Les Trachiniennes (trad. Masqueray)/Texte

Les Trachiniennes (trad. Masqueray)
Traduction par Paul Masqueray.
Sophocle, Texte établi par Paul MasquerayLes Belles LettresTome 2 (p. 16-64).
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LES TRACHINIENNES


A Trachis, en Thessalie, devant le palais de Céyx, où habite Héraclès.

Déjanire. — C’est un dicton depuis longtemps formulé chez les hommes[1], qu’on ne peut savoir de personne, avant sa mort, si la vie lui a été bonne ou mauvaise, mais moi, la mienne, même avant d’aller chez Hadès, je sais qu’elle n’est que malheur et accablement. Lorsque j’habitais encore à Pleuron dans la maison d’Œnée, mon père, j’eus à redouter douloureusement l’hymen, plus qu’aucune femme d’Étolie. Mon prétendant était un fleuve, l’Achélôos ; sous trois formes il me demandait à mon père : tantôt c’était un taureau véritable, tantôt un dragon sinueux aux changeants replis, tantôt il avait un corps viril avec une tête de bœuf et de son menton barbu jaillissaient des sources d’eau vive. Avec un tel prétendant, infortunée, sans cesse je souhaitais de mourir, avant d’avoir jamais approché de sa couche. Dans le temps qui suivit, à ma grande joie, vint l’illustre fils de Zeus et d’Alcmène. Il entra en lutte avec lui et me délivra. Comment eut lieu le combat, je ne saurais le dire, je l’ignore ; qu’il le raconte celui qui assista sans effroi à ce spectacle. Pour moi, j’étais assise toute transie d’angoisse ; j’appréhendais que ma beauté ne m’attirât quelque malheur. A la fin, Zeus, le dieu des luttes, donna aux choses une issue heureuse, si je puis la dire heureuse, car depuis que j’ai été unie avec Héraclès et qu’il m’a prise pour épouse, délivrée d’une crainte, toujours je nourris quelque autre crainte et me tourmente pour lui : la nuit m’apporte et la nuit m’enlève une inquiétude sans cesse renaissante. Sans doute, nous avons eu des enfants, mais il ne les voit jamais que comme le laboureur maître d’un champ éloigné, qui ne le visite qu’une fois au temps des semailles, qu’une fois au temps de la moisson. Telle est l’existence que mène mon époux au service d’un autre : il ne vient en sa demeure que pour la quitter. Aujourd’hui qu’il est sorti vainqueur de tous ces travaux, mes alarmes ne font que grandir. Depuis qu’il a tué Iphitos[2], chassés de notre pays, nous habitons en cette ville de Trachis, chez un hôte, et personne ne peut dire où est allé Héraclès. La seule chose que je sache, c’est que son éloignement me cause d’amères inquiétudes. Je suis presque sûre qu’il lui est arrivé quelque malheur, car voici déjà bien longtemps, dix mois ajoutés à cinq autres, qu’il est absent, sans envoyer aucun héraut. Quelque horrible chose est survenue : si inquiétantes sont ces tablettes laissées par lui et que je supplie souvent les dieux d’avoir reçues, sans qu’elles me soient fatales !

La Nourrice. — Déjanire, ma maîtresse, maintes fois je t’ai vue pleurer, te lamenter sur l’absence d’Héraclès. Aujourd’hui, s’il est permis à des esclaves de donner de sages conseils à des gens libres et s’il faut que je m’occupe de ce qui te concerne, comment as-tu de nombreux enfants et n’en envoies-tu aucun à la recherche de ton mari, surtout celui qu’il est naturel d’envoyer, Hyllos, s’il s’intéresse à son père, à son bonheur ? Tout près de nous le voici lui-même qui se dirige en courant vers le palais[3]. Si tu trouves donc quelque opportunité en mes paroles, tu peux le servir de lui comme je te le conseille.

Entre Hyllos.

Déjanire. — Mon fils, mon enfant, même de la bouche des gens sans naissance il tombe à propos de sages paroles. Cette femme-ci, toute esclave qu’elle est, vient de parler comme si elle était libre.

Hyllos. — Qu’a-t-elle dit ? Instruis-m’en, mère, si je puis en être instruit.

Déjanire. — Qu’il est honteux, quand ton père est absent depuis si longtemps, que tu ne t’informes pas où il se trouve.

Hyllos. — Mais je le sais, s’il faut se fier à ce qu’on dit.

Déjanire. — Et dans quelle contrée, mon enfant, as-tu appris qu’il séjourne ?

Hyllos. — L’année qui vient de s’écouler, il a fini par devenir l’esclave, assure-t-on, d’une femme de Lydie.

Déjanire. — On peut s’attendre à tout, s’il a subi pareil affront.

Hyllos. — Mais il en est délivré, à ce que j’entends dire.

Déjanire. — Où raconte-t-on qu’il soit maintenant, vivant ou mort ?

Hyllos. — On affirme qu’il fait une expédition contre un pays de l’Eubée, contre la ville d’Eurytos, ou qu’il s’y prépare.

Déjanire. — Sais-tu, mon enfant, qu’il m’a laissé de sûrs oracles au sujet de cette contrée ?

Hyllos. — Lesquels, mère ? J’ignore ce que tu veux dire.

Déjanire. — Qu’il doit y finir sa vie, ou, s’il supporte 80cette épreuve, que les jours qui lui resteront ensuite seront heureux pour lui. En un moment si critique, mon enfant, n’iras-tu pas lui porter secours[4], lorsque son salut assure 85le nôtre, ou que nous périssons avec lui ?

Hyllos. — Mais j’y vais, mère, et si j’avais connu ces oracles, je serais auprès de lui depuis longtemps. Jusqu’à ce jour le sort habituel de mon père ne me donnait pas trop de craintes ni d’angoisses. Mais maintenant que 90je comprends les choses, je ne négligerai rien pour apprendre la vérité entière sur elles.

Déjanire. — Va donc, mon fils ; même si l’on arrive après qu’il s’est produit, le succès, quand on l’apprend, est une nouvelle profitable.

Hyllos s’éloigne, et le chœur, composé de quinze
jeune filles de Trachis, fait son entrée dans l’orchestre.

Soutenu.

Le Chœur.Toi que la Nuit constellée fait naître, quand elle meurt, toi qu’elle assoupit dans les flammes du couchant, Hélios, Hélios[5], je te demande de proclamer où, peut bien habiter le fils d’Alcmène, ô dieu qui brûles avec un étincelant 'éclat ; est-il dans les détroits marins, séjourne-t-il sur l’un,

sur l’autre continent[6] ? dis-le-nous, toi qui de tous les dieux as la vue la plus puissante.

Car j’apprends que dans son esprit amoureux, Déjanire, cette femme que des rivaux se disputèrent, pareille à un oiseau malheureux, n’endort jamais le désir de ses paupières et n’arrête pas leurs larmes, mais qu’elle nourrit une vive inquiétude, à cause de l’absence de son époux, et quelle se consume sur sa couche angoissée, solitaire, n’attendant plus, l’infortunée, qu’un sort funeste.

Très large.

Comme on voit sur la mer immense les flots innombrables, soulevés par le souffle infatigable de Notas ou de Borée[7], s’en aller et revenir, ainsi la vie du héros thébain est bouleversée et tourmentée, comme s’il naviguait sur la mer crétoise. Mais toujours un dieu le fait réussir et l’écarté des demeures d Hadès.

Aussi de ces inquiétudes Je te blâmerai avec déférence. Je le ferai pourtant. Il ne faut pas ainsi. Je t’assure, épuiser ta bonne espérance. Le fils de Cronos lui-même, le roi souverain,

n’a pas attribué aux mortels une vie sans douleur. Pour tous peine et joie alternent tour à tour, comme tournoient en cercle les étoiles de la Grande Ourse.

Plus lent.

La Nuit constellée ne reste pas immuable pour les mortels, ni les Destins ennemis, ni la richesse, au contraire la joie, la pauvreté s’en va, revient. Ces vérités, reine, je te conseille de les avoir toujours en tes espoirs : vit-on jamais Zeus abandonner ses enfants ?

Déjanire.(Au Coryphée.) Ce n’est pas, il me semble, sans avoir appris ma souffrance que tu es venue ici. Comme je me torture l’esprit, puisses-tu ne jamais le savoir, en l’éprouvant toi-même ! Aujourd’hui tu l’ignores encore. La jeunesse croît dans la retraite qui lui est réservée, et l’ardeur du soleil ne la trouble point, ni l’orage, ni le souffle des vents ; au milieu des plaisirs elle grandit sans souffrance, jusqu’à ce que quittant le nom de vierge la jeune fille soit appelée femme et qu’elle prenne pendant la nuit[8] sa part de soucis, à cause d’un mari, à cause d’enfants pour lesquels elle s’inquiète. Alors envisageant son propre sort elle pourra concevoir les maux qui m’accablent. Sans doute de nombreuses épreuves m’ont déjà fait pleurer, mais il en est une, pire que les précédentes, que je vais dire. En sa dernière expédition, quand Héraclès, notre maître, quitta sa demeure, il laissa dans son palais une tablette déjà vieille, toute couverte de signes, qu’il n’avait jamais jugé bon, quand il partait pour de nombreux combats, de me découvrir auparavant, car alors il allait au succès, croyait-il, et non pas à la mort. Mais cette fois, comme s’il n’était déjà plus, il a dit ce que je devais reprendre, pour prix de mon union avec lui ; il a dit aussi la part de terre paternelle qu’il distribuait à ses enfants, et l’époque, il l’a fixée : quand il serait absent depuis un an et trois mois, alors il fallait qu’il fût mort en ce temps-là, ou s’il esquivait ce terme, il passerait heureusement le reste de sa vie. Telle est, a-t-il dit, la fin immuable fixée par les dieux aux travaux d’Héraclès, comme le chêne antique l’a proclamé un jour à Dodone, par la voix de deux colombes[9]. Et voici venu aujourd’hui le moment de vérifier en quel sens cet oracle doit s’accomplir. Aussi à peine m’endormais-je doucement, que je me suis élancée de mon lit en me demandant avec effroi, mes amies, s’il faut que je ne revoie plus jamais le plus noble parmi les hommes.

Le Coryphée. — Pas de paroles de mauvais augure : je vois s’avancer un homme avec une couronne sur la tête[10] ; il vient nous réjouir avec de bonnes nouvelles.

Entre un homme du peuple.

Le Messager. — Déjanire, ma maîtresse, je serai le premier messager[11] qui mettra fin à tes craintes : le fils d’Alcmène, apprends-le, est vivant, victorieux, et du combat il apporte des prémices pour les dieux indigènes.

Déjanire. — Quelle parole, vieillard, dis-tu là ?

Le Messager. — Que bientôt dans ton palais ton époux désiré va revenir, et qu’il apparaîtra dans la puissance de la victoire.

Déjanire. — De quelles gens du pays, de quel étranger as-tu appris ce que tu annonces ?

Le Messager. — Dans une prairie où paissent des bœufs, devant la foule, le héraut Lichas proclame ces nouvelles, et moi, qui l’ai entendu, je suis accouru pour être le premier à te les apprendre, afin d’en tirer quelque profit[12] et d’acquérir ta reconnaissance.

Déjanire. — Mais lui, Lichas, comment n’est-il pas ici, s’il porte un heureux message ?

Le Messager. — Cela ne lui est guère facile, femme. En cercle, tout le peuple des Maliens l’interroge, l’entoure et il ne peut faire un pas en avant. Les curieux, chacun voulant être renseigné, ne le laissent pas partir, avant d’apprendre tout ce qu’ils veulent. Ainsi malgré lui il cède à leur empressement, il reste. Cependant tu le verras bientôt devant toi.

DÉJANIRE.(Après s’être recueillie.) Zeus, qui habites la prairie inviolée de l’Œta[13], enfin après un long temps tu nous as donné de la joie ! Chantez, femmes, et dans le palais et hors de cette demeure, car cette nouvelle fait surgir en moi un bonheur que je n’espérais plus.

Animé.

Le Chœur.Que celle qui attend son époux fasse retentir dans le palais, près du foyer, des cris de joie ! que l’unanime clameur des jeunes gens célèbre le dieu tutélaire, l’archer Apollon ; en même temps, vierges, entonnez le péan, célébrez la sœur du dieu, Artémis de Délos[14] qui tue les cerfs, qui porte une double torche ; chantez aussi les nymphes, ses voisines. Je ne me contiens plus et je suivrai ton chant[15], flûte, reine de mon esprit. Voici que les couronnes de lierre m’excitent à la danse, évohé ! évohé ! en ramenant le transport bachique. Io, Io, Péan ! — Vois, vois, chère maîtresse, ce cortège qui se dirige vers toi ; il est déjà tout proche.

Parlé.

Déjanire. — Je l’aperçois, chères amies, il n’a pas échappé à mon attention, je le vois qui s’avance. — (Entre Lichas, suivi de captives.) Salut à toi, héraut qui n’apparais qu’après un temps si long, si tu apportes quelque nouvelle salutaire.

Lichas. — Mais notre retour est heureux, et cet accueil favorable, femme, sied aux succès que nous avons acquis : il convient, en effet, que le vainqueur ait le profit d’un bienveillant salut.

Déjanire. — O le plus cher des hommes, d’abord, ce que d’abord je veux savoir, dis-le-moi : reverrai-je ici Héraclès en vie ?

Lichas. — Pour moi, je t’ai laissé plein de force, de vie, brillant de santé, sans aucun mal.

Déjanire. — En quelle contrée ? en Grèce, en pays barbare ? Parle.

Lichas. — Sur le rivage de l’Eubée, où il consacre des autels à Zeus de Kénæon[16] et lui offre des fruits.

Déjanire. — Acquitte-t-il un vœu ? Est-ce en exécution d’un oracle ?

Lichas. — C’est à cause d’un vœu, lorsqu’il prenait et détruisait avec sa lance le pays de ces femmes que tu as devant les yeux.

Déjanire. — Mais elles, au nom des dieux, quel est leur maître ? Qui sont-elles ? Elles méritent la pitié, si leurs malheurs ne m’abusent pas.

Lichas. — Héraclès les a prises, après avoir détruit la ville d’Eurytos : c’est un butin qu’il a mis à part pour lui et pour les dieux.

Déjanire. — A-t-il vraiment séjourné autour de cette ville ce temps infini, ces jours innombrables ?

Lichas. — Non, mais la plus grande partie de ce temps il a été retenu en Lydie. Et il n’était pas libre, comme il l’avoue lui-même, il avait été acheté par autrui. Gardonsnous, femme, de le blâmer d’une infortune dont il est clair que Zeus est l’auteur. Vendu à une barbare, à Omphale, il passa d’après son propre aveu une année chez elle, et il fut si blessé de cet affront, qu’il se jura à lui-même de réduire un jour en esclavage, avec sa femme et sa descendance, l’auteur de cet opprobre. Et sa parole ne fut pas vainc. Dès qu’il fut purifié, il prend une armée étrangère, il marche contre la cité d’Eurytos. Il prétendait que, seul entre tous les hommes, celui-ci était l’auteur de sa honte. En effet, lorsque Eurytos le reçut dans sa maison, à son foyer, il l’injuria bruyamment en paroles, bien qu’Héraclès fût depuis longtemps son hôte, et avec une intention pernicieuse. Il disait qu’Héraclès avec ses traits inévitables était inférieur à ses fils[17] dans la lutte de l’arc, qu’en se laissant outrager, il marquait bien qu’il était un esclave et non pas un homme libre. Enfin, quand Héraclès se fut enivré dans un repas, il le chassa hors de son palais. Irrité de ces affronts, un jour[18] qu’Iphitos[19] était monté sur la colline de Tirynthe pour chercher ses cavales errantes, au moment où ses yeux étaient tournés ailleurs, comme son esprit, Héraclès le précipita du sommet élevé de la montagne[20] Irrité de cet acte le dieu de l’Olympe, Zeus, père de tous les êtres, le chassa et le fit vendre : il ne pouvait supporter qu’Héraclès eût jamais tué quelqu’un par ruse. S’il s’était vengé ouvertement, Zeus lui aurait pardonné, parce que sa violence eût été juste, car les dieux eux-mêmes détestent l’injure. Et maintenant, après leur arrogance de langage, Eurytos et les siens sont tous eux-mêmes des habitants de l’Hadès, tandis que leur cité est asservie. Ces femmes que tu vois s’acheminent vers toi : elles ont été heureuses et aujourd’hui personne n’envie le sort qui les attend. Ton époux l’a ordonné, et moi, son fidèle serviteur, j’accomplis ce qu’il a dit. Quand il aura immolé à Zeus, son père, les victimes immaculées, pour le remercier de la prise d’Œchalie, alors, sois-en sûre, il viendra. Et c’est encore là de toutes les belles choses que je t’ai racontées, ce que tu as de plus agréable à apprendre.

Le Coryphée. — Reine, tu ne peux douter que tu aies lieu de te réjouir, devant ce que tu vois et au récit qui vient de t’être fait.

Déjanire. — Comment à bon droit ne serais-je pas heureuse, quand j’apprends ce succès de mon époux ? De toute nécessité à une telle fortune doit correspondre une joie identique. Pourtant, quand on voit bien les choses, on a lieu de craindre pour l’homme heureux qu’il ne fasse un jour quelque chute. Une pitié singulière m’envahit, mes amies, à la vue de ces malheureuses, qui errent ainsi sur une terre étrangère, sans foyer, sans parents : elles étaient nées sans doute d’êtres libres, et maintenant elles ont une vie d’esclaves. Zeus, toi qui détournes le malheur, puissé-je ne jamais te voir accabler ainsi aucun des miens, ou si tu le fais, que ce ne soit pas pendant que je vivrai encore ! Telles sont mes craintes à la vue de ces femmes. — (A Iole.) Malheureuse jeune fille, qui es-tu ? As-tu un mari ? Es-tu mère[21] ? A te voir, on ne le dirait pas, mais tu parais noble. (Iole ne répond rien.) — Lichas, de qui donc est fille cette étrangère ? Qui est sa mère ? Quel père lui a donné la vie ? Parle. Plus que toutes les autres sa vue me fait de la peine, car seule elle sait comprendre sa situation.

Lichas. — (Avec embarras.) Que sais-je, moi ? Que me demandes-tu aussi là ? Peut-être que dans son pays, par sa naissance, elle n’était pas parmi les plus humbles.

Déjanire. — Descend-elle des rois ? Eurytos avait-il une fille ?

Lichas. — Je ne sais pas : je ne passais pas mon temps à questionner.

Déjanire. — Tu n’as pas appris son nom d’une de ses compagnes ?

Lichas. — Non, en silence j’accomplissais ce que j’avais à faire.

Déjanire. — (A Iole.) Mais à moi, infortunée, parle librement : c’est un malheur pour toi qu’on ne sache pas qui tu es.

Lichas. — Si elle parle, elle fera de sa langue un tout autre usage qu’auparavant, puisqu’elle n’a jamais fait entendre une parole, ni longue, ni courte. Toujours gardant dans son sein le poids de son malheur, elle pleure, la malheureuse, depuis qu’elle a quitté sa patrie, qui n’est plus que le jouet des vents[22]. Une telle situation est douloureuse pour elle, mais elle lui donne droit à l’indulgence.

Déjanire. — Laissons-la donc, qu’on la mène dans le palais, comme il lui fera plaisir, et puissé-je à ses malheurs présents ne pas ajouter un nouveau chagrin : celui qu’elle a actuellement lui suffit. — Rentrons tous, toi, Lichas, pour aller vite où tu veux, moi pour préparer à l’intérieur ce qui est nécessaire.

Lichas sort, suivi par les captives.

Le Messager. — (Arrêtant Déjanire.) Commence par rester ici un instant, pour apprendre en leur absence quelles sont les gens que tu introduis chez toi, et pour savoir ce qu’il faut sur ce qu’on t’a caché. De tout cela je suis bien informé.

Déjanire. — Qu’y a-t-il ? Pourquoi m’empêches-tu d’avancer ?

Le Messager. — Reste ici, écoute : auparavant tu n’as pas entendu en vain mes paroles, et cette fois-ci je crois qu’il en sera de même.

Déjanire. — Faut-il rappeler ici les autres ? Veux-tu parler seulement à moi et à ces femmes ?

Le Messager. — A toi et à elles, rien ne s’y oppose. Les autres, laisse-les.

Déjanire. — Eh bien, ils sont partis. Explique-toi.

Le Messager. — Cet homme, dans le récit qu’il vient de faire, n’a pas parlé comme il le devait : ou bien maintenant il te trompe, ou bien tout à l’heure son message était infidèle.

Déjanire. — Que dis-tu ? Explique-moi clairement tout ce que tu as dans l’esprit. Je ne comprends pas tes paroles.

Le Messager. — J’ai entendu cet homme dire, et bien des témoins étaient là, que c’est à cause de cette jeune fille qu’Héraclès a tué Eurytos, qu’il a pris Œchalie, malgré ses hauts remparts, que le seul dieu Eros l’a poussé à ces violences et que ce qui s’est passé en Lydie n’y est pour rien, ni son esclavage sous les ordres d’Omphale, ni la mort où il précipita Iphitos. Or, dans le récit tout différent qu’il vient de faire, Lichas n’a pas parlé d’Eros. Comme Héraclès ne pouvait décider le père à lui donner sa fille, pour qu’il s’unît en secret avec elle, il inventa une raison frivole, un prétexte, et il attaque avec une armée la patrie de la jeune fille[23] où Lichas a dit que régnait Eurytos ; il tue son père, il ravage sa cité. Et maintenant comme tu le vois, il revient dans ce palais avec elle[24], et ce n’est pas sans y avoir réfléchi qu’il l’envoie, femme, ni comme si elle était une esclave : non, ne t’y attends point. D’ailleurs, ce ne serait pas naturel, si le désir l’enflamme. J’ai donc résolu de te révéler, maîtresse, tout ce que le hasard m’a fait apprendre par Lichas. Et cela, une foule de gens de Trachis l’ont entendu comme moi, en pleine agora ; aussi, ils peuvent le confondre. Si je te fais de la peine, je le regrette, mais pourtant j’ai dit la vérité.

Déjanire. — (Accablée.) Ah ! que je suis malheureuse ! Dans quelle situation me voici ? Quel fléau j’ai accueilli sous mon toit, sans le savoir ! Infortunée que je suis ! Est-ce ainsi que cette femme était inconnue, comme le jurait celui qui la conduisait ?

Le Messager. — Eh ! oui ! sa beauté est éclatante, sa naissance aussi. Fille d’Eurytos, précédemment on l’appelait Iole, mais sur son origine Lichas ne pouvait rien dire, puisqu’il ne posait jamais une question[25].

Le Coryphée. — Périssent, je ne dis pas tous les êtres malhonnêtes, mais celui qui en secret s’abaisse à commettre un acte malhonnête !

Déjanire. — Que faut-il faire, femmes[26] ? Je me sens toute étourdie par ce que je viens d’entendre.

Le Coryphée. — Va questionner Lichas : peut-être parlerait-il clairement, si tu consentais à l’interroger de force.

Déjanire. — C’est cela, j’irai ; ce que tu dis est plein de sens.

Le Messager. — Et nous, faut-il que nous restions ici ? Que dois-je faire ?

Déjanire. — Reste, le voici. Sans être appelé par mes serviteurs, il vient tout seul et sort du palais.

Entre Lichas.

Lichas. — Que faut-il dire à Héraclès, femme, quand je serai auprès de lui ? Instruis-m’en, car tu le vois, je vais partir.

Déjanire. — Comme tu te hâtes de t’en aller, après qu’on t’a si longtemps attendu ! Nous n’avons même pas encore repris notre entretien.

Lichas. — Mais si tu veux m’interroger, je suis ici pour te répondre.

Déjanire. — Me donnes-lu l’assurance que tu diras la vérité ?

Lichas. — Sur ce que je sais, j’en atteste le puissant Zeus.

Déjanire. — Quelle est donc cette femme que tu as conduite ici avec toi ?

Lichas. — Une eubéenne ; ses parents, je ne puis les nommer.

Le Messager. — (Brusquement.) Dis donc, toi, regarde-moi. A qui crois-tu parler ?

Lichas. — Et toi, pourquoi me fais-tu cette question[27] ?

Le Messager. — Aie le courage de répondre, si tu comprends ce que je te demande.

Lichas. — Je parle à la reine Déjanire, fille d’Œnée, épouse d’Héraclès, si mes yeux ne m’abusent, et à ma souveraine.

Le Messager. — C’est justement ce que je voulais t’entendre dire. Tu reconnais qu’elle est ta souveraine ?

Lichas. — C’est la vérité.

Le Messager. — Eh bien, quelle peine crois-tu mériter, si tu es convaincu de mensonge envers elle ?

Lichas. — Comment, de mensonge ? Que peuvent bien signifier ces énigmes ?

Le Messager. — Il n’y a pas d’énigmes ; c’est toi qui les emploies.

Lichas. — Je m’en vais. Je suis un sot de t’écouter si longtemps.

Le Messager. — Tu ne partiras pas, avant d’avoir répondu à ma brève question.

Lichas. — Demande ce que tu veux, car tu n’es pas muet.

Le Messager. — La captive, que tu as amenée au palais, tu sais bien qui je veux dire ?

Lichas. — Je le sais, mais pourquoi cette question ?

Le Messager. — Cette femme que tu n’as pas l’air de connaître, quand tu la regardes, n’as-tu pas dit que c’était Iole, la fille d’Eurytos ?

Lichas. — A qui l’ai-je dit ? Qui est-il, où est-il celui qui t’affirmera l’avoir entendu de ma bouche ?

Le Messager. — A qui tu l’as dit ? Mais à bien des gens ; en pleine agora de Trachis une foule considérable l’a entendu.

Lichas. — Ouais ! je disais l’avoir entendu, mais rapporter un bruit et dire l’exacte vérité, ce n’est pas la même chose.

Le Messager. — Quel bruit ? Ne disais-tu pas, et cela avec serment, que c’était une épouse d’Héraclès que tu amenais avec toi ?

Lichas. — Moi, une épouse ? — (A Déjanire.) Au nom des dieux, explique-moi, chère maîtresse, qui peut être cet étranger.

Le Messager. — Un homme qui était là et t’a entendu dire que c’était par amour pour Iole qu’Œchalie a été ravagée de fond en comble, que la lydienne Omphale n’avait pas été la cause de cette destruction, mais la passion qu’il avait manifestée pour cette jeune fille.

Lichas. — Maîtresse, dis à cet homme de s’en aller. C’est folie de radoter avec un insensé.

Déjanire. — Non, par Zeus qui lance ses éclairs sur les sommets ombragés de l’Œta, ne me dissimule rien. Tu ne parleras pas à une femme qui soit vindicative, ni qui ignore que l’humaine nature ne se plaît pas toujours aux mêmes objets. Insensé quiconque veut, comme un pugiliste, tenir tête à Eros : il commande, à sa guise, et aux dieux et à moi-même ; comment ne traiterait-il pas une autre femme, comme il m’a traitée ? Aussi faire des reproches à mon mari, parce qu’il est saisi par ce mal, serait pure folie, comme en adresser à cette femme, qui ne m’a pas outragée, qui ne m’a fait aucun tort. Loin de moi cette pensée ! Et si c’est ton maître qui t’apprend à mentir[28], ce n’est pas là une belle leçon qu’il te donne. Si tu tiens cette science de toi-même, en voulant être bon, tu seras trouvé cruel. Dis donc toute la vérité, car pour un homme libre, être appelé menteur, c’est une flétrissure ignominieuse. Ne cherche pas à me rien dissimuler, cela est impossible : nombreux sont les gens à qui tu as parlé, qui me répéteront tes paroles. Et si la crainte te retient, ta peur est vaine, car ne rien apprendre, voilà ce qui me tourmenterait : qu’y a-t-il de terrible à savoir ? Héraclès n’est-il pas l’homme qui, à lui seul, a aimé le plus de femmes, sans compter celle-ci[29] ? Aucune d’entre elles n’a encore essuyé de ma part ni une parole injurieuse, ni un outrage. Celle-ci ne sera pas traitée autrement, quand bien même Héraclès serait violemment consumé d’amour pour elle. Je n’ai, à sa vue, éprouvé qu’une pitié profonde, en songeant que sa beauté a perdu sa vie, et que, sans le vouloir, la malheureuse, elle a ruiné et réduit en esclavage la terre de ses ancêtres. Laissons donc les choses suivre leur cours. Quant à toi, je te le répète, sois dissimulé pour autrui, mais ne mens jamais en face de moi.

Le Coryphée. — Obéis : elle te donne d’excellents conseils. Tu n’auras jamais à la blâmer et tu acquerras ma reconnaissance.

Lichas. — Eh bien, chère maîtresse, puisque je comprends que, mortelle, tu as des sentiments de mortelle et que tu entends raison, je te dirai toute la vérité, sans rien cacher. Tout est bien comme le dit cet homme. Un violent désir de cette femme s’est emparé un jour d’Héraclès, et à cause d’elle la guerre a détruit la malheureuse Œchalie, sa patrie. Et tout cela, car il faut bien dire aussi ce qui est en sa faveur, il ne m’a pas enjoint de le cacher, il ne l’a jamais nié ; c’est de mon propre mouvement, maîtresse, de crainte de te blesser le cœur par un semblable récit, que j’ai commis cette faute, si c’en est une à tes yeux. Mais puisque tu sais tout, pour faire plaisir à ton époux aussi bien que dans ton propre intérêt, sois indulgente pour cette femme : fais en sorte que ce que tu as dit à son sujet soit parole immuable, car Héraclès dont la force est victorieuse partout ailleurs, est complètement subjugué par l’amour qu’il a pour elle.

Déjanire. — C’est bien ainsi que je pense, et j’agirai comme tu le dis. Je ne vais pas encourir un malheur volontaire, en combattant vainement contre les dieux. Rentrons dans le palais, pour que tu puisses recevoir mes messages et, comme aux présents doivent répondre convenablement les présents, pour que tu puisses aussi prendre les miens. Il ne serait pas décent que, venu ainsi avec un nombreux cortège, tu t’en retournasses les mains vides.

Déjanire sort avec Lichas et le Messager.
Très large.

Le Chœur.Immense est la force que Cypris manifeste

toujours en ses victoires. Ses triomphes sur les dieux, je les laisse de côté et je ne raconte pas comment elle séduisit le fils de Cronos, ni Hadès, dieu de la nuit, ni Poséidôn qui ébranle la terre[30], mais pour posséder Déjanire, quels vigoureux adversaires, la veille des noces, descendirent dans l’arène, quels furent ceux qui, au milieu des coups, de la poussière, affrontèrent les épreuves de la lutte ?

L’un était un fleuve puissant, sous la forme d’un taureau aux hautes cornes, aux quatre pieds : c’était l’Achélôos du pays des Œniades ; l’autre venu de Thèbes, consacrée à Bacchos, brandissait un arc flexible, deux lances, une massue : c’était le fils de Zeus. Tous deux ensemble ils se ruèrent l’un contre l’autre ; le désir les enflammait. Et, seule, Cypris, qui favorise les unions heureuses, présidait à la lutte au milieu de l’arène.

Vif, heurté.

Alors ce fut un bruit de coups, de flèches, de cornes de taureau qui s’entremêlent, ce furent des corps à corps, des crocs-en-jambe, ce furent des chocs redoutables de fronts l’un contre l’autre ; les deux rivaux haletaient. Et elle, la vierge si belle à regarder, si tendre, sur un tertre d’où la vue s’étendait au loin elle s’était assise, attendant celui qui la posséderait. Je parle comme si j’avais assisté à la lutte[31]. Oui, elle attend tristement, la Jeune fille que se disputent les deux rivaux, et bientôt loin de sa mère elle s’en alla, comme une génisse abandonnée.

Entre Déjanire. Une esclave la suit qui tient dans les mains un coffret fermé.

Déjanire. — Pendant qu’à l’intérieur, mes amies, l’étranger avant son départ s’entretient avec les jeunes captives, j’ai franchi ce seuil et suis venue vers vous en cachette, pour vous raconter la ruse que j’ai préparée et pour déplorer avec vous combien je souffre. La jeune fille, — mais non, ce n’en est plus une, c’est une femme, — est un être bien incommode que j’héberge, comme le marin qui prend une cargaison dangereuse : telle est l’injurieuse récompense de mon dévouement. Et maintenant nous sommes deux sous une seule couverture à attendre qu’on nous aime. Voilà ce qu’Héraclès, mon époux fidèle et bon, comme on l’appelle, m’a envoyé pour me remercier d’avoir si longtemps veillé sur sa demeure. Cependant je ne vais pas m’irriter contre lui, qui souffre si souvent de ce mal. Toutefois, habiter avec cette femme, quelle épouse le supporterait et partagerait avec elle la même union ? Je vois, en effet, que sa jeunesse croît, se développe, tandis que la mienne se flétrit : l’œil de l’homme aime à cueillir la fleur de l’une, de l’autre il se détourne[32]. Je crains donc qu’Héraclès ne soit mon époux que de nom, pour être l’amant de la plus jeune. Mais, comme je l’ai dit, il ne convient pas à

une femme sensée de s’emporter ; or, comment il peut être remédié à mon malheur, mes amies, c’est ce que je vais vous dire. Je gardais depuis longtemps un présent que m’avait autrefois donné l’antique Centaure et je le tenais enfermé dans un vase d’airain. Quand j étais encore toute jeune, je le reçus de Nessos, le monstre à la poitrine velue, au moment où il périt frappé à mort. Il faisait dans ses bras passer aux voyageurs, contre salaire, les eaux profondes de l’Événos, sans s’aider de rames conductrices, ni de voiles marines. Sur l’ordre paternel, quand je suivais pour la première fois Héraclès, en qualité d’épouse, Nessos qui me portait sur ses épaules, au moment où j’étais au milieu du fleuve, porte sur moi des mains insolentes ; je poussai un cri ; aussitôt le fils de Zeus se retourne, lance une flèche empennée ; jusqu’aux poumons elle entra en sifflant dans sa poitrine[33]. Expirant, le monstre n’eut que le temps de me dire : « Fille du vieil Œnée, écoute quel profit tu retireras, si tu suis mes conseils, puisque tu es la dernière que j’aurai transportée : si de ma mortelle blessure tu recueilles le sang coagulé, à la partie de la flèche où l’hydre de Lerne l’a imprégnée de son noir venin, ce te sera un philtre pour l’esprit d’Héraclès et pour empêcher ce héros de te préférer jamais aucune rivale ». J’ai pensé à ce philtre, mes amies, car après la mort de Nessos je

l’avais enfermé avec soin dans le palais et j’en ai teint cette tunique, sans rien oublier de ce qu’il m’avait prescrit de vive voix. La chose est terminée. Puissé-je ne jamais savoir, puissé-je ne jamais apprendre les audaces criminelles, et je hais celles qui ont le front de s’y livrer ! Mais par des philtres, par des charmes qui enchantent Héraclès, essayer de triompher de cette jeune fille, voilà l’acte que j’ai accompli, si vous ne le trouvez pas inconsidéré ; sinon, j’y renoncerai.

Le Coryphée. — Si tu as quelque confiance dans les moyens que tu emploies, tu ne parais pas à mes yeux blâmable en tes desseins.

Déjanire. — Ma confiance n’est qu’une présomption, et je ne l’ai pas encore mise à l’épreuve.

Le Coryphée. — Il faut savoir par expérience, car même en croyant au succès tu ne peux avoir de certitude, si tu n’as pas fait d’essai.

Déjanire. — Nous le saurons vite. J’aperçois Lichas déjà sur le seuil de la porte : il va bientôt se mettre en route. Je vous demande seulement de ne pas découvrir mon secret : une action même honteuse, si elle est accomplie dans l’ombre, ne précipite jamais celui qui la fait dans le déshonneur.

Entre Lichas.

Lichas. — Que faut-il faire ? Dis-le-moi, fille d’Œnée, car j’ai déjà trop longtemps différé mon départ.

Déjanire. — Mais justement c’est à cela que je m’occupais, Lichas, tandis que dans le palais tu t’entretenais avec les étrangères : prends cette fine tunique, c’est un don de ma main que je fais à mon mari. En la remettant, recommande-lui que personne ne s’en couvre le corps avant lui :

elle ne doit voir ni les rayons du soleil, ni l’enceinte sacrée d’un temple, ni la flamme brillante du foyer, avant qu’il paraisse lui-même avec éclat et la montre aux dieux dans un jour de solennel sacrifice. J’ai fait le vœu, si jamais je le voyais revenir sain et sauf à son foyer, ou si j’en apprenais la nouvelle, de parer comme il convient avec cette tunique et de montrer aux yeux des dieux sous un vêtement nouveau un nouveau[34] sacrificateur. Et comme garantie de mes paroles, tu lui porteras l’empreinte circulaire de mon sceau : il le reconnaîtra aisément. Va donc, et observe d’abord cette règle : messager, ne cherche pas à dépasser les ordres reçus ; ensuite, fais en sorte que la reconnaissance d’Héraclès, jointe à la mienne, soit ainsi grandie pour toi du simple au double.

Lichas. — Si cet art d’Hermès je le pratique, héraut moi-même, avec fidélité, tu n’auras jamais à te plaindre de moi : je ne manquerai pas de porter ce coffret tel qu’il est et d’y joindre comme garantie les paroles que tu prononces.

Déjanire. — Tu peux maintenant partir. Tu sais dans le palais quel est l’état des choses.

Lichas. — Je le sais et je dirai que tout y est intact.

Déjanire. — Tu connais, tu vois l’accueil que j’ai fait à l’étrangère, comme je l’ai reçue avec amitié.

Lichas. — Aussi mon cœur en est-il saisi de joie.

Déjanire. — Que dirais-tu bien encore ?… oui, ce serait trop tôt, je le crains, de découvrir à mon mari mon désir, avant de savoir de son côté s’il le partage.

Elle sort. Lichas s’en va avec le coffret.
Vif et joyeux.

Le Chœur.Vous qui sur les rades marines, au milieu

des rochers, habitez près des sources chaudes et des sommets de l’Œta, gens des bords du golfe maliaque, gens du rivage consacré à la Vierge aux flèches d'or, où se réunissent les célèbres assemblées des Hellènes, aux Thermopyles.

Le chant sonore de la flûte va bientôt vous revenir ; elle ne fera pas entendre un bruit funèbre de plaintes, au contraire, comme la lyre, elle entonnera l’hymne aux dieux : le fils de Zeus, d’Alcmène, accourt vers sa demeure avec le butin qu’a conquis sa valeur à laquelle rien ne manque.

Plus rapide.

Pendant qu’il errait en tous lieux loin de sa patrie, qu’il traversait la mer, nous restions à l’attendre pendant un temps de douze mois[35], sans rien savoir ; sa chère épouse, malheureuse au cœur accablé, dépérissait sans répit dans les larmes ; mais aujourd’hui Ares dans un sursaut d ardeur a mis fin à sa quotidienne souffrance.

Qu’il arrive ! Qu’il arrive ! Qu’il ne s’arrête point pour lui, l’appareil aux multiples rames de sa nef, avant qu’il ait achevé son voyage jusqu’à cette cité, après avoir quitté le foyer insulaire de l’Eubée où, dit-on, il sacrifie ! De là puisse-t-il venir, plein de désir, le corps tout imprégné de l’onguent de la Séduction, comme l’a prescrit le Centaure !

Entre Déjanire, bouleversée.

Déjanire. — Femmes, que je crains d’avoir été trop loin en tout ce que je viens de faire !

Le Coryphée. — Déjanire, fille d’Œnée[36], qu’y a-t-il ?

Déjanire. — Je ne sais pas, mais j’ai peur qu’on ne voie bientôt qu’avec une bonne intention j’ai causé un grand malheur.

Le Coryphée. — Ce n’est pas à propos de tes présents à Héraclès ?

Déjanire. — Mais si, aussi je ne conseillerais jamais à personne d’entreprendre rien avec empressement[37], quand le résultat est incertain.

Le Coryphée. — Instruis-moi, si cela est possible, de la cause de ta crainte.

Déjanire. — La chose s’est passée de telle façon que, si je vous la raconte, femmes, elle vous paraîtra prodigieuse, incroyable. Ce qui m’a servi tout à l’heure à oindre le blanc péplos de fête, le flocon de laine pris à la toison d’une brebis, cela, sans que personne du palais y ait touché, a disparu, s’est consumé tout seul, s’est dissous sur la pierre du sol. Pour que tu saches bien comment cela s’est passé, je m’expliquerai plus longuement. Toutes les instructions que le monstrueux Centaure me donna, quand une flèche aigüe lui perçait le flanc, je n’en ai rien omis, je les gardais en moi, comme une inscription qu’on ne peut effacer d’une tablette d’airain. Voici ce qui m’était prescrit et que j’ai accompli exactement. Ce philtre, sans l’approcher du feu, sans qu’il fût jamais touché par un chaud rayon, je devais toujours le garder au fond du palais jusqu’à ce que par onction je m’en servisse, quand je le voudrais. Je fis donc ainsi. Et aujourd’hui, quand il me fallut agir, je teignis à l’intérieur du palais, tout au fond, en cachette, avec un flocon de laine arraché à la toison d’une brebis domestique, le vêtement que je voulais donner, puis je le pliai et le déposai, à l’abri du soleil, dans le fond d’un coffret[38], comme vous avez vu[39] Or, en rentrant dans ma demeure, je suis témoin d’une chose extraordinaire que l’esprit ne peut comprendre. Ce flocon de laine dont je m’étais servie, sans y penser, je l’avais jeté dans un endroit exposé à la flamme, aux rayons du soleil. A peine échauffé, il disparaît en entier, il se réduit à rien sur le sol : on aurait cru voir la poussière que font les morsures de la scie, quand on coupe du bois. Voilà ce qu’il devient à terre : de la place où il était bouillonnent des caillots d’écume, comme fait, versée sur le sol, l’épaisse liqueur du raisin transparent de la vigne de Bacchos[40]. Aussi je ne sais, malheureuse, ce qu’il faut que je pense, mais je vois bien que j’ai accompli un acte qui m’épouvante. Pourquoi, en effet, pour quelle raison le Centaure, en mourant, aurait-il eu de la bienveillance pour moi, qui étais cause de sa mort ? La chose est impossible : il ne me flattait que parce qu’il voulait perdre celui qui l’avait frappé[41]. Je le reconnais trop tard et lorsqu’il n’est plus temps. C’est moi seule, si je ne m’abuse, c’est moi, infortunée, qui aurai tué Héraclès : la flèche qui frappa Nessos, je le sais, elle blessa jusqu’à un dieu, Chiron[42], et toutes les bêtes qu’elle touche, elle cause leur perte. Par conséquent, ce trait qui a fait tant de victimes, qui est noir de sang, comment ne tuera-t-il pas aussi Héraclès ? Oui, je le sens, il le tuera. Aussi, c’est chose décidée, s’il arrive malheur à ce héros, du même élan je meurs avec lui : vivre chargée d’opprobre est intolérable pour qui s’honore d’être bien née.

Le Coryphée. — Sans doute, on est bien forcé d’avoir peur en face d’actions redoutables ; pourtant il ne faut pas, avant l’événement, renoncer à l’espérance.

Déjanire. — Quand on conçoit de mauvais desseins, on n’a même plus d’espoir qui fasse naître quelque confiance.

Le Coryphée. — Mais contre qui fait erreur, sans le vouloir, la colère s’amollit et tu mérites l’indulgence.

Déjanire. — Ainsi peut parler, non pas le coupable, mais celui qui n’a rien de lourd sur la conscience.

Le Coryphée. — Tu ferais bien de n’en pas dire plus, si tu ne veux pas être entendue de ton fils : il était parti à la recherche de son père, le voici revenu.

Entre précipitamment Hyllos.

Hyllos. — Ah ! ma mère, que je voudrais qu’une de ces trois choses se fût réalisée pour toi, ou que tu ne sois plus vivante, ou que, vivante, tu sois appelée la mère d’un autre, ou que tu aies de meilleurs sentiments que ceux dont tu es actuellement animée !

Déjanire. — Quelle raison t’ai-je donnée, mon fils, de me tant exécrer ?

Hyllos. — Ton propre mari, mon père à moi, sache-le, tu l’as tué aujourd’hui même.

Déjanire. — Ah ! Qu’annonces-tu là, mon enfant ?

Hyllos. — Un malheur irrémédiable : quand une chose est accomplie, comment pourrait-on faire qu’elle ne soit point ?

Déjanire. — Que dis-tu, mon fils ? De qui as-tu appris que j’aie perpétré un acte aussi odieux ?

Hyllos. — Moi-même, ce malheur accablant de mon père, de mes yeux je l’ai vu ; je ne parle pas par ouï-dire.

Déjanire. — Mais où l’as-tu trouvé, mon époux, où l’as-tu rencontré ?

Hyllos. — S’il faut que tu le saches, il faut bien que je dise tout. Après avoir détruit la ville célèbre d’Eurytos, il partit avec les trophées et les prémices de victoire. Or, il y a[43] dans l’Eubée un rivage battu des flots, le cap Kénæon, où Héraclès élevait des autels à Zeus, son père, et les entourait de la feuillée d’un bois sacré. C’est en cet endroit que je le revis pour la première fois, heureux de le retrouver. Il se préparait à sacrifier de nombreuses victimes, quand de son propre palais vint son propre héraut, Lichas, qui portait ton présent, le péplos de mort. Héraclès s’en revêt, comme tu l’avais prescrit ; il immole d’abord douze taureaux sans défaut, qu’il avait prélevés sur le butin, puis pêle-mêle il amena en tout une centaine de bêtes. Tout d’abord, l’infortuné commença les prières, l’âme sereine et tout joyeux à cause de ce vêtement qui le parait, mais quand de l’auguste sacrifice s’élança, brillante, la flamme nourrie par le sang et le bois résineux, une sueur monta à sa peau, sa tunique s’attache à ses flancs, comme aux flancs d’une

statue, et se colle étroitement à chacun de ses membres ; une morsure convulsive pénétra jusqu’à ses os ; on aurait dit que le venin d’une sanglante, d’une cruelle vipère le dévorait. A ce moment, il appela à grands cris l’infortuné Lichas, qui n’était en rien coupable de ton crime ; il lui demanda par quelle perfidie il lui avait apporté ce péplos. L’autre, sans rien savoir, le malheureux, déclara que le présent venait de toi seule et qu’il était tel que tu l’avais envoyé. A cette réponse, Héraclès, comme il était pris à la poitrine d’un déchirement atroce, saisit Lichas par le pied, à l’endroit où s’infléchit l’articulation, et le lance contre un rocher autour duquel battait la mer : de sa chevelure il fait jaillir une blanche moelle dans un éclaboussement de sang et de crâne broyé. Tout le peuple, en gémissant, poussa un cri : l’un souffrait toutes les tortures, c’en était fait du sort de l’autre, et personne n’osait approcher d’Héraclès. Il se tordait par terre, il bondissait en l’air, criant, hurlant ; autour de lui retentissaient les rochers, caps montueux de la Locride, promontoires de l’Eubée[44]. Quand il se fut épuisé à se meurtrir, le malheureux, sur le sol, à pousser de long cris de douleur, — car il maudissait le lit funeste où il s’était uni avec toi, misérable ! et son alliance avec Œnée, qui, disait-il, avait perdu sa vie, — à ce moment, dans la fumée qui l’entoure, il lève un œil hagard, il me voit en pleurs au milieu de la foule, il me regarde, il m’appelle : « Mon enfant, approche, ne fuis pas mon mal, même s’il faut que ma mort entraîne ta mort ; enlève-moi loin d’ici, surtout mets-moi où personne ne puisse me voir, et si tu as de la compassion pour moi, au moins éloigne-moi promptement de ce pays, que je ne meure pas où je suis. » Telles furent ses recommandations ; nous retendîmes au centre d’un navire et nous l’avons déposé avec peine sur ce rivage ; des spasmes le font rugir. Bientôt vous allez le voir, il respire encore, à moins qu’il ne vienne d’expirer. Voilà, ma mère, ce que contre mon père tu es convaincue d’avoir tramé et accompli. Puisse la vengeresse Diké, puisse Érinys t’en punir ! Si j’en ai le droit, tel est mon vœu, et j’en ai le droit, car ce droit, tu me l’as donné, en tuant le meilleur de tous les êtres sur la terre, un homme dont tu ne verras jamais l’égal.

Déjanire, sans prononcer une parole, s’achemine vers le palais.

Le Coryphée. — Pourquoi t’en vas-tu sans dire un mot ? Ne vois-tu pas que ton silence donne raison à ton accusateur ?

Hyllos. — Laissez-la s’éloigner. Puisqu’elle fuit loin de mes yeux, qu’un bon vent se lève pour elle ! Pourquoi porter inutilement le nom respectable de mère, quand on ne fait rien qui réponde à ce nom ? Qu’elle s’en aille, adieu, et puisse la joie qu’elle donne à mon père devenir la sienne propre !

Il sort.
Assez vif.

Le Chœur.Voyez, Jeunes filles, comme s’est manifestée subitement à nos yeux la parole divine de l’antique oracle : il

disait qu’après le nombre de mois révolu, quand se terminerait la douzième année, elle mettrait un terme aux travaux du noble fils de Zeus. Et cette promesse, au moment fixé, immuablement, marche vers son accomplissement. Comment, en effet, celui qui ne voit plus la lumière pourrait-il encore supporter dans la mort une pénible servitude[45] ?

Si, au milieu d’une buée mortelle, le Centaure avec son piège infaillible lui perce les flancs, où s’est collé le venin qu’enfanta la mort et que nourrit le dragon aux changeants reflets, comment Héraclès pourrait-il voir un autre soleil après celui-ci, puisque le monstre effrayant, l’hydre s’est attachée à lui et qu’en même temps les meurtriers, les perfides aiguillons du Centaure à la noire crinière le torturent et le brûlent ?

Plus lent.

Tout cela, l’infortunée Déjanire, quand elle a vu un danger imminent menacer douloureusement son foyer, au moment ou y accourait une nouvelle épouse, elle ne l’a pas compris, et ce qui a résulté des conseils d’autrui, après son entretien funeste avec Nessos, elle le déplore douloureusement, elle verse une fraîche, une abondante rosée de pleurs, et le Destin, en s’accomplissant, révèle les suites funestes de la perfidie du Centaure.

La source des larmes a jailli[46] ; le mal a envahi le corps d’Héraclès ; c’est une souffrance telle que ses ennemis n’en ont jamais fait déplorer une semblable à ce héros[47]. Ah ! sombre pointe de la lance guerrière, qui as si promptement amené ici des hauteurs d’Œchalie cette jeune fille d’après la loi de la guerre ! Et Aphrodite, qui silencieuse a donné son aide, est la déesse qui sûrement a tout conduit[48].

Premier Demi-Chœur[49]. — Est-ce une illusion ? N’entends-je pas un gémissement qui vient de retentir dans le palais ? Que dire ?

Second Demi-Chœur. — Mais oui, cela n’est pas douteux, quelqu’un là-dedans pousse des cris de douleur : il se passe dans cette demeure quelque chose.

Le Coryphée. — Regarde cette femme ; elle n’a pas son air ordinaire. Comme elle tient, en s’avançant vers nous, le sourcil froncé, la vieille ! elle va nous annoncer quelque nouvelle.

Entre la Nourrice.

La Nourrice. — Mes enfants, ce ne sont pas des maux légers que nous a causés le présent envoyé à Héraclès.

Le Coryphée. — Que viens-tu encore, vieille, nous apprendre ?

La Nourrice. — Déjanire a fait, sans remuer les pieds, le dernier de tous ses voyages[50].

Le Coryphée. — Est-ce qu’elle serait morte ?

La Nourrice. — Je t’ai tout dit.

Le Coryphée. — Elle n’est plus, la malheureuse ?

La Nourrice. — Je te le répète pour la seconde fois.

Rapide, agité.

Le Coryphée.Ah ! l’infortunée victime ! de quelle manière dis-tu qu’elle a succombé ?

La Nourrice.D’une façon atroce.

Le Coryphée.Dis-nous, femme, quelle a été sa fin.

La Nourrice.Elle s’est suicidée.

Le Coryphée.Quel désespoir, quelle folie lui a donné la mort avec la pointe d’une arme maudite ? Comment à un trépas est-elle arrivée à en ajouter, toute seule, encore un autre ?

La Nourrice.Avec le tranchant d’un fer funeste.

Le Coryphée.Malheureuse, as-tu assisté à cet acte de désespoir ?

La Nourrice.J’y ai assisté. J’étais à ses côtés.

Le Coryphée.Qui a frappé ? Comment ? Voyons, parle.

La Nourrice.C’est elle-même, de sa propre main, qui a fait la chose.

Le Coryphée.Que dis-tu ?

La Nourrice.La vérité.

Le Coryphée.Elle a enfanté, oui, elle a enfanté, cette Iole, la jeune épousée, une redoutable Erinys[51].

La Nourrice. — Une trop redoutable : si tu avais été témoin de ce qu’a fait Déjanire, ta pitié aurait encore été plus profonde.

Le Coryphée. — Et cette mort, une main de femme a eu le courage de l’accomplir ?

La Nourrice. — Oui, et d’une manière horrible. Écoute et tu me rendras témoignage. Quand elle fut entrée dans le palais, seule, et qu’elle eut vu dans la cour son fils préparer une litière pour aller retrouver son père, elle se cacha où personne ne pût la découvrir, elle déplora à grands cris, en se prosternant au pied des autels, qu’elle fût devenue veuve, et elle versait des larmes, venait-elle à toucher un des objets, l’infortunée, dont elle se servait naguère ; puis, errant çà et là dans le palais, si elle apercevait un de ses chers serviteurs, elle se lamentait, la malheureuse, à sa vue, se désolant hautement sur sa propre destinée et sur celle de sa maison désormais privée d’enfants légitimes. Quand elle eut cessé ses plaintes,

soudain je la vois qui se précipite dans la chambre d’Héraclès. Et moi, me cachant, dans l’ombre, j’épiais ce qu’elle allait faire : je la vois étendre des couvertures sur la couche de son époux. Quand elle eut fini, elle s’élance sur le lit, elle s’asseoit au milieu, elle pleurait, elle versait des larmes brûlantes : « O lit conjugal, disait-elle, et toi, ma chambre nuptiale, aujourd’hui je vous dis un adieu éternel : jamais vous ne me recevrez plus sur cette couche pour y reposer. » Sans en dire plus, d’un geste violent elle ouvre son péplos à l’endroit où une agrafe d’or le lui retenait au-dessus des seins ; elle met à nu tout son flanc et son bras gauche. Je me sauve alors, je cours de toutes mes forces, je raconte à son fils ce qu’elle préparait et, le temps de la quitter et d’accourir ici l’un et l’autre, nous l’apercevons : sous le foie et le diaphragme elle avait un glaive à double tranchant enfoncé dans le côté[52]. A cette vue, son fils poussa un grand cri ; il reconnut, hélas ! qu’il était la cause, par son emportement, de cette mort ; il apprit trop tard, par les gens du palais, qu’elle avait agi, sans rien savoir, sur l’inspiration du Centaure. Et maintenant, dans sa douleur le jeune homme se lamente passionnément et pleure sur elle, il s’agenouille, il lui baise les lèvres, il s’étend à ses côtés, il ne cesse de déplorer de l’avoir injustement accusée, il pleure d’avoir, d’un seul coup, sa vie privée de deux êtres chers, son père et celle qui est là. Voilà ce qui s’est passé en ce palais. Aussi, quand on compte sur le lendemain ou sur plusieurs jours, on est un insensé : demain n’existe qu’autant qu’on a heureusement passé le jour présent.

Elle sort.
Rapide.

Le Chœur.Quel malheur d’abord faut-il que je pleure ? Des deux quel est le plus lamentable ? J’ai de la peine à en décider, infortunée que je suis.

Voici ce que nous aidons à voir dans le palais ; voilà ce à quoi il faut que notre esprit s’attende : souffrir, s’y préparer, pour nous c’est même chose.

Passionné.

Ah ! si un vent favorable venu d’Hestiotide[53], pouvait se lever et m’emporter loin de ces lieux ! Je ne mourrais pas d’une frayeur soudaine, à la vue du noble fils de Zeus. On dit qu’en proie à des souffrances sans remède il va venir devant le palais, inexprimable spectacle.

On aperçoit au loin un cortège qui avance silencieusement.

C’est un malheur qui n’est plus éloigné, un malheur tout proche que je pleurais, comme le plaintif rossignol : voici une troupe d’étrangers. Avec quelles précautions ils le portent ! Comme d’un ami, ils prennent soin de lui. Leur

marche est pesante, silencieuse. Et lui, hélas ! il se laisse porter, ne dit rien. Que faut-il penser ? Est-il mort ? Est-il assoupi ?

Entrent Hyllos, un Vieillard et des serviteurs : ils portent Héraclès étendu sur une litière.
Mélodrame[54].

Hyllos. — Ah ! que de peine, que de peine me cause ton état, père ! Que faire ? Quel parti prendre ? Hélas !

Le Vieillard. — (A demi-voix.) Tais-toi, mon enfant, ne réveille pas la douleur sauvage qui affole ton père. Il vit, mais il est anéanti. Tiens fermée ta bouche, mords-la.

Hyllos. — Tu en es sûr, vieillard, il vit ?

Le Vieillard. — (A demi-voix.) Tu ne vas pas l’éveiller dans son sommeil, ni exciter et ranimer son mal intermittent, atroce, mon enfant ?

Hyllos. — Que je souffre ! sur moi pèse un mal infini : j’en perds la raison.

A ce moment, Héraclès fait un mouvement et se réveille.

Héraclès. — O Zeus ! où suis-je ? en quel pays ? Qui sont ceux chez lesquels je suis étendu, torturé par d’incessantes douleurs ? Hélas ! infortuné que je suis, et voici que le mal me mord encore, oh ! dieux !

Le Vieillard. — (A Hyllos.) Ne savais-tu pas combien

il valait mieux te taire et ne pas chasser pour lui de ses yeux le sommeil ?

Hyllos. — C’est que je ne puis endurer la vue de ses souffrances.

Héraclès. — O roc de Kénæon, sur lequel j’ai élevé des autels, quelle reconnaissance, malheureux que je suis, tu m’as value pour mes sacrifices, ô Zeus ! A quelle ruine tu m’as conduit, oui, à quelle ruine ! J’aurais bien dû, hélas ! ne jamais te voir, ne jamais connaître l’inexorable poussée de cette douleur qui m’affole ! Quel enchanteur, quel artisan de guérison endormira jamais, sans l’aide de Zeus, ce mal qui me tue ? S’il s’éloignait, je verrais un prodige.

Passionné.

Ah ! ah ! laissez, laissez-moi reposer, je suis si malheureux ! Où me touches-tu ? où m’étends-tu ? Tu vas me tuer, me tuer. Tu as réveillé un mal qui semblait s’assoupir.

Plus lent.

Il s’attache à moi, ô torture ! le voilà qui revient. — (Aux gens qui l’entourent et qu’il prend pour des étrangers.) D’où venez-vous, ingrats entre tous les Hellènes ? Sur mer, dans les forêts, partout, Je vous purgeais de tout mal, je m’exténuais pour vous, malheureux que je suis, et aujourd’hui que je souffre tant, personne n’emploiera-t-il le feu, ne tournera-t-il contre moi une arme secourable ?

Plus rapide.

Ah ! ah ! n’y a-t-il personne qui veuille d’un coup vigoureux séparer ma tête de ce corps maudit ? Quelle torture !

A demi-voix.

Le Vieillard. — (Il s’efforce de maintenir Héraclès étendu.) Fils de ce héros, la tâche dépasse ma force : aide-moi. Mieux que personne, tes yeux découvriront un moyen de le sauver.

Hyllos.Je le tiens, mais il m’est impossible de trouver ni en moi, ni ailleurs, un remède à ses maux : cela dépend de Zeus.

Agité.

Héraclès.O mon enfant, où es-tu donc[55] ? Par là, par là prends-moi, soulève-moi. Ah ! Quelle est ma destinée ! Il s’élance encore, il s’élance, le mal douloureux, terrible, sauvage qui m’a perdu !

Plus lent.

O Pallas, Pallas, voici qu’il me déchire encore ! Mon enfant, aie pitié de ton père, ne crains pas qu’on te blâme, tire ton glaive, frappe-moi sous la clavicule : c’est le moyen de guérir la torture dont ta mère impie a excité la rage. Ah ! si je pouvais la voir succomber aussi cruellement, oui, aussi cruellement qu’elle m’a tué !

Passionné.

Hadès, fils de Zeus, doux Hadès, endors, endors-moi par une mort rapide, et mets fin à ma souffrance.

Le Coryphée. — Je frissonne, mes amies, en voyant les tortures de notre maître ; quel héros il est et quels tourments il endure !

Héraclès[56]. — Que de travaux, dont le récit seul cause une cuisante fatigue, mes bras, mon dos, ont supportés ! Et jamais encore il ne m’en a été, ni par l’épouse de Zeus, ni par l’odieux Eurysthée, imposé un pareil à celui que la fille perfide d’Œnée a attaché à mes épaules, vêtement tissu par les Erinyes et qui me tue. Collé à mes flancs, il me dévore au fond des chairs, il dessèche par son contact les artères[57] de mes poumons ; il a bu, tari le sang de ma vie ; tout mon être est détruit, dompté par cette étreinte mystérieuse. Et cela n’est l’œuvre ni d’une lance brandie dans la plaine, ni de l’armée des Géants nés du sol, ni des sauvages Centaures[58], ni de l’Hellade, ni d’aucun pays barbare, ni d’aucune terre, si grande soit-elle, que j’aie visitée pour la purifier : c’est une femme, une faible femme, un être dénué de force virile, qui seule m’a tué, sans armes ! Mon enfant, sois vraiment à mon égard un enfant né de moi, et ne me préfère pas un être qui n’est pour toi une mère que de nom. De tes propres mains, arrache-la du palais et mets-la dans les miennes ; je saurai nettement si tu souffres plus de mon sort que du sien, quand tu verras en quel état je mettrai justement sa beauté. Va, mon fils, aie ce courage. Aie pitié de moi, comme en a pitié la foule : je crie et me lamente, comme une jeune fille. Et cela personne ne pourrait affirmer me l’avoir jamais vu faire ; sans un gémissement, toujours je suivais ma destinée douloureuse. Mais aujourd’hui, d’insensible que j’étais, me voici devenu une femme, hélas ! Et maintenant, viens, approche-toi de ton père, contemple les tourments que j’endure, car je vais te les montrer, sans voiles. (A Hyllos, aux choreutes, aux spectateurs[59]) Vois, regardez ce corps misérable ; voyez ma souffrance, l’état pitoyable où je suis. Hélas ! infortuné, hélas ! un spasme déchirant vient encore de me brûler, il m’a percé les flancs ; il ne veut pas, sans doute, me laisser un instant de relâche, ce mal affreux qui me dévore. O roi Hadès, reçois-moi ; éclair de Zeus, frappe-moi ; brandis, maître, lance contre moi, père, le trait de ta foudre. Il me mord de nouveau, le mal, il redouble, il est au paroxysme. O mes mains, mes mains, mon dos et ma poitrine, et vous, chers bras, vous avez eu la force de venir à bout naguère de l’habitant de Némée, fléau des bouviers, ce lion formidable dont personne n’approchait, et de l’hydre de Lerne, et de la troupe insociable des Centaures, ces monstres à double nature qui avaient des jambes de cheval, ces êtres insolents, sans lois, si orgueilleux de leur force, et du sanglier d’Érymanthe, et de la bête souterraine, le chien à trois têtes[60] de l’Hadès, rejeton invincible de la redoutable Echidna, et du dragon qui gardait les pommes d’or aux extrémités du monde. J’ai

entrepris bien d’autres travaux et personne n’a élevé de trophée pour avoir triomphé de ma vigueur. Mais aujourd’hui, vous le voyez, les membres rompus, le corps en lambeaux, je suis ravagé, hélas ! par un mal aveugle, moi qui suis né de la plus noble mère, moi que l’on nomme le fils de Zeus, maître du ciel étoilé. Pourtant, soyez certains d’une chose, quoique je sois anéanti et ne puisse faire un pas, celle qui m’a ainsi traité, je la dompterai, même en l’état où je suis. Qu’elle vienne, qu’elle approche seulement ! je lui apprendrai à proclamer devant tous que dans la mort comme dans la vie, j’ai châtié les criminels.

Le Coryphée. — O malheureuse Hellade ! Quel deuil je prévois pour elle, si elle perd ce héros !

Hyllos. — Puisque tu me permets de te répondre, mon père, écoute-moi en silence, malgré tes tortures : je ne te demanderai que ce qu’il est juste que j’obtienne. Aie confiance en moi, mais tempère la colère qui te mord le cœur. Autrement tu ne comprendrais pas que la joie que tu te promets est aussi vaine que le ressentiment dont tu souffres.

Héraclès. — Abrège : je souffre et ne comprends rien à toutes tes énigmes.

Hyllos. — Je viens te parler de ma mère, de son sort présent, de sa faute involontaire.

Héraclès. — Misérable ! tu oses me rappeler encore aux oreilles ta mère, la meurtrière de ton père !

Hyllos. — Après ce qui s’est passé, il ne convient pas de se taire.

Héraclès. — Oh ! non, certes, je suis de ton avis, après le crime qu’elle vient de commettre.

Hyllos. — Au moins, il ne s’agit pas de cela aujourd’hui, tu en conviendras.

Héraclès. — Explique-toi, mais garde-toi de paraître un fils dénaturé.

Hyllos. — Je m’explique : elle n’est plus, elle vient de succomber.

Héraclès. — Qui l’a tuée ? Quelle nouvelle surprenante tu m’annonces par ces paroles sinistres !

Hyllos. — Elle s’est tuée de sa propre main, sans l’aide de personne.

Héraclès. — Malheur à moi ! avant, comme il aurait fallu, qu’elle succombât sous mes coups ?

Hyllos. — Et ton cœur serait retourné, si tu savais tout.

Héraclès. — Quel étrange préambule ! Explique ce que tu penses.

Hyllos. — Voici toute la chose : elle a mal fait en voulant bien faire.

Héraclès. — Elle a bien fait, misérable, en tuant ton père ?

Hyllos. — Elle pensait t’envoyer un charme d’amour, quand elle a vu entrer la nouvelle épouse[61] dans le palais ; elle s’est trompée.

Héraclès. — Et qui est si grand magicien, chez les Trachiniens ?

Hyllos. — Le Centaure Nessos lui a jadis persuadé d’affoler ton désir par ce philtre.

Héraclès. — Ah ! ah ! malheureux que je suis, c’en est fait de moi, je suis perdu[62]. Je suis mort, oui, mort ; il n’est plus pour moi de lumière. Hélas ! je comprends le malheur où je suis. Va, mon fils, tu n’as plus de père. Appelle-moi tous tes frères, appelle la malheureuse Alcmène, qui fut en vain l’épouse de Zeus, afin que pour la dernière fois vous appreniez de moi les oracles que je connais.

Hyllos. — Mais ta mère n’est pas ici ; elle a fini par fixer son séjour à Tirynthe[63], sur le bord de la mer ; tes enfants, les uns, elle les a pris avec elle et les élève, les autres, sache-le, habitent la cité de Thèbes. Nous qui sommes près de toi, s’il faut agir, mon père, nous t’obéirons et te servirons.

Héraclès. — Apprends donc ce que tu as à faire : voici le moment pour toi de montrer si tu es vraiment mon fils. Un oracle de mon père m’a prédit jadis qu’aucun des êtres qui respirent ne me tuerait, mais que ce serait un mort, un habitant de l’Hadès. Ce Centaure donc, comme le marquait l’oracle divin, quand j’étais en pleine vie, il m’a tué, bien qu’il fût mort. Je vais te révéler de nouveaux oracles, qui se réalisent comme les anciens et concordent avec eux. J’étais entré dans le bois sacré des Selles, qui habitent les montagnes et couchent sur la terre nue ; j’y inscrivis ce que me dit, avec la multitude de ses voix, le chêne consacré à mon père. Il déclarait qu’au temps actuel, au temps présent, viendrait la fin des souffrances qui m’accablent. J’espérais des jours heureux, mais cela ne signifiait pas autre chose pour moi que la mort, car pour les morts il n’y a plus de souffrance[64]. Puisque donc cette prédiction se réalise clairement, mon fils, il faut que tu me prêtes ton concours sans par des délais m’exciter à de vives paroles. Au contraire, docile, aide-moi, et comprends que la plus belle des lois est d’obéir à son père.

Hyllos. — Eh bien, mon père, bien que j’appréhende l’issue où notre entretien m’a conduit, cependant je t’obéirai comme il te plaît.

Héraclès. — Tout d’abord donne-moi ta main droite.

Hyllos. — Dans quelle intention m’imposes-tu ce gage de foi ?

Héraclès. — Donne ta main, vite, sans méfiance à mon égard.

Hyllos. — Voici, je la tends ; je ne te contredirai point.

Héraclès. — Jure sur la tête de Zeus qui m’a engendré…

Hyllos. — De quoi faire ? Cela l’expliqueras-tu ?

Héraclès. — D’accomplir ce que je vais te dire.

Hyllos. — Je le jure, et j’en prends Zeus à témoin.

Héraclès. — Si tu transgressais ton serment, souhaite d’en être puni.

Hyllos. — Je ne le serai pas : j’accomplirai mon vœu. Je le souhaite pourtant.

Héraclès. — Connais-tu le rocher de Zeus qui couronne l’Œta ?

Hyllos. — Je le connais : quand je sacrifiais, je me suis souvent tenu debout à son sommet.

Héraclès. — Là donc, il faut que tu portes mon corps de tes propres mains, en te faisant aider par ceux de tes amis que tu voudras ; abats un grand nombre de chênes aux profondes racines, coupe aussi beaucoup de sauvages oliviers mâles, déposes-y mon corps, puis prends une torche ardente de pin et mets le feu au bûcher. Point de lamentations, qu’aucune larme ne soit versée ; sans gémir, sans pleurer, si tu es mon fils, fais ce que je dis ; sinon, même quand je serai sous terre, ma malédiction pèsera éternellement sur toi.

Hyllos. — Hélas ! mon père, qu’as-tu dit ? Comme tu as agi avec moi !

Héraclès. — J’ai dit ce qu’il faut exécuter ; si tu ne le fais pas, sois le fils de qui tu voudras, mais ne sois plus appelé le mien.

Hyllos. — Hélas ! deux fois hélas ! à quoi me convies-tu, père ? à être ton meurtrier, ton assassin ?

Héraclès. — Non pas, mais à me délivrer et à me guérir seul des maux que j’endure.

Hyllos. — Et comment, en brûlant ton corps, te guérirais-je ?

Héraclès. — Si tu t’en épouvantes, le reste, du moins, fais-le.

Hyllos. — Je ne refuserai pas de porter ton corps.

Héraclès. — Amoncelleras-tu aussi le bûcher dont je t’ai parlé ?

Hyllos. — Oui, seulement je n’y toucherai pas de mes propres mains ; le reste, je le ferai, et pour ce qui me regarde, tu n’auras pas à te plaindre.

Héraclès. — Cela seul suffira ; pourtant, ajoute une légère faveur à de si grands services.

Hyllos. — Même si elle est considérable, tu seras satisfait.

Héraclès. — Tu connais, n’est-ce pas, la fille d’Eurytos ?

Hyllos. — Tu parles d’Iole, si je ne m’abuse.

Héraclès. — Tu l’as dit. Voici ce que je te recommande, mon enfant. Cette jeune fille, après ma mort, si tu veux pieusement agir, en te souvenant des serments que tu as faits à ton père, prends-la comme épouse et garde-toi de me désobéir. Qu’aucun autre homme que toi ne possède jamais celle qui a reposé à mes côtés : c’est à toi, mon fils, de t’unir à elle. Consens-y. Après m’avoir obéi dans de grandes choses, me désobéir dans de petites, c’est ruiner la gratitude que tu t’es déjà acquise.

Hyllos. — Hélas ! S’irriter contre un malade est mal, mais qui supporterait d’en voir un penser de la sorte ?

Héraclès. — Tu parles comme si tu n’avais aucun désir de faire ce que je dis.

Hyllos. — Qui jamais, en effet, à l’égard de celle qui a été la cause unique de la mort de ma mère et pour toi de l’état où tu te trouves, qui jamais prendrait un tel être pour femme, à moins d’avoir l’esprit troublé par les Furies ? Plutôt mourir, moi aussi, mon père, que de cohabiter avec mes pires ennemis !

Héraclès. — Comme on voit bien que cet homme tient peu compte de moi, quand je meurs ! Mais la malédiction des dieux te sera réservée, si tu désobéis à mes ordres.

Hyllos. — Hélas ! bientôt, je crois, ton langage va montrer comme tu souffres.

Héraclès. — En effet, mon mal était endormi et tu le réveilles.

Hyllos. — Infortuné, dans quelle incertitude je suis !

Héraclès. — Parce que tu ne trouves pas juste d’obéir à qui t’a engendré.

Hyllos. — Mais faut-il que j’apprenne à devenir impie, père ?

Héraclès. — Il n’y a pas d’impiété à satisfaire mon cœur.

Hyllos. — M’ordonnes-tu bien d’agir ainsi, en toute justice ?

Héraclès. — Oui, en toute justice, j'en atteste les dieux.

Hyllos. — Alors j’agirai, j’exécuterai ton ordre, en prenant les dieux à témoin que c’est là ton ouvrage. Je ne saurais paraître un criminel, quand je t’obéis, mon père.

Héraclès. — J’approuve ces dernières paroles. A cette promesse ajoute la promptitude à me venir en aide, mon fils : de cette façon, avant qu’une convulsion ou une crise de douleur fonde sur moi, tu m’auras déposé sur le bûcher. Allons, hâtez-vous, emportez-moi. Il n’y a point d’autre terme à mes souffrances, que ma fin suprême.

Hyllos. — Rien n’empêche que ce que tu dis soit accompli, puisque tu l’ordonnes et que tu m’y contrains, père.

Hyllos fait signe aux porteurs d’approcher avec la litière. — A ce moment s’ouvrent les portes du palais et Iole apparaît sur le seuil avec les autres captives.
Mélodrame.

Héraclès. — Allons, avant que mon mal se réveille, ô ma rude âme, mets à ma bouche un frein d’acier, scelle mes lèvres comme deux pierres et arrête mes cris, car tu vas accomplir avec joie un acte qui épouvante.

Hyllos. — Soulevez-le, compagnons. Montrez-moi une grande indulgence, et témoignez aux dieux une grande répugnance pour ce qui s’accomplit : ils l’ont engendré, l’un d’eux est appelé son père et tranquillement ils regardent de telles tortures. L’avenir, personne ne le connaît ; le présent, il fait notre douleur, il fait aussi la honte des dieux, mais de tous les êtres humains celui qui en souffre le plus, c’est celui qui supporte des maux aussi cruels.

Le Coryphée. — (A Iole.) Toi, jeune fille, ne reste pas au palais, suis-nous. Tu viens de voir des morts terribles, des souffrances innombrables, qu’on n’avait pas encore endurées : tout cela est l’œuvre de Zeus.



  1. Ce dicton, chacun le sait, est de Solon. (Cf. Hérodote, I, 32.) Il sert de conclusion à l'Œdipe-Roi 1528 sqq., et on le retrouve souvent ailleurs. Cf. Soph. fragm. 588 ; Esch. Agam. 928 sq. Eurip. Androm.100 sqq., Héraclides 865 sq., Troyennes, 509 sq., Iph. à Aul. 161 sq.
    — Le scholiaste prétend qu’il y a ici un anachronisme et que Sophocle n’a pas le droit de s’inspirer de Solon, puisque ce dernier est postérieur (μετγενέστερος) à Déjanire. Mais au XVIIe siècle notre Balzac a eu raison de répondre au scholiaste, comme l’a rappelé Boissonade, que « quoyque Solon fust postérieur à Déjanire, néantmoins Déjanire n’était pas si ancienne que le sens commun, qui est le premier auteur des sentences véritables. » C’est ainsi qu’Ajax cite v. 678 sqq., une maxime attribuée à Bias.
  2. Iplitos était fils d’Eurytos, roi d’Œchialie, en Eubée. (Cf. v. 74. Dans l'Iliade, II, 696, Œchalie est en Thessalie.) Héraclès habitait à Tirynthe, quand il alla chez Eurytos, où il s’éprit de sa fille Iole. Repoussé, insulté, chassé par Eurytos, il quitta Œchalie et quelque temps après, comme Iphitos était son hôte à Tirynthe, ce que Lichas se garde bien de dire, il le tua par ruse, comme il est raconté v. 270 sqq. C’est alors qu’il s’exila de Tirynthe pour aller à Trachis. L’hôte qui l’accueillit, et qui n’est pas nommé dans la pièce, était Céyx. (Cf. Hésiode, Bouclier, 353 sq.) Héraclès, ou plutôt Déjanire habite donc dans le palais de ce roi depuis quinze mois. Pendant ce temps Héraclès a été un an esclave chez Omphale, et il a ensuite ravagé Œchalie, (cf. Bacchylide XV, v. 14) pour se venger d’Eurytos, dont il a pris la fille.
  3. On peut trouver que l’arrivée d’Hyllos est bien opportune, mais ce n’est pas le hasard qui l’amène sur la scène, comme cela peut se produire quelquefois. (Cf. Antig. 1182.) Hyllos vient d’apprendre, au sujet de son père, de bonnes nouvelles et il accourt, pour les annoncer à sa mère.
  4. Comme on peut le voir dans l’apparat critique j’ai supprimé, avec Bentley, le v. 84, qui dans tous les mss. fait double emploi avec le suivant. Entre les deux trimètres il faut choisir. Peut-être avons-nous ici une double rédaction. Cf. Démosth. Philipp. III, 6 sqq. Éd. Weil.
  5. La Nuit, mère des astres d’or (cf. Eurip. El. 54) enfante à aurore Hélios, quand elle meurt, et chaque soir, quand elle renaît, elle l’assoupit dans les feux du couchant. Elle est, en effet, mère de l’Aurore, de la lumière. (Cf. Esch. Agam. 265, 279.) Et quand Hélios brille dans le ciel, rien n’échappe à ses regards. Comme les Grecs jouaient leurs drames en plein air, l’acteur dans les circonstances solennelles s’adressait naturellement au dieu, comme à un personnage toujours présent. En quittant la vie, Ajax lui dit un adieu célèbre, v. 856 sqq.. Ailleurs, on le salue au milieu d’un succès dont il est témoin et qu’on lui attribue. (Cf. Antig. 100 sqq.) Ces invocations sont d’autant plus naturelles, que dans trois pièces de Sophocle sur sept (cf. vol. I, p. 81, note I) l’action commence avec l’apparition, le lever du dieu.
  6. Pour les Grecs, comme le dit expressément Isocrate (Discours panégyrique, 179) la terre entière, aussi loin qu’elle s’étend sous le ciel, forme deux parties distinctes, l’Asie et l’Europe, car l’Afrique, qu’ils ignoraient à peu près totalement, n’était distinguée ni de l’un ni de l’autre continent.
  7. Ces deux vents soufflent dans une direction opposée, le Notos étant un vent du sud, l’autre du nord. Il y a probablement ici un souvenir de l'Iliade II, 396, comme le suggère Jebb.
  8. C’est surtout pendant la nuit que le souci ronge l’esprit des gens inquiets et qu’il les tient éveillés. On le voit bien au commencement des Nuées, quand Strepsiadès fait à la lueur de sa lampe le compte des dettes que son fils a contractées. Cf. Ménandre, Epitrepontes 35 sqq. Έν νυχτἱ, qui a ici un sens général, n’équivaut donc pas, comme l’a cru Dindorf, à ἐν νυχτἱ μιᾷ (=]a nuit des noces) et le rapprochement avec un passage bien connu du Térée (Soph. fragm., v. 11 et 12) est erroné. On remarquera d’ailleurs que dans ces derniers vers l’adjectif μία, dont le sens est capital, n’a pas été omis.
  9. Sur le chêne de Dodone et ses colombes, cf. Jebb, Appendix de son édition des Trachiniae, p. 201-7.
  10. Comparer dans l'Œdipe-Roi v. 80 sqq., l’arrivée subite de Créon, qui vient de Delphes avec une réponse qu’il croit favorable.
  11. Cet homme ne porte dans la pièce le titre de Messager qu’à cause des premières paroles qu’il prononce. En réalité, il est de Trachis. De la même manière, au début de l'Œd. à Col. le Coloniate qui rencontre Antigone et son père n’est appelé un Étranger (cf. v. 49, 75, 81) que parce qu’il est un étranger pour Œdipe.
  12. Ce qui fait agir cet homme, c’est surtout l’intérêt. Il a cela de commun avec la plupart des Messagers de Sophocle. Cf. vol. I, p. VII.
  13. Le sommet de l’Œta était consacré à Zeus. Hyllos y avait offert de nombreux sacrifices. (Cf. v. 1192). Ce sommet est, dit le texte, ἄτομος, parce qu’on n’avait pas le droit d’y faucher l’herbe. (Cf. Eurip. Hipp. 76.) Et les faits étaient bien tels que les poètes le disent, puisqu’en Crète, dans l’ίερόν de Zeus Δικταῖος, il était défendu de faire paître les troupeaux, de semer, de ramasser du bois. Cf. CIG, II, 2561 b, p. 1100-4.
  14. L’épithète Όρυγίαν que le poète donne à Artémis est embarrassante. Puisque le chœur invoque les deux divinités nées de Latone, Artémis et Apollon, et puisque dans l'Odyssée V, 123, Ortygie est le nom ancien de Délos, j’ai suivi le sens qui m’a paru le plus acceptable. D’autres plaçaient Ortygie en Sicile, d’autres en Étolie, d’autres ailleurs. Il est vrai qu’au v. 687 de cette pièce Artémis est la déesse qui est adorée sur le rivage du golfe maliaque, mais on ne voit pas comment on pourrait y placer Ortygie.
  15. Ce chant du chœur est un hyporchème. Le scholiaste nous en avertit : τό γἁρ μελιδάριον ούκ ἔστι στάσιμον, άλλ᾽ ὑπὁ τἢς ἠδονᾓς όρχοῦνται. D’ailleurs un stasimon n’est jamais formé d’une strophe isolée à laquelle rien ne répond. Cf. vol. I, p. 87, note.
  16. Le cap Κήναιον, aujourd’hui cap Lithada, était à l’extrémité septentrionale de l’Eubée, en face du golfe maliaque. Zeus (cf. Eschyle, fragm. 30) y était adoré. Le culte du dieu remontait à une haute antiquité, puisqu’à l’époque homérique (cf. Il. II, 538) une ville y portait déjà son nom. Après la prise d’Œchalie — qu’Hécatée de Milet (cf. Pausanias, IV, 2, 3) plaçait dans le territoire d’Erétrie, au centre de l’île, — Héraclès remonte vers le nord, et avant de quitter l’Eubée, il élève à Zeus des autels, ou plutôt il trace (ὀρίζεται) unτέμενος qu’il consacre à son père.
  17. D’après Hésiode, cité ici par le scholiaste, Eurytos avait quatre fils : Déiôn, Clytios, Toxeus et Iphitos. Il est vrai que Créophylos, l’auteur de la Prise d’Œchalie, ne lui en donnait que deux.
  18. Un jour, dans le texte : αὗθις. Cf. Ajax, 1283. Dans les deux cas un certain temps s’est écoulé entre les faits.
  19. Il n’est pas dit ici, ni plus haut, v. 38, que cet Iphitos était fils d’Eurytos, parce que tout le monde le sait. La légende d’Héraclès était très connue et dans les sept tragédies conservées de Sophocle le dieu y joue deux fois un rôle.
  20. Lichas oublie un détail, qui n’est pas sans importance. Cf. p. 17, note.
  21. Le texte grec est plus brutal. Déjanire demande, en somme, à Iole, si elle est encore vierge ou si elle a eu déjà des enfants. Pour une multitude de raisons, qui ne sont pas toutes très favorables aux modernes, sa franchise d’expression n’est plus la leur. Dans l’antiquité, il n’y avait pas d’autre alternative pour une femme libre, et celle à qui ses parents avaient choisi un άνήρ, ne tardait pas à lui donner des enfants : Déjanire le sait bien. (Cf. v. 31.) Aussi l’époux qui n’avait pas d’enfants mâles se hâtait-il d’adopter un étranger qu’il mariait avec l’une de ses filles. (Cf. Isée, III, 68.) Il fallait assurer la perpétuité du culte. (Cf. Platon, Lois VI, 773 E.) L’idéal de la vie était donc d’avoir une progéniture nombreuse et bien portante : εύπαιδίας τυχεἵ ἂμα καἱ πολυπαιδίας. Cf. Isocrate, Evag. 72.
  22. Je donne avec G. Hermann à l’épithète διήνεμον le sens que paraît lui attribuer le scholiaste dans le premier des synonymes, ἕρημον, par lequel il s’efforce de traduire cet adjectif.
  23. Tous les éditeurs, Jebb excepté, admettaient en ce passage une interpolation. Le papyrus mentionné dans la Notice de cette tragédie, p. 3, leur donne tort et toutes leurs suspicions semblent vaines.
  24. Le mari qui introduisait une ἑταίρα dans la maison, où il habitait avec sa femme légitime, se mettait tout à fait dans son tort, puisque la loi autorisait cette dernière à le quitter, après avoir été trouver l’archonte. Cf. le Contre Alcibiade, 14, faussement attribué à Andocide : οὕτως ὺϐρίστης ἦν (ὁ Ἀλκιϐιάδης) έπεισάγων εἰς τἡν αύτἡν οίκίαν ἑταίρας, καἱ δούλας καἱ ἐλευθέρας, ὥστ᾽ ήνάγκασε τἡν γυναῖκασωφρονεστάτην οὖσαν άπολιπεῖν, έλθοὒσαν πρὁς τὁν ἄρχοντα κατἁ τὁννόμον.
  25. Allusion sarcastique à ce que Lichas a dit plus haut, v. 317, de sa discrétion.
  26. Déjanire demande conseil aussi bien aux jeunes filles qui composent le chœur, qu’à ses propres femmes. De là l’emploi du mot γυναῖκεσ, qui ne peut convenir au chœur seul, bien que ce soit le coryphée qui réponde.
  27. L’interversion de Nauck-Radermacher. (Cf. app. critique) est inutile.
  28. La supposition est purement gratuite, car Héraclès n’a jamais dit à Lichas de cacher la vérité à Déjanire. C’est de son propre mouvement que Lichas a menti, comme il le reconnaît lui-même v. 479 sqq. Celui-ci, il est vrai, prétend que cette absence de dissimulation est en faveur de son maître, mais sans être hostile à Héraclès, on ne peut que donner tort à Lichas. L’époux, très égoïste en sa passion, a totalement oublié sa femme, et c’est au serviteur à prendre l’initiative de dissimuler les faits à sa maîtresse, puisque le maître n’y a jamais songé. Cette substitution n’est pas favorable au glorieux époux de Déjanire.
  29. Après avoir résumé la multitude des légendes qui avaient cours sur Héraclès, Apollodore F. H. G. I, p. 147 sq. a dressé une liste des enfants qui lui étaient attribués : on ne peut le nier, elle donne, même très écourtée, entièrement raison à Déjanire.
  30. Zeus, Hadès, Poséidôn sont tous les trois fils de Kronos, mais parce que Zeus est l’aîné et le plus puissant, il porte seul le titre de Κρονίδης. C’est ainsi qu’Agamemnon est appelé Atride de préférenceà Ménélas. (Cf. Ajax, 1349 ; Phil. 1376 sq.) — Qu’Aphrodite ait souvent séduit Zeus, les Limiers de Sophocle nous en donnent une preuve inattendue, puisque, retrouvés par hasard, ils mettent justement en scène des faits qui résultèrent d’une de ces séductions. De son côté, Poséidôn était aussi peu fidèle à Amphitrite que son frère aîné l’était à Héra et Sophocle dans sa Tyro exposait comment Pélias et Nélée étaient nés des amours de Poséidôn avec la femme dont sa pièce porte le nom. Quant à Hadès, s’il était plus réservé par nature, il avait cependant enlevé à Démèter sa fille Perséphone et la légende plaçait ce rapt tout près du dème où était né Sophocle. Les Grecs de l’antiquité n’ont pas, en effet, regardé la chasteté comme une vertu, sauf pour les femmes, et les éphèbes, semblables à Hippolyte, ont toujours été parmi eux une exception.
  31. Le poète s’excuse d’avoir décrit avec une telle précision une lutte qu’il n’a jamais vue. Toutefois, le texte n’étant pas sûr, il est prudent de ne pas insister.
  32. Il y a dans le texte grec une expression qui nous semble bizarre. Littéralement, en effet, ce texte signifie : l’œil (de l’homme) aime à cueillir la fleur des unes, des autres il détourne le pied. La langue grecque, surtout dans la période créatrice, est pleine de ces négligences primesautières. Pour des modernes le sujet de ὺπεκτρέπει ne peut pas être celui de la phrase écrite, ὀφθαλμός, parce que la métaphore est incohérente ; pour les anciens, c’était autre chose : ils substituaient, sans y penser, au sujet grammatical, le sujet logique, c’est-à-dire ici ἀνήρ. Et cette substitution leur était d’autant plus aisée qu’ils disaient couramment : ἐκτος κλαυμάτων ἔχειν πόδα. dans le sens de κλαυμάτων ἀπέχεσθαι. Cf. Philoct. 1260. Voir la note de Tournier sur ce dernier vers.
  33. D’après Dion (or. 60) des critiques anciens blâmaient Sophocle d’avoir ainsi arrangé les choses. Héraclès, prétendaient-ils, lançait trop vite sa flèche. Frapper Nessos pendant qu’il avait Déjanire sur les épaules était chose fort risquée : Héraclès pouvait tuer sa femme. Ces critiques étaient vraiment bien circonspects. Héraclès ne réfléchit pas ; il traverse le fleuve, il entend crier Déjanire, il se retourne, il comprend ce qui se passe, il tire. Cette imprudence lui fait honneur : il aimait alors sa femme. Y avait-il d’ailleurs imprudence ? Héraclès pouvait être à quelques pas de Nessos, et, s’il avait déjà gagné l’autre rive, il prouva cette fois, malgré l’affirmation d’Eurytos (cf. v. 266) qu’il n’était pas un maladroit. D’ailleurs l’Evénos était-il si large ? Et si l’ardent époux de Déjanire avait tué Nessos avec son glaive, à son tour comment serait-il mort ?
  34. La répétition, qui est intentionnelle, ne passe que très difficilement en notre langue. Sophocle veut dire que sous ce vêtement neuf, neuf, c’est-à-dire plus rayonnant, plus glorieux paraît celui qui en est couvert, puisque l’habit, ce qui est une vérité de tous les temps, fait l’homme. On a déjà rencontré de nombreux exemples de cet artifice de style. (Cf. Ajax ; 267, 467, 557, 620, 785 sq., 1283 ; Antig. 73, 942, 977, 1240 ; O. R. 479 ; Él. 742, 751.) On en trouvera encore d’autres. On ne peut pas dire qu’ils soient particuliers à Sophocle, puisqu’il y en a de semblables chez Eschyle, chez Euripide et même chez les prosateurs, (cf. Hérodote, II, 178, Thucyd. VII, 75, 6) mais il les a employés, semble-t-il, plus que personne. Voir l’Anhang d’E. Bruhn (VIII Bändchen de l’édition de Schneidewin-Nauck) p. 130 sqq.
  35. Plus exactement de quinze, comme il est dit plus haut, v. 44 sq., mais les poètes ne sont pas des historiens et l’esclavage d’Héraclès chez Omphale avait duré un an.
  36. Le coryphée, en ajoutant au nom de la reine celui de son père, ne cherche pas à préciser la personnalité de Déjanire, ce qui serait parfaitement inutile ; il tient seulement, en la voyant angoissée, à lui marquer sa sympathie : c’est une forme d’expression que nous n’avons plus. On compare Ajax 331, Antig. 1098.
  37. Allusion à ce qui s’est passé, v. 587 sq., entre Déjanire et le coryphée. Les paroles de la reine ne sont pas un remerciement : on se retourne aisément contre celui qui a donné un conseil, si ce conseil a des suites regrettables.
  38. Littéralement : dans un coffret creux. La langue des tragiques est pleine de ces épithètes homériques, qu’ils rajeunissent en leur donnant une valeur particulière. De même dans l'Ajax, 1165, la tombe que le chœur conseille à Teucer de trouver est creuse, parce qu’il faut y mettre le corps de son frère. Cf. Œd. à Col. 1593.
  39. Le chœur a vu l’esclave qui, après le second stasimon, 633-662, apportait, fermé, le coffret, où avait été déposée par Déjanire, au fond du palais, la tunique de Nessos.
  40. Le vin nouveau, quand il fermente encore, comme l’explique le scholiaste v. 708, écume, si on le verse sur le sol. — Le flocon de laine, enduit de sang, était rouge : d’où la justesse de la comparaison.
  41. Elle aurait pu faire ce raisonnement plus tôt, comme elle le reconnaît elle-même, mais alors elle n’avait aucun soupçon, et le prodige menaçant ne s’était pas accompli.
  42. Apollodore raconte II, 5, 4, que lorsque les Centaures poursuivis par Héraclès s’étaient réfugiés sur le Pélion, dans la grotte de Chiron, celui-ci fut par mégarde atteint d’une flèche que lançait Héraclès. Comme il ne pouvait pas mourir, puisqu’il était dieu, comme il ne pouvait pas être guéri, puisque la flèche avait été trempée dans le sang de l’hydre, Zeus sur sa prière consentit à ce qu’il descendît dans l’Hadès, à la place de Prométhée.
  43. Rien n’est plus connu que cette tournure de la langue grecque, copiée par les Latins, par laquelle à la mention pure et simple d’un nom de lieu, on substitue la description de ce lieu. S’il parlait avec nos habitudes, Hyllos dirait ici : après avoir détruit Œchalie, Héraclès arriva au rivage de l’Eubée ; πέρσας… ἦλθεν είς άκτήν. Lichas à une question de Déjanire a déjà répondu, v. 237, exactement comme le fait Hyllos. Jebb remarque que cette façon de s’exprimer, qui nous semble un peu enfantine, remonte aux aèdes. (Cf. Il. II, 811 ; Od. III, 293.)
  44. Il a déjà été dit un mot dans cette édition (cf. vol. I, p. 52, note) du jeu des rimes dans Sophocle. Ici, guidé uniquement par l’instinct d’imitation, le poète emploie de nouveau ce jeu, et les cris d’Héraclès que se renvoie l’écho des promontoires, font rimer naturellement les vers 787, 8. Remarquer aussi, dans le texte grec, les deux participes βοῶν, ἰύζων dont la sonorité grondante est renforcée par la place qu’ils ont en tête du trimètre. Tout cela malheureusement est intraduisible, ce qui ne dispense pas de le souligner. A la fin de la même pièce, v. 1265 sq., dans des dimètres anapestiques, ce qui est beaucoup plus rare, deux mots de même composition et de sens contraire (συγγνωμοσύνην, ἀγνωμοσύνην) sont intentionnellement opposés pour accuser une antithèse. — Ce qui prouve bien, chose d’ailleurs hors de doute, que ces artifices sont voulus, c’est que l’effet imitatif de ces vers 787, 8 a été répété par Sophocle dans le Phitoctète, 9-11, avec le même redoublement de participes (βοῶν, στενάζων) à la même place dans le trimètre : il s’agit là encore de cris dont l’artiste essaie d’imiter, avec les syllabes de ses iambes, le retentissement douloureux.
  45. L’oracle avait dit qu’après douze ans révolus l’époux de Déjanire trouverait enfin le repos ; cet oracle s’accomplit, mais d’une façon inattendue, comme le constate le chœur, qui ne croyait pas que pour Héraclès ce repos serait la mort. D’après Sophocle, v. 1-2, cet oracle avait été rendu à Dodone, d’après Apollodore II, 4, 12, à Delphes. Quand commencent les Trachiniennes on est arrivé au terme de ces douze ans. Quinze mois auparavant, et non douze, (cf. p. 40, note) Héraclès avait laissé à Déjanire une tablette sur laquelle était inscrit cet oracle. (Cf. v. 1167 sqq.) Il remontait donc, au moment de son départ à plus de dix années, et la tablette était déjà ancienne. (παλαιά 157.) Cette tablette contenait aussi différentes dispositions testamentaires qui ont été énumérées v. 161 sqq. — Il reste que le chœur parle ici, comme s’il lui était bien connu, d’un oracle qu’il a l’air d’ignorer au début de la pièce. (Cf. v. 155 sqq.) Ces menues incohérences sont fréquentes. On en a relevé dans cette pièce un autre exemple. Comment le coryphée, qui n’assistait pas au dialogue de Déjanire et de son fils, v. 61-91, qui n’a pas entendu le conseil qu’a donné la Nourrice à la reine, v. 49-60, peut-il savoir au vers 733, quand Hyllos rentre en scène, que le jeune homme était parti à la recherche de son père ?
  46. Le scholiaste explique qu’il s’agit des larmes du chœur. Il pouvait y ajouter celles de Déjanire. Cf. 919.
  47. Héraclès lui-même v. 1048 sqq., le reconnaît.
  48. Le chœur a dans le premier stasimon, v. 497-530, proclamé la force immense d’Aphrodite : deux rivaux se disputaient la possession de Déjanire, et quand ils entrèrent en lutte l’un contre l’autre, Aphrodite présidait au combat. Ici, elle fait encore une fois sentir sa puissance, et si elle a tout conduit en silence, c’est parce que, comme il a été dit plus haut v. 359 sqq., Héraclès n’a pas avoué, quand il a ravagé Œchalie, sa passion pour Iole.
  49. Il est inutile de prévenir le lecteur que ce n’était ni le premier, ni le second demi-chœur qui récitaient successivement ces distiques, mais ceux qui les commandaient, les παραστάται. Dans une tragédie ordinaire de Sophocle le chœur était composé de quinze personnages : le coryphée, deux chefs secondaires, deux troupes de chacune six choreutes. Ces chefs secondaires se tenaient à côté du coryphée, d’où leur nom.
  50. On jugera, sans doute, qu’il y a des antithèses moins déplacées. Sophocle, qui a beaucoup aimé les oppositions d’idées, les a multipliées dans son œuvre, et toutes ne nous plaisent pas également. Celle-ci a la brutalité expressive du parler populaire. Cette Nourrice, la même que celle du début, v. 49-60, était fort attachée à sa maîtresse ; sa mort inopinée la remplit d’une douleur farouche : de là son attitude, quand elle entre en scène. Elle parle donc comme le font les personnages subalternes de Sophocle, avec un réalisme qui nous déconcerte. Le chœur, qui ne pensait qu’à Héraclès, surpris par ce deuil subit, multiplie ses questions. Elle n’y répond qu’en paroles brèves. Puis, peu à peu sa langue se délie et, comme elle joue dans la pièce le rôle d’un ἄγγελος, elle se met à raconter, sur un autre ton qu’au début, la mort de Déjanire. La convention dramatique est seule responsable de ce changement.
  51. Ce thrène est composé de vers qui ne se répondent pas. Dans l’œuvre conservée du poète, — si on laisse de côté les Limiers dont les vers lyriques ont été très maltraités, — il est unique en son genre. Ordinairement les deux formes, antistrophique et astrophique, sont juxtaposées, la première précédant l’autre. Cf. Phil. 1081-1217, Œd. à Col. 117-253.
  52. Cette description pathétique de la mort de Déjanire n’est pas originale en tous ses détails : inconvénient inévitable quand la tragédie eut multiplié sur la scène ces sortes de récits. On pense surtout, en cette occasion, à Alceste qui, dans Euripide, maîtresse compatissante et bonne, comme l’épouse d’Héraclès, ne quitte pas la vie sans tendre la main droite à chacun de ses serviteurs, même au plus humble, et qui, de plus, épouse passionnée, comme la malheureuse Déjanire, — ce qui ne va pas, comme ici, sans quelques difficultés, puisque l’époux qu’elle aime avec tant de ferveur a accepté, sans aucun excès d’amour pour sa femme, qu’elle meure à sa place, — se précipite sur la couche nuptiale, qu’elle mouille, en lui disant adieu, de la rosée de ses larmes. Il n’est pas jusqu’au temps d’arrêt marqué par le poète avant que Déjanire se tue, qui n’ait ailleurs son double : c’est par des gestes parallèles, après avoir arraché les agrafes d’or du péplos de Jocaste, qu’Œdipe avive l’attente des spectateurs et accroît leur émotion, avant qu’il commette sur lui-même son acte atroce. Cf. O. R. 1266 sqq.
  53. On n’est pas d’accord sur la signification de l’adjectif ἑστιῶτις, qui n’a jamais été employé qu’une seule fois, ici même. Je suis l’explication proposée par Tournier, car le chœur étant composé de Trachiniennes, on ne peut accepter celle du scholiaste. Ces jeunes filles souhaitent qu’un vent d’Hestiotide, c’est-à-dire du N.-O. les emporte au delà des mers, parce qu’elles ont peur d’assister à l’agonie d’Héraclès. Tournier rappelle que le nom ethnique Ἑστιῶται est dans Ptolémée III, XIII, 34. La seule objection qu’on puisse lui faire, c’est que ce nom ne se rencontre que chez ce géographe et que ce géographe soit postérieur de plus de six siècles à Sophocle. — Rien d’ailleurs n’est plus fréquent dans la tragédie que le vœu formulé ici par le chœur, et dans Euripide, comme on l’a remarqué, il y a toujours un personnage qui souhaite avoir des ailes pour s’envoler et échapper ainsi au malheur qui le menace. Cf. Hippolyte, 782 ; Hécube, 1100 ; Ion, 796, 1238 et bien souvent ailleurs. Cf. Euripide et ses idées, p. 76, note 2.
  54. Parmi tous les essais d’équilibre antistrophique auxquels on a voulu soumettre ce μένος ἀπὁ σκηνῆς, (971-1043.) celui de G. Hermann est le plus caractéristique : non content de diviser les anapestes en systèmes égaux, (974-7 = 983-7, 978-82=988-92.) il voulait encore, dans les vers lyriques qui suivent, trouver trois couples de strophes, entre lesquelles étaient intercalés, de façon à se répondre, trois groupes de chacun cinq hexamètres dactyliques. Et il va de soi qu’il ne s’abstenait pas de modifier le texte, pour établir un équilibre aussi compliqué. Le seul bon sens exige qu’on le laisse de côté ; même sur la scène grecque on ne mourait pas en mesure, et l’agonie était convulsive.
  55. Héraclès, remarque le scholiaste, reconnaît son fils à sa voix, comme il l’a déjà reconnu par hasard, v. 794 sq., à travers la fumée du sacrifice, quand il l’a vu pleurer au milieu de la foule.
  56. Ce long monologue d’Héraclès est coupé par une crise, par des spasmes de douleur, pendant lesquels, v. 1081, 1085, 6, comme il est naturel, le mètre iambique est délaissé. On a déjà vu dans l'Électre un effet analogue. Cf. vol. I, p. 251, note.
  57. Le mot n’est pas très juste : il faut l’entendre dans le sens où nous employons le composé : trachée-artère, sur le modèle grec : ἡ τραχεῖα ἀρτηρία. Chez nous l’expression est toujours au singulier, mais pour désigner les conduits par lesquels l’air accède dans les poumons, les médecins grecs employaient quelquefois, comme ici, le pluriel. Cf. Hippocrate (Littré) VI, 203, 32 ; 302, 14, où le mot ἀρτηρίαι désigne les bronches ou leurs ramifications.
  58. Les Centaures dans cette pièce sont toujours désignés par le mot θῆρ (cf. 556, 568, 680, 1059, 1096) puisqu’ils sont des monstres mi-hommes, mi-bêtes. Dans les Limiers, v. 215, pour une raison analogue, le même mot désigne les Satyres. — Ici, Héraclès peut très bien affirmer qu’il a triomphé de la force des Centaures, puisqu’il ne sait pas encore que c’est le sang de Nessos qui le tue.
  59. Il est dit dans la scholie qu’Héraclès s’adressait à ceux qui l’entouraient : il n’est pas défendu de croire qu’il parlait aussi au public. On a déjà rencontré dans l’Ajax une interpellation identique. Cf. vol. I, p. 49, note 2. On en trouvera une autre dans les Limiers, v. 77 sqq.
  60. C’est le nombre ordinaire (cf. Eurip. Héraclès, 1277) mais dans la Théogonie, v. 312, Cerbère a cinquante têtes. Sur les vases attiques à figures noires on se contentait d’en dessiner deux.
  61. Hyllos hait Iole, qui a été la cause de la mort de sa mère et il s’abstient de la nommer. L’expression dont il se sert pour la désigner a déjà été employée par le chœur, v. 843, avec la même intention.
  62. Il en était déjà persuadé, puisqu’au milieu de ses premières souffrances il a conjuré son fils de le porter à Trachis, ne voulant pas mourir en Eubée. Cf. v. 801 sq. A cette conviction personnelle se joint maintenant une raison religieuse. Jusqu’ici il s’était cru victime de quelque perfidie humaine ; il connaît désormais le sens de l’arrêt que Zeus a prononcé sur sa destinée et il n’a plus qu’à mourir.
  63. Ceci n’est qu’un prétexte pour ne pas introduire Alcmène sur la scène, puisque les trois acteurs, Héraclès, Hyllos, le Vieillard, y sont déjà. — Sur le séjour d’Alcmène à Tirynthe cf. Diodore IV, 33 sq.
  64. Ainsi Héraclès mentionne ici deux oracles : le second, qui nous est connu, remonte à plus de douze années. (Cf. p. 47, note.) H fixait le temps que dureraient les épreuves d’Héraclès. L’autre, qui était plus ancien (cf. 1159, 1164 sqq.) et dont il n’a pas encore été question, annonçait de quelle manière le héros trouverait la mort. Cette mort est imminente, puisque les deux oracles concordent.