franc 50, droit de circulation, et les compagnies de chemins de fer du prix de transport. En dehors de Paris, le département de la Seine consomme 3 hectolitres 17 par habitant, dans Paris 2 hectolitres 13 par tête et par an. Etonnez-vous après cela si le laboratoire municipal a déclaré bons 117 échantillons seulement sur 617 en juin 1905. De même pour l’alcool. Sa consommation en banlieue s’élève à 6 litres 79 par tête et par an, à 3 litres 84 dans Paris ; la différence, soit 2 litres 95, correspond à une fabrication clandestine. Par la fraude sur les vins et eaux-de-vie, dans Paris seulement, l’Etat et la Ville perdent plus de 30 millions de francs tous les ans. Ce sont encore des vins cassés, avariés, revivifiés par une addition d’acide sulfurique ; des extraits composés reproduisant le bouquet des différens vins de France, des vins manquant de couleur et de tenue pour lesquels on offre des colorans qui ne sont que des dérivés du goudron de houille. Les choses en vinrent au point que le Syndicat central des fabricans de produits œnologiques, qui, paraît-il, représente quinze millions d’affaires, s’émut et protesta. A Paris, sous le nom de vin de ménage, des boissons factices font une concurrence déloyale à la vente du vin naturel ; des épiciers, des débitans, vendent 15 centimes le litre ce qui leur revient à un centime. « Tous les crus sont dans la Seine, » disait à son fils un fabricant avisé. L’Etat, depuis plusieurs années, accepte pour les malades de ses hôpitaux des vins (façon Banyuls), qui ne sont qu’une drogue composée de sucre, de mixture et d’un peu de mistelles d’Espagne.

Une perquisition chez un négociant du Gard amène, en 1904, la découverte de tout un matériel de fabrication, acide sulfurique, matière noire azotée, factures de sucre, fermens vinaires, phosphates d’ammoniaque et de potasse, de fluorure d’ammonium, qui est un poison assez nocif pour s’attaquer au verre de la bouteille, etc., le tout attestant un emploi qui date de plusieurs années.

En Maine-et-Loire, un propriétaire reçoit en 1904, par différentes gares des environs, 36 000 kilogrammes de sucres déclarés comme engrais : saisie de vin de sucre, procès, condamnation devant le tribunal de Saumur ; appel, mort du délinquant en 1906 : voilà l’affaire enterrée. Sa veuve reprend la fabrication, fait venir 45 000 kilogrammes de sucre, point de procès-verbal sous prétexte de consommation familiale ; les Contributions Indirectes l’autorisèrent à dénaturer ces 45 000 kilos pour faire des confitures.

Au temps de Béranger, sous la Restauration, on faisait, paraît-il, évaporer les lois dans le creuset des ordonnances, décrets et règlemens ; aujourd’hui on a ajouté d’autres moyens à celui-là, et qui ne sont pas moins efficaces. Mieux encore : des fraudeurs auraient été décorés ; et cependant ces gens-là détruisent le principe de notre production viticole. On dirait qu’ils ont pris cette cynique devise : « Si vous ne récoltez pas de vin, on en fera, et, tant que la pompe ne gèlera pas, le prix du vin n’augmentera pas ! »

Jadis les producteurs de l’Est, de l’Ouest et du Centre achetaient les vins du Midi pour remonter les leurs en degré alcoolique ; ils préfèrent aujourd’hui remonter leurs vins avec du sucre, et obtiennent ainsi des vins de double, de triple cuvée. Jadis le commerce faisait de grands approvisionnemens qui entraînaient souvent la hausse des cours ; aujourd’hui il se réserve, s’abstient, achète au jour le jour ; comme la foudre elle-même, la fraude, selon l’expression de M. Pujade, a ses chocs en retour. Le même député ajoute, plus joliment sans doute qu’exactement : « S’il existe un régiment de la fraude, le Midi, dans ce régiment, n’est qu’un simple soldat. Dans ce même régiment, le Roussillon, que je représente, n’est même pas un enfant de troupe. »

Hélas ! oui, la fraude a dans une certaine mesure discrédité nos grands vins vis-à-vis de l’étranger, et celui-ci exagère le mal déjà si grave, d’abord afin de favoriser la vente de ses boissons, puis afin de garder ses coudées franches pour les manipulations de ses propres fraudeurs. Les États-Unis, les usines des ports francs, de Hambourg notamment, produisent avec succès des quantités énormes de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux, que le public, éternel gogo, boit avec respect dans toute l’Allemagne, en Russie et ailleurs[13]. La concurrence du Champagne allemand, marque Mayence, Eltville, Coblentz, a surgi, d’autant plus inquiétante que beaucoup de ces vins sont fabriqués avec des raisins achetés dans les vignobles de la Marne : sur les marchés extérieurs, les envois de Schaumwein allemand sont passés de 1 500 000 bouteilles à plus de 13 millions. Un autre danger nous menace, l’invasion des bières, des Lagerbier allemandes, qui, en Angleterre, entravent la vente des vins de France : ceux-ci demeurent objets de luxe, et la consommation anglaise, au lieu de se développer, tend à décroître. En somme, nous ne pouvons compter sur la clientèle étrangère pour conjurer la crise, les autres pays augmentent partout leur production viticole, nous n’exportons que nos vins de haute noblesse, l’importation exotique l’emporte chez nous depuis vingt ans sous le rapport de la quantité : en 1903 nous exportions 1 726 000 hectolitres, nous en importions 6 335 000. Il est vrai qu’on nous envoie surtout des vins communs, qu’en 1900 par exemple les vins importés représentaient 177 millions de francs, et nos expéditions à l’étranger 290 millions. Ne comptons pas, pour relever notre exportation, sur notre alliée la Russie ; elle frappe nos vins d’un tarif presque prohibitif : 97 fr, 80 par 100 kilogrammes, et les fabriques d’Odessa font une fâcheuse concurrence à notre Champagne.

Il existe deux sortes de vins artificiels : ceux qu’on fabrique illégalement, ceux qu’on fabrique légalement, sous le couvert de la loi, avec l’autorisation de la régie, en vertu d’un article de la loi de 1903 qui permet aux vignerons de faire du vin artificiel, en employant 40 kilogrammes de sucre par membre de la famille ou domestique attaché à la personne, et par 30 hectolitres de vendange récoltée. Le contrôle de la régie étant de ce chef à peu près platonique, les fraudeurs ont eu les quatre pieds blancs, ils ont fait voyager le sucre sous le nom de phosphate, doublé et triplé leurs récoltes.

Il faut avoir le courage de confesser la vérité ; les grands fraudeurs, électeurs influens, occupant un personnel nombreux, ont obtenu le concours de leurs élus, et aussi le silence de maints journaux. Et puis on fait d’eux les boucs émissaires des péchés du peuple, d’un état social, et rarement on met en cause leurs complices. Or ceux-ci sont innombrables, et me rappellent la réponse d’un grand seigneur de l’ancien régime à la Reine qui lui reprochait d’avoir dit que toutes les femmes de la cour étaient… sauf trois. « El quelles sont ces trois dames vertueuses ? ajoutait la Reine. — D’abord, Votre Majesté, puis ma femme, et pour la troisième, je demande la permission de ne pas la nommer, parce que les autres me déchireraient. » En réalité, chacun fraude pour son compte, et se montre impitoyable pour la fraude des autres, de même que chacun est protectionniste pour soi, et libre-échangiste pour les produits qui ne le touchent pas. Mais il importe de préciser : frauder devant la loi n’est pas toujours frauder devant la morale, et, à mes yeux, celle-ci n’a pas à condamner le récoltant qui, sans livrer sa cave aux louches manipulations de certains acheteurs, pour sa consommation personnelle double, triple même sa production avec du sucre ajouté aux marcs ; la loi pourra le frapper, l’honneur est sauf. Quand je dis que chacun fraude, cela signifie un tiers des viticulteurs, la moitié des négocians, les quatre cinquièmes des détaillans. C’est le secret de Polichinelle pour les initiés, mais les intéressés se gardent bien de le divulguer aux naïfs consommateurs. Nous avons donc la grande fraude, la moyenne fraude et la petite fraude. Dans un remarquable article de l’Économiste (25 mai 1907) M. Paul Leroy-Beaulieu raconte la conversation d’un inspecteur général des Finances avec M. Pointu-Norez, préfet de l’Hérault, il y a dix-sept ou dix-huit ans : « Monsieur le Préfet, je suis chargé par M. le ministre des Finances de vous faire remarquer qu’il se perd 8 à 10 millions de francs de droits dans votre département, et qu’il faudrait prendre des mesures à cet effet. — Monsieur l’Inspecteur général, répliqua le préfet, je le sais parfaitement ; mais cette année-ci, nous ne pouvons rien faire ; nous sommes dans une année d’élections, et obligés de passer des traités avec les fraudeurs, sans quoi nous perdrions nos élections. » Et l’abus n’a fait que s’accentuer. Pour quel chiffre la moyenne et la petite fraude entrent-elles dans le calcul de l’inspecteur des Finances ? Je ne sais, mais assurément pour une grosse somme. Car non seulement les viticulteurs dépassent la quantité de sucre permise pour leurs vins artificiels, mais beaucoup ont conclu des arrangemens avec les grands fraudeurs qui, en payant la récolte authentique un peu plus cher, obtiennent la permission de travailler tout à leur aise dans les chais et caves du client pendant plusieurs mois, de telle sorte que le consommateur s’imagine acheter un vin loyal ou vin de raisin, et reçoit un vin frelaté, un vin de sucre fabriqué, mais qui porte l’estampille du cru, et part directement de l’endroit où se trouve le vignoble. J’ai rencontré bien des gens qui excusent cette complicité, et cependant elle constitue une fraude.

Ici, quoi qu’on ergote, pas de doute ; d’ailleurs on ne conteste que pour la forme. Mais là où les gens du Languedoc s’indignent, se révoltent, c’est quand les puristes ou les propriétaires du Bordelais dénoncent ce qu’ils appellent la fraude par substitution. On peut d’ailleurs se demander si les viticulteurs du Midi qui vendent leurs vins, sachant que ceux-ci vont servir à fabriquer les vins célèbres de la Gironde, commettent une faute, non certes devant la loi, mais devant la stricte morale. Un Girondin m’écrit à ce sujet : « Nous comptons, pour remettre toutes choses au point, sur la loi du 1er août 1905 ; car nous souffrons surtout des fraudes par substitution. Tous les remèdes efficaces pour le Midi le seront pour nous ; mais, comme il ne saurait y avoir surproduction de vins de qualité, toute notre ambition se borne à ce qu’on nous laisse jouir sans trouble de notre privilège de Bordelais. Grâce à nos associations locales, nous saurons faire appliquer la loi si jamais elle est promulguée (elle ne l’a pas été à cause d’un vice de procédure parlementaire), et la matière ne manquera pas. Le secret désir de tous les Méridionaux est de faille du bordeaux. Les gens de Saint-Jean-de-Baron (Aude), — le village qui le premier a répondu à l’appel du comité d’Argeliers, — disaient récemment à un rédacteur de la Revue de Viticulture : « En 1906, notre commune a récolté seulement 9 000 hectolitres de vin, à cause des gelées ; mais quels vins ! Ils ont du fruité, ils sont d’un rouge splendide ; avec quelques soutirages et un voyage à Bordeaux, ils constitueraient d’exquis Saint-Émilion. Eh bien, non ! Nous sommes contre les fraudes, comme le Midi, mais contre toutes les fraudes !... » D’ailleurs, la généralité des consommateurs, à Paris et dans le Nord de la France, ignore tout de la question viticole, et fait preuve d’un goût déplorable. Pourvu que le vin qui leur est servi soit parfaitement limpide, supporte convenablement l’eau, et vienne de Bordeaux en droite ligne, ils sont satisfaits. On étonne bien ces consommateurs placides, en leur apprenant que Bordeaux expédie quatre fois plus de vin que la Gironde n’en récolte, et qu’il y a par conséquent 75 pour 100 de chances que le vin qu’ils boivent ne soit pas du bordeaux, mais bien une mixture quelconque. « J’ai vécu plusieurs années dans la Gironde, j’ai connu de près ces grands négocians, ces grands courtiers, ces propriétaires qui forment à cette terre d’élection une sorte de collier précieux, une couronne de gloire et de probité rigide. De même que P.-J. Proudhon se vantait d’avoir trente-six quartiers de paysannerie, elles ont une réputation séculaire de droiture et de succès obtenu par le travail et le respect des traditions. Mais, en Gironde comme ailleurs, le commerce s’est gâté par l’invasion d’une foule d’individus sans crédit, sans principes sévères, et il est devenu incapable de rester le régulateur, le pondérateur du marché, d’atténuer le choc entre l’offre et la demande qui régit le monde viticole, lui aussi : on cultive l’art d’abuser du besoin que quelqu’un a de quelque chose, et cette déchéance partielle a contribué à l’avilissement des prix.

Y a-t-il surproduction ? Non ! clament tout d’une voix les Méridionaux, et il semble bien qu’ils n’aient point tort. M. Paul Leroy-Beaulieu apporte ici des chiffres probans. De 1871 à 1889, les quantités de vins taxées restent inférieures à 30 millions d’hectolitres. En 1896 il a été imposé au droit de circulation en France 33 293 631 hectolitres (chiffres officiels). En 1905 la consommation taxée s’élève à 43 630 960 hectolitres ; en 1906 à 47 136 781 hectolitres. Joignons-y 12 à 13 millions d’hectolitres de consommation en franchise chez les récoltans. La récolte ayant à peine dépassé S2 millions d’hectolitres en 1906, il faut en conclure : d’abord que la production des vins naturels ne dépasse pas la consommation, qu’au contraire elle demeure inférieure à celle-ci de 6 ou 7 millions, l’écart étant comblé par les vins faits en fraude, les vins de sucre et l’excédent de l’importation ; ensuite, que la consommation, si elle diminue dans la classe riche, ne cesse d’augmenter pour l’ensemble de la nation. Il y a une production engorgée, encombrée, mais la surproduction n’est qu’un épouvantail, un vain fantôme ; et les viticulteurs doivent se convaincre qu’il n’est d’autre grand marché de consommation des vins communs que la France elle-même.

Avant la récolte pléthorique de 1900, l’acheteur payait couramment un litre de vin 40 à 50 centimes ; là-dessus arrivent cette récolte, le dégrèvement des boissons. Conséquences : une perturbation extrême dans les transactions, les propriétaires ou pseudo-propriétaires affluant vers les centres de consommation pour écouler directement leurs vins, même à vil prix ; l’obsession du bon marché, la concurrence éperdue qu’elle suscite, le commerce débordé par la transformation qui s’opérait depuis vingt-cinq ans et par les nouveaux événemens, ses usages, ses traditions, ses besoins violemment modifiés. Brochant sur le tout, la loi sur le sucrage, la loi de 1903, aussi funeste au commerce qu’à la propriété, une dépréciation effrayante des vignobles, la vie plus dure aux ouvriers et aux producteurs. N’oublions pas cette cause de mévente : la population française devenue stationnaire. Tel immeuble acheté un million il y a dix ans se vend péniblement 150 000 francs ; un autre estimé 270 000 francs a été adjugé au Crédit Foncier pour 25 000 francs. Quelle terrible antithèse ! La misère du vigneron croît en même temps que la consommation du vin augmente. La fraude seule explique cette douloureuse énigme.

Voilà le mal ; il est grand, il est intense. Peut-on y porter remède, et quels seraient les remèdes possibles, topiques, efficaces ? Les habitans du Languedoc ont eu une conception originale. Puisque les gens de Paris, ministres, députés, sénateurs, restent sourds à nos doléances, se sont-ils dit, nous allons secouer leur torpeur, et nous ferons du tapage jusqu’à ce qu’ils nous entendent et nous viennent en aide. Et l’on sait comment ils sont allés jusqu’aux dernières limites de la légalité, plus loin même, les meetings monstres se succédant tous les dimanches pendant des mois, les meneurs se gardant bien de dire ce qu’ils voulaient, de peur que les menés ne se divisassent aussitôt sur la question des voies et moyens, et puis aussi parce qu’ils exigeaient tout ; le gouvernement chargé de tous les anathèmes et sommé en même temps de décréter la panacée universelle ; les manifestations colossales de 200, 300, 500, 600 000 personnes, le refus de l’impôt, la tolérance du ministère au début, les compagnies de chemins de fer accordant sur sa demande des billets à moitié prix, les préfectures, sous-préfectures et autres monumens publics pavoises, les propriétaires taxés d’office pour que les ouvriers pussent faire ces voyages, menacés d’être maltraités ou incendiés s’ils s’avisaient de payer le percepteur, les délibérations des conseils municipaux indemnisant les nouveaux croisés sur le budget, les démissions en masse des municipalités, MM. Marcellin Albert et Ferroul passés à l’état de demi-dieux de l’armée des gueux, la vie sociale et municipale presque entièrement interrompue dans une foule de communes, les mesures tardives du ministère, qui oublia trop longtemps la maxime : « Qui assemble le peuple l’émeut ; » les arrestations, une préfecture incendiée, le fantôme du séparatisme, cette quasi guerre civile dans la semaine fatidique du 14 au 23 juin 1907, les mouvemens révolutionnaires, les morts et les blessés trop nombreux, des mutineries dans plusieurs régimens apaisées non sans peine, la visite théâtrale de M. Marcellin Albert au président du Conseil, les grèves de candidats, les fédérations de viticulteurs, etc. Bien entendu, le Midi viticole a, le 21 juin 1908, commémoré l’anniversaire des Journées des 19 et 20 juin 1907.

En vérité, les fraudeurs coûtent cher à la France, presque aussi cher que les anarchistes. Les Chambres ont voté une loi qui renferme quelques bonnes dispositions, d’autres moins heureuses, et qui implique une sorte de mea culpa pour tant de bévues économiques du passé. Mais suffira-t-elle pour rendre à ceux qui souffrent l’espoir, la confiance et remplir un peu leur bourse ? Il est permis de douter.

M. Prosper Gervais, d’autres viticulteurs recommandent la distillation comme le premier, le principal remède ; la question de l’alcool, disent-ils, est le nœud de la crise viticole ; toute situation viticole embarrassée, comme il s’en produit toujours à la suite des années de production abondante et défectueuse, se termine par la chaudière. Les années 1858, 1864,1865, 1871, 1873, se liquidèrent par la chaudière ; de même l’année 1875 qui marqua l’apogée de la viticulture avec sa fameuse récolte de 83 800 000 hectolitres. Aujourd’hui, hélas ! les progrès de l’œnologie et de la science permettent de rendre potables même les mauvais vins. « La distillation fait disparaître les vins défectueux ou en excédent ; elle permet l’utilisation des sous-produits de la vendange, piquettes et marcs ; elle contribue puissamment à asseoir l’équilibre entre la production et la consommation ; elle est, suivant la forte expression de M. Audebert, la soupape de sûreté des années d’abondance, et la meilleure régulatrice du marché des vins. » La viticulture du Languedoc, en abandonnant le droit de distiller librement ses récoltes, a commis une faute capitale qui pèse sur elle plus lourdement encore que le sucrage admis en 1903, car le sucrage n’existait pas, sous la même forme, en 1900, 1901, et cela n’a pas empêché la crise d’éclater. Et puis la distillation, c’est le remède libéral, le remède qui vient de l’initiative individuelle, tandis qu’une élévation énorme du droit sur les sucres, c’est le remède qui vient de l’Etat, le remède étatiste, qui porterait un coup très grave à l’industrie betteravière : et derrière lui, comme derrière la déclaration de récolte, on voit apparaître, plus dangereux que jamais, le bloc enfariné du socialisme. Mais, pour favoriser la distillation, il faut que celle-ci soit rémunératrice, et elle ne peut l’être tant que les alcools d’industrie feront concurrence aux alcools de vin ; d’où nécessité de créer cet intérêt, d’établir la taxe différentielle. L’alcool d’industrie, observe M. Clémentel dans son rapport à la Chambre, a fait un intérim en l’absence de l’alcool de vin pendant la crise phylloxérique ; le titulaire est revenu, l’intérimaire doit lui céder la place... Une taxe différentielle est absolument nécessaire si l’on veut sauver la viticulture de la ruine... L’alcool d’industrie ne parvient à se glisser dans la consommation qu’à la faveur d’une véritable fraude ; il se déguise et prend précisément le nom, l’aspect, le parfum et le goût du concurrent qu’il dévalise... La taxe différentielle ne sera pas, comme on l’a dit, une douane intérieure, mais la taxation différente de deux produits différens par leur nature... »

Les viticulteurs du Midi réclamaient encore la suppression du sucrage, l’affichage mensuel des sorties des vins de la propriété, qui serait le meilleur moyen de lutter contre les acquits fictifs pris avec ou sans le consentement du propriétaire. X... vend à B... 500 hectolitres de vin soumis au droit de circulation de la régie ; B..., au lieu de déclarer 500 hectolitres, en déclare 700, ce qui lui permet de fabriquer 200 hectolitres avec tout autre chose que le produit de la fermentation des raisins frais : voilà l’acquit fictif, une déclaration ayant pour but de simuler un enlèvement non réalisé. La publicité serait pour les fraudeurs un aiguillon d’honnêteté. M. Audebert constate que, d’après les pièces de régie de 1901 à 1906, les sorties de vins, pour l’Aude, l’Hérault, les Pyrénées-Orientales, le Gard, ont dépassé de 28 millions d’hectolitres les chiffres des évaluations de récoltes. D’où viennent ces 28 millions ? Très probablement du sucrage et du mouillage.

Les opinions sont très divisées au sujet de la déclaration de récolte ; une majorité l’a consacrée à la Chambre et au Sénat (loi du 29 juillet 1907)[14], mais les hommes compétens se montrent résolument hostiles. Comment la régie pourrait-elle pratiquer cette inquisition chez nos 1 700 000 récoltans ? Il faudrait une armée d’employés. Elle fera forcément de l’arbitraire, vexera les uns, laissera tranquilles les autres, au gré des influences locales, soumettra les vignerons à une comptabilité compliquée, ruinera la consommation familiale et non taxée, favorisera la production clandestine au vignoble, fera authentiquer par la régie des vins artificiels, nous acheminera vers le monopole des vins, donnera au commerce un nouveau moyen d’établir ses mouvemens de hausse et de baisse, concentrera la surveillance de l’administration sur les propriétaires, et la détournera des gros fraudeurs. On a rappelé que ce même régime de l’inventaire a été abrogé en 1809 après un rapport décisif de M. de Montesquieu, que Bocher et Thiers le combattirent avec force en 1850, que ces formalités jetèrent le plus grand trouble dans les populations, que l’administration s’était tirée de là en ne faisant pas du tout la visite prescrite, de l’aveu même du directeur général des contributions indirectes. La déclaration de récolte sera un nouvel instrument de règne pour les préfets, et c’est ainsi, par un mouvement tournant, que les sophisticans, trafiquans et débitans essaient de se débarrasser de la surveillance, et de la rejeter sur les producteurs. Poubelle cite, à propos des illusions de nombreux viticulteurs sur la déclaration de récolte, cette belle parole de Condorcet : « Mandataire du peuple, je ferai ce que je croirai conforme à ses vrais intérêts. Il m’a envoyé non pour soutenir ses opinions, mais pour exposer les miennes. Ce n’est pas à mon zèle, mais à mes lumières qu’il s’est confié, et l’indépendance absolue de mes opinions est un de mes devoirs envers lui. »

Arracher graduellement les vignes qui ne paient pas, revenir à la qualité trop sacrifiée à la quantité, exécuter le canal d’irrigation dérivé du Rhône, donner aux syndicats agricoles, aux syndicats de défense viticole le droit de se substituer à la régie et aux magistrats du parquet, lorsque ceux-ci refusent d’agir, rien de plus raisonnable assurément. L’action syndicale, voilà le salut, avec des agens spéciaux commis par elle, assermentés et ayant qualité pour opérer des prélèvemens, pour parer à l’insuffisance des fonctionnaires chargés d’appliquer les mesures répressives : une loi toute récente (la loi Cazeneuve) a reconnu ce droit aux syndicats pour tous les produits, en même temps qu’elle confie au ministre, qui devra prendre pour base les usages locaux constans, la détermination des zones viticoles, Champagne, Bordeaux, Bourgogne, etc. Le Syndicat National a déjà obtenu un certain nombre de condamnations ; il organise partout la police viticole, sa direction est confiée à des hommes éminens, son action serait décisive, irrésistible, si es viticulteurs lui fournissaient le nerf de la guerre, une contribution de cinq centimes par hectolitre de vin vendu. MM. Félix Liouville, Roy-Chevrier, Leenhart-Pomier, ont présenté à ce sujet des rapports excellens. Puis des coopératives de crédit, même de vente, multipliées, reliées entre elles par les liens d’une Fédération : l’échec des premières ne doit pas décourager les viticulteurs ; on a trop oublié que l’esprit pratique manque aux assemblées délibérantes, et qu’il fallait avant tout organiser un bon service de courtiers, de représentans, comme cela se passe dans toutes les maisons de commerce. Le vin au soldat, les caves communes, ont aussi leurs partisans : il faut développer la mutualité et le crédit viticoles, et peut-être a-t-il des chances d’avenir, ce projet Bartissol qui voudrait réaliser l’union entre producteurs et consommateurs par le Trust des vins naturels du Midi, par une société au capital de 300 millions de francs, qui achèterait le vin des six départemens du Midi à un franc le degré pendant trente ans : celle-ci transformerait en alcool tout vin avarié ou ne pesant pas 8 degrés, donnerait à crédit aux producteurs engrais, soufre, sulfate de cuivre, leur ferait des avances, construirait des caves de réserve dans les principales stations de chemins de fer et les centres de consommation, vendrait le vin en bouteille 25, 35, 45 centimes le litre, selon qu’il aurait 8, 10 ou 12 degrés : chaque bouteille porterait sur le bouchon à la cire le degré et le prix.

Voilà, dans la foule des idées qu’on met en avant, ce qui semble pratique, raisonnable, du moins digne d’un examen attentif. Mais, même en admettant que le Parlement finisse par adopter les solutions les meilleures, on n’aura encore exécuté qu’une minime partie de la besogne ! Et d’abord, le consommateur, qui, après tout, forme la grande majorité, que fait-on pour lui ? Je vois bien ce qu’on lui ôte, je ne vois pas trop ce qu’on lui donne. En dépit de la crise, de la mévente, nous ne payons pas une barrique de Bordeaux ou de Bourgogne moins cher qu’autrefois ; et, si la falsification réalise des progrès gigantesques pour toutes choses, le prix de la vie, par un illogisme ironique, ne cesse de se développer d’une manière inquiétante : les bonnes ménagères s’en effraient et s’indignent à bon droit. Et puis, les philosophes, les économistes, les observateurs se demandent comment, par qui seront appliquées les nouvelles mesures ; plus d’un répète le mot de l’ancien : Vanæ leges sine moribus ; les lois sont vaines sans les mœurs. « Faire une loi, disait Diderot, c’est donner lieu à cinquante méchants de l’enfreindre, et à dix honnêtes gens de l’observer. » Il y aura des dispositions draconiennes contre les gros fraudeurs : à quoi bon, si la volonté toute-puissante d’un personnage influent les réduit à l’état de lettre morte ? Quis custodiet custodes ? Qui surveillera les gardiens ? Que fera un substitut, un employé de la régie, lorsqu’il se trouvera en face de l’homme qui dispose de son avancement, qui peut même le faire disgracier, révoquer ? Ce sont la plupart de braves gens ; mais, placés entre leur gagne-pain et leur conscience, on ne peut espérer qu’ils se comporteront comme des saints ou des héros. Beaucoup cependant résistent et risquent leur carrière, d’autres se disent qu’il y a des accommodemens avec le ciel parlementaire, laissent dormir la loi, trouvent dans les complications de la procédure des moyens de protéger les tristes cliens du potentat redouté. Individuellement, beaucoup de nos maîtres sont des hommes aimables, distingués, orateurs brillans, pleins de bonne volonté et de vues politiques ; mais ils voient rouge dès que leur réélection est en jeu. Ne faudra-t-il pas aussi, dans l’intérêt de la France et de la République, les protéger contre eux-mêmes, nous protéger contre eux ? Les moyens ne manqueraient pas. Ils ont montré de dangereux chemins, comment on entre dans le sanctuaire, « comment on lève le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais mieux que dans le silence. » Mais qui donc fera des lois punissant les mauvais fabricans de lois ?

Je voudrais cependant finir sur une parole d’espoir, de sérénité. Aussi bien a-t-on le droit d’espérer beaucoup en cette terre de France qui déjà fit germer des moissons de grands serviteurs dans tous les ordres, dans tous les partis. Ces événemens du Midi ne portent-ils pas en eux-mêmes une lumière aveuglante, presque foudroyante ? Comment les parlementaires n’entendraient-ils pas d’aussi formidables leçons de choses ? On peut croire que, pendant quelque temps au moins, les moins scrupuleux, dans leur propre intérêt, n’oseront pas braver la conscience publique réveillée par tant d’abus, par les protestations de la misère. Les syndicats agricoles sont entrés en scène, ces syndicats qui renferment l’élite de la France rurale, une foule de talens, de forces, de dévouemens ignorés, qui sauront, si on ne les entrave point, chasser les vendeurs du temple, nous refaire une morale économique, et peut-être une morale sans épithète, que l’esprit d’altruisme a pénétrés, qui aiment le peuple des campagnes pour lui-même, comprennent que tous les intérêts sont solidaires, n’estiment pas que le devoir soit seulement ce qu’on exige des autres, ont empêché le bon sens national de sombrer tout à fait, et, à la politique de haine, substituent la politique de réconciliation, de concorde.


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue des 1er décembre 1904, 15 juillet 1903, 1er mai et 1er octobre 1906.
  2. 66 070 273 hectolitres en 1907. Mais les évaluations des années antérieures étaient inférieures à la réalité : les Commissions locales les atténuaient, dans l’espérance de prévenir ainsi l’avilissement des cours.
  3. Un hectare de vigne en pleine production à Coursan était payé 20 000 francs ; cet hectare donnait 200 hectolitres, qui, vendus à 15 francs l’un, formaient un revenu brut de 3 000 francs. Il y avait mille francs de frais de culture, auxquels on doit ajouter la part provenant de l’exploitation générale, l’entretien et amortissement du matériel, des bêtes de trait, de la vaisselle vinaire, des bâtimens qui peuvent s’estimer à 300 francs ; plus l’amortissement des frais de premier établissement, défoncement, plantations, greffage, 300 francs également, qui représentent par an un dixième de 3 000 francs, valeur approximative de la reconstitution totale. Ceci fait une dépense générale de 1 600 francs par hectare ; il restait un bénéfice net de 1 400 francs. Si on avait payé l’hectare 20 000 francs, l’intérêt à 4 p. 100, soit 800 francs, laissait un gain définitif de 600 francs. (Pierre Genieys, la Crise viticole, p. 40.)
  4. Un distingué viticulteur de la Côte-d’Or, M. Gaston Liégeard, me fournit ces chiffres qui ont leur intérêt comparatif. Dépenses d’un hectare de vin ordinaire : culture 360 francs ; traitemens anticryptogamiques, 30 ; échalas, 45 ; frais de vendanges et vins, 200 ; engrais, 300 ; frais de cave, 60 (déduire les frais de culture et une partie de ceux de vendanges quand le petit propriétaire fait lui-même le travail sans recourir à la main-d’œuvre étrangère). Pour les vins fins, ajouter le prix des tonneaux neufs, environ 440 ; soit à peu près 1 500 francs de frais annuels. Le prix d’un hectare de vigne varie de 4 000 à 15 000 francs pour les vins ordinaires et moyens ; pour les grands crus, l’hectare atteint et parfois dépasse 60 000 francs. Les vins ordinaires sont tombés à 60 et même 40 francs la barrique de 228 litres ; les bons vins moyens, dans les années heureuses comme 1904, 1905, vont de 200 à 400 francs. Pour les grands crus, si l’année est excellente, 1 000 francs et plus la barrique ; si mauvaise, 150 à 200 francs. Production moyenne à l’hectare ; 25 pièces de vins ordinaires, bons vins 15 pièces.
  5. Le Minervois comprend 51 communes réparties sur les arrondissemens de Narbonne, Saint-Pons et Carcassonne.
  6. Voyez la Revue du 1er mai 1906.
  7. Augé-Laribé, les Coopératives paysannes et socialistes de Maraussan (Hérault), dans Musée social, Documens de mars 1907.
  8. Augé-Laribé, Le problème agraire du socialisme, la viticulture industrielle du Midi de la France, 1907. — Prosper Gervais, La situation présente et l’avenir de l’agriculture méridionale, 1906. — Pierre Genieys, La crise viticole méridionale. — Maurice Bouffet, La crise viticole. — Congrès internationaux d’agriculture, de 1889 à 1903, 12 volumes. — Paul Passama, Condition des ouvriers viticoles dans le Minervois, 1906. — Berget, La coopération dans la viticulture ; La viticulture nouvelle ; Les vins de France, 3 volumes. — Poubelle, Statistique de la fraude sur les vins et alcools dans Paris ; La crise viticole et les fraudes. — Paul Taquet, La distillerie dans le monde entier. — Martinet, Les ports francs et l’exportation des vins. — Docteur Cot, La situation viticole. — A. de Foville, Études économiques et statistiques sur la propriété foncière. — G. Barbut, La vigne et le vin dans l’Aude en 1902. — Ch. Germa, Traité des ventes sur souches. — A. de Saporta, La vigne et le vin dans le Midi de la France, 1894. — Raynal, La viticulture et les institutions agricoles du Roussillon. — A. Bousquet, Le régime économique du vin, le marché des vins. — J. Rivals, L’agriculture dans le département de l’Aude. — Rapports parlementaires de MM. Lauraine, Pams, Leygues, Clémentel, Klotz. — F. Couvert, L’industrie agricole. — E. Duclau.x, L’alcool et ses droits naturels. — Bulletins de la Société des Viticulteurs de France et d’Ampélographie. — Revue de Viticulture. — Chancrin, Viticulture moderne. — Henri Gervais, la Rémunération du travail dans la viticulture méridionale.
  9. Voici d’autres définitions à l’usage des personnes auxquelles l’argot et la langue viticoles ne sont pas familiers. La mistelle est un moût additionné d’alcool, ou un moût concentré par l’évaporation partielle de l’eau des raisins ; elle sert à fabriquer des vins artificiels, ou même des alcools ; depuis 1902, les mistelles étrangères, composées de moûts très alcooliques, paient le droit sur l’alcool et le droit sur le moût du raisin frais. — Les marcs, matières solides qui restent au fond de la cuve après le soutirage des vins de première cuvée, peuvent être distillés, servent aussi à obtenir des vins de sucre ou des piquettes produites par des lavages successifs. — La chaptalisation, c’est l’emploi du sucre en première cuvée pour suppléer à l’insuffisance de raisins trop acides. — Les vins de raisins secs se fabriquent avec des raisins de Sicile, de Grèce, de Turquie, d’Espagne et d’Asie Mineure, qu’on fait macérer dans de l’eau chaude. — Les coupages sont les mélanges de vins. — Les ventes de raisins sur souches ou sur pied se font avant la récolte, parfois plusieurs mois avant : tantôt c’est le vendeur, et tantôt l’acheteur qui opère les vendanges et la vinification ; tout dépend du contrat qui intervient. — Un hectolitre de vin de sucre, à dix degrés, se fabrique avec de l’eau, des vendanges déjà épuisées et 17 kilos de sucre. — La vinification, c’est l’ensemble des opérations compliquées, minutieuses, qui métamorphosent la vendange en vin bon à boire. — Le moût, c’est tout simplement le jus de raisin qui vient d’être exprimé après la cueillette.
  10. D’après la loi de 1907, qui modifie celle de 1903, celui qui voudra ajouter du sucre à la vendange doit le déclarer trois jours à l’avance ; la quantité de sucre ainsi employée ne peut excéder dix kilogrammes par trois hectolitres de vendange ; ce sucre est frappé d’une taxe complémentaire de quarante francs par cent kilos.
  11. Pierre Genieys, La crise viticole, p. 105 et suiv.
  12. Une statistique judiciaire nous fait connaître que, depuis la loi de 1905 sur les fraudes, 4 203 poursuites ont été engagées ; 3 640 ont abouti à des condamnations. Le ressort de Paris accuse, à lui seul, 1 740 procédures, celui de Montpellier, 637.
  13. Deux viticulteurs d’Avize, MM. Frank et Joseph de Cazanove, m’envoient sur les vins de Champagne un travail intéressant dont je résume quelques passages. La prospérité de la Champagne décline lentement, mais graduellement depuis quinze ans : la guerre du Transvaal, le conflit russo-japonais, la crise monétaire aux États-Unis, ne sont pas étrangers à cette situation. On champagnise de plus en plus les vins de Saumur, les Médoc mousseux, les vins des Basses-Pyrénées, de l’Hérault et du Gard. Plusieurs marchands de ces régions ont établi en Champagne même des ateliers de champagnisation qui font le plus grand tort aux négocians indigènes. Dans presque toutes les villes existent des débitans qui, derrière leurs comptoirs, gazéifient du vin pour le champagne-fraisette et le Champagne au verre. — En Autriche-Hongrie le nombre des Sekt-Keilereien augmente constamment depuis dix ans. A Hambourg, Brème (en dehors du port franc), Anvers et Bordeaux, on trouve du soi-disant Champagne d’exportation à 10 francs la caisse de douze bouteilles. — La valeur de l’hectare varie dans des proportions énormes, de 5 000 à 50 000 francs ; le prix de 5 000 francs est celui des vignes plantées en cépages américains et en plaine : elles donnent un produit très inférieur, et l’engouement qu’elles avaient d’abord provoqué diminue ou n’augmente pas. Le prix d’entretien d’un hectare de vigne s’élève jusqu’à 2 500 francs, chiffre énorme, qu’expliquent les maladies de la vigne et la culture champenoise, culture en foule, qui oblige à faire toutes les opérations à la main. La production de 1901 s’élève à 306 457 hectolitres pour les cinq arrondissemens de Châlons, Épernay, Reims, Sainte-Menehould et Vitry-le-François. Les syndicats locaux demandaient qu’on fît suivre les vins de Champagne par un acquit de couleur spéciale ; le gouvernement a refusé. Il faudrait du moins se montrer sévère pour le vin gazéifié vendu comme Champagne, et imposer autant de patentes à une maison qu’elle « de marques de Champagne.
  14. Cette loi prescrit de déclarer : 1° la superficie des vignes en production que le propriétaire possède ou exploite ; 2° la quantité totale du vin produit et celle des stocks antérieurs ; 3° le volume ou le poids des vendanges fraîches expédiées ou reçues ; 4° la quantité de moûts expédiée ou reçue.