Les Théories politiques en Allemagne
Les théories politiques n’ont jamais eu un caractère purement spéculatif. Alors même qu’elles ont pour objet la république idéale de Platon, l’Utopie de Thomas Morus ou la Salente de Fénelon, elles sont suscitées par le sentiment plus ou moins légitime, mais toujours très vif, des abus du temps présent et des réformes destinées à y remédier. Depuis que le grand mouvement de la fin du dernier siècle et les révolutions successives auxquelles il a donné le branle, en France et en Europe, ont tout remué sans rien asseoir définitivement, dans la constitution des états et dans la condition des peuples, il est plus que jamais impossible de dégager entièrement la philosophie politique des préoccupations et des passions de la politique militante. Kant lui-même ne l’a pas fait, lorsqu’il publia en 1796 ses Elémens métaphysiques de la doctrine du droit, où, sous la rigueur des déductions et l’appareil des formules, on sent partout vivant l’esprit de Rousseau et de la révolution française. Tous les problèmes que la révolution a soulevés : le principe de la souveraineté, la forme du gouvernement, les limites de la puissance publique, remplissent depuis quatre-vingts ans les livres et les cours des philosophes, avec la même diversité de solutions, et trop souvent les mêmes entraînemens de l’esprit de parti que dans les discussions de la presse et des assemblées politiques.
D’autres problèmes non moins brûlans se sont posés depuis 1789 et ont troublé la froide raison des philosophes aussi bien que la conscience et le jugement des hommes d’état. La révolution française, dans ses doctrines comme dans ses actes, était cosmopolite. Elle se donnait pour but, non l’émancipation d’un peuple, mais celle du genre humain. Elle suivait en cela non-seulement l’esprit logique et classique des Français, comme le croit M. Taine, mais l’esprit général du XVIIIe siècle dans toute l’Europe. C’était l’esprit de Kant, de Herder, de Gœthe, de Schiller, comme de Voltaire et de Rousseau ; c’était aussi l’esprit de Locke et de tous les publicistes anglais, jusqu’au cri d’alarme poussé par Burke. Des tendances contraires ne prirent crédit que par réaction contre la révolution. Quand sa propagande cessa d’être pacifique et se fit guerrière et conquérante, elle se heurta partout au sentiment national subitement éveillé et revendiquant ses droits méconnus. Conservateur à l’origine, ce sentiment devint bientôt révolutionnaire à son tour. Il fit naître ces questions de nationalités et de races qui tiennent autant de place dans la politique et dans la philosophie politique de notre siècle qu’en tenaient au siècle passé les rêveries cosmopolites et humanitaires. Il a suscité également ces théories ambitieuses qui, au nom d’une formule métaphysique ou en vertu des lois de l’histoire, réclament pour une nation privilégiée la suprématie universelle. L’esprit cosmopolite de la révolution se retrouvait encore et s’affirmait naïvement dans les conquêtes napoléoniennes : les Français croyaient rencontrer partout des frères opprimés, prêts à saluer leur drapeau et à accepter leurs lois comme une délivrance et comme un honneur. L’exaltation de l’esprit national inspiré seule aujourd’hui l’ambition allemande : elle ne voit autour d’elle que des races inférieures ou en décadence. Rien n’atteste mieux ces nouvelles tendances que l’opposition des doctrines politiques de Kant et de Hegel : le premier ne considérant dans l’état social que le libre développement de la nature humaine, assuré à l’intérieur par l’action purement protectrice du gouvernement et des lois, et à l’extérieur par les garanties internationales de la paix universelle ; le second glorifiant l’omnipotence de l’état, célébrant les bienfaits de la guerre et se faisant le prophète d’un nouvel empire germanique[2]. Les formules absolues de Hegel sont très décriées aujourd’hui, même en Allemagne ; mais les idées dont elles sont l’expression sont loin d’être abandonnées, et, dans en chercher l’application dans la politique de M. de Bismarck, nous les rencontrons, plus ou moins adoucies, dans presque toutes les théories politiques qu’a enfantées la philosophie allemande depuis soixante ans. Elles ne sont pas étrangères à celle qu’a édifiée dans ces dernières années l’un des plus sages comme des plus illustres parmi les jurisconsultes et les écrivains politiques de l’Allemagne contemporaine, M. Bluntschli.
La Théorie générale de l’état, de M. Bluntschli, vient d’être traduite en français par M. de Riedmalten. La traduction a obtenu en 1878 une des médailles de l’Académie française, et de justes éloges ont été accordés à l’œuvre originale au nom de la docte compagnie. Ces éloges auraient gagné toutefois à être accompagnés de certaines réserves. D’aucun ouvrage de ce genre, en Allemagne non plus qu’en France, on ne peut dire sans restriction qu’il « se fait remarquer par des jugemens qui sont des arrêts sur les hommes et sur les choses. » M. Bluntschli, je le veux bien, est le plus impartial des publicistes et le plus modéré des Allemands ; mais, comme tous les publicistes, il a son parti pris sur plus d’une question, et, comme tous les Allemands de nos jours, il a une forte dose de vanité nationale. On s’est souvent moqué de certains écrivains français pour qui l’histoire semble dater de 1789 : que dire d’un des représentans les plus autorisés de la pensée allemande qui fait gravement et en propres termes commencer l’histoire moderne en 1740, parce que l’année 1740 a vu l’avènement de Frédéric II de Prusse ? Ce n’est là qu’une prétention assez puérile ; sur bien d’autres points plus sérieux, les théories de M. Bluntschli appellent la controverse. Elles n’en sont que plus dignes d’étude. Dans de telles matières, nous ne cherchons pas des arrêts, ou du moins nous nous constituons toujours en tribunal d’appel. Un livre est bon quand il est suggestif, comme disent les Anglais, quand les questions y sont envisagées sous toutes leurs faces et, sans ébranler nos convictions, les éclairent, les mûrissent et les complètent en leur ouvrant de nouveaux aperçus et en provoquant partout la réflexion et l’examen. Le substantiel traité qu’a traduit M. de Riedmatten a au plus haut point ce mérite. Ce n’est que le premier volume et proprement l’introduction d’un grand ouvrage embrassant toute la science politique ; mais toutes les principales questions de cette science y sont déjà élucidées par un esprit supérieur, profondément versé dans toutes les connaissances historiques, philosophiques et juridiques dont le concours est nécessaire pour les résoudre, et joignant au respect éclairé du passé le sentiment très net des besoins du pressent. Or nulle science n’offre un intérêt plus direct et plus pratique pour tous les états, et il n’en faut excepter aucun dans toute l’Europe, qui traversent depuis près d’un siècle une grande crise politique et sociale. Il est bon d’ailleurs que, pour cette science, chaque nation cherche des lumières chez les nations étrangères : si nous ne trouvons pas au dehors moins de préjugés et de passions que parmi nous, nous y trouverons du moins des passions et des préjugés autres que les nôtres et moins propres à nous égarer. Les Français, particulièrement, ont tout à gagner à connaître sur ces questions la pensée allemande. L’Allemagne joue, depuis quelques années, un si grand rôle, et ce rôle nous touche de si près, elle est de plus tellement accoutumée à chercher dans ses conceptions spéculatives le mobile et la justification de tous ses actes, qu’il ne nous est pas plus permis de rester indifférens à ses théories politiques qu’à sa politique elle-même.
M. Bluntschli unit avec raison la méthode historique et la méthode philosophique. Les états sont des faits historiques. Leur naissance et leur mort, leur progrès et leur décadence, leurs développemens et leurs transformations tiennent la plus grande place dans l’histoire universelle. La notion générale de l’état n’est qu’une abstraction vide, si elle ne répond pas aux caractères communs, aux lois communes qui se manifestent dans l’histoire des états particuliers. Il y a toutefois dans cette notion, et dans toute théorie un peu profonde destinée à la développer, autre chose qu’une simple généralisation de certaines données historiques. Son objet propre est un idéal, et, pour en mieux préciser la nature, un idéal moral, un principe de conduite pour tous ceux qui, à un titre quelconque, tiennent dans leurs mains les destinées des états. C’est par là qu’elle appelle une méthode philosophique. Le tort des philosophes n’a pas été de concevoir un idéal de l’état, mais de se faire trop souvent un idéal abstrait qui, ne s’appuyant pas sur la réalité, ne peut y trouver des applications utiles et fécondes.
La méthode historique ne doit donc pas se séparer de la méthode philosophique ; mais, si les conditions de la première se conçoivent aisément, il en est autrement de celles de la seconde, qui varie suivant les philosophes. M. Bluntschli ne nous a pas exposé sa méthode philosophique, et l’idée qu’il s’en fait ne ressort pas clairement de ses théories. Il fait profession de s’appuyer surtout sur la connaissance de l’âme humaine ; mais sa psychologie est assez vague, et elle tient d’ailleurs peu de place dans le ; développement de sa doctrine. Il fait appel aux notions morales, aux idées de droit et de devoir ; mais là encore il s’en tient à des généralités sans précision. Il pose parfois des formules absolues, comme si elles lui étaient révélées par une intuition rationnelle, et il semble ainsi emprunter les procédés des grands métaphysiciens de l’âge antérieur ; mais il n’est ni leur disciple ni leur émule, et ses formules ne s’enchaînent par aucun lien systématique. Sa philosophie n’est au fond qu’une philosophie de sens commun, très sage en général et très circonspecte, mais sans principes assurés et sans vues profondes, et, comme le sens commun lui-même, mal préparée à se défendre contre certains courans d’opinion qui prennent aisément l’apparence de vérités universelles. Une telle philosophie n’est ni une doctrine ni une méthode ; elle n’est que l’élévation naturelle d’un bon esprit ; mais cette élévation même est un don précieux et qui peut porter d’heureux fruits quand il s’allie, comme chez M. Bluntschli, aux connaissances les plus étendues et les plus solides.
M. Bluntschli repousse la conception si commode et si fausse qui ne voit dans l’état qu’une collection d’individus, unis entre eux par un contrat arbitraire. L’état est pour lui une unité vivante, un organisme. Il a des organes accomplissant chacun une fonction distincte dans l’intérêt de l’ensemble. Il a son âme, son esprit, sa volonté, qui sont autre chose que la somme des âmes, des esprits, des volontés dont il se compose. Il a sa personnalité, qui se conserve une et identique à travers toutes les modifications de son existence jusqu’à l’heure de la dissolution et de la mort. Ces vues ne sont pas nouvelles. L’analogie entre l’état et un individu vivant est un lieu commun dont on a fait de tout temps d’ingénieuses applications, depuis le vieil apologue des membres et de l’estomac ; mais de tout temps aussi on en a fait de fausses et de périlleuses. C’est en abusant de cette analogie qu’on a si souvent sacrifié les droits individuels aux intérêts de l’état, le bien de l’organisme entier devant nécessairement prévaloir sur celui de tel ou tel organe. Combien de sophismes en sont sortis au profit du despotisme ou des procédés révolutionnaires, des maximes d’intolérance ou des théories socialistes ! La même analogie se retrouve encore dans ce fatalisme historique qui ne voit dans les individus les plus éminens que les organes inconsciens et nécessaires de l’évolution des peuples. Elle a enfanté de nos jours ce déterminisme social, imité du déterminisme physique, pour lequel les institutions et les lois ne sont pas de libres créations de l’intelligence et de la volonté des législateurs, mais sont données toutes faites à chaque état par sa nature et par son histoire.
Il faut réduire à ses justes bornes cette périlleuse analogie. L’unité de l’état est une unité toute morale ; elle n’offre rien qui ressemble véritablement à l’unité matérielle d’un corps organisé. Elle ne s’en rapprocherait qu’à la condition de faire du corps lui-même, comme dans certaines théories récentes, une société d’individus, et l’analogie serait encore bien éloignée. Dans son unité morale elle-même, l’état est loin d’avoir la personnalité propre de l’âme humaine. Il constitue une personne en fait et en droit, mais c’est toujours une personne collective, qui représente les intérêts communs de plusieurs milliers et souvent de plusieurs millions de personnes distinctes, et qui est représentée elle-même dans tous ses actes par une ou plusieurs personnes, dont la pensée et la volonté propres ne s’effacent jamais entièrement pour exprimer uniquement la pensée et la volonté nationales. Voilà ce qu’on ne doit jamais oublier quand on transporte dans l’organisme social quelques-unes des conditions de l’organisme individuel. M. Bluntschli ne l’oublie pas en général dans le développement de sa théorie ; il sait faire une très large part à la liberté humaine et aux droits des individus ; mais quand il veut faire œuvre de pur philosophe, quand il pose des principes et trace des formules, il se laisse souvent égarer par de subtiles et trompeuses analogies.
Il en donne, entre autres, un exemple bien singulier. Il ne se contente pas de faire de l’état un organisme, il lui attribue un sexe. L’état est mâle ; son « caractère masculin, » encore enveloppé et indistinct dans les sociétés antiques, se manifeste clairement dans « l’état moderne » et « on l’a reconnu en l’opposant au caractère plutôt féminin de l’église. » Voilà la suprématie de l’état sur l’église fondée sur une raison péremptoire et le Culturkampf pleinement justifié ! La thèse contraire s’appuyait autrefois sur un argument de même force quand elle assimilait les deux puissances aux deux grands luminaires du ciel et subordonnait l’état à l’église comme la lune est subordonnée au soleil.
Après avoir exagéré l’analogie de l’organisme social et de l’organisme individuel, M. Bluntschli la méconnaît quand il préconise comme l’idéal suprême de l’état la chimère de l’état universel. Le propre de tout organisme est d’être limité dans l’espace qu’il occupe, dans la durée qu’il embrasse, dans les élémens dont il se compose. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il suppose partout, comme le dit très bien M. Bluntschli lui-même, « une relation permanente entre une nation et un territoire donnés. » Or une nation n’est pas l’humanité ; un territoire n’est pas la surface entière du globe. Ce faux idéal de l’état universel a suscité dans tous les temps des ambitions démesurées ; il hante peut-être aujourd’hui les imaginations allemandes. Si l’Allemagne se laisse entraîner à le poursuivre, elle pourra ajouter de nouvelles pages à l’histoire des conquêtes, mais elle en ajoutera aussi de nouvelles à l’histoire de la grandeur éphémère et de la chute rapide des trop vastes empires. L’idéal, pour chaque espèce d’être, est déterminé par sa nature ; il n’en est que l’expression la plus parfaite. L’idéal social ne doit aussi qu’exprimer fidèlement et complètement les conditions naturelles de toute société constituée. Il est le plus haut degré d’unité morale, de liberté civile et politique, de culture et de bien-être auquel puisse s’élever une nation sur le territoire le mieux approprié à son développement. Tous ces biens sont compromis dans la poursuite de cet autre idéal qui a pour objet l’accroissement indéfini du territoire et de la population d’un état. Les grands empires historiques n’ont eu que le nom d’empires du monde, et dans les limites plus ou moins reculées où leur vanité se plaisait à voir les bornes mêmes de la terre, ils n’ont jamais été qu’un amalgame de peuples, en dehors de toutes les conditions d’un véritable état. Ce n’étaient là, nous dit M. Bluntschli, que des essais prématurés et par là destinés à un échec inévitable. L’état universel ne deviendra possible que lorsque l’humanité tout entière, ayant acquis la pleine conscience d’elle-même, pourra recevoir une organisation commune. Il sera « l’humanité organisée, » en possession de toutes les garanties qui peuvent lui assurer dans son ensemble tous les biens que poursuit chaque état particulier. « C’est dans l’empire universel que nous trouverons l’état-type et le respect assuré du droit des gens dans sa forme la plus haute. Les états particuliers sont à l’empire universel ce que les peuples sont à l’humanité : membres du grand empire, ils trouveront en lui leur achèvement et leur satisfaction comme les membres dans le corps. L’empire universel ne veut pas opprimer, mais protéger la paix des états et la liberté des peuples. » Ce sont là de beaux rêves, mais ce ne sont que des rêves, inoffensifs si on les renvoie à un avenir indéfiniment éloigné, très dangereux si on cherche dès à présent à en préparer la réalisation. De telles chimères n’appartiennent pas à la science, et la philosophie, comme l’histoire, ne doit s’y arrêter que pour en montrer la vanité et le péril.
La sagacité de M. Bluntschli se retrouve quand, laissant de côté les formules abstraites, les analogies subtiles et le faux idéal, il analyse, à la lumière de l’observation et de l’histoire, la conception de l’état moderne en l’opposant à celles de l’état antique et de l’état féodal. Ici il s’agit encore d’un idéal, mais d’un idéal fondé sur la nature des choses et qui, s’il ne peut attendre que d’un avenir inconnu sa plus haute réalisation, prend pied par toutes ses racines dans le présent et dans le passé. Tout serait à citer dans ce double parallèle :
« L’état antique ne reconnaît point encore les droits personnels de l’homme, ni par suite les droits personnels de liberté. Dans l’état antique, la moitié au moins de la population est esclave, la plus faible partie libre., — L’état moderne reconnaît à tous les droits de l’homme ; il a partout supprimé l’esclavage comme une injustice et même sous la forme plus douce du servage et de la sujétion héréditaire.
« L’idée antique de l’état embrasse la vie tout entière de l’homme dans la religion et le droit, les mœurs et les arts, la culture et la science. Le sacerdoce est unie fonction de l’état. La liberté de penser est au moins incomplète… — L’état moderne a conscience des bornes de son pouvoir et de son droit… Il renonce à dominer la religion et le culte et en laisse le soin aux églises et aux individus ; le sacerdoce est une fonction de l’église. Il ne prétend pas non plus être une autorité dans les arts et dans les sciences. Il estime et protège la liberté d’examen et d’opinion.
« Le pouvoir de l’état antique a un caractère absolu. — Le pouvoir de l’état moderne est restreint par la constitution.
« Dans la république antique, la cité se manifeste dans de grandes assemblées (ecclesia, comitia), qui décident elles-mêmes des affaires publiques. — L’état moderne est surtout représentatif. Au lieu de ces masses assemblées, nous avons un corps choisi par les citoyens, représentant la nation et bien plus capable d’étudier les lois, de décider, de contrôler.
« Les états helléniques sont essentiellement des états urbains, des cités (polities). Rome, état urbain, est devenue maîtresse du monde… — Les états modernes sont essentiellement des états de nation (Volksstaaten). La ville n’est plus qu’une commune de l’état au lieu d’en être le noyau.
« L’état ancien se trouve bien limité au dehors par la résistance des autres états ; mais c’est en fait seulement, ce n’est pas en vertu du droit international. Rome poursuivait sans scrupule l’empire du monde, comme un privilège naturel. — L’état moderne reconnaît le droit des gens comme une barrière qui protège l’existence et la liberté de tous les peuples, il repousse la domination universelle d’un état sur tous les autres[3].
« L’état féodal repose sur la communauté de la croyance ; il demande l’unité de la foi. Les incrédules et les hérétiques n’ont aucun droit public. On les poursuit, on les extermine ; tout au plus les tolère-t-on… L’église dirige l’éducation de la jeunesse et étend son autorité sur la science elle-même. — L’état moderne ne considère pas la religion comme une condition du droit. Le droit privé et le droit public sont pour lui indépendans de la foi… L’église n’a plus que l’éducation religieuse. L’école est l’école de l’état. La science est affranchie de l’autorité religieuse, et l’état protège sa liberté. « (Dans l’état féodal), le droit public et le droit privé sont partout mêlés. La souveraineté territoriale est assimilée à une propriété privée, le pouvoir du prince à un bien de famille… La représentation est fondée sur les ordres. Les ordres aristocratiques, clergé et noblesse, dominent. Le droit est différent dans chaque ordre. — (Dans l’état moderne), le droit public est distingué du droit privé ; au droit public se lie le devoir public… La représentation de la nation est une. Les grandes classes populaires l’emportent ; le fondement est démocratique ; la qualité de citoyen appartient à tous également…
« L’état féodal a peu conscience de lui-même. Il se dirige plutôt par des tendances et par des intérêts. Il semble qu’il croisse comme un organisme naturel. La coutume est la source principale de son droit. — L’état moderne a conscience de lui-même. Il se conduit d’après des principes. Il raisonne plutôt qu’il n’agit d’instinct. La loi est la source la plus importante de son droit. »
Il est impossible de mieux mettre en lumière l’idée que les états modernes, sous toutes les formes de gouvernement, dans tous les pays qui ne sont pas en dehors ou en arrière de la civilisation européenne, se font de leurs droits et de leurs devoirs. Cette conception de l’état ne rencontrerait aujourd’hui dans aucun parti, sauf chez quelques esprits extrêmes, de contradiction sérieuse. On recueillerait également des témoignages en sa faveur dans les déclarations publiques de quelques-uns de ceux qui déploient ouvertement le drapeau de la « contre-révolution » et dans les revendications les plus absolues des partis révolutionnaires. Cette unanimité est une preuve de vérité ; mais c’est aussi une preuve d’insuffisance. Tout n’est pas dit quand on a tracé un tel idéal : il faut chercher sous quelle forme et dans quelles conditions il peut le mieux se réaliser. C’est ici que les opinions se divisent et que les partis trouvent leur raison d’être ; c’est sur ces questions d’application que nous devons surtout interroger la théorie de M. Bluntschli.
Tout état suppose une nation soumise à une même autorité sur un même territoire. Une nation dispersée sur différens territoires, des nations différentes juxtaposées sur un même territoire ne formeraient pas un état. Les Juifs, depuis leur dispersion, ont cessé d’être un état, sans cesser d’être une nation, jusqu’au moment où ils se sont confondus, par l’égalité des droits, avec les autres membres des nations et des états modernes, et n’ont plus gardé que le caractère d’une société religieuse. Nul territoire n’est mieux approprié à l’unité d’un état que la péninsule italienne, et cependant il a fallu la lente formation d’une nation italienne pour qu’il pût s’y constituer de nos jours un état unique.
M. Bluntschli distingue entre la nation et le peuple. Le peuple a pour lien la communauté d’origine et de langage et surtout la communauté de culture ; la nation a pour lien la communauté de gouvernement. Un même peuple peut comprendre plusieurs nations : il y avait un peuple italien, un peuple allemand, avant qu’il y eût une nation italienne, une nation allemande. Une même nation peut comprendre divers peuples : la nation suisse en est le plus remarquable exemple[4].
L’unité de gouvernement ne suffit pas pour constituer une nation : « Nous ne donnons pas le nom de nation à la foule assujettie, purement passive et sans droits… Ce qui distingue surtout la nation, c’est la communauté plus complète du droit, la participation au gouvernement, en un mot la personnalité publique et juridique. » Un peuple ou des peuples ne forment une nation que lorsqu’ils ont la conscience d’une union intime entre eux et leur gouvernement, lorsqu’ils considèrent leur gouvernement comme leur bien propre et jusqu’à un certain point comme leur œuvre propre. Une nation n’est possible et ne réalise véritablement l’idée d’un état qu’avec un certain degré de liberté politique.
La nation, comme l’état, est un organisme vivant. Elle se modifie, elle se transforme, et elle sent le besoin de trouver dans l’état un développement en harmonie avec son propre développement. De là pour toute nation « le droit naturel de modifier opportunément sa constitution. »
Il semble d’après cela que M. Bluntschli soit un partisan de ce qu’on appelle la souveraineté nationale. Il répugne cependant à employer cette expression ; il craint qu’on ne la confonde avec celle de souveraineté du peuple. La distinction qu’il a lui-même établie entre la nation et le peuple suffirait pour prévenir cette confusion. L’usage seul d’ailleurs reconnaît très bien la différence des deux expressions et des théories politiques auxquelles elles se rapportent. La souveraineté du peuple appartient à la théorie du contrat social ; elle ne se réalise que dans un gouvernement démocratique. La souveraineté nationale est une conception plus large dans son principe et dans son application ; elle repose soie L’idée même d’une ; nation, considérée non comme un assemblage d’individus, mais comme un tout vivant ; elle se prête aux manifestations les plus diverses, sous toutes les formes de gouvernement. Le peuple est souverain quand il fait ou défait son gouvernement à la pluralité des suffrages ; la nation est souveraine quand elle s’incarne dans son gouvernement, quand elle vit de sa vie, quand elle se développe sans entraves sous sa direction et sous ses lois. La souveraineté du peuple n’est quelquefois qu’une apparence, car elle peut subir la carte forcée ; sous une forme plus voilée, la souveraineté nationale trouve plus sûrement sa réalisation. La nation anglaise se sent plus véritablement souveraine sous sa constitution plusieurs fois séculaire, qu’elle modifie insensiblement à son image, que si elle s’était donné, par une série de plébiscites, des constitutions fabriquées de toutes pièces. Macaulay remarque que le despotisme brutal d’Henri VIII et d’Elisabeth blessait moins l’attachement des Anglais à leurs libertés traditionnelles que ne fit quelques années plus tard le gouvernement des Stuarts, plus respectueux en apparence des formes parlementaires, parce que le premier s’appuyait sur le sentiment national, tandis que le second ne cherchait qu’à lui faire violence. Non pas que les institutions libérales ou démocratiques soient indifférentes. L’exercice du droit de suffrage sera toujours le moyen le plus sûr de connaître la volonté nationale, et le suffrage universel, quand il est éclairé et libre, en est l’expression la plus parfaite. Les institutions qui appellent le peuple entier à faire acte de souveraineté par lui-même ou par ses représentans sont très légitimes, et il n’en est pas de plus désirables quand elles sont appropriées aux mœurs et à l’état social d’une nation. L’erreur est d’en faire le principe général de tout gouvernement et d’y voir la forme adéquate et nécessaire de la souveraineté nationale. Ces institutions ne sont que l’idéal auquel tendent tous les états modernes. M. Bluntschli le reconnaît lui-même, et il est d’accord en cela avec l’éloquent philosophe qui a défendu contre lui et contre la plupart des publicistes contemporains la théorie du contrat social, car M. Fouillée place le contrat, non pas à l’origine, mais au terme de l’évolution des états vers un idéal d’entière liberté et de pure démocratie.
M. Bluntschli accepterait l’expression de souveraineté nationale pourvu que l’on ne considérât la nation que comme « l’ensemble politiquement organisé, où la tête occupe le premier rang, où chaque membre a sa place naturelle et sa fonction. » En d’autres termes, une nation organisée en monarchie ne serait souveraine qu’avec son prince et sous l’autorité de son prince. Il est difficile de concilier cette restriction avec le « droit naturel » qu’a toute nation, d’après M. Bluntschli, « de modifier opportunément sa constitution. » Il n’entend pas sans doute qu’une constitution monarchique ne puisse jamais se modifier que dans un sens monarchique, sur l’initiative du prince lui-même, car il admet la légitimité des révolutions dans certains cas exceptionnels, mais toujours possibles, « lorsque les voies de la réforme sont absolument fermées. » Alors, dit-il, « la révolution se justifie par la nécessité du développement indispensable et du salut de la nation, » et il cite l’opinion de Niebuhr, « homme d’état si conservateur que la révolution de 1830 lui brisait le cœur : » — « Celui qui nie l’axiome : nécessité fait loi (Noth kennt kein gebot), autorise toutes les horreurs. Lorsqu’un peuple est foulé aux pieds et mutilé sans espoir d’amélioration, lorsque le tyran méconnaît tous les droits et ne respecte pas même l’honneur des femmes, comme les Turcs à l’égard des Grecs, il y a nécessité impérieuse, et la révolte est aussi légitime qu’un autre acte. Il faut être bien misérable pour le contester. »
On voit combien, sur ces questions délicates entre toutes, la pensée de M. Bluntschli est incertaine. Nous qui admettons pleinement la souveraineté nationale, nous n’irions pas aussi loin dans la justification des révolutions. Nous ne saurions reconnaître ce prétendu « droit de nécessité, » qui, dans la définition qu’on en donne, n’est autre chose que la maxime si dangereuse du « salut public » Une révolution ne peut être légitime que lorsqu’elle est provoquée par une usurpation manifeste, par une violation flagrante du droit établi ou de certains principes de droit naturel qui sont dans toutes les consciences. Tout le monde sent si bien que la nécessité seule ne fait pas le droit que, dans les révolutions comme dans les guerres internationales, chaque parti tient à mettre en avant quelque raison proprement juridique. On invoque une charte ou un traité, ou, si l’on n’est armé d’aucun texte positif, on se fait honneur de défendre des droits sacrés, tels que ceux de la propriété, de la famille, de la foi religieuse. Ce sont de tels droits et non la pure nécessité qu’invoquaient ces insurgés grecs dont la révolte paraissait si légitime au conservateur Niebuhr. L’histoire juge les motifs ou les prétextes allégués de part et d’autre, et elle peut faire entrer en ligne de compte des raisons d’opportunité ou de nécessité ; mais ses arrêts n’ont un caractère moral, ils ne sont sanctionnés par la conscience de l’humanité que s’ils se fondent, avant toute autre considération, sur des raisons de droit ou de justice.
Une nation, dans la théorie de M. Bluntschli, n’existe en fait que lorsqu’elle possède une organisation politique ; elle peut exister en puissance lorsqu’un peuple est suffisamment préparé à recevoir une telle organisation ou lorsqu’il l’a perdue par un fait d’usurpation et de violence, C’est le « principe des nationalités. » M. Bluntschli ne recule devant aucune des applications de ce principe. Il veut qu’une nationalité, après avoir cessé d’être une nation dans le sens précis et positif du mot, conserve certains droits, tels que le droit à sa langue, à sa littérature, à ses coutumes et à ses mœurs. Il veut aussi qu’une nationalité, lorsqu’elle se sent mûre pour une existence nationale qu’elle n’a jamais possédée, puisse la revendiquer en brisant les liens légaux dans lesquels elle est emprisonnée. C’est ainsi que se sont formés de nos jours la monarchie italienne et l’empire allemand, et si ces créations, sans titres authentiques dans le passé, ont violé le droit positif, M. Bluntschli n’hésite pas à les justifier au nom du droit naturel :
« Un peuple qui a conscience de lui-même et qui se sent une vocation politique a le besoin naturel de trouver dans un état la manifestation active de son être. S’il est assez fort pour satisfaire cette tendance, il a le droit naturel de former un état… Pour que l’humanité accomplisse ses destinées, il faut que les peuples qui la composent puissent accomplir les leurs ; pour que les peuples vivent, il faut, suivant l’expression du prince de Bismarck, qu’ils puissent respirer et remuer leurs membres. De là le droit sacré des peuples de se donner des organes de leur vie et de leur action : droit saint entre tous les autres, un seul excepté, qui les embrasse et les fonde tous : celui de l’humanité. » M. Bluntschli est un esprit trop modéré et trop sensé pour ne pas ajouter aussitôt un correctif, afin de prévenir les exagérations auxquelles certains théoriciens et certains politiques de son pays ont poussé ce prétendu principe des nationalités : « Un état peut ne pas embrasser tout un peuple et cependant être national : il suffit pour cela que la fraction comprise soit assez grande et assez forte pour pouvoir développer pleinement son caractère et son génie. On exagère donc le principe en exigeant que l’état national s’étende aussi loin que la langue nationale ; c’est rendre les frontières de l’état aussi mobiles que celles de la langue ; chose incompatible avec la fixité de la personne de l’état et la sécurité de tous… Un peuple devenu nation ou en voie de le devenir a certainement le droit d’attirer à lui les fractions nationales indispensables à son corps ; mais il ne peut arracher violemment et contre leur gré celles dont il peut se passer ni celles qui trouvent satisfaction dans les liens d’un autre état. »
C’est déjà beaucoup trop. Même ainsi restreint, ce « droit naturel » qu’aurait un état « d’attirer à lui les fractions nationales indispensables à son corps » est une menace perpétuelle pour tous les états, une atteinte à l’autorité de tous les traités. Ici, comme pour les révolutions intérieures, M. Bluntschli ne sort pas du prétendu droit de nécessité. Il faut autre chose pour justifier les annexions et les conquêtes, si elles sont jamais justifiables. Une guerre injuste peut avoir des conséquences heureuses pour la formation des nations, mais elle ne cesse pas d’être injuste, et les conquêtes qui la couronnent ne cessent pas d’être des actes de violence parce qu’un état y trouve les conditions les plus favorables pour son développement national. « Le droit des gens encore imparfait, dit M. Bluntschli, n’a point établi de tribunal humain pour juger si un peuple est ou non capable de devenir une nationale tribunal de Dieu prononce seul, et ses arrêts sont l’histoire du monde. » Les arrêts de l’histoire, pour les faits de guerre et de conquête comme pour les faits de révolution, doivent garder un caractère moral ; ils ne peuvent sans impiété être attribués au tribunal de Dieu que s’ils sont approuvés au tribunal de la conscience. L’idée de nationalité est une idée éminemment respectable et qui se recommande à toute la sollicitude des hommes d’état ; mais elle n’a pas par elle-même la valeur d’un principe de droit. Elle n’est qu’un principe tout moral de bonne politique, et M. Bluntschli en comprenait bien le véritable caractère quand il commandait de respecter, chez un peuple dépossédé de ses droits nationaux, la langue, la littérature, les mœurs nationales ; mais la violation de ce précepte ne suffirait pas pour justifier un soulèvement et surtout pour autoriser l’intervention armée d’un état étranger. Il faut des griefs positifs et non l’idée vague de nationalité pour rendre légitimes ces changemens territoriaux qui, à la suite de révoltes ou de guerres, donnent naissance à des nations nouvelles ou font revivre des nations déchues.
L’idée de la société, comme celle de la nation, s’est dégagée de l’idée pure de l’état dans la conception moderne du droit public. M. Bluntschli fait honneur de cette idée à la philosophie allemande : je crois qu’elle a été surtout mise en lumière par l’école libérale française et qu’elle doit plus aux Royer-Collard, aux Tocqueville et aux Laboulaye qu’à aucun métaphysicien d’outre-Rhin. Quoi qu’il en soit, nulle idée n’appelle à un plus haut degré l’attention du philosophe politique, car elle est la mesure des devoirs généraux de l’état et des limites dans lesquelles doit se renfermer son action. L’état n’existe que pour la société, et ne doit intervenir que là où la société ne se suffit pas à elle-même. Que si la société se confond avec l’état, c’est le pur despotisme monarchique pu démocratique. Si elle s’oppose à l’état, sans que l’un et l’autre aient une claire conscience de leurs droits respectifs, l’anarchie se mêle au despotisme. Telle était la condition des peuples du moyen âge, avec les guerres privées, la rivalité du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel et tous les abus du système féodal. L’idéal moderne n’est que la distinction bien entendue et l’accord constant de ces deux grandes forces, l’une purement morale, l’autre à la fois morale et matérielle : la société et l’état. Il est regrettable que M. Bluntschli n’ait fait qu’indiquer l’idée de la société. Il lui consacre à peine deux pages, et il ne paraît pas même l’avoir bien comprise. La société est pour lui « une union accidentelle d’individus, une liaison changeante de personnes privées dans les limites de l’état. » La société est beaucoup plus et beaucoup mieux que cela. Elle est le fonds commun des besoins, des intérêts, des idées qui servent de lien moral entre les individus vivant sous une même autorité et sous les mêmes lois. Elle embrasse tout le domaine du droit naturel, de la civilisation, de la religion, des mœurs, des modes elles-mêmes. Elle est sujette à des variations incessantes ; mais là même où elle paraît le plus mobile, elle s’appuie sur des croyances, sur des traditions, sur des façons persistantes de sentir et de penser que n’entament jamais complètement les plus grandes révolutions politiques ou morales.
L’idée de la société, plus approfondie et mieux comprise, peut seule éclairer une théorie qui tient une assez grande place dans le livre de M. Bluntschli : celle de l’aristocratie. L’auteur distingue trois phases dans l’évolution des institutions aristocratiques : les castes, les ordres et les classes. Les ordres sont un progrès sur les castes, car ils ne reposent pas exclusivement sur la naissance, ils ne sont pas condamnés à l’immobilité ; mais, une fois organisés, ils représentent des intérêts absolument séparés ; ils rompent l’unité politique et sociale de la nation. Les classes appartiennent à une civilisation plus avancée ; elles sont un groupement artificiel, et par là même intelligent, des intérêts collectifs dont un état bien constitué sait tenir compte et qui doivent se subordonner les uns aux autres, suivant leur degré d’importance, au sein de l’unité nationale. M. Bluntschli regrette que la distinction des classes tende à s’effacer dans les états modernes. Il voudrait lui rendre une nouvelle vie en Allemagne. Tel est aussi pour la France le vœu de son traducteur. Ce sont là des conceptions absolument chimériques. Quand une aristocratie politique a disparu, il n’est au pouvoir d’aucune constitution de la faire revivre. Une aristocratie est un fait social, antérieur à l’organisation de l’état. M. Bluntschli le reconnaît pour les castes et pour les ordres : il essaie en vain d’établir une loi différente pour les classes. Quelque forme que revête une aristocratie, elle a partout ses racines dans le passé le plus lointain des nations ; le législateur, loin de la créer de toutes pièces, n’agit sur elle que pour essayer de restreindre la part prépondérante, souvent exclusive, qu’elle s’est faite dans la législation primitive. L’évolution politique des peuples n’est que la lutte des autres élémens sociaux contre cet élément prédominant à l’origine, et, s’il ne succombe pas entièrement dans cette lutte ; il en sort toujours affaibli, il n’y puise jamais de nouvelles forces. Des aristocraties peuvent se former à la suite d’un bouleversement social, par le fait de l’invasion et de la conquête ; il est sans exemple qu’elles soient nées du développement organique et des révolutions intérieures des nations.
Une aristocratie peut rester un fait social après avoir cessé d’être une institution politique. Nous répétons souvent qu’il n’y a plus de classes parmi nous : cela est vrai au point de vue de l’état et des lois, non au point de vue de la société et des mœurs. Quoi que nous fassions, ce mot de classes revient sans cesse dans notre langage, et ce n’est pas seulement une façon de parler, c’est l’expression d’un fait réel, qui braye toutes les révolutions et toutes les théories sociales. Même une démocratie fondée sur un terrain vierge, comme celle des États-Unis, a ses classes sociales, et leur distinction tient une grande place dans la vie publique, comme dans la vie privée, quoiqu’elle n’en ait aucune dans les institutions. C’est que la démocratie américaine ne s’est pas formée toute seule ; elle est née au sein d’une société dont tous les élémens ont été empruntés à l’ancien monde, et si cette société s’est donné une physionomie propre, en même temps que des institutions nouvelles, elle n’a pu cependant, dans ses mœurs, rompre entièrement avec ses origines.
Le seul moyen pour les classes supérieures de conserver leur influence dans l’état et de la ressaisir quand elles l’ont perdue, ce n’est point d’attacher leur fortune à des privilèges presque toujours odieux, d’exercer sur la société une action tutélaire et bienfaisante. La plus grande force c’est d’une aristocratie est dans les mœurs. L’aristocratie qui domine véritablement en Angleterre, ce n’est pas la nobility, qui seule, par la chambre des lords, est une puissance politique ; c’est la gentry, qui n’est qu’une puissance sociale.
La distinction de la société et de l’état trouve encore sa place dans ces grandes questions politiques et sociales qui ont pour objet la famille, les religions, le domaine public et les propriétés privées. Nous ne ferons que résumer sur ces questions les remarques généralement très judicieuses de M. Bluntschli. La famille est un fait purement social. Elle n’est pas le type de l’état, elle n’est que celui d’une forme exceptionnelle de l’état : le patriarcat. En dehors de cette forme exceptionnelle, elle exerce cependant dans tout état une influence considérable et elle appelle partout l’intervention des pouvoirs publics, non pour la fonder ou la consacrer, mais pour la soustraire aux effets les plus dangereux de l’arbitraire individuel. De là les lois sur le mariage et l’institution du mariage civil. M. Bluntschli préférerait, pour le mariage, une célébration purement religieuse, « si le clergé n’en avait pas abusé pour entraver la liberté des mariages reconnue par l’état et pour rendre la législation civile trop dépendante des vues de l’église. » Le mariage civil est né, en effet, d’une réaction contre les empiétemens du clergé ; mais il puise sa légitimité dans les droits propres de l’état, qui doit respecter le mariage religieux comme toutes les formes de l’exercice des cultes, mais qui ne saurait y trouver l’équivalent absolu des engagemens civils dont il est le gardien. L’état doit maintenir sa pleine indépendance vis-à-vis des autorités religieuses ; il doit également protéger, vis-à-vis des mêmes autorités, l’indépendance des individus ; il ne saurait donc, à aucun titre, subordonner à des actes religieux, qui ne relèvent que des consciences, aucun des liens de la vie privée et de la vie publique et particulièrement le plus important de tous, celui qui constitue la famille.
La religion, comme la famille, n’est aussi que le type d’une forme exceptionnelle de l’état : la théocratie ; mais là même où les institutions semblent n’avoir rien de théocratique, on trouve pourtant jusqu’à nos jours et on trouve encore de nos jours chez de grandes nations des religions d’état, dont l’organisation et la puissance sont une portion considérable de l’organisation et de la puissance politiques. « L’état moderne avec son fondement humain et naturel, dit excellemment M. Bluntschli, tend à réunir les adhérens des diverses religions dans des institutions communes et à faire disparaître petit à petit ce mélange, œuvre du moyen âge, entre le droit public et certaines conditions de religion ou certains préceptes de l’église. » L’indépendance réciproque de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel est en effet un des principes les moins contestés de l’état moderne ; mais ce principe, même pleinement reconnu, soulève dans son application des questions très délicates et très complexes ; il laisse subsister des occasions de conflits que les lois les plus sages et les concordats les mieux établis ne réussissent pas à écarter. Il est peu d’états de l’Europe qui n’aient vu renaître dans notre siècle ces querelles religieuses qui semblaient devoir disparaître avec l’ancienne confusion des deux ordres. Elles ont agité et divisé l’Allemagne au lendemain des victoires qui lui avaient donné l’unité politique ; elles sont aujourd’hui, en France, le principal obstacle à l’établissement pacifique d’un gouvernement nouveau, qui, après une série inespérée de succès dans l’ordre politique, n’a pas su désarmer l’opposition la plus redoutable : celle des intérêts religieux. M. Bluntschli semble à peine soupçonner ce terrible problème des rapports de l’église et de l’état dans les sociétés modernes, et il ne cherche pas à le résoudre. C’est une des lacunes les plus regrettables de son livre.
Il s’est étendu davantage sur la question de la propriété. Comme la famille, comme la religion, comme tous les intérêts sociaux, la propriété se confond dans l’origine avec l’état et elle ne s’en dégage entièrement que dans la conception de l’état moderne. Souveraineté et propriété, territoire et domaine, furent longtemps considérés comme des idées identiques. Le système féodal aggrave cette confusion en la compliquant par l’enchevêtrement des liens de vasselage et de suzeraineté ; mais, par là même, il prépare la distinction des deux idées en ne laissant place nulle part pour le plein exercice soit de la souveraineté, soit de la propriété. Aujourd’hui, pour les états civilisés, les cessions territoriales accomplies contre le gré des habitans sont le dernier vestige de l’ancienne confusion, et les protestations qu’elles soulèvent, les prétextes même que l’on invente pour en colorer l’odieux attestent combien elles répugnent aux idées modernes sur la souveraineté politique. Elles étaient déjà condamnées par Grotius dès les premières années du XVIIe siècle. Il demandait, au nom du droit naturel, « outre le consentement de l’état qui aliène, celui des habitans de la partie aliénée. » « La force des circonstances, dit avec une résignation trop facile M. Bluntschli, l’emportera souvent sur ce principe. »
Le territoire national est la base matérielle de l’état. Le défendre contre toute invasion est le premier acte par lequel s’affirme la personnalité propre de l’état et l’union organique de ses membres. Comment les familles, les tribus, les peuplades réunies sur un même territoire ont-elles été conduites à le considérer comme leur bien commun, à éprouver pour lui le sentiment de la patrie et à s’y constituer sous la forme d’un état ? M. Bluntschli traite d’abord la question historiquement. Il passe en revue les causes générales qui, sur tous les points du globe, dans l’antiquité et dans les temps modernes, ont donné naissance aux états ou ont concouru à leur décadence et à leur chute. Ces causes sont tellement diverses et tellement complexes qu’elles se prêtent à peine à des classifications et qu’il est impossible de les réunir dans une théorie commune. Aussi ceux qui ont voulu édifier une telle théorie sur l’origine de l’état ont-ils eu recours, soit aux inductions préhistoriques, soit aux conceptions philosophiques. M. Bluntschli paraît ignorer cette science nouvelle et encore si conjecturale qui cherche à reconstituer les plus anciennes sociétés humaines, comme la paléontologie reconstitue des espèces animales depuis longtemps disparues, d’après quelques débris épars à la surface ou enfoncés dans les entrailles de la terre. Il ne discute que les hypothèses des philosophes : l’état de nature, le droit divin, le droit du plus fort, le contrat social. Le vice commun de ces hypothèses est de concevoir l’état en dehors de tout principe moral, en dehors des devoirs et des droits dont il est la consécration et la garantie. Quand un état de pure nature, étranger à tout lien social, aurait été possible aux premiers âges de l’humanité, nulle puissance au monde n’aurait pu en faire sortir une société politique, même avec l’organisation la plus imparfaite et la plus grossière, si elle n’avait dû trouver dans la nature humaine, dans la conscience humaine, certains besoins moraux, certains sentimens, certaines idées plus ou moins claires où pût s’appuyer son autorité. En vain fait-on intervenir la volonté de Dieu, exprimée par ses ministres : le respect religieux est autre chose que la soumission politique ; même sous la forme théocratique, la notion de l’état ne se confond jamais entièrement avec celle de l’église et, pour peu qu’elle commence à s’en dégager, elle suppose un autre principe qu’une révélation divine. L’évolution progressive des institutions politiques tend à séparer de plus en plus l’ordre spirituel et l’ordre temporel : elle exclut donc le droit divin comme principe de l’état. Elle exclut plus évidemment encore le droit du plus fort ; car il n’y a pas proprement d’institutions, il n’y a pas même l’embryon d’une société politique, là où ne règne que la force, là où aucun droit n’est reconnu et protégé. L’idéal de l’état est l’accord le plus complet de la liberté de chacun avec la liberté de tous. Cet idéal pourrait-il se réaliser sous la forme d’un libre contrat entre tous les membres de la société pour l’établissement de toutes les lois et de tous les pouvoirs publics ? Un tel contrat, arbitrairement conclu, alors même qu’il serait partout possible, ne saurait avoir la valeur morale des principes naturels sur lesquels doit reposer partout la puissance de l’état. S’il puise toute sa force en lui-même, c’est le lien le plus fragile, car il est à la merci de tous les entraînemens et de tous les caprices des volontés populaires ; s’il suppose d’autres liens, qu’il est tenu de respecter et qui lui assurent à lui-même un respect universel et durable, ce n’est plus dans le contrat social, c’est dans ces liens mêmes que l’état trouve sa véritable origine.
Quelle est donc la base morale de l’état ? C’est, suivant M. Bluntschli, d’accord avec Aristote, cet instinct, ce sentiment de sociabilité qui fait de l’homme un animal naturellement politique, φύσει πολιτικὸν ζωόν. L’homme n’a besoin, pour former une société avec ses semblables, ni d’un commandement exprès de Dieu, ni d’une contrainte matérielle, ni d’un libre contrat. L’état social est pour l’humanité un besoin primitif et universel ; mais ce besoin n’explique pas, parmi les différentes sortes de sociétés qui lui donnent également satisfaction, comment prend naissance la société politique, celle qu’on appelle proprement l’état. M. Bluntschli complète donc sa théorie en ajoutant à l’instinct de sociabilité la conscience que l’état prend de lui-même. Tant que cette conscience ne s’est pas éveillée, il y a des sociétés plus ou moins informes, reposant sur différentes bases, il n’y a pas encore de nations constituées, il n’y a pas d’états. Nous croyons cette théorie aussi vraie que profonde, mais il est nécessaire de la préciser plus que ne l’a fait son auteur. Le lien moral de la société politique est la réciprocité de certains devoirs et de certains droits entre les individus qui composent une même nation, le territoire qui forme leur patrie commune et les pouvoirs publics qui représentent et qui protègent leur union. La conscience de l’état n’est autre chose que la conscience de ces devoirs et de ces droits. Elle donne seule un caractère moral à l’autorité et à l’obéissance ; seule elle marque les limites de l’une et de l’autre ; seule elle légitime, en lui assignant son véritable but, l’emploi de la force, et seule aussi elle rend possible le contrat social, en lui donnant une autre base que la pure et mobile volonté des contractans. C’est enfin cette conscience des droits et des devoirs de l’état qui seule imprime à sa puissance un caractère divin, en dehors de toute révélation positive et de toute institution théocratique, par le seul effet de cette tendance naturelle de l’humanité, qui associe partout au sentiment moral un certain sentiment religieux.
Toute cette théorie procède de Kant, qui considère à la fois comme un droit et comme un devoir pour tout individu de faire partie d’une société régie par des lois et soumise à une force publique ; car ce serait « une très grande injustice » que de vouloir « vivre et rester dans un état qui n’est pas juridique, c’est-à-dire où personne n’est assuré du sien contre la violence[5]. » Le sentiment de cette injustice, chez les gouvernans et chez les gouvernés, est le lien moral, la conscience même de l’état. Kant réduit ainsi les devoirs de l’état à la protection des droits privés. Il a fondé ce qu’on appelle en Allemagne la théorie de l’état de droit, Rechtsstaat : théorie élevée, mais trop étroite, que M. Bluntschli s’est efforcé avec raison d’élargir sans altérer la destination morale de l’état.
La question du but et des limites de l’état est la question capitale de la politique moderne. L’état était tout dans les conceptions antiques : son premier devoir, dans les conceptions modernes, est de s’imposer des bornes en reconnaissant des droits qu’il n’a point créés, dont il ne lui appartient point de diriger, mais seulement de régler et de garantir l’exercice. Nul intérêt, si haut qu’il soit, ne saurait prévaloir contre ce devoir ; mais il n’est pas le seul, comme le suppose la théorie de l’état de droit, et, après qu’il a été strictement observé, il laisse encore une sphère immense à l’action de l’état. La philosophie humanitaire et cosmopolite du XVIIIe siècle ne plaçait en face de l’état que des individus et des propriétés privées ; elle oubliait les intérêts généraux et permanens dont il est l’expression la plus complète et la plus sûre. Il représente l’unité d’une nation, l’unité d’une société, l’unité d’un territoire. Il est en même temps le gardien de tout ce qui peut assurer à cette nation, à cette société, à ce territoire, pris dans leur ensemble, le plus haut degré de prospérité matérielle, de culture intellectuelle et morale. En dehors d’un état fortement constitué, la nation la plus homogène, la société la plus éclairée et la plus brillante, le territoire le mieux situé et le plus fertile n’ont aucune consistance ; ils sont à la merci de tous les accidens et de tous les coups de force. L’état a donc une valeur propre de l’ordre le plus élevé ; il a le droit de se considérer tout ensemble comme un moyen au service des différens buts qui sont assignés à son action, et comme un but en lui-même et pour lui-même. « Moyen et but, » telle est la formule de l’état dans la théorie de M. Bluntschli ; telle est la conciliation qu’il prétend trouver entre les théories extrêmes et également exclusives qui placent soit dans l’état seul, soit dans les seuls individus la source et la plénitude de tous les droits.
Cette formule est excellente ; mais il eût fallu, pour la justifier et pour l’éclairer, la suivre dans ses principales applications. M. Bluntschli n’en considère que quelques-unes, et avant tout la puissance de l’état. Il veut que l’état ait en vue, outre les intérêts divers qu’il est appelé à protéger, sa propre puissance, et qu’il travaille à lui donner tous les développemens dont elle est susceptible. Quand rien ne limite son extension, un état peut prendre rang non-seulement parmi les grandes puissances, mais parmi les puissances du monde (Weltmächte) « dont l’importance et l’action s’étendent bien au delà de leurs frontières, qui prennent une part déterminante dans la grande politique de deux ou plusieurs continens au moins, et qui ont ainsi en première ligne le soin de la paix et de l’ordre universels. » La Prusse, depuis la fondation de l’empire allemand, est devenue une « puissance du monde : » l’Autriche est restée « une grande puissance. » Les plus grandes puissances, ajoute M. Bluntschli, doivent imposer des limites à leur ambition : « l’état qui abuse de ses forces se heurte contre la résistance légitime des autres ; » et il cite d’illustres exemples dont la nouvelle « puissance du monde » pourra faire son profit.
La puissance d’un état ne regarde que le dehors. À l’intérieur, l’idéal de l’état, c’est d’un côté la force et la stabilité des gouvernemens ; de l’autre la paix, la prospérité, la liberté des gouvernés. Les différentes formes de gouvernement ne sont que les moyens les plus généraux de réaliser cet idéal suivant les traditions, les mœurs, le degré de civilisation des peuples.
La question des formes de gouvernement tient le plus souvent la première place dans les traités de philosophie politique : M. Bluntschli la renvoie avec raison à la dernière partie de son livre. L’existence d’un état est indépendante de la forme de son gouvernement. La France a subi depuis moins de cent ans onze changemens de gouvernemens : elle est toujours restée, pour elle-même et pour les autres pays, le même état. Les révolutions politiques ne sont même pas toujours les événemens les plus considérables dans l’histoire d’une nation : la substitution de la république à l’empire n’a été qu’un incident secondaire pour la nation française en comparaison de la guerre désastreuse au milieu de laquelle cet événement a trouvé place.
Une saine philosophie ne considère plus les formes de gouvernement d’une manière abstraite, en leur attribuant une valeur propre et absolue. Elle les place dans le milieu historique où elles prennent naissance, dans les conditions sociales, territoriales et nationales auxquelles elles doivent s’approprier. Elle les dépouille en même temps de leur raideur systématique ; elle leur permet toutes les transformations, toutes les combinaisons, tous les tempéramens qui peuvent favoriser leur établissement et assurer leur bon fonctionnement et leur durée. Telle est l’excellente méthode que s’efforce de suivre M. Bluntschli.
Il prend pour base l’antique division des gouvernemens en monarchie, aristocratie et démocratie ; il y ajoute la théocratie. L’addition n’est pas très heureuse. La théocratie n’est pas une forme de gouvernement ; elle exprime plutôt le principe ou l’esprit qui anime certains gouvernemens, quelle que soit leur forme ou leur nature, car l’esprit théocratique se retrouve aussi bien dans une pure démocratie que dans une monarchie ou une aristocratie. M. Bluntschli généralise le type de la théocratie en l’appelant idéocratie ; il entend par là tout gouvernement qui repose non-seulement sur des croyances religieuses, mais sur des conceptions métaphysiques, sur des idées pures. Les utopies de certains réformateurs modernes tendraient à réaliser, non des théocraties dans le sens propre du mot, mais quelque chose d’analogue, des idéodraties. Le rapprochement est ingénieux, mais il ne rend que plus évidente la nécessité de distinguer entre l’esprit et la forme d’un gouvernement.
L’aristocratie et la démocratie elles-mêmes, telles que les entendent les états modernes, sont plutôt des principes que des formes de gouvernement. Dans les cités antiques, le pouvoir pouvait être exercé directement, soit par un seul, soit par plusieurs, soit par tous, suivant la division d’Aristote ; mais nos grands états modernes ne comportent ni l’aristocratie, ni la démocratie pures ; toutes les formes qu’ils peuvent revêtir se ramènent à deux : la monarchie et la république, et, sous ces deux formes, l’esprit qui domine dans leurs institutions et dans leur politique peut être également aristocratique ou démocratique, théocratique ou idéocratique.
Cette distinction entre l’esprit et la forme d’un gouvernement n’a pas échappé à M. Bluntschli. « Certains états, dit-il, sont théocratiques par l’esprit sans l’être par la forme ; ils reconnaissent un chef visible, humain ; ce n’est pas Dieu qui les gouverne, mais ce sera par exemple un prince de l’église, une aristocratie cléricale ou une certaine démocratie religieuse. D’autres sont aristocratiques, sans être des aristocraties pour le droit public (exemple l’Angleterre, monarchique par la forme, aristocratique par l’esprit), on démocratiques sans être des démocraties (exemple le royaume de Norvège), ou enfin monarchiques sans monarque réel (exemple la république française). » On ne saurait mieux dire, et nous ne contesterions pas même le dernier trait avec l’exemple qui l’appuie, car l’esprit monarchique lui-même n’est pas nécessairement attaché à la forme monarchique, et il est certain que la France, en devenant, par la force des circonstances et par l’impossibilité d’un autre gouvernement, un état républicain, n’a presque rien dépouillé, dans l’ensemble de ses institutions aussi bien que dans ses mœurs, du vieil esprit que lui ont imprimé quatorze siècles de monarchie. Il est regrettable qu’après avoir si bien posé cette distinction, M. Bluntschli n’en ait tenu aucun compte dans sa classification des gouvernemens.
Il la méconnaît également quand il repousse l’idée de gouvernemens mixtes. Oui, si l’on s’en tient à la forme apparente, un gouvernement ne comporte aucun mélange ; il est nécessairement et tout entier ou monarchique ou républicain ; mais, si l’on considère l’esprit qui l’anime, un gouvernement, dans les temps modernes et chez les peuples civilisés, offre rarement un caractère absolument simple. M. Bluntschli voit en France une république monarchique ; par contre, il ne craint pas d’appeler le gouvernement anglais une a monarchie républicaine. » Que devient donc son exclusion systématique de tout gouvernement mixte ?
Cette exclusion n’est pas une pure inconséquence ; elle se rattache à toute une théorie de la monarchie constitutionnelle. Esprit libéral, mais obsédé par certains préjugés allemands ou plutôt prussiens, M. Bluntschli a un goût très vif pour la monarchie constitutionnelle ; mais il la conçoit plutôt sous la forme prussienne que sous la forme anglaise, avec la suprématie personnelle du monarque dans toutes les matières de législation et de gouvernement. C’est à Frédéric II de Prusse qu’il fait honneur des premiers essais d’une monarchie tempérée sur le continent. Le pouvoir royal, tel qu’il l’entend d’après le grand. Frédéric, doit subir, des restrictions et se soumettre à un contrôle ; mais il n’est pas moins, le pouvoir suprême ; « La monarchie constitutionnelle est vraiment une monarchie… L’autorité publique reçoit sa consécration la plus élevée, non dans une collection d’hommes, mais dans une individualité. Le monarque est, dans un sens éminent, la personne même de l’état. Dans les affaires publiques, la volonté de l’état doit s’élaborer en lui et devenir sa volonté personnelle. Il est absurde d’attribuer au monarque le droit le plus élevé ; et de le mettre pour cela même en tutelle. Ce ne sont pas les chambres qui créent la loi ; c’est le prince qui, en la sanctionnant, fonde le respect public de la loi. Les ministres ne viennent pas ajouter leur autorité aux décisions royales ; c’est lui qui les revêt de son autorité, les ministres ne sont que les organes, indispensables d’ailleurs, de sa volonté. » Ainsi entendue, on conçois que la monarchie constitutionnelle ne soit pas pour M. Bluntschli un gouvernement mixte, un mélange de diverses formes et de divers esprits ; le principe monarchique domine partout, il enveloppe tous les pouvoirs, et tous les organes du gouvernement lui restent subordonnés, alors même que quelques-uns exercent sur lui un droit de limitation et de contrôle.
M. Bluntschli essaie de justifier cette théorie par l’exemple, de l’Angleterre elle-même. « La constitution anglaise, dit-il, n’est pas née de la division du pouvoir. Elle eut, dès l’origine, un caractère spécifiquement monarchique qui, petit à petit, fut modéré par une aristocratie puissante et par des élémens démocratiques. La forme externe de l’état est demeurée monarchique, et le droit public anglais attribue au roi, non-seulement toute la puissance suprême de gouvernement, mais encore la première place dans le corps composé du parlement législatif. » S’il ne s’agit que de la « forme externe, » M. Bluntschli a raison ; mais ce n’est pas là ce qu’il entend par la forme propre et constitutionnelle de l’état. Entraîné par la force de la vérité, il dira lui-même : « La monarchie constitutionnelle est comme la réunion de toutes les autres formes. Elle a la variété en même temps que l’harmonie du système. Elle offre un champ libre aux forces et au sentiment national de l’aristocratie et dégage de toute entrave mauvaise la vie démocratique du peuple. Enfin son respect des lois est un élément idéocratique. Tout est maintenu dans une juste relation et dans l’unité. » Et il ajoutera pour la monarchie anglaise : « Le roi anglais sait qu’il ne représente ni n’accomplit sa volonté propre, mais celle de l’état, Ses ministres n’en gouvernent que plus librement, et comme ils puisent leurs forces dans la confiance du parlement, de la chambre basse surtout, c’est la représentation nationale qui exerce en réalité ce surcroit d’influence. »
La sagacité de M. Bluntschli reparaît toujours, en effet, dans le développement de ses théories, alors même que, dans les formules qui leur servent de point de départ, sous l’empire de certains préjugés, il se laisse aller aux plus étranges contradictions ; mais ces contradictions et ces préjugés d’un esprit aussi judicieux nous offrent eux-mêmes, par leur origine, un bien curieux et bien instructif sujet d’étude.
M. Bluntschli montre la même sagacité, sans les mêmes contradictions, quand il expose les conditions de la démocratie moderne, de la démocratie représentative, dont la France fait aujourd’hui l’expérience, après des tentatives impuissantes de monarchies constitutionnelles. Il ne croit pas au succès de cette expérience. « Le Français, dit-il, aime et proclame les grands mots de liberté, d’égalité, de fraternité ; mais ses souvenirs sont monarchiques. Ses mœurs sont peu républicaines ; il est plus disposé à invoquer l’état qu’à s’aider seul, plus ami de la gloire et de la puissance que de la légalité et du modeste travail privé : enfin ses tendances centralisatrices sont plus favorables à la monarchie qu’à la république. » L’essai est trop nouveau pour qu’il soit possible de protester par des faits et par des résultats acquis contre la sévérité de ce jugement ; mais, si cet essai doit réussir, ce sera certainement par un effort intelligent et suivi pour établir entre nos institutions nouvelles et notre caractère national une harmonie dont M. Bluntschli est loin d’avoir exagéré la difficulté. Ce sera aussi en sachant tenir un grand compte des conditions très judicieusement indiquées par cet éminent penseur pour l’établissement durable, dans les temps modernes et dans un grand pays, d’une république démocratique. Bien qu’il prenne surtout ses exemples en Amérique et en Suisse, il n’attache qu’une importance secondaire à la forme fédérative, et il n’est rien dans sa théorie qui ne puisse s’appliquer à une république unitaire.
Il marque très bien les deux différences capitales entre la démocratie antique et la démocratie moderne. La première réunissait la masse entière des citoyens pour délibérer sur les affaires publiques ; elle faisait, par le sort, participer indistinctement tous les citoyens aux fonctions publiques. « La république moderne, en substituant au sort l’élection des meilleurs, emprunte un élément aristocratique qui la grandit et l’ennoblit. Elle donne également la souveraineté à l’ensemble des citoyens, à la nation ; mais elle en attribue l’exercice à des hommes choisis dont elle fait les représentais de la nation. » Dans un tel gouvernement, la première loi est la loi électorale. Elle doit viser, non une représentation mathématique des électeurs, d’après leur nombre seul, sans tenir compte de la diversité de leurs intérêts et de l’inégalité de leurs lumières, mais une représentation intelligente, propre à assurer partout les meilleurs choix. Pour appuyer par un exemple précis le principe posé par M. Bluntschli, la double expérience qui a été faite en France depuis 1848 du scrutin de liste et du scrutin uninominal a prouvé que le premier est plus favorable à la qualité des élus, qu’il donne à la représentation nationale, abstraction faite de toute opinion politique, un niveau plus élevé. C’est donc le scrutin de liste qui devrait être préféré.
M. Bluntschli croit qu’une grande armée permanente est incompatible avec l’existence d’une république démocratique. L’exemple de l’Amérique semble autoriser cette opinion. Sera-t-elle infirmée par l’exemple de la France ? C’est un point sur lequel aucune raison déterminante ne permet encore de se prononcer et qui ne pourra être résolu que par l’expérience. La question est d’ailleurs plus générale et elle peut se poser, non-seulement pour tout gouvernement républicain ou démocratique, mais pour tout gouvernement libre. L’exemple de l’Amérique semble autoriser également cette autre affirmation de M. Bluntschli que, dans une république démocratique, l’état s’occupe plus difficilement des intérêts supérieurs de l’art et de la science. « La raison commune, dit-il, les comprend moins clairement, à moins que le peuple ne soit arrivé à un haut degré de civilisation. » Ces derniers mots corrigent ce qu’il y a peut-être de trop absolu dans la proposition première et permettent de concevoir, au moins à titre d’exception, une démocratie intelligente sachant se maintenir, par ses propres efforts, à un niveau toujours élevé dans toutes les manifestations de la pensée, de l’imagination et du goût.
M. Bluntschli reconnaît en revanche que les institutions utiles au plus grand nombre, les établissemens de bienfaisance, les écoles populaires, les routes et tous les travaux d’intérêt général, trouveront dans une démocratie les conditions les plus favorables. Il termine ainsi son étude sur cette forme de gouvernement qui, sans avoir ses préférences, paraît lui inspirer une sincère sympathie : « Le sentiment d’une mâle liberté a dicté la constitution et y a trouvé son expression ; il élève les nombreuses classes moyennes, développe l’intelligence par l’exercice direct ou indirect des affaires publiques et fortifie les caractères. L’amour de la patrie y trouve une large base et, dans les crises, les citoyens se montrent prêts à tous les sacrifices ; mais cette forme est moins favorable au développement des natures d’élite ; le peuple les voit souvent avec méfiance et hostilité. Cependant celles-ci même s’attireront l’estime et la confiance, si elles ne blessent pas le sentiment de l’égalité par d’orgueilleuses prétentions et si elles savent lutter de zèle et de dévoûment pour le bien public avec les meilleurs des démocrates. » Voilà un noble idéal et de sages conseils qui se recommandent à l’attention de toute démocratie fédérative ou unitaire.
Si l’établissement d’une république démocratique dans un grand état fortement centralisé, tel que la France, est sans précédent, une monarchie fédérative, telle que l’empire allemand, est une nouveauté bien plus extraordinaire encore. Toutes les conceptions politiques édifiées par le raisonnement ou consacrées par l’expérience y reçoivent des démentis. C’est une confédération sans égalité ; entre ses membres ou plutôt avec une égale dépendance de tous ses membres à l’égard d’un seul qui, par sa puissance propre et par les droits supérieurs qu’il s’est réservés, concentre tout en lui. C’est un ensemble de monarchies où tous les souverains sont des sujets, à l’exception du roi de Prusse, empereur d’Allemagne, qui exerce une double souveraineté sur la plus grosse des parties et sur le tout. C’est enfin une monarchie constitutionnelle où manquent presque toutes les garanties des gouvernemens libres. M. Bluntschli ne dissimule pas ce qu’il y a de monstrueux dans une telle organisation. Il la juge cependant avec un optimisme qui fait contraste avec sa sévérité pour la nouvelle république française. S’il reconnaît, que « les compétences réciproques ne sont pas nettement déterminées, » il se hâte d’ajouter « qu’elles ont été laissées à dessein dans un certain vague. « Il trouve d’ailleurs une garantie de bon accord dans l’omnipotence du conseil fédéral, dont les décisions sommaires ; « sauvegardent à la fois l’unité du tout et l’indépendance des parties, préviennent les conflits ou permettent de les résoudre. » Le conseil fédéral aurait-il bien une telle puissance s’il était autre chose qu’un instrument docile aux mains de l’empereur et de son tout-puissant chancelier ?
La glorification ou l’apologie du gouvernement prussien, voilà partout le côté faible du livre de M. Bluntschli ; mais ce n’est pas par là qu’il offre le moins d’intérêt. Sans les parties mêmes où L’Allemagne n’est pas en jeu, nous avons eu à signaler plus d’une théorie contestable à côté d’aperçus ingénieux ou profonds ; mais, comme nous l’avons dit en commençant, alors même qu’il appelle la discussion et la controverse, ce livre fait penser, il nous force à réfléchir sur des questions auxquelles, moins que jamais il nous est permis de rester indifférent dans l’état d’incertitude et d’instabilité où sont tombés partout le droit public et le droit international. M. Bluntschli ne résout pas toutes ces questions, mais il les éclaircit, il sait les envisager sous tous leurs aspects et en démêler la complexité. Il mérite d’être lu et médité par tous ceux qu’intéresse la politique et que n’effraie pas un peu de philosophie.
EMILE BEAUSSIRE.
- ↑ Cet ouvrage a déjà été ici même l’objet d’une étude de M. Fouillée, au point de vue d’une question spéciale : celle du contrat social (Revue du 15 avril). Nous nous proposons d’en faire connaître et d’en discuter les principales théories.
- ↑ Voir notre étude sur la Philosophie politique de Hegel, dans la Revue du 1er janvier 1871. — Ce nouvel esprit de la philosophie allemande a été très bien compris par M. Fouillée (l’Idée moderne du droit ; le droit, la force et le génie, d’après les écoles allemandes contemporaines,’ Revue du 1er juin 1874) ; mais nous ne sommes pas de son avis quand il prétend retrouver le même esprit dans Kant lui-même.
- ↑ Voilà une proposition difficilement conciliable avec la théorie de l’empire universel.
- ↑ Cette distinction un peu subtile, mais qui ne manque pas de profondeur, se complique chez M. Bluntschli d’une subtilité philologique. Il se sert du mot allemand Volk, qu’on traduit ordinairement par peuple, pour exprimer l’idée de nation, bien qu’il trouve dans sa langue le mot même de nation, et c’est l’idée de peuple qu’il exprime par ce dernier mot. Il suit si peu en cela l’usage propre des deux termes qu’il lui arrive souvent de les confondre, comme son traducteur en fait la remarque. Il obéit en réalité à un petit sentiment de vanité nationale, qui lui fait préférer, pour l’idée la plus élevée, un mot de pure souche germanique à un mot d’origine latine.
- ↑ Kant, Elémens métaphysiques de la doctrine du droit, traduction de M. Barni, p. 160.