Les Transformations de l’Agriculture/01

Les Transformations de l’Agriculture
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 645-674).
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LES
TRANSFORMATIONS DE L’AGRICULTURE

I
LA SITUATION DE LA PROPRIÉTÉ RURALE

Qui ne connaît la discussion de Jacques le Fataliste avec son maître sur les femmes, « l’un prétendant qu’elles étaient bonnes, l’autre méchantes : et ils avaient tous deux raison ; l’un sottes, l’autre pleines d’esprit : et ils avaient tous deux raison ; l’un fausses, l’autre vraies : et ils avaient tous deux raison ; l’un avares, l’autre libérales : et ils avaient tous deux raison ; l’un belles, l’autre laides : et ils avaient tous deux raison ; l’un bavardes, l’autre discrètes ; l’un farouches, l’autre dissimulées ; l’un ignorantes, l’autre éclairées ; l’un sages, l’autre libertines ; l’un folles, l’autre sensées ; l’un grandes, l’autre petites ; et ils avaient tous deux raison. » Quelque humoriste pourrait être tenté de démarquer la tirade, d’affirmer que libre-échangistes et protectionnistes ont également raison lorsqu’ils prétendent, les uns que l’agriculture nationale a besoin de liberté, les autres qu’elle ne peut vivre sans être défendue contre l’étranger ; les uns qu’elle se porte bien, les autres qu’elle est fort malade ; ceux-ci qu’il y a surproduction, ceux-là qu’il n’y a qu’abondance, etc. D’ailleurs, ni les champions, ni le talent, ni la conviction, ni les argumens ne manquent dans les deux camps ; la lutte se poursuit, ardente, semée d’alternatives, chaque parti remportant tour à tour des victoires ou supportant des défaites : mais personne ne s’estime définitivement vaincu, chacun garde ses positions, prêt à recommencer demain la bataille. Et c’est, si l’on veut,


Une ample tragédie à cent actes divers.


Tragédie ou comédie, elle ne finira point, pas plus que ne finira la France, car la vie, la contradiction, la diversité, sont la loi même du progrès ; il faut qu’il y ait des hérétiques à côté des croyans, et la comparaison du miroir brisé s’applique à l’agriculture ; on voit dans son fragment le miroir entier, et l’on croit que le voisin n’a rien.

Sans doute, la question du tout ne se pose pas encore pour l’agriculture : il n’y a pas, à vrai dire, une question agricole, il y a des questions agricoles, questions importantes, qui nous oppressent en quelque sorte et semblent se multiplier par les efforts mêmes qu’on tente pour les résoudre, par l’action de la presse qui fait chaque matin le tour du monde, par le télégraphe, le chemin de fer, la vapeur, qui suppriment les distances et transforment l’univers en un immense marché où les intéressés s’approvisionnent, comme les ménagères trouvent aux Halles centrales tout ce dont elles ont besoin. Quand on va au cœur des choses sans s’arrêter à leur écorce, quand on étudie le passé et le présent de la terre, non plus à travers les satiristes, les rhéteurs, prédicateurs, compilateurs de mémoires ou d’histoires partiales, mais à travers les documens d’archives, en compulsant et comparant chartriers, livres de raison, monographies, inventaires, les pièces en un mot qui n’ont pas été composées pour les besoins de la cause, en faisant table rase de ses préjugés, de ses rêves, et au besoin de ses intérêts, quand ensuite on lit les ouvrages de MM. Doniol, Levasseur, Baudrillart, de Foville, Albert Babeau, d’Avenel, D. Zolla, etc., on se pénètre de cette pensée que la méfiance des thèses d’école, des lieux communs aratoires et des paradoxes anarchistes est le commencement de la sagesse agricole ; qu’il convient de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire les chiffres des contens et des mécontens, de contrôler les uns par les autres, les uns et les autres par les leçons de Il convient aussi de se rappeler que les axiomes réputés infaillibles ont reçu cent démentis, que les grands principes économiques souffrent mainte exception qui ne confirme pas toujours la règle ; et il importe de traiter de tels problèmes, non en géomètre, non en utopiste qui préférerait le retour au chaos plutôt que de rompre d’une semelle, mais en hygiéniste, en médecin qui applique au patient un remède différent, selon la maladie, l’âge et le tempérament. N’oublions pas enfin qu’au moyen âge et sous l’ancienne monarchie, la crise agricole sévissait plus âprement qu’aujourd’hui, qu’alors l’agriculture a supporté de terribles fléaux : et c’est un des bienfaits de l’histoire de nous enseigner que ces plaies n’ont pas été mortelles, que les peuples ont la vie dure, que la prospérité et la misère restent des termes tout relatifs ; la misère d’une époque est parfois la prospérité de celle qui lui succède.

Lorsqu’on se tourne plus spécialement vers l’époque contemporaine, on constate que l’agriculture française n’est plus la grande muette dont il fallait jadis interpréter le silence, que le paysan n’est plus celui dont parle Michelet, qui n’a qu’une idée tous les mille ans : les idées circulent assez vite, trop vite même dans les villages ; les ruraux parlent, devisent, se remuent singulièrement depuis trente ans ; ils ont médité la sagesse de l’axiome : Beati possidentes. Ils agissent, ils ont, en dehors du Parlement, des représentans énergiques, autorisés, d’un dévouement à toute épreuve : la Société nationale d’Agriculture de France, la Société des Agriculteurs de France ; ils possèdent aussi d’excellens journaux, des cadres, une organisation sérieuse. Leurs doléances ont amené des résultats qui eussent été plus décisifs encore si les combattans n’avaient reconnu qu’un but, un chef, si d’autres préoccupations ne troublaient leur action, si chacun comprenait que la devise : Un pour tous, tous pour chacun, contient la formule du salut, du bonheur commun.

Oui, de grandes choses ont été accomplies ; mais l’esprit de l’homme est ainsi fait qu’il se montre plus prompt à la plainte qu’à l’action de grâces. Depuis quelque trente ans, je fréquente les comices agricoles, je vois de près ce monde rural qui met en application la fable de La Fontaine, La Mort et le Bûcheron. Les optimistes y sont plus rares que les pessimistes, et, sans parler de l’état d’âme, des griefs très réels qui inspirent cette symphonie de lamentations, il faut bien confesser qu’il y a là une bonne tactique vis-à-vis des pouvoirs publics, toujours disposés à s’en prendre à la terre, qui est toujours là, qui ne se mobilise pas, comme le capital, qu’on retrouve toujours où on l’avait laissée.

Et voici, en gros, ce que disent les mécontens.

Autrefois nos villages comptaient beaucoup de familles de huit, douze, quatorze enfans : aujourd’hui, elles sont assez rares, et les comices agricoles accordent des primes aux pères de sept, huit enfans ; notre cultivateur devient malthusien, ne regarde plus l’enfant comme un élément de prospérité. Ce qui fait l’étourneau maigre, c’est la grosse bande, répète-t-il faussement ; trois, quatre héritiers lui suffisent largement ; encore cherche-t-il à retirer de la culture les mieux doués, comme si elle n’était pas l’industrie mère qui réclame les plans, les travaux sagement conçus, savamment exécutés.

Il y a soixante ans, le fond de la nourriture dans ma province se composait de pain bis, avec les gaudes, le lard, les légumes ; de la viande douce aux Boudins et à la Fête. On s’habillait de droguet, on vendait tout son blé, et les souliers étaient un luxe ; un bon domestique de ferme se louait 150 francs ; aujourd’hui il coûte 300 francs au moins, et se montre bien autrement difficile sur la nourriture. Chacun a son parapluie ; les jeunes filles singent les toilettes des dames du château, font tirer leurs photographies ; les garçons ont tous de belles bottes, réclament quarante sous, trois francs, pour jouer aux quilles et boire au cabaret le dimanche. Si le père refuse, ou ne donne pas assez, ils font des loups. Faire un loup, c’est prendre en cachette, sur la provision de la famille, du blé, de l’avoine, qu’on vend à un voisin complaisant, ou qu’on apporte à l’épicier pour payer ses dettes : il y a des familles où chacun fait des loups, et celles-là vont au galop sur le chemin de la ruine.

Causez avec les anciens, ils vous diront tout cela, et les jeunes n’y contredisent point. On ne fait plus de sous, gémissent-ils ; la terre est devenue une belle-mère. Le vrai syndicat qu’il faudrait reconstituer, c’est celui du soleil et de la nature. Trop d’impôts ; les dégrèvemens font l’effet d’une goutte d’eau à un voyageur mourant de soif. Autrefois l’on disait :


Et monsieur le curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône.


Notre curé aujourd’hui, c’est le fisc, et ses saints, les impôts, sont innombrables ; la liste s’en allonge sans cesse ; on en supprime un, on en ajoute trois. Grâce à eux, toute l’année est carême pour le travailleur. Quand donc appliquera-t-on sérieusement la politique préconisée dans ce distique mieux pensé que rimé ?


Grevez d’impôts la ville et dégrevez les champs :
Ayez moins de bourgeois et plus de paysans.


L’agriculture souffre. Consultez le conservateur des hypothèques, les notaires, les huissiers : la dette ronge les campagnes, la moitié de nos cultivateurs s’engagent, les ventes par autorité de justice se multiplient, le loyer des fermages diminue. Beaucoup de propriétaires ruraux ont prêté l’oreille aux agens de ces compagnies industrielles qui promettaient monts et merveilles : capital et intérêts, tout a été englouti. La population des villes augmente, celle des campagnes décroît : on pourrait citer des milliers de villages où la population a baissé de moitié depuis 1850 ; il n’en est guère où elle ait suivi la marche contraire, sauf ceux où s’élèvent des industries. Le prix de la terre a en général fléchi de 30 à 60 pour 100, les bons fermiers sont rares, on ne veut plus louer que des champs voisins de la maison, d’où l’on entend la soupe bouillir, la poule chanter.

Le mal ne dépend pas de tel ou tel gouvernement ; il a ses racines plus avant, dans une disposition générale des esprits, dans cette ambition mal définie qui envahit les nouvelles générations. Du haut en bas de l’échelle sociale, nous devenons de grands inquiets, des déracinés ; nous commençons de ressembler à cette plante des steppes de la Russie qui s’enfonce à peine dans la terre et voyage avec la tempête.

Ainsi parlent les pessimistes, et ils n’ont pas tort. Naturellement leurs adversaires tiennent un autre langage. Malgré ses misères trop réelles, l’agriculture nationale a réalisé, disent-ils, réalise encore d’immenses progrès. Oui, le prix de la terre a fléchi depuis 1870, mais auparavant il avait été en hausse constante. Visitez les foires, les concours, les écuries des cultivateurs : vous y verrez un bétail plus nombreux et plus beau. Comment ne pas apprécier aussi les bienfaits des syndicats agricoles, des caisses d’assurances contre la mortalité du bétail, des engrais chimiques, des machines, des nouvelles industries rurales ? Est-ce là l’indice d’une décadence radicale ? La moisson un peu maigre d’aujourd’hui ne prépare-t-elle pas la riche moisson de demain ? N’obéit-on pas à la loi des réactions ? Pauvres myopes, nos yeux ne percent pas le voile derrière lequel fermente un avenir prospère : la synthèse nous échappe.

Autre motif de ne pas désespérer : notre paysan, le vrai paysan français aime encore la terre, malgré ses défaillances, ses trahisons passagères ; il l’aime comme on aime ces envoûteuses d’âmes, auxquelles on pardonne même leurs infidélités ; il l’aime de cet amour profond que Michelet a si bien décrit, qui ne va pas sans injures ni querelles, mais qui connaît toutes les ardeurs de la réconciliation. Voyez plutôt ce qui se passe aux ventes judiciaires : des champs qu’on faisait mine de mépriser, poussés par quatre, cinq amateurs à un chiffre inespéré. Le laboureur sait d’instinct que la terre reste pour lui la meilleure caisse d’épargne : des champs de néant dont on dit que le diable les a… pondus en courant, deviennent, Dieu sait par quels miracles de persévérance, des chenevières excellentes. Notre homme peinera, s’usera les doigts jusqu’à l’os, mais il réussira. Ne lui parlez pas de la journée de huit heures, des trois-huit ; il vous rirait au nez : une invention de fainéant. Dur pour lui-même et pour les autres, il s’accorde le strict nécessaire, poursuit éperdument son rêve de « gaigner. » Les optimistes pensent bien d’autres choses, et ils n’ont pas tort de les dire ; l’espérance a raison, et il a raison aussi ce proverbe espagnol : « Le pire n’est pas toujours certain. »

Je voudrais cependant quitter l’ensemble pour entrer un peu dans le détail, analyser quelques élémens du problème agricole, quelques-uns seulement, car c’est là un immense empire dont on ne peut parcourir qu’un petit nombre de provinces. Il ne faut pas seulement regarder en dedans, mais aussi au dehors ; après une trop courte excursion à travers la France agricole, il sera nécessaire de franchir la frontière, de voyager en Europe, en Amérique ? Nous y trouverons tout ensemble des motifs d’orgueil et de modestie, des raisons de lutter et d’avoir confiance.


I. — GRANDE, MOYENNE ET PETITE PROPRIÉTÉ

Entre les mœurs, les lois, les passions, les rêves, le génie particulier d’une nation, il existe un rapport continuel et réciproque de cause à effet, mais un rapport tel qu’ils s’engendrent et s’enchaînent en un ordre assez étrange ; dans la chaudière mystérieuse, je ne sais quel magicien tout-puissant mêle des élémens variés dont il tire des alliages imprévus. Tantôt le législateur prépare ou crée un état social ; d’ordinaire il ne fait que le traduire en formules précises et concrètes. « La terre est un cylindre, dit Henri Heine dans ses Reisebilder, les hommes sont de petites pointes répandues à la surface, en apparence sans dessein, mais le cylindre tourne, les petites pointes sont heurtées çà et là, et rendent une vibration sonore, les unes souvent, d’autres rarement ; cela produit une musique merveilleuse, compliquée, qui s’appelle l’histoire universelle. » Une législation démocratique n’enfante pas un état d’âme démocratique, si elle viole la conscience et les instincts supérieurs de la race ; une législation aristocratique n’empêche pas ceux-ci de se faire jour à travers les obstacles qu’ils rencontrent. L’imprévu, le hasard, un grand homme, la guerre, la paix, jouent aussi leur rôle.

Par exemple, la propriété est, bien plus qu’on ne croit, divisée déjà dans l’ancienne France ; des physiocrates comme Quesnay, de grands propriétaires se lamentent sur les abus du morcellement. En 1738, l’abbé de Saint-Pierre observe « que les journaliers ont presque tous un jardin ou quelque morceau de vigne ou de terre. » Arthur Young, hostile à la petite propriété et à la petite culture, remarque, à la veille de la Révolution : « Les petites propriétés des paysans se trouvent partout à un point que nous nous refuserions à croire en Angleterre… Dans le Quercy, le Languedoc, les Pyrénées, le Béarn, la Gascogne, une partie de la Guyenne, l’Alsace, les Flandres et la Lorraine, ce sont les petites propriétés qui l’emportent… Il y a dans toutes les provinces de France de petites terres exploitées par leurs propriétaires, ce que nous ne connaissons pas chez nous. Le nombre en est si grand que j’incline à croire qu’elles forment le tiers du royaume… » Ainsi donc, une immensité de propriétés paysannes en 1789, mais dont la superficie n’atteint pas celle de la grande et moyenne propriété : celle-ci appartient aux nobles et aux bourgeois.

La division de la propriété s’accentue par les lois révolutionnaires, par la suppression des privilèges, la vente des biens du clergé et des émigrés. Jusqu’en 1792, les biens, presque toujours aliénés en bloc, tombent aux mains de la bourgeoisie ; à partir d’avril 1792, on les divise, et les paysans prennent leur large part, l’argent sort des bas de laine et des cachettes comme par enchantement, ce qui prouve qu’on réalisait des économies, qu’il y avait quelque aisance dans le monde rural ; car comment, sans cela, aurait-il acheté et payé les biens nationaux ? Mais la rapacité des agens du fisc était, elle est encore passée en proverbe parmi les hommes de la terre ; que dis-je, elle est un dogme détesté, redouté : il faut donc ruser avec ce fisc, et l’on ne s’en faisait point faute[1].

La Révolution augmente ainsi le nombre de ses partisans dans les campagnes : plus ils se multiplieront, mieux ils la protégeront contre un retour offensif de l’ancien régime. « En prenant la terre, jusque-là aux mains d’un absentéiste, bénéficier, grand seigneur ou financier, pour la faire passer aux paysans cultivateurs, on opérait une révolution économique d’une singulière portée, dit M. Emile Chevallier. Cette classe des petits propriétaires, qui avait commencé à se constituer en France au cours du XVIIIe siècle, devenait plus forte et plus nombreuse ; la propriété rurale, jusqu’alors ecclésiastique, féodale ou financière, tendait à devenir paysanne. » Voici quelques exemples. A Thieux, district de Clermont, sur deux fermes provenant de l’abbaye de Saint-Lucien, l’une passe aux mains d’un bourgeois de Paris, l’autre est adjugée à 38 laboureurs et payée comptant. A Catenoy, où le duc de Bourbon possédait 1 100 mines (275 hectares), on vend à part la ferme de Luchy ; puis, 700 mines, divisées en 75 lots, sont acquises, pour la majeure partie, par les laboureurs. A Fouilleux, on vend à part le corps d’une ferme appartenant à M. de Franclieu, émigré ; mais 267 mines sont aliénées en 129 lots. La ferme de Mognéville, au duc de la Rochefoucauld-Liancourt, comprenant 71 arpens de terre, est divisée et vendue en 53 lots. Le Code civil, « cette machine à hacher le sol, » proclame à son tour et fait pénétrer dans les âmes les idées d’égalité ; la loi va jusqu’à imposer le partage des objets de la succession. D’après l’article 826 du Code civil, « chacun des cohéritiers peut demander sa part en nature des meubles et immeubles de la succession. » Il est vrai que, dans la formation des lots, l’article 832 recommande d’éviter le plus possible le morcellement des héritages et la division des propriétés ; mais « il convient de faire entrer dans chaque lot, s’il se peut, la même quantité de meubles, d’immeubles, de droits ou de créances de même nature et valeur. »

On évaluait le nombre des propriétaires à 4 millions en 1789 ; l’administration des Finances estime qu’il s’élève aujourd’hui à près de 8 millions et demi ; mais ces chiffres ne reposent pas sur des données certaines, et la statistique a ses romanciers comme la littérature, elle est une arme à deux tranchans, et trop souvent aussi l’art de faire dire aux chiffres ce qu’on veut qu’ils disent : ce qu’un homme d’Etat appelait « l’art de les grouper. » Du temps où j’étais sous-préfet, un vieux chef de division me fit là-dessus des révélations qui me rendirent un peu sceptique sur cette science, telle que l’entendent les bureaux des préfectures et des ministères, les commissions parlementaires et extraparlementaires.

J’ai lu jadis qu’un collègue de Thiers, et son partisan, lui dit tout doucement pendant un discours : « Mais, monsieur Thiers, vos chiffres sont inexacts. — Je le sais bien, monsieur, reprit l’orateur, mais la majorité est à moi, et, demain, on pourra rectifier mes dires, on ne reviendra pas sur le vote. » M. Paul Deschanel dans son brillant discours de 1897 sur le socialisme agraire, a rappelé ce trait curieux : pendant trente ans et plus, économistes, hommes politiques prirent comme base de leurs travaux et de leur argumentation une statistique des cotes foncières dressée en 1816 sur l’ordre du comte Corvetto, qui fourmillait d’erreurs : ainsi, dans beaucoup de départemens on avait compté deux fois les propriétés bâties.

Il y a une statistique absolue et relative, vraie et vraisemblable, demi-vraie et demi-fausse, philosophique et historique objective et subjective, une statistique du gigantesque et une statistique des infiniment petits : à cette dernière se rattache la probité méticuleuse d’un maire de village du premier Empire dont parle un préfet de la Restauration, le comte d’Estourmel[2]. L’administration centrale ayant voulu se rendre compte du nombre des œufs frais que les campagnards livraient au commerce, chaque maire fit son examen « qui ne fut point pour la plupart un examen de conscience ; » l’un d’eux cependant se piqua d’une exactitude si minutieuse que son total présentait une fraction. Le sous-préfet n’y contredit point, le préfet non plus, les états arrivent à Paris, mais lorsque, au ministère de l’Intérieur, on fait l’addition générale, l’émotion est grande ; on compte et on recompte ; pas d’erreur, il y a un demi-œuf de trop, et l’on finit par constater que le maire d’une commune limitrophe du Calvados et de la Manche a fait le coup, qu’il a porté à son effectif vingt-trois mille sept cent vingt-neuf œufs et demi. Aux questions de son préfet, le brave homme répondit à la bonne franquette : « J’ai compté tous les œufs, un s’est trouvé pondu sur ma limite, la poule avait la tête sur la Manche et la queue sur le Calvados ; je n’ai pas cru qu’il me fût permis de garder l’œuf entier ; et si mon voisin y avait mis la même délicatesse, nos deux fractions réunies auraient fait un compte rond[3]. »

Il en est tout autrement pour les cotes foncières ; sur ce terrain, on obtient sans peine des chiffres précis, formels, indiscutables, des chiffres qui ont leur éloquence : ils attestent la supériorité de notre état social en face de l’étranger. En 1826, le nombre des cotes foncières s’élevait à 10 296 693 ; en 1882, il atteignait 14 336 000, en 1900 il ne dépasse pas 13 608 189. D’après les instructions qu’ils ont reçues, les agens des contributions directes ont entrepris de réunir les cotes multiples concernant un propriétaire dans une même commune ; et c’est la principale cause de cette diminution, cause à laquelle il faut ajouter la dépopulation des campagnes et la réduction de la natalité.

Quel est le meilleur classement de la grande, de la moyenne et de la petite propriété ? Où commence, où s’arrête chaque catégorie ? Les uns classent les propriétés d’après leurs revenus, d’après le nombre des charrues employées, d’autres d’après les ressources qu’elles procurent à la famille. M. René Henry définit la petite propriété rurale, celle « qui soit directement, par ses produits, soit indirectement par le prix de leur vente, permet à la famille qui la cultive de vivre sans se faire aider par des étrangers. » J’accepterais la classification de M. de Foville, comme la meilleure ou la moins imparfaite :


Très petite propriété 0 à 2 hectares
Petite propriété 2 à 6 —
Moyenne propriété 6 à 50 —
Grande propriété 50 à 200 —
Très grande propriété 200 et plus.

Et, sans doute, les objections ne manquent pas non plus à ce système, puisque trente hectares de vignobles valent souvent plus que deux cents hectares de terres de labour, et moins que dix hectares dans les environs de Paris où triomphe la culture maraîchère et florale. Mais c’est là une moyenne assez raisonnable, et tout ici est affaire de comparaison et de contingence. Le classement des cotes foncières, en 1880, fournit les proportions suivantes :


Nombre des cotes Contenances imposables
Très petite propriété 74, 09 10, 53
Petite propriété 15, 47 15, 26
Moyenne propriété 9, 58 38, 94
Grande propriété 0, 74 19, 04
Très grande propriété 0, 12 16, 23
100 100

Ainsi la très petite et la petite propriété représentent environ 90 pour 100 des cotes, et un peu plus du quart du territoire ; la moyenne propriété, à peu près 10 pour 100 des cotes, prend plus du tiers ; la grande et la très grande propriété, 0, 86 pour 100 du nombre des cotes, comprennent le tiers du territoire, un peu plus même : 35, 27 p. 100.

Grâce à la Statistique décennale agricole de 1892, et à ces monographies rurales dont on ne saurait trop encourager la publication, nous possédons des chiffres plus récens : il en ressort que la petite propriété, même réduite à quelques ares, n’est pas toujours une poussière de propriété et, qu’à l’inverse, la grande propriété ne correspond pas forcément à de riches patrimoines immobiliers.

Les petites et les très petites propriétés sont représentées tout d’abord par l’emplacement des maisons : à la campagne, la plupart des maisons ont pour habitans leurs propriétaires ; sur cent maisons, la Savoie et la Haute-Savoie en ont 80 d’occupées par leurs propriétaires ; l’Ariège 81 pour 100 ; le Lot, 82, le Puy-de-Dôme, 83, les Hautes-Pyrénées, 84. Il s’est rencontré 2 270 communes où l’on n’a pu découvrir une seule propriété imposable qui fût louée. Dans une commune d’un canton de l’Oise, sur 110 chefs de ménage, 96 sont propriétaires de leur maison, 14 seulement en sont locataires : parmi ceux-ci, le curé, l’instituteur, et le seul grand cultivateur de la localité ; ce dernier se félicite vivement de cet état social, car il fait de ses ouvriers agricoles une population sédentaire et aisée, vivant chez elle, et possédant, outre sa maison, quelques lopins de terre. Notons encore que, dans beaucoup de départemens, un cultivateur est souvent propriétaire et fermier ; que, dans les pays de vignobles ou de culture maraîchère, quelques hectares représentent une fortune. A Dourlers (Nord) on rencontre des ouvriers agricoles, appartenant aux petites industries locales, qui possèdent une maison avec quelques ares de jardin ; ils sont 155 et ont ensemble 46 hectares 50 ares. Et ces jardinets dans la banlieue des villes, parfois ornés d’une masure, d’un chalet, d’une bicoque, a-t-on mesuré quelle somme de rêves, de jouissances, quelle valeur ils représentent pour leurs possesseurs ? Tout cela est-il un haillon de propriété, comme l’affirment les abstracteurs de quintessence socialiste ?

Quels sont maintenant ces grands biens qui forment 35 pour 100 de notre territoire ? Les communes, à elles seules, possèdent 4 621 450 hectares ; les biens communaux dans les Hautes-Alpes couvrent plus de la moitié du département : et, dans les grandes propriétés privées, que de landes incultes, de montagnes sans végétation ! On sait que la Crau et la Camargue constituent une partie de l’immense territoire de la commune d’Arles ; il y a là des propriétés de 4 000 hectares, mais les meilleurs terrains appartiennent aux petits propriétaires ; c’est là d’ailleurs un fait général. Et l’on ne saurait trop répéter que l’importance économique des petites cotes foncières se décuple, se multiplie à l’infini par ses bienfaits moraux : elles sont en quelque sorte la grande usine sociale qui produit les vertus de bon sens, d’équilibre moral, de courage et de légitime ambition, grâce auxquelles nous résistons à l’utopie, et suppléons à l’absence d’esprit politique ; ces vertus font penser au mot de Montaigne : « Les mœurs et les propos des paysans, je les trouve communément plus ordonnés selon les prescriptions de la vraie philosophie, que ne sont ceux des philosophes. »


II. — AVANTAGES RESPECTIFS DE LA GRANDE ET DE LA PETITE CULTURE

Le problème de la grande et de la petite propriété, celui de la grande et de la petite culture, constituent deux problèmes bien distincts : on voit de grandes propriétés se diviser en plusieurs exploitations, et, à l’inverse, les terres de plusieurs propriétaires confondues entre les mains d’un seul cultivateur. Il est d’usage d’appeler grande culture celle qui dépasse quarante hectares ; moyenne culture, celle qui comprend moins de quarante hectares et plus de dix ; petite culture, celle dont l’étendue reste inférieure à dix hectares ; une nouvelle subdivision s’applique à la culture qui ne dépasse pas un hectare. Si la superficie des cultures s’agrandit en même temps que s’amoindrit leur nombre, en revanche, les deux tiers de la superficie non cultivée de France appartiennent à la grande propriété. Laquelle vaut mieux ? Les agronomes ne sont pas d’accord ; chaque mode a ses partisans et ses adversaires. En 1755, le marquis de Mirabeau, dans l’Ami des hommes, préconise avec force les petits domaines, et Stuart Mill a renouvelé la thèse en se l’appropriant : au contraire, Arthur Young proclame la supériorité des vastes exploitations, qui, selon lui, ont fait la force de l’Angleterre. Que dirait-il aujourd’hui ?

Diminution des frais généraux, esprit d’initiative et de progrès, puissance du capital, tels sont les avantages évidens de la grande culture ; ses protagonistes observent que la petite culture, elle aussi, a une main-d’œuvre à payer, puisque son maître est son propre domestique, et doit, en fin de compte, déduire de ses recettes la représentation de son propre travail : s’il n’exploitait pas pour son propre compte, il recevrait trois, quatre, cinq cents francs comme ouvrier agricole, sans compter la nourriture. Oui, mais cette classe obtient d’elle-même des résultats prodigieux, améliore sa situation par les qualités d’ordre, de sobriété poussées à l’extrême, sait vivre de peu, se priver, travailler beaucoup. Le comte d’Haussonville, dans son beau livre sur la Misère, rapporte cet éloge d’un fils par son père : « Et avec cela, monsieur, si intéressé ! » Le mot a été pensé cent mille fois par les ruraux ; cité dans un salon, il fait sourire nos beaux-esprits : il a cependant son sens profond.

« La force nous manque, » répètent les petits cultivateurs ; en effet, le capital ou la force leur fait défaut, et c’est pourquoi ils ne peuvent pratiquer la culture intensive, augmenter leur bétail, modifier leurs assolemens. Souvent, il est vrai, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes ; leur amour pour la terre détruit les moyens de la bien cultiver, les oblige à s’en dessaisir. L’auteur d’une étude sur Saffré (Loire-Inférieure) le dit expressément : « En général, les cultivateurs ont assez d’argent pour bien exploiter leurs terres ; s’ils ne le font pas mieux, c’est que la coutume exerce chez eux une trop grande influence, ou qu’un amour immodéré de la terre les pousse, chaque année, à employer leurs économies à l’achat de quelques nouvelles parcelles… »

La moyenne, la petite culture, occupent des journaliers, des ouvriers, mais d’une façon assez irrégulière ; le grand cultivateur garde son personnel hiver comme été, s’ingénie à lui trouver du travail pendant la mauvaise saison, lui assure ainsi une stabilité à laquelle il tient beaucoup et avec raison.

Quant à la moyenne culture, il faut distinguer : le maître travaille-t-il de ses propres moins avec ses salariés, donnant ainsi à son labeur le maximum d’intensité ; ou se contente-t-il d’occuper les ouvriers ? Dans le premier cas, les frais de main-d’œuvre sont très atténués ; dans le second cas, il supporte les inconvéniens des deux autres cultures.

Y a-t-il une limitation raisonnable pour la parcelle de terre, et peut-on affirmer, avec un orateur de 1826, que le morcellement des propriétés s’arrêtera toujours au point au-delà duquel il deviendrait funeste ? Comment nier les inconvéniens de la dispersion des propriétés poussée à l’extrême ? Impossibilité de se servir des machines agricoles, difficulté pour créer des herbages et les enclore, perte de temps par l’obligation de se rendre d’une parcelle à une autre, nécessité d’adopter les mêmes cultures que les voisins, procès fréquens avec ceux-ci, — car beaucoup de cultivateurs ne se gênent guère pour retourner les raies de champs du voisin, et se font ce raisonnement : « Bah ! il en aura toujours assez ! Pas vu, pas pris ; et puis si nous allons devant le juge de paix, il me condamnera seulement à rendre, pas de dommages-intérêts : j’invoquerai la bonne foi, l’absence de bornes ; voilà comme on fait les bonnes maisons. » C’est un peu la pensée des peuples conquérans : Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est à moi. Et je me rappelle le sourire approbatif de deux ruraux, grands retourneurs de raies de champs, quand je leur rapportai cette leçon d’histoire diplomatique du comte d’Aranda à Ségur : « Regardez cette carte ; vous y voyez tous les États européens, grands et petits, leurs limites. Examinez bien : vous percevrez qu’aucun de ces pays ne nous présente une enceinte bien régulière, un carré complet, un parallélogramme régulier, un cercle parfait. On y remarque toujours quelques saillies, quelques renfoncemens, quelques brèches, quelques échancrures. Vous sentez bien à présent que toutes ces puissances veulent conserver leurs saillies, remplir leurs échancrures, s’arrondir enfin dans l’occasion. Eh bien, mon cher, une leçon suffit, car voilà toute la politique. » A la campagne, comme partout, les absens, les négligens et les timides ont tort. Je sais des champs non cultivés qui en trois ou quatre ans se trouvèrent réduits du quart, par les empiétemens sournois des voisins : une année vingt-cinq centimètres, l’année suivante un demi-mètre ; le champ diminuait sans cesse, comme la Peau de chagrin de Balzac, ou comme cette terre de Montrond dont il vendait un à un les morceaux sous prétexte de s’arrondir, ceux-ci formant des coins, des arêtes qui manquaient d’harmonie.

On cite l’exemple de la commune d’Argenteuil, près de Paris, dont le territoire, 1 500 hectares, ne comprend pas moins de 45 000 parcelles ; celui de la commune de Chaingy (Loiret), 48 000 parcelles pour un territoire de 2 179 hectares. Voilà l’abus : mais il faut distinguer entre la division des propriétés et le morcellement ; celui-ci d’ailleurs n’est pas toujours une entrave à la culture, lorsqu’il ne dépasse point certaines limites. N’offre-t-il pas à l’ouvrier agricole la facilité de devenir propriétaire ; ne permet-il pas d’avoir des parcelles propres à diverses cultures ; ne fait-il pas l’office d’une assurance contre les fléaux qui ne frappent qu’une partie du territoire ?

Jusqu’en 1860, le partage en nature, qui accroît la dispersion des propriétés, semble la règle ; aujourd’hui le bon sens, l’intérêt bien compris des héritiers, triomphent, et l’on divise plus rarement les parcelles de la succession. Et cette réaction coïncide avec une autre tendance, celle de s’arrondir ; les échanges, les achats de parcelles contiguës atténuent donc les effets du morcellement. Les mariages eux-mêmes ont pour résultat, et parfois pour but, de réunir deux patrimoines, de grouper les pièces de terre et de les agrandir : « Les démembremens se trouvent compensés par des remembremens incessans. » La loi du 3 octobre 1884, qui facilitait les échanges, n’a pas produit les résultats qu’on pouvait espérer : les cultivateurs hésitent, ils ont toujours peur de faire un de ces marchés avec le diable dans lesquels l’acheteur ne reçoit qu’un peu de cendres et de feuilles sèches ; ils veulent bien acheter, mais non aliéner, engraisser le patrimoine, non le faire maigrir.

Dans divers pays, les remaniemens territoriaux peuvent devenir obligatoires[4]. En France, on a jusqu’ici reculé devant la contrainte, et avec raison, car il ne faut encourager ni le despotisme, ni le socialisme d’Etat ; nous n’avons que trop le goût d’être réglementés, et l’Etat n’a que trop la manie de se mêler de tout, comme au temps de Louis XIV ou de Napoléon Ier. Il y a eu cependant quelques remembremens collectifs, mais votés, consentis librement par les propriétaires des communes ; tel celui de Tantonville (Meurthe-et-Moselle). Le travail commencé en 1887 fut terminé en 1889 ; il donna un boni de dix hectares, aboutit à la création de 37 nouveaux chemins ruraux, de 4 à 5 mètres de largeur et d’une longueur de 17 kilomètres. Grâce à ces chemins, le nombre des parcelles « désenclavées » est d’environ 1 500 ; la contenance moyenne qui, avant l’opération, était de 25 ares, a monté à 30 ares, et la dépense totale n’a pas dépassé 13884 francs, soit 17 fr. 42 centimes par hectare ; affranchis des entraves de l’assolement commun, les cultivateurs ont acquis toute liberté dans leur culture, et se sont familiarisés avec l’idée du groupement de leurs propriétés.

Est-ce la grande, la moyenne ou la petite propriété qui s’est le plus accrue au XIXe siècle ? Sur ce point le doute ne semble pas possible. Presque partout, sauf en Seine-et-Marne, la petite propriété entame, ronge, dévore la grande ; les marchés de terre, c’est-à-dire l’achat des terres sans les bâtimens, démontrent aussi la tendance au morcellement. La propriété à l’heure actuelle ne tend ni à s’émietter, ni à se reconstituer en grands domaines ; mais, depuis vingt-cinq ans, environ le nombre des cotes foncières diminue, et cette diminution semble porter sur la petite propriété. D’une part, le nombre des journaliers propriétaires décroît : ils étaient 1 134 490 en 1862, et en 1892 ils tombent au chiffre de 588 950. D’autre part, le nombre des propriétaires assez riches pour ne pas cultiver d’autres terres que les leurs augmente : 1 802 352 en 1862 ; 2 183 129 en 1892. Qu’est-ce à dire, sinon que la moyenne propriété gagne du terrain au détriment de la petite ? Citons ici quelques témoignages de l’enquête de 1900 : — Criquebœuf-la-Campagne (Eure). « Le nombre seul des petits propriétaires a sérieusement diminué (421 à 311), sans que la superficie possédée se soit amoindrie. Ce changement est évidemment dû à la diminution de la population par suite de l’émigration vers la ville, qui a surtout entraîné les individus peu aisés. » — Venès (Tarn). « En résumé, les changemens qui se sont produits dans la répartition des propriétés depuis soixante-dix ans ont abouti : 1° à une réduction des grandes propriétés, surtout en étendue ; 2° au maintien de la moyenne ; 3° à l’extension de la petite propriété et à l’accroissement du nombre des petits propriétaires, à l’exception des très petits. » — Sanzay, (Deux-Sèvres) : « L’affaiblissement dans la petite propriété provient, selon nous, de la difficulté pour elle de conserver un bien péniblement acquis ; quelques mauvaises récoltes successives, une grave maladie, l’entretien coûteux d’une grande famille, nécessitent la vente du petit patrimoine que se partagent et se disputent les propriétaires aisés de la moyenne et les riches de la grande. Il provient aussi de ce que les petits propriétaires, étant pour la plupart non résidons à Sanzay, ont tendance à se dessaisir d’un bien éloigné et de peu d’importance. » — Soulosse. (Vosges) : « A priori, nous nous étions figuré que le sol de la commune s’émiettait de plus en plus. Il n’en est rien. C’est la moyenne propriété qui a gagné au détriment de la petite. » — Birac (Gironde) : « De 1830 à 1899, la grande propriété (au-dessus de 30 hectares) a diminué comme nombre et comme superficie. La moyenne a augmenté un peu comme nombre et davantage comme superficie. La petite a diminué comme nombre et augmenté comme superficie. » — Mouzeil (Loire-Inférieure) : « Les grandes propriétés ont disparu, sauf une seule, qui a changé de propriétaire et s’est accrue. La disparition de ces grandes propriétés s’est faite surtout au profit de la moyenne. » — Freneuse (Seine-et-Oise) : « On estime qu’avec la diminution si alarmante de nos familles agricoles, dans un demi-siècle, une dizaine de cultivateurs au plus seront propriétaires du territoire de Freneuso. Ce sera le retour de la grande propriété. » — Saint-Eusèbe (Saône-et-Loire) : « La moyenne propriété s’est développée, et la petite a pris une certaine importance. » — Dourlers (Nord) : « De 1789 à 1868, la division du sol a profité à la petite culture, et plus encore à la moyenne. La division a aussi profité à la classe ouvrière… De 1868 à 1899, on constate que la moyenne propriété a augmenté au détriment de la petite. » — Saint-Aignan (Sarthe). « La grande et la petite propriété diminuent. La moyenne augmente. » etc. — Mais la moyenne est paysanne.

En réalité, il n’existe guère d’exemples de réunions de vignobles par des capitalistes ou par des sociétés anonymes ; et il existe de nombreux exemples de gros domaines dépecés par les vignerons. Quant à la betterave, on confond trop souvent la concentration de la propriété et la concentration de la culture, un propriétaire pouvant avoir plusieurs fermiers, un fermier pouvant avoir plusieurs propriétaires. M. du Maroussem, professeur à la Faculté de droit de Paris, compare ces grandes et ces petites fermes à l’aïeule bretonne et à sa petite-fille allant ensemble à la messe du dimanche : même coiffe, même corsage et mêmes jupes. Jusqu’en Sologne le développement de certains domaines de chasse semble un phénomène exceptionnel, et quant au département de Seine-et-Marne, un examen approfondi révèle que la diminution des cotes de la propriété non bâtie est due : 60 pour 100 aux réunions de cotes multiples : 15 pour 100 à l’émigration des petits propriétaires, 15 pour 100 à l’abaissement de la natalité ; 5 pour 100 à l’extension des cultures de moyenne étendue ; 5 pour 100 au développement de la grande propriété[5]. On voit par-là ce qu’il faut penser de certaines déclamations sur la résurrection de la féodalité terrienne, et « l’agonie de la propriété paysanne. »


III. — DÉPOPULATION DES CAMPAGNES

L’apologue des sept vaches grasses et des sept vaches maigres semble une prophétie pour l’agriculture française. « Pendant les quarante ou cinquante premières années du XIXe siècle, la production agricole avait peu augmenté. Sans facilités de communication, elle se bornait à pourvoir à la consommation locale, répondant à une vieille conception aux termes de laquelle une ferme devait se suffire à elle-même, assurer l’existence matérielle du cultivateur et de sa famille, en fournissant les divers objets nécessaires à leur subsistance[6]. »

Voici venir les chemins de fer, la substitution de la marine à vapeur à la marine à voiles : ils poussent la population rurale vers ces villes qu’un vieux paysan fanatique appelait un jour devant moi « les excrémens des campagnes ; » mais en même temps, ils créent des débouchés nouveaux aux produits de la terre, permettent de les écouler à des prix plus élevés. La main-d’œuvre ne s’est pas encore raréfiée, les impôts n’ont pas augmenté, la concurrence étrangère ne s’est point fait sentir sur nos marchés, les propriétaires louent mieux leurs fermes.

L’ère de prospérité dure vingt-cinq à trente ans ; les anciens parlent souvent de l’Empire sous lequel, disent-ils, on faisait de l’argent, et leurs âmes simplistes oublient la terrible rançon de cette prospérité très réelle. Une réaction éclate en 1879 après une mauvaise récolte ; les mêmes causes qui ont amené l’aisance, vont déterminer la gêne, malgré les efforts accomplis : et puis des fléaux ont précipité la crise, le phylloxéra a détruit bien des vignobles, et fait la solitude.

La population urbaine augmente, la population rurale diminue ; celle-ci ne varie guère jusqu’en 1846 : de 1846 à 1896, elle descend de 75, 6 pour 100 à 60, 9 pour 100 : au lieu des trois quarts de la population totale, elle ne représente plus que les trois cinquièmes. Jadis beaucoup de campagnards raisonnaient comme ce vigneron du Cher qui dit un jour à M. Duvergier de Hauranne : « Autrefois on avait huit ou dix enfans ; lorsqu’il naissait un enfant, on allait défricher un morceau de bruyère, et c’était son avenir. »

Les monographies locales confirment douloureusement les doléances des statisticiens et des moralistes pratiques[7]. À Blangy-Trouville (Somme), de 1883 à 1893, en dix ans, on relève 65 naissances et 90, décès. « Depuis quarante ans, observe l’instituteur de Fayl-Billot, les décès l’emportent sur les naissances, et la différence deviendra de plus en plus grande en raison de la réduction de la natalité. » À Mandres (Meuse), on en est venu au point de tourner en ridicule les pères et mères d’une nombreuse famille : les mauvais plaisans ont-ils entendu parler de cette théorie de Stuart Mill d’après laquelle celui qui met au monde plus d’enfans qu’il n’en peut élever doit être assimilé à l’ivrogne et au débauché ? « Tout nouveau-né, affirme un habitant de l’Indre, augmente les convives au repas de famille, accroît les charges des parens, et diminue l’aisance des frères. » À Freneuse (Seine-et-Oise), sur 42 familles de cultivateurs, dix-neuf n’ont qu’un seul enfant, et six n’en ont point du tout. À Arles, du 1er janvier 1811 au 31 décembre 1898, les décès dépassent les naissances de 1 732, soit une moyenne de vingt par an. Le comte de Saint-Quentin, excellent agronome, constate que dans le département du Calvados, de 1800 à 1890 le chiffre de la population a passé de 450 000 à 408 500. Bien rares apparaissent les villages, comme Novalaise (Savoie), où, sur 263 ménages de gens mariés, on en compte 107, au dernier recensement, qui avaient au moins cinq enfans vivans et présens ; avec les absens, la moyenne eût singulièrement augmenté. La Normandie, l’Anjou, les Pyrénées, le Bas-Languedoc, les plaines de la Garonne, les Charentes, une grande partie de la Champagne et de la Bourgogne, sont les plus stériles de nos provinces : dans la Bretagne, la Flandre et l’Artois, les Landes, le Roussillon, la région des Cévennes et une partie de la région alpestre, les naissances demeurent assez nombreuses encore, moins qu’autrefois. D’ailleurs la mortalité diminue, mais pas assez pour compenser la réduction de la natalité.

Parmi les causes de celle-ci figurent, au premier rang, les goûts de luxe, de sans-gêne et d’ambition démesurée. Je lis dans une monographie qui vient de la Haute-Marne : « On redoute le souci de l’éducation de plusieurs enfans ; on se bâtit des châteaux en Espagne, et on voudrait créer à ses enfans une situation qu’on n’a pu qu’entrevoir. » A Sainte-Bazeille (Lot-et-Garonne), « chaque père, chaque mère de famille ne rêvent plus pour leurs enfans que la fortune qui peut donner le bien-être, et, pour arriver à ce résultat, on n’a plus qu’un enfant. Cet enfant se mariera avec une fille unique, le fruit des mêmes calculs, et ces deux êtres réuniront en leurs mains les économies faites par deux familles pendant trente et quarante ans ; ils auront un enfant, qu’ils marieront à leur tour dans les mêmes conditions. Ce qui était 25 000 francs chez le grand-père, sera 100 000 francs chez le petit-fils, et, au bout de soixante ans, six personnes ne laisseront qu’un seul représentant, mais qui sera riche. » A moins toutefois qu’un coup de foudre du destin ne rejette dans le néant ces savantes combinaisons.

N’oublions pas une cause toute locale de réduction de la natalité dans la région pyrénéenne : beaucoup de jeunes gens vont chercher fortune en Amérique, et cette migration condamne au célibat un certain nombre de jeunes filles.

L’exode rural vers les villes a commencé vers 1850, et les chemins de fer ont beaucoup contribué à créer l’état d’âme d’où sortit ce mouvement si fâcheux ; ils le facilitent, ils rapprochent du village la ville, la capitale qui apparaît au jeune rural comme un paradis matériel où il gagnera de gros gages avec peu de travail, où il assistera gratis à des fêtes splendides, où il ira au spectacle, et où l’on trouve le véritable bâton de maréchal de France, la fortune. Et puis, les chemins de fer enlèvent directement des milliers de bras à l’agriculture, en admettant beaucoup de jeunes gens dans leur personnel.

Le service militaire universel agit plus gravement dans ce sens. Causez avec les députés et les sénateurs de tous les partis : ils vous diront que les soldats qui ont tiré leurs trois ans, constituent un appoint fort encombrant de leur clientèle solliciteuse ; ils ont habité la ville, entrevue dans un mirage, ils veulent y revenir ; les sous-officiers surtout se montrent réfractaires au retour à la vie rurale. « Aujourd’hui, me disait un député, on compte cent, deux cents demandes pour la moindre situation. » Un salaire fixe, un bout de ruban, une retraite, deviennent, hélas ! l’idéal des trois quarts des Français. Mais nos législateurs n’ont-ils pas une part de responsabilité, lorsqu’ils promettent dans leurs circulaires monts et merveilles : la lune, les étoiles et le soleil aux électeurs ? Sans parler de certains romanciers, empoisonneurs patentés des âmes, et d’un très grand poète qui a déclaré que le travail des campagnes était humain, le travail des villes, divin.

Le chômage des mois d’hiver, à son tour, éloigne du village les journaliers ruraux ; certaines machines, comme la machine à battre, ont amené le chômage ; d’autres, au contraire, se généralisent par suite de la pénurie d’ouvriers moissonneurs, telles la faneuse, la moissonneuse, la moissonneuse-lieuse. Une troisième catégorie n’a pas d’influence sur l’émigration, ne supprime pas l’ouvrier ; elle comprend les charrues perfectionnées, les semoirs, etc. Les cultivateurs propriétaires n’ont pas assez fait pour enrayer le mal dont ils souffrent aujourd’hui : sauf pendant les grands travaux, l’ouvrier agricole doit couper du bois ou casser des pierres sur la route, s’il n’a quelques parcelles de terre pour l’aider à vivre.

« L’emploi des batteuses, dit l’auteur d’une monographie, a fait diminuer sensiblement la main-d’œuvre nécessaire pour le battage. Les agriculteurs possesseurs de ces batteuses font le travail moyennant un prix de cinq francs par heure. Trois heures actuellement suffisent pour expédier la besogne que quinze batteurs accomplissaient en huit jours. Un autre écrit : « L’augmentation croissante du nombre des machines a eu pour conséquence la diminution de la main-d’œuvre, et la diminution de la main-d’œuvre a été une des causes de l’émigration vers les villes. Voici le nombre des ouvriers de notre commune (Soing, Haute-Saône), et le nombre des journées faites par eux dans l’année :

1852Nombre de journée »

1852 Nombre de journées par an
Nombre d’ouvriers
Hommes 21 160
Femmes 28 150


1899 Nombre de journées par an
Nombre d’ouvriers
Hommes 4 50
Femmes 5 75

« Il ressort de ces chiffres qu’en 1852, 49 ouvriers étaient occupés une grande partie de l’année ; aujourd’hui il y a peu d’ouvriers, et ils ne sont occupés que pendant les grands travaux, foins, moisson, arrachage des pommes de terre, époques pendant lesquelles tous les cultivateurs voudraient les avoir à la fois. »

Jadis, il y avait beaucoup de petits métiers, d’occupations domestiques dans les campagnes ; le menuisier sciait lui-même ses planches, le maréchal fabriquait ses clous et ses fers ; les hommes filaient la laine, les femmes la tricotaient, on teillait le lin. Des usines de tissage se sont établies, qui drainent la population rurale, soumise aujourd’hui aux règles et à la discipline de la vie industrielle. La création des prairies et herbages diminue le besoin de main-d’œuvre, raréfie celle-ci ; « le bétail chasse l’homme, » disait M. Estancelin. Il me semble difficile d’admettre que la petite propriété ait par elle-même « une influence dépeuplante, » comme l’a prétendu M. Souchon : les causes que je viens d’énumérer ne suffisent-elles pas à expliquer ce triste phénomène ?

Où vont les émigrans ? Vers la chimère le plus souvent, parfois au succès. Ils se dirigent vers Paris, vers les grandes villes, s’adonnent à de petits commerces, se placent comme domestiques, garçons de magasin, conducteurs d’omnibus : heureux aussi ceux qui obtiennent une place de gendarme, de garde forestier, de facteur ! les jeunes filles les poussent dans cette voie. Aux Riceys (Aube) et ailleurs, elles imposent aux jeunes gens qui les recherchent en mariage la condition de renoncer aux travaux des champs. La majorité échoue, plus d’un tourne mal, finit à l’hôpital, plus d’une tombe dans la débauche et fournit un appoint à la traite des blanches, d’autres reviennent au village, meurtris, déplumés comme le pigeon de la fable, et se remettent au travail. Un jeune homme de V… part pour la grand’ville, devient garçon de cercle, et, avec de l’entregent, ramasse 250 000 francs en prêtant aux membres joueurs : son exemple entraîne cinquante émules qui partent pour la croisade du bien-être, et rencontrent autant de déceptions que Tartarin de Tarascon lorsqu’il veut fonder une colonie. Hélas ! l’humanité obéit surtout à ses rêves ; les dures leçons de l’expérience servent bien rarement au voisin, elles ne servent pas toujours à celui qui a reçu les étrivières pour avoir enfreint les lois de la raison ; il se dit : « Oui, je n’ai pas réussi la première fois, mais maintenant je suis sûr de gagner à la loterie, j’ai une infaillible martingale. » Rien de plus commun que de se casser la tête contre un mur, et même que de construire soi-même le mur contre lequel on ira ensuite se casser la tête. On s’en prend à la conjuration des choses et des personnes, on refuse de faire son mea culpa, de dire : « Si tu me trompes une fois, c’est de ta faute ; si tu me trompes deux fois, c’est de la mienne. »

Il ne faut pas confondre la population rurale et la population agricole : il y a des communes qualifiées urbaines où se trouve une proportion assez élevée de cultivateurs ; à l’inverse, il existe beaucoup de chefs-lieux de canton, qui n’ont pas une population agglomérée de deux mille habitans, et qui cependant renferment force rentiers, fonctionnaires, ouvriers industriels. D’après le recensement de 1891, notre population agricole ne dépasse pas 17 435 888 individus, formant ainsi 45, 47 pour 100 de la population générale de la France ; d’ailleurs, elle a augmenté, dans le Nord et l’Aisne, grâce à l’émigration flamande, dans quelques départemens du Midi, grâce à la reconstitution des vignobles et à l’extension de la culture directe. En 1891, le nombre des chefs d’exploitation s’élève à 3 604 789, le nombre des auxiliaires et salariés ne dépasse pas 3 058 346 ; auparavant, c’était le contraire, les chefs d’exploitation ne représentaient que 44 pour 100 du nombre total des travailleurs agricoles ; de 1882 à 1892, on constate une diminution de 394 558 auxiliaires ou salariés.

La Belgique nous fournit aussi des fermiers. Sans posséder d’autre capital que la volonté et une grosse famille, ils prennent à bail un domaine important, réduisent au minimum leurs frais de main-d’œuvre, et parviennent à l’aisance.

Une immigration se produit dans nos campagnes à l’époque de certains travaux : fauchaison, moisson, binage, arrachage des betteraves. Tantôt ce sont des Français qui quittent leur domicile et vont travailler dans une autre contrée où les salaires sont plus rémunérateurs, la population moins dense, l’offre plus abondante ; tantôt ce sont des étrangers, Italiens, Espagnols, Belges, Suisses, attirés par les mêmes raisons. Demain, peut-être, faudra-t-il recourir aux Chinois ; plus d’un y songe déjà. Cette immigration, en général temporaire, prend quelquefois un caractère permanent ; les Bretons se fixent volontiers dans le pays : ubi bene, ibi patria. A Morteaux (Calvados), on en compte plus de 50 sur 657 habitans ; laborieux, économes, ils se marient souvent et ne quittent plus la contrée où ils ont fondé un foyer. Ceux qu’on appelle les Artésiens arrivent souvent par familles des départemens du Nord.

Plus intense encore s’accentue, depuis 1870, le mouvement d’immigration des Belges, dans la région comprise entre Lille et Orléans[8] : logés par le patron, payés à la tâche, ils se nourrissent à leurs frais ; l’usage est de leur donner de la boisson. On croit qu’il en vient35 à 40 000 par an ; ils reviennent en général dans les mêmes fermes, sont conduits par un chef qui travaille avec eux, correspond avec les patrons, recrute ses compagnons, discute les conditions, règle les comptes et reçoit une petite rémunération supplémentaire : grands travailleurs plutôt que bons travailleurs, ils professent un culte fâcheux pour l’alcool, ce qui ne les empêche pas d’emporter chaque année dans leur pays la moitié de leurs salaires. La France paie environ 24 millions aux immigrans belges. Les ouvriers italiens se forment par escouades de 6 à 10 travailleurs obéissant à un chef, dit caporal, qui prélève une rétribution ou caporalice de quinze francs par homme ; et ils remportent la majeure partie de leur gain.


IV. — LOYERS ET PRIX DE LA TERRE

Le prix de location détermine le prix de vente, et, suivant les époques, la terre se capitalise à un taux plus ou moins élevé : dans une période de prospérité agricole, le taux de capitalisation est de 2 et demi à 3 pour 100 ; dans une ère de crise prolongée, le taux se relève à 4 et même 5 pour 100. Le prix de la terre est tantôt 25 fois, tantôt 30 ou 35 fois supérieur au fermage. Ce phénomène, observe M. Emile Chevallier, n’est que l’application, dans le domaine foncier, d’une loi dont on vérifie chaque jour la justesse à propos des valeurs mobilières. Une bonne valeur, une valeur de tout repos, ne se capitalise-t-elle pas au taux de 3 pour 100 ; une valeur douteuse, un placement de fils de famille, ne se capitalise-t-elle pas au taux de 5, de 6 pour 100 et même davantage ?

Autre observation de majeure importance : la rente de la terre, si on l’examine depuis longtemps, s’est accrue, tandis que le revenu des capitaux mobiliers va sans cesse en décroissant. Léon Say, dans son discours du 24 mars 1885 au Sénat, raconta l’histoire d’un petit domaine de la Rochette près Dijon, dont le revenu, 50 livres en 1523, s’élève aujourd’hui à 2 000 francs. Si au lieu de donner de la terre à son homme d’armes, le comte de Bussy-Rabutin l’avait gratifié d’une rente de même importance sur l’Hôtel de Ville, ses héritiers en retireraient peut-être 50 centimes.

M. Lallier indique les variations du prix de fermage, converti en argent et ramené au taux actuel des valeurs, pour un domaine de 67 hectares appartenant aux hospices de Sens :


Années Prix de fermage
1510 1 620
1549 2 330
1565 2 820
1574 3 000
1576 Pas de preneur
1598 670
1610 560
1649 840
1740 930
1780 980
1793 Pas de preneur
1796 900
1812 1060
1839 1450
1856 3 275

Aujourd’hui le domaine est loué 4 000 francs, net d’impôts ; autrefois le fermier supportait ceux-ci ; ils se montent à 700 francs, et, la ferme ayant maintenant 99 hectares, les hospices de Sens touchent 33 fr. 30 par hectare, 25 francs de moins qu’en 1875.

M. Dubost a étudié les baux[9] de vingt-six domaines appartenant aux hospices de Bourg. Le revenu a quintuplé de 1750 à 1866 :


Années Rente par hectare
1750 14
1774 18
1790 30
1796 45
1810 à 1825 30
1840 45
1856 50
1866 66

La hausse a continué jusqu’en 1876, s’est arrêtée, en 1880, celle qu’on observe de 1790 à 1796 se rattache aux réformes fiscales et à la suppression de la dîme.

Il faut insister sur cette vérité consolante, que, depuis 1800 jusqu’en 1879, la rente de la terre est en hausse progressive : accroissement dans les rendemens, introduction de nouvelles cultures comme la betterave, augmentation de la consommation, de la population et du bien-être, amélioration des moyens de transport, grands travaux publics, voilà les causes évidentes de ce progrès.

En 1790, Lavoisier estime le revenu foncier de la France à 1 200 millions ; les statistiques officielles le portent à 1 500 millions en 1815, à 1 824 millions en 1851, à 2 45 millions en 1879, c’est une hausse de 41,80 pour 100. Consultons un peu les monographies. A Saint-Genest (Vosges), l’hectare de terre se loue 25 francs en 1789, 56 francs en 1852, 63 francs en 1858, 55 francs en 1867, 49 francs en 1876. A Jouy-le-Châtel (Seine-et-Marne), 32 fr. 70 en 1807, 48 fr. 70 en 1838, 82 fr. 90 en 1860, 84 francs en 1885. A Sartilly (Manche), 40 francs en 1789, et 100 francs en 1875.

Survient la désastreuse récolte de 1879, suivie d’années moyennes ou médiocres : les Etats-Unis nous envoient leurs blés, les prix s’avilissent, beaucoup de cultivateurs se ruinent, liquident, jettent le manche après la cognée ; mais les autres, en majorité, redoublent d’efforts, combattent le bon combat, augmentent les rendemens, si bien que l’agriculture française a fait plus de progrès en vingt-cinq ans qu’elle n’en avait accompli dans les quatre-vingts années précédentes. Ses défenseurs réclament un droit de 3 francs, on les appelle les chevaliers du pain cher ; ils répondent que leurs adversaires sont les chevaliers de la misère agricole et font la solitude dans les campagnes. Que de candidats battus sur cette question du droit de trois francs ! Aujourd’hui le blé étranger est frappé d’un droit de 7 francs par quintal qui n’a pas encore empêché l’avilissement des prix ; ceux-ci demeurent très faibles, plutôt par l’accroissement de la production indigène que par la concurrence étrangère.

Diminution des profits pour les cultivateurs, diminution des fermages. La crise agricole, écrivait M. Risler, est surtout une crise des fermages. La baisse ne cesse plus de s’accentuer. A Éton (Meuse), voici les variations constatées dans le taux des fermages de 1800 à 1899 : 60, 80, 90, 50, 35 francs. Blangy-Trouville (Somme), 50 francs en 1848, 80 francs en 1860, 50 francs en 1900. A Voillecomte (Haute-Marne), 45 francs l’hectare en 1860, 40 francs en 1892, 30 francs en 1899. A Soing, (Haute-Saône), une ferme de 157 hectares est louée 7 850 francs en 1848, 6 000 francs en 1889, 3 200 francs en 1899. Les prés paraissent moins atteints que les terres labourables, et parmi celles-ci les terres de première qualité résistent mieux que celles de deuxième et de troisième ; ces dernières s’écroulent littéralement et parfois ne trouvent plus acquéreur même à des prix dérisoires.

Il convient d’observer que, vers 1860, les fermages avaient crû dans une proportion exagérée, que les améliorations agricoles diminuant le rôle de la nature au profit du capital réduisent le loyer de l’agent naturel. Comme le dit M. Levasseur, « le fermier paie, en bonne justice, l’usage de l’instrument pour ce qu’il rapporte. » Certaines contrées privilégiées n’ont pas souffert de la crise : la banlieue immédiate de Paris, Torreilles dans les Pyrénées-Orientales, où la qualité du terrain se prête à des cultures de luxe ; Fayl-Billot (Haute-Marne) où l’industrie de la vannerie maintient la valeur des terres qui peuvent être converties en oseraies ; Mouzeil (Loire-Inférieure) où les fermiers se font une concurrence acharnée. En Savoie, les prix ne fléchissent pas ; de même dans la Vendée, les Deux-Sèvres, les Landes, où le métayage, une population plus sédentaire, expliquent ces heureuses exceptions.

Le prix d’achat de la terre s’est élevé et abaissé avec celui du fermage. De 1851 à 1879, le capital foncier passe de 61 189 030 452 francs à 91 583 966 075 francs. D’après l’enquête de 1892, les terres labourables ont diminué en dix ans de 17, 89 pour 100 ; les prés et herbages de 16, 22 pour 100 ; les bois taillis de 13, 70 pour 100, les bois futaies de 10, 6 pour 100, et les vignes de 11,59 pour 100. Voici un pré de 2 hectares 32 à Midrevaux (Vosges) : vendu 8 000 francs en 1829, 6 000 francs en 1833, 5 000 francs en 1837, 3 000 francs en 1899. A Saint-Genest, l’hectare de terre vaut 3 000 francs en 1852, et se loue 56 fr. 50 ; 3 500 francs en 1858, location 63 francs ; 1 410 francs en 1882, 35 francs de location ; 1250 francs aujourd’hui, le fermage tombant à 28 ou 30 francs. A Pusey (Haute-Saône) les bons champs se vendent encore, et on explique la moins-value par l’exagération même des prix anciens. À Saint-Poe (Basses-Pyrénées), de 1850 à 1880, le capital foncier a augmenté plus que le loyer, et de 1880 à 1899 il a aussi diminué plus que lui. En général, le prix de la terre fléchit davantage que la rente.

Dans un certain nombre de départemens voisins des grandes villes, le droit de chasse soutient, parfois même augmente la valeur d’achat et le loyer de la terre. On pourrait citer beaucoup de propriétés où la location du droit de chasse égale, et même dépasse le prix du fermage. Cette location spéciale qui représente, d’ordinaire, une somme équivalente au cinquième ou au sixième du fermage, se fait en général pour trois, six ou neuf ans comme les autres baux. Il y aurait grand intérêt pour les communes et les petits propriétaires à imiter les grands propriétaires, et l’on ne saurait trop célébrer cette commune de l’arrondissement de Rethel où conseil municipal et habitans ont loué pour neuf ans le droit de chasse dans le bois et la plaine au prix énorme de cinquante mille francs, payés d’avance ; ce qui a permis de reconstruire la maison d’école et l’église sans bourse délier. La chasse alimente une foule d’industries, et contribue à remplir les caisses de l’Etat et des communes ; puisqu’on prend environ 450 000 permis de chasse, chacun rapporte dix-huit francs soixante centimes à l’État, dix francs à la commune. Le Saint-Hubert Club de France, présidé par le comte Clary, d’autres sociétés de chasse essaient de lutter contre la diminution progressive du gibier, d’apprendre aux chasseurs imprévoyans à faire leur mea culpa, de leur enseigner leurs véritables intérêts. Ils répètent, avec preuves à l’appui, que nous devenons, de plus en plus, les tributaires de nos voisins, que les halles de Paris reçoivent chaque année pour environ vingt millions de francs de gibier et de poisson étrangers. Il faut convaincre le paysan propriétaire : quand il aura constaté les avantages obtenus par une protection rigoureuse de la chasse sur ses propres terres, et compris que celle-ci doit être pour lui une source de bénéfices, il deviendra plus ardent que les autres dans la lutte contre le braconnage.

Avant 1879, la valeur de la terre grandit surtout à cause de la sécurité que présentent les placemens fonciers ; les pères de famille vigilans, ceux qui voient croître l’herbe devant eux, ne veulent plus mettre tous leurs œufs dans le même panier, et, dans leur fortune, à côté des valeurs mobilières et des maisons, la propriété rurale a sa part. Les temps sont changés : la ferme devient l’élément aléatoire d’un patrimoine, beaucoup de fermiers raisonnent ainsi : « Bah ! mon bourgeois peut s’en passer, il attendra ! » Heureux encore quand le bailleur finit par être payé même en retard, quand il ne perd pas, avec ses fermages, l’argent prêté pour l’achat du bétail ! Et l’on quitte l’incertain pour ce qui semble certain, on se rue vers les valeurs mobilières qui donnent peu sans doute, mais plus que la terre, et qui paient exactement, le jour même de l’échéance. Prenons garde toutefois : car elles comportent de terribles dangers pour l’habitant de la ville, dangers plus graves encore pour l’habitant de la campagne ; les krachs, les faillites, les jeux de bourse les réduisent bien souvent à ce que les Espagnols appellent dédaigneusement : una papeleta, un chiffon de papier, quand ils parlent d’une constitution. L’océan de la Bourse est une mer semée d’écueils où les naïfs, les imprudens, les navigateurs expérimentés eux-mêmes viennent se briser. Et, pour les détenteurs de valeurs de premier ordre, le péril existe aussi, la tentation fascinatrice d’en appeler au destin, d’échanger ces papiers si légers contre d’autres papiers qui promettent plus de billets de banque, plus de superflu, ou plus de nécessaire : un ordre à l’agent de change, une dépêche, une illusion de hausse et de baisse, et, quelques semaines après, c’est la ruine, la catastrophe. Tandis que, malgré tous ses déboires, la terre porte conseil ; elle demeure, il s’en dégage une leçon de sérénité, de sagesse, de raison ; elle représente la tradition, la durée, le respect du passé, tout au moins le respect des ancêtres : ces bois, ces champs, ces prés, leur ont appartenu ; il faut continuer l’œuvre ; les quitter semble une profanation ; c’est se renier soi-même. La terre pèse au moral presque autant qu’au physique : elle adhère aux os, elle adhère à l’âme ; elle nous défend contre nous-mêmes.


VICTOR DU BLED.

  1. Je résume ici le remarquable rapport de M. Emile Chevallier pour l’Exposition universelle de 1900, et la belle étude de M. de Foville sur Le Morcellement. Voir encore C. Bloch, Étude sur l’histoire économique de la France, 1760-1789 ; — A. Souchon, la Propriété paysanne ; — Baudrillart, les Populations agricoles de la France ; — D. Zolla, la Crise agricole, Études d’Économie rurale ; — Flour de Saint-Genis, la Propriété rurale en France ; — Doniol, Histoire des classes rurales en France ; — Albert Babeau, la Vie rurale dans l’ancienne France ; le Village sous L’ancien régime ; — Convert, l’Industrie agricole, la Propriété ; — Imbart de la Tour, la Crise agricole en France et à l’étranger ; — Hippolyte Passy, les Systèmes de culture ; — Roscher, Économie politique rurale, traduction de Charles Vogel ; — René Henry, la Petite propriété rurale ; — Bulletin de la Société des agriculteurs de France ; — Journal de l’agriculture ; Journal d’agriculture pratique, etc. ; — Léonce de Lavergne, l’Agriculture et l’enquête ; l’Agriculture et la population ; — Congrès internationaux d’Agriculture de Paris, la Haye, Bruxelles, Budapest, Lausanne et Borne, 12 volumes, Lahure.
  2. D’Estourmel, Souvenirs de France et d’Italie, p. 285.
  3. On pourrait allonger indéfiniment la liste des faiseurs de statistique fantaisiste. Un préfet du second Empire, s’avisant de demander aux maires d’un canton comment ils s’y prenaient pour dresser leurs états : « Monsieur le Préfet, répondit le doyen d’âge, c’est bien simple ; chaque année, pour faire plaisir à l’administration supérieure, j’inscris vingt têtes de gros bétail, cinquante cochons, cent hectolitres de blé en plus que l’année précédente ; le reste à proportion ; mes collègues font comme moi. » Lorsque d’autres maires, moins stylés, venaient se plaindre au préfet de la difficulté qu’ils éprouvaient à remplir leurs états, ce magistrat leur conseillait en souriant d’imiter le maire de ***, et il leur dévoilait son procédé. — Autre anecdote non moins authentique. La scène se passe entre M. le secrétaire général du ministère de *** et un de ses subordonnés : « Monsieur le chef de bureau, nous sommes très ennuyés. Nous avons besoin de renseignemens précis sur telle question, pour un discours que va prononcer M. le Ministre à la Chambre, et votre collègue X… vient de m’apprendre qu’on ne trouve rien, absolument rien dans les cartons. Cependant il nous faut des chiffres : vous savez l’importance de ceux-ci dans une discussion parlementaire. — Monsieur le secrétaire général, si vous voulez m’accorder deux heures, je vais arranger cela. » Et le chef de bureau, un vieux routier, revient dans le délai fixé, avec une note où faits et chiffres concordaient le mieux du monde ; seulement, cet employé modèle avait tout imaginé. Il fut grandement félicité. — C’est parfois avec de tels matériaux qu’on persuade les assemblées et qu’on écrit l’histoire.
  4. Tisserand, Rapport sur l’enquête agricole en Alsace. — Bulletin du Ministère de l’Agriculture. — De Foville, le Morcellement, p. 165.
  5. Paul Deschanel, discours déjà cité, p. 270 et. s. — Rayer, Étude sur l’économie rurale du département de Seine-et-Marne.
  6. Emile Chevallier, Rapport cité, p. 10 et suivantes.
  7. Levasseur, La population française, t. II et III. — Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, t. IV, p. 572 et suivantes.
  8. G. Eylenbosch, Les ouvriers belges en France. — Comte Charles de Grunne, Les ouvriers agricoles belges en France ; Revue générale agronomique, mars 1899.
  9. Journal des Économistes, 15 juin et 15 juillet 1870.