Les Théories de l’Optique

Les Théories de l’Optique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 94-125).



LES THÉORIES DE L’OPTIQUE





I


Si l’on excepte l’astronomie, si l’on excepte également l’hydrostatique et les principes généraux de la statique, l’histoire des sciences physiques dans l’antiquité et au moyen âge ne nous offre guère que des faits incohérens ou mal observés, des anecdotes d’une authenticité douteuse, parfois une vérité entrevue par un homme de génie et aussitôt méconnue par ses disciples. Celui qui aime les choses anciennes parce qu’elles sont vieilles pourra satisfaire sa curiosité en recherchant ce que les Égyptiens ou les Grecs pensaient du mercure ou de l’aimant ; mais l’homme de science ne trouvera pas, dans la marche de leurs doctrines, d’évolution continue, d’enchaînement logique ; or, c’est cette évolution, c’est cet enchaînement, qui nous intéressent dans l’histoire de la physique ; ils nous révèlent, en effet, les lois suivant lesquelles se développe notre connaissance du monde extérieur ; ils établissent la genèse des hypothèses communément admises, et, par là, nous permettent de peser l’exacte valeur des théories qui ont aujourd’hui notre confiance, de supputer les chances qu’elles ont de durer.

L’histoire de la physique, écrite à l’usage du physicien, commencerait avec l’adolescence du monde moderne, au moment où la Renaissance finit, où le siècle de Louis XIV va naître ; à ce moment, on voit les idées scientifiques sourdre de tous côtés, comme mille ruisselets, se rejoindre, se mêler et former enfin le fleuve majestueux de la tradition moderne ; le fleuve coule à pleins bords le jour où Descartes publie, avec le Discours de la Méthode, la Géométrie, la Dioptrique et les Météores.

C’est à Descartes qu’il nous faut remonter pour trouver la source des théories optiques.

Pour Descartes, l’essence de la matière consiste en cela seul qu’elle est une chose étendue en longueur, largeur et profondeur ; cette affirmation, tout le monde la connaît ; mais ce que l’on soupçonne moins, peut-être, c’est la prodigieuse fécondité et l’influence prolongée de cette proposition ; en elle, se condensait le système entier de la physique cartésienne ; les idées qu’elle renfermait se sont imprimées profondément dans les intelligences contemporaines de Descartes ; depuis deux siècles et demi, dans le moule de cette formule, mainte théorie a été coulée ; et aujourd’hui encore les habitudes d’esprit, les manières de penser de la majorité des physiciens portent l’empreinte, à peine effacée, du sceau cartésien.

Être clair ou obscur, être coloré en rouge ou en vert, ce ne peut être une qualité première de la matière, car il n’y a rien en la matière, sinon qu’elle est étendue en longueur, largeur et profondeur ; on n’y doit rien mettre que ce que considèrent les géomètres, la grandeur, la figure et le mouvement ; en quoi consiste donc vraiment la différence entre un corps éclairé et un corps qui ne l’est pas ? qu’est-ce que la lumière ? La lumière n’est pas autre chose qu’une agitation extrêmement rapide des parties du corps éclairé ; plus l’agitation est vive, plus la lumière est intense ; à chaque couleur correspond un genre spécial de mouvement.

Comme la matière n’est autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur, partout où il y a longueur, largeur et profondeur, il y a matière ; il n’y a donc nulle part de vide dans la nature ; il existe des corps là même où nos sens ne nous font rien percevoir, et les espaces célestes sont aussi pleins qu’un bloc d’acier. Les diverses parties, violemment agitées, d’un corps lumineux, du Soleil par exemple, viennent-elles à choquer les parties contiguës du corps qui s’étend entre le Soleil et la Terre ? celles-ci, à leur tour, heurtent leurs voisines, l’ébranlement gagne de proche en proche, et tandis que chacune des parties du corps traversé par la lumière n’a exécuté qu’une très petite excursion, le mouvement lumineux, lui, a atteint les points les plus éloignés du lieu où il est né.

La nature de la substance corporelle consiste exclusivement en ce qu’elle est une chose étendue, et cette étendue, qui est l’essence de la matière, est exactement celle que les géomètres ont coutume d’attribuer à l’espace vide ; donc, à égalité d’étendue, deux corps ont autant de substance l’un que l’autre ; il n’y a pas plus de matière, pas plus de substance corporelle, dans un vaisseau rempli de plomb ou d’or que dans un vaisseau de même volume rempli d’air. Réciproquement, une même partie de matière, ne pouvant avoir tantôt plus et tantôt moins de substance, ne pourra avoir tantôt plus et tantôt moins d’étendue ; elle pourra changer de figure, mais son volume demeurera éternellement invariable ; la matière est, en soi, rigoureusement incompressible.

Imaginez alors une file, un rayon de parties matérielles s’étendant, en ligne droite, du Soleil à notre œil ; la première de ces parties est une de celles dont le mouvement constitue la lumière solaire ; supposez qu’à un instant quelconque elle entre en mouvement et qu’elle s’avance d’une certaine longueur suivant le rayon considéré ; la seconde partie, qui est incompressible, ne peut permettre à la première d’avancer, à moins d’avancer elle-même au même instant, et de pousser la troisième ; celle-ci, à son tour, pousse au même instant la quatrième, et ainsi de suite ; en sorte qu’au moment même où la première s’est mise en marche, la dernière a éprouvé une impulsion et s’est également mise en marche ; de même, à l’instant précis où l’on pousse le bout d’un bâton, l’autre bout entre en mouvement ; aucun laps de temps, si petit soit-il, ne sépare la mise en marche de la première extrémité de la mise en marche de la seconde ; la lumière se communique donc instantanément du Soleil à notre œil, de la source qui l’a émise aux points les plus éloignés.

Cette communication instantanée de la lumière était loin d’apparaître aux contemporains de Descartes comme une vérité incontestable ; déjà Galilée s’était demandé si la lumière ne mettait pas, comme le son, un certain temps à se propager, s’il ne s’écoulait pas une certaine durée entre le moment où s’allume un signal lumineux et le moment où il est aperçu à grande distance ; il avait même cherché dans l’expérience une réponse à cette question. Sa méthode était ingénieuse : deux observateurs placés, pendant la nuit, à une certaine distance l’un de l’autre étaient munis chacun d’une lanterne dont un volet arrêtait la lumière ; le premier, dirigeant le verre de sa lanterne vers le second, ouvrait brusquement le volet ; au moment où le second apercevait la lumière, il ouvrait rapidement à son tour le volet de la lanterne qui lui était confiée ; si la propagation de la lumière exigeait un certain temps, le pnîinier observateur devait percevoir un certain laps de temps entre l’instant où il ouvrait le volet de sa lanterne et l’instant où il recevait la lumière renvoyée par le second observateur ; Galilée ne put constater ce laps de temps ; pour le rendre appréciable, il aurait fallu placer les deux observateurs dix millions de fois plus loin l’un de l’autre.

Parmi ceux qui se refusaient à admettre avec Descartes la communication instantanée de la lumière, était Fermat. Selon Fermat, la lumière se propage avec une certaine vitesse, dépendant du milieu que traverse le rayon ; ce principe joint à cet autre principe, que la lumière prend, pour aller d’un point à un autre, le chemin dont le parcours exige le moindre temps, permet d’expliquer les lois de la réfraction que Descartes avait découvertes ; l’indice de réfraction est le rapport de la vitesse de la lumière dans le milieu qu’elle quitte à sa vitesse dans le milieu où elle entre, en sorte que la lumière se meut d’autant plus lentement que le milieu est plus réfringent, — proposition qui était appelée à jouer, dans l’histoire de l’optique, un rôle de premier ordre.

Dans une lettre à Descartes, Fermat proposait une méthode expérimentale propre à résoudre la question que s’était posée Galilée : qu’un observateur se place, pendant la nuit, en regard d’un miroir fixé à un quart de mille ; qu’il fasse réfléchir par ce miroir la lumière d’une lanterne tenue à la main ; si la lumière exige un certain temps pour se communiquer à distance, entre le moment où sa main imprimera une secousse à la lanterne et le moment où il verra le mouvement de la lumière il percevra un certain laps de temps.

Les tentatives expérimentales de Galilée et de Fermat faisaient sourire Descartes ; la question n’était-elle pas résolue depuis longtemps, au moyen d’expériences innombrables, faites avec la dernière précision et par les observateurs les plus exercés ? Ne sait-on pas, en effet, que les éclipses de Lune se produisent au moment où le Soleil et la Lune sont en opposition par rapport à la Terre, et que les astronomes peuvent, en usant de cette règle, calculer avec une parfaite exactitude l’heure des éclipses ? Or, il n’en serait pas ainsi si la lumière ne se communiquait instantanément ; le moment de l’éclipse de Lune serait séparé du moment où le Soleil et la Lune nous paraissent en opposition de tout le temps qu’il faudrait à un rayon de lumière pour aller de la Terre à la Lune et revenir de la Lune à la Terre ; les éclipses de Lune réalisent l’expérience que voulait exécuter Fermat, mais elles la réalisent en des proportions incomparablement plus grandes ; la distance de l’observateur au miroir n’est plus d’un quart de mille ; c’est la distance de la Terre à la Lune.

Fort du contrôle que l’expérience séculaire des astronomes apportait ainsi aux conséquences de ses déductions, Descartes n’hésite pas à déclarer que la communication instantanée de la lumière est une des propositions essentielles de son système. « Pour moi, écrit-il à Fermat, elle est tellement certaine que si, par impossible, elle était convaincue d’erreur, je serais prêt à avouer sur-le-champ que je ne sais rien en philosophie… Vous avez si grande confiance en votre expérience que vous vous déclarez prêt à tenir fausse toute votre philosophie si aucun laps de temps sensible ne sépare le moment où l’on voit dans le miroir le mouvement de la lanterne du moment où on le perçoit à la main ; moi, au contraire, je vous déclare que, si ce laps de temps pouvait être observé, ma philosophie tout entière serait renversée de fond en comble. »

Descartes faisait cette déclaration le 22 août 1634 ; quarante-quatre ans plus tard, on savait que la communication de la lumière n’est pas instantanée, qu’elle se fait avec une vitesse énorme, il est vrai, mais mesurable, et l’on avait déterminé avec une assez grande approximation la valeur de cette vitesse.

Descartes s’était trompé ; mais il s’était trompé en homme de génie ; en errant, il avait tracé d’avance la voie qui permettrait de reconnaître son erreur et de la rectifier.

Si la lumière ne devient qu’au bout d’un certain temps perceptible à une certaine distance de sa source, avait dit Descartes, les calculs des astronomes touchant les éclipses de Lune ne doivent pas concorder avec les observations. La distance de la Terre à la Lune n’est pas assez grande pour que l’erreur soit appréciable ; le désaccord devient notable lorsqu’il s’agit des éclipses des satellites de Jupiter.

Autour de Jupiter tournent quatre lunes découvertes par Galilée, — les astronomes en ont aperçu récemment une cinquième. À chaque révolution, chacune de ces lunes vient plonger dans le large cône d’ombre qui s’étend derrière la planète ; chacune d’elles s’éteint et se rallume ainsi à des intervalles parfaitement réguliers ; il est donc facile à l’astronome, lorsqu’il connaît l’heure à laquelle un des satellites a été éclipsé une première fois, de prédire à quelle heure il sera éclipsé la centième ou la millième fois ; mais, pour nous avertir que le satellite vient d’être plongé dans l’ombre, le dernier rayon réfléchi par ce satellite doit franchir la distance de Jupiter à la Terre, et cette distance varie ; tantôt la Terre s’approche de Jupiter autant que le permet la forme inflexible de son orbite, tantôt elle s’en éloigne autant qu’il lui est possible ; dans ce dernier cas, le parcours du rayon messager est plus long que dans le premier, plus long de tout un diamètre de l’orbite terrestre ; la nouvelle de l’éclipsé du satellite nous arrive plus tard lorsque la Terre est à l’apojove que lorsqu’elle était au périjove, et le retard subi nous apprend combien de temps il faut à la lumière pour parcourir le diamètre de l’orbite terrestre ; un quart d’heure lui suffit à franchir ces soixante-dix-sept millions de lieues ; elle marche à raison de soixante-dix mille lieues par seconde. Tel est le résultat obtenu par Römer.

D’autres méthodes sont venues, plus tard, confirmer la découverte de Römer.

Si la lumière ne se communique pas instantanément, avait dit Descartes, la position du Soleil dans le ciel doit nous paraître faussée ; l’erreur n’est pas manifeste pour le Soleil, car elle est toujours à peu près la même ; elle l’est pour les étoiles fixes ; ainsi s’explique, comme Bradley l’a montré en 1728, le phénomène de l’aberration des étoiles ; l’observation de ce phénomène fournit une nouvelle détermination de la vitesse de la lumière et cette détermination concorde avec celle de Römer.

Il n’y a pas jusqu’à la curieuse expérience proposée à Descartes par Fermat qui n’ait pu servir à déterminer la vitesse de la lumière ; de nos jours, M. Fizeau l’a rendue pratique ; il a pu déterminer le temps qu’un rayon de lumière, parti de Suresnes, mettait pour revenir à Suresnes, après avoir frappé un miroir à Montmartre.


II

La découverte de Römer contraignait de rejeter l’optique cartésienne ; en 1678, Huygens écrivait son Traité de la lumière et le présentait à l’Académie des sciences de Paris ; en 1690, il le publiait. « Il m’a semblé, écrivait-il, et à beaucoup d’autres avec moi, que mesme M. Descartes, qui a eu pour but de traitter intelligiblement de tous les sujets de physique, et qui assurément y a beaucoup mieux réussi que personne devant luy, n’a rien dit qui ne soit plein de difficultez, ou mesme inconcevable, en ce qui est de la lumière et de ses propriétez. »

En fait, Huygens garde presque tout du système cartésien ; comme Descartes, il ne suppose dans la nature que des corps qui soient faits d’une même matière, dans lesquels on ne considère aucune qualité, mais seulement des grandeurs, figures et mouvemens différens ; il ne rejette qu’un point, essentiel à la vérité : l’incompressibilité de la matière qui sert à transmettre la lumière et, par conséquent, l’instantanéité de cette transmission.

Prenons une file de parties matérielles commençant à la source lumineuse et finissant à notre œil ; au moment où la première de ces parties, celle dont émane la lumière, s’avance dans la direction du rayon, la seconde, au lieu de s’avancer également, diminue de volume ; ce n’est qu’au bout d’un instant qu’elle fait ressort et reprend son volume primitif en comprimant la troisième ; c’est par une alternative de compressions et de dilatations, très rapides, il est vrai, mais exigeant cependant un certain temps pour s’accomplir, que la lumière se propage ; si les diverses parties du corps au travers duquel se transmet la lumière sont très peu compressibles, chacune d’elles, comprimée, reprendra très vite son volume primitif ; la lumière se communiquera à de grandes distances en très peu de temps, mais non pas instantanément.

C’est de la même manière que le son se propage dans l’air ; l’air, sans lequel le son ne peut se communiquer à distance, étant très compressible, le son se transmet avec une vitesse modérée, qui n’est que la millionième partie de la vitesse de la lumière ; mais cette extrême différence entre la vitesse du son et la vitesse de la lumière n’est que l’indice d’une extrême différence entre la facilité avec laquelle l’air se laisse comprimer et la très grande résistance que la matière chargée de transmettre la lumière, la matière éthérée, oppose à la compression ; « l’agitation au reste des particules qui engendrent la lumière doit être bien plus prompte, et plus rapide que n’est celle des corps qui causent le son, puisque nous ne voyons pas que le frémissement d’un corps qui sonne est capable de faire naître de la lumière, de mesme que le mouvement de la main dans l’air n’est pas capable de produire du son »

Huygens est le premier qui ait rapproché le mécanisme suivant lequel se propage la lumière du mécanisme suivant lequel se propage le son ; ce rapprochement a été fécond ; la théorie du son a suggéré à la théorie de la lumière ses hypothèses les plus utiles, celles qui sont à la base même de l’optique moderne.

Le sentiment de l’analogie entre l’acoustique et l’optique a conduit Huygens à proposer une explication des phénomènes de la réflexion et de la réfraction de la lumière ; cette explication, le siècle suivant l’a reléguée dans l’oubli, mais le nôtre l’a reprise et rendue classique ; si la lumière se réfracte en passant d’un milieu dans un autre, c’est qu’elle se propage dans les diiférens milieux avec des vitesses différentes ; l’indice de réfraction n’est autre chose que le rapport entre la vitesse qu’avait la lumière dans le milieu qu’elle quitte et la vitesse qu’elle a dans le milieu où elle entre ; proposition mémorable, que Fermat avait découverte par une heureuse divination et qui, mise hors de contestation, de nos jours, par les expériences de Foucault, est devenue une des lois fondamentales de l’optique.

Après avoir expliqué la réfraction dans les milieux tels que le verre ou l’eau, Huygens aborde l’étude « de l’estrange réfraction du cristal d’Islande », c’est-à-dire de la double réfraction, qu’Érasme Bartholin avait découverte dans le spath d’Islande et que l’on devait retrouver ensuite dans le cristal de roche et dans toutes les substances cristallisées n’appartenant pas au système cubique ; avec un rare bonheur, il débrouille les lois compliquées de ce phénomène et les amène au degré de clarté et de perfection définitives où Descartes avait conduit la loi de la réfraction dans les substances uniréfringentes ; en passant, il sème, au sujet de la formation des cristaux, quelques idées qui, développées plus tard par Rome de l’Isle et par Haüy, deviendront la cristallographie.


III

« On voit, disait Descartes en 1637, que, pour expliquer comment nous percevons la lumière et les couleurs, il n’est pas nécessaire de supposer que les objets laissent émaner vers notre ceil quelque chose de matériel, » et Huygens écrivait en 1678 : « De plus, quand on considère l’extrême vitesse dont la lumière s’étend de toutes parts, et que quand il en vient de différens endroits, mesme de tout opposez, elles se traversent l’une l’autre sans s’empescher ; on comprend bien que, quand nous voyons un objet lumineux, ce ne sçaurait être par le transport d’une matière, qui depuis cet objet s’en vient jusqu’à nous, ainsi qu’une baie ou une flèche traverse l’air ; car assurément cela répugne trop à ces deux qualités de la lumière, et surtout à la dernière. » L’idée que Descartes et Huygens condamnaient en ces termes allait triompher au xviiie siècle.

« Est-ce que toutes ces hypothèses par lesquelles on imagine la lumière comme une certaine pression ou comme un certain mouvement propagé par l’intermédiaire d’un fluide ne sont pas des erreurs ? » écrit Newton, en 1704, dans l’une des Questions qui terminent son Optique. Supposez, en effet, que la lumière soit une pression ou un mouvement, et, sur son trajet, placez un écran ; au delà de cet écran, l’ombre pourra-t-elle être séparée de la lumière avec une netteté, avec une brusquerie géométriques ? la pression ou le mouvement que l’on imagine dans la nappe lumineuse ne va-t-il pas se propager, se diffuser, dans la région immobile qui est l’ombre ? comment donc concilier les idées de Descartes et d’Huygens avec la théorie géométrique des ombres, avec la propagation rectiligne de la lumière ?

« Les rayons de lumière ne sont-ils pas plutôt formés de corpuscules émis par les corps lumineux ? » Dans un milieu homogène, ces corpuscules se meuvent en droite ligne, d’un mouvement uniforme, avec une grande vitesse qui est la vitesse même de la lumière ; lorsqu’ils rencontrent un corps transparent, les uns sont repoussés : ils forment un rayon réfléchi ; les autres pénètrent dans le corps transparent et, au moment où ils y entrent, leur marche est rompue par les actions, sensibles seulement à très petite distance, que les molécules matérielles exercent sur les corpuscules lumineux ; la direction de leur mouvement est changée : ils forment un rayon réfracté ; à l’inverse de ce qu’avaient annoncé Fermat et Huygens, l’indice de réfraction est le rapport de la vitesse qui anime les corpuscules dans le milieu où ils entrent à la vitesse qui les animait dans le milieu d’où ils sortent.

À chacune des couleurs simples, dont le mélange compose la lumière du soleil et toutes les lumières naturelles, correspond une espèce déterminée de corpuscules lumineux ; les corpuscules de diverses espèces se meuvent, dans un même milieu, avec des vitesses différentes, par conséquent, à leur passage d’un milieu dans un autre, ils se réfractent suivant des indices différens, ce qui produit le phénomène de la dispersion des couleurs.

Ainsi naquit la théorie optique de l’émission, antithèse de la théorie des ondulations ; pendant la première moitié du xviiie siècle, la première de ces théories ne cessa de gagner, et la seconde de perdre, la faveur du monde savant ; vers 1750, Euler luttait encore vaillamment contre l’hypothèse newtonienne ; mais, après sa mort, la théorie d’Huygens sembla reléguée au nombre des systèmes à tout jamais abandonnés ; Laplace, en rattachant à la théorie de l’émission les lois de la double réfraction du spath d’Islande, assura le triomphe « de ces principes dont on est redevable à Newton, au moyen desquels tous les phénomènes du mouvement de la lumière à travers un nombre quelconque de milieux transparens et dans l’atmosphère, ont été soumis à des calculs rigoureux. »

La théorie de l’émission prenait naturellement place dans le vaste système cosmologique enfanté par le génie de Newton ; dans ce système, dont la Question XXXIe et dernière de l’Optique renfermait l’ébauche, dont Boscovich allait faire une doctrine métaphysique, le monde physique n’est plus qu’un ensemble de corps libres de tout lien, astres, molécules matérielles, particules des fluides calorifiques, électriques ou magnétiques, corpuscules lumineux ; lancés dans le vide, ils s’attirent au travers des espaces célestes en raison inverse du carré de la distance qui les sépare, ou bien de tout près, suivant d’autres fonctions compliquées et inconnues de leur écart ; dans ce système, la trajectoire du dernier atome matériel est déterminée avec la même précision que la trajectoire de la Terre ou de Jupiter ; au géomètre d’en obtenir l’équation générale et d’expliquer par là tous les phénomènes physiques.

Poussés par cette superbe confiance dans la toute-puissance des mathématiques, Laplace, Poisson, toute une école de géomètres poursuivent avec autant d’audace que de bonheur la réduction à l’analyse de toutes les lois de la physique ; bientôt leurs découvertes sont telles non seulement en mécanique céleste, mais encore au sujet de la capillarité, de l’élasticité, de la théorie de la chaleur, de l’électricité, qu’ils peuvent se croire en possession d’une mécanique physique conforme à la nature des choses », mécanique physique qui n’est autre que « la théorie mathématique de toutes les forces attractives de la nature ».


IV

Au commencement du xixe siècle, les hypothèses d’Huygens sur la propagation de la lumière étaient tombées dans un tel discrédit que Laplace regardait comme essentiel de les séparer de la loi de la double réfraction qu’Huygens en avait déduite ; selon Laplace, les difficultés que présente la considération des ondes lumineuses ont empêché Newton et la plupart des géomètres qui l’ont suivi d’apprécier justement la découverte qu’Huygens y avait attachée. « Ainsi, dit-il, cette loi a éprouvé le même sort que les belles lois de Kepler qui furent longtemps méconnues, pour avoir été associées à des idées systématiques dont, malheureusement, ce grand homme a rempli tous ses ouvrages. »

Au moment où Laplace reléguait la théorie des ondes au même rang que les rêves pythagoriciens de Kepler, cette théorie, ranimée par une idée nouvelle, sortait de son tombeau, et se remettait en marche.

Pour expliquer les colorations que présentent les bulles de savon et, en général, tous les corps réduits en lames extrêmement minces, Newton avait été obligé d’admettre qu’un corpuscule lumineux ne persiste pas toujours dans le même état pendant qu’il chemine le long du rayon ; quelque chose, dans cet état, varie périodiquement ; selon que le corpuscule rencontre un corps étranger en un point ou en un autre de sa route, il pénètre plus ou moins aisément à l’intérieur de ce corps ; il passe ainsi, tout en cheminant, par des alternatives, par des accès de facile transmission et de facile réflexion. Quelle est la cause de ces accès ? En traversant le milieu dans lequel ils se meuvent et dont les molécules qui agissent sur eux sont, en retour, soumises à leur action, les corpuscules lumineux y engendrent des vibrations extrêmement rapides ; une fois ce milieu mis en vibration, la marche d’un corpuscule qui le traverse y subit des perturbations périodiques qui accélèrent cette marche et la retardent alternativement.

Selon Newton, rien de plus difficile à expliquer que ces accès dans la théorie des ondulations, « à moins que l’on ne veuille admettre la présence simultanée, en tout lieu, de deux éthers vibrans ; l’un dont les vibrations constitueraient la lumière ; l’autre, animé de vibrations que l’on supposerait plus rapides et qui, en troublant les vibrations du premier, détermineraient leurs accès ».

Où Newton voyait-il la nécessité, pour la théorie des ondulations, d’introduire ces deux éthers ? Dans la théorie de l’émission, pour expliquer les accès que subit périodiquement le corpuscule lumineux. Newton a été obligé de faire intervenir le milieu que traverse le corpuscule et de supposer ce milieu animé de vibrations très rapides ; il a attribué le caractère progressif de la lumière au corpuscule et le caractère périodique aux mouvemens du milieu. Mais, dans la théorie des ondulations, pourquoi ferait-on de ces deux caractères l’apanage de deux substances distinctes ? pourquoi n’admettrait-on pas que le mouvement de l’éther se propage des régions éclairées aux régions obscures, tandis qu’il prend le caractère périodique dans les régions dont l’éclairement est devenu permanent ? n’en est-il pas ainsi pour le mouvement de l’air qui constitue le son ?

Reprenons cette analogie de la lumière et du son, dont Huygens avait tiré de si belles conséquences. Qu’est-ce qu’un son simple ? Une vibration périodique simple, un mouvement pendulaire des molécules du corps sonore ; la période de cette vibration marque la hauteur du son considéré dans la suite illimitée des sons. Que sera-ce donc qu’une lumière simple ? Un mouvement périodique simple de l’éther ; la période de ce mouvement marquera sa couleur, sa position dans le spectre ; cette période sera le caractère invariable qu’un rayon de lumière monochromatique doit, d’après Newton, porter sans cesse avec lui.

Au sein d’un faisceau de lumière, l’état de l’éther sera exactement semblable à l’état de l’air qui remplit un tuyau d’orgue ; le long de cette colonne d’air en vibration alternent, à intervalles réguliers, les ventres et les nœuds ; les ventres, où les particules gazeuses, sans changer de densité, subissent l’agitation la plus violente ; les nœuds, où, sans changer de place, elles éprouvent les plus fortes compressions et les plus fortes détentes ; d’un ventre à un nœud, pour un même son, la distance est toujours la même ; elle est égale au quart de la longueur d’onde, c’est-à-dire du chemin que le son parcourt pendant la durée d’une vibration.

De même, le long d’un rayon lumineux, nous trouverons alternativement un ventre, puis un nœud, de l’éther vibrant ; d’un ventre à un nœud, la distance sera constante ; ce sera le quart de la longueur d’onde de la lumière considérée ; cette distance va jouer, dans la nouvelle théorie, le rôle que Newton attribuait à la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission.

Ces idées, Euler les avait déjà entrevues ; il était réservé à Thomas Young de les poser nettement et de les confirmer par une expérience saisissante.

Suivons un rayon de lumière ; les nœuds successifs le partagent en segmens, tous égaux, dont la longueur est la moitié d’une longueur d’onde ; chacun de ces segmens est ce qu’on nomme une concamération ; aux points correspondans de deux concamérations successives, le mouvement a, à chaque instant, la même vitesse, mais il n’a pas le même sens ; si, à un instant donné, en un point d’une concamération, le mouvement est dirigé de gauche à droite, au point correspondant de la concamération suivante, il est, au même instant, dirigé de droite à gauche.

Imaginons maintenant que l’on superpose deux rayons de lumière suivant la même ligne, et cela de manière que les nœuds de l’un correspondent aux nœuds de l’autre ; la vitesse dont sera alors animée chaque particule d’éther s’obtiendra en composant entre elles la vitesse que lui communiquerait le premier rayon et la vitesse que lui communiquerait le second rayon. Dès lors, si les deux rayons ont été superposés de manière à amener en coïncidence les concamérations en lesquelles le mouvement de l’éther a lieu, en même temps, dans le même sens, la vitesse de chaque molécule d’éther se trouvera doublée, sa force vive quadruplée, et l’ensemble des deux rayons sera quatre fois plus lumineux que ne l’était chacun d’eux. Mais si les deux rayons ont été superposés de manière à amener en coïncidence les concamérations discordantes, la vitesse qu’aurait une molécule d’éther dans le premier rayon sera exactement détruite par la vitesse qu’aurait la même molécule dans le second rayon, en sorte que la superposition des deux rayons ramènera l’éther au repos ; au lieu d’un rayon de lumière, on aura une raie noire ; selon l’expression, devenue classique, d’Arago, en ajoutant de la lumière à de la lumière on aura produit de l’ombre.

Telle est l’expérience que Thomas Young conçut et réalisa.


V

L’idée de déterminer l’effet simultané de plusieurs rayons lumineux qui éclairent une même région de l’espace, qui interfèrent, en composant entre elles les vibrations propres à chacun de ces rayons suivant la loi générale de composition des mouvemens, donna à la théorie ondulatoire de la lumière une vigoureuse impulsion ; grâce à elle, Young ne tarda pas à expliquer à son tour, de la manière la plus naturelle, les phénomènes dont Newton avait déjà rendu compte par l’hypothèse des accès, les couleurs des lames minces, par exemple ; grâce à elle, le génie de Fresnel découvrit les lois de phénomènes nombreux et compliqués, demeurés jusqu’à lui des objets incompris de curiosité.

Si la lumière est un mouvement, avait dit Newton, si l’obscurité est de l’éther au repos, comment se fait-il que la lumière, après avoir passé par une ouverture percée dans un écran, ne se répande pas dans le milieu immobile qui remplit l’ombre de l’écran ? Elle y pénètre, en donnant naissance aux curieux phénomène de diffraction ; ces phénomènes, Grimaldi les avait observés ; Newton avait lu les observations de Grimaldi et les avait répétées ; ni Grimaldi, ni Newton, n’avaient saisi le sens de ce qu’ils avaient vu ; Fresnel montra que les effets de diffraction étaient la réfutation expérimentale de cette loi, acceptée depuis l’antiquité sans conteste, sans condition, sans restriction : la lumière se propage en ligne droite ; en mariant les idées d’Young à celle d’Huygens, il parvint à démêler jusque dans le moindre détail les lois compliquées de ces curieux phénomènes.

Sans doute les raisonnemens qui avaient conduit Fresnel aux formules de la diffraction étaient étranges ; aux prises avec un problème dont les difficultés surpassaient de beaucoup ses connaissances mathématiques, — problème dont la solution rigoureuse, préparée par Poisson, par M. Stokes et par M. Helmholtz, est un des beaux titres de gloire de G. Kirchhoff, — c’est en entassant les approximations erronées, les sommations interdites, les intégrations aventureuses qu’il a justifié les formules devinées par son génie ; mais, devant l’importance du résultat obtenu, qui songerait à reprocher à Fresnel l’incorrection de ses calculs ? S’inquiète-t-on de savoir si, pour toucher un nouveau monde, les caravelles de Christophe Colomb ont correctement suivi la loxodromie ?

Du reste, les confirmations les plus saisissantes étaient réservées aux formules de Fresnel.

Poisson, qui tenait pour la théorie de l’émission, déduisit de ces formules la conséquence suivante, qu’il communiqua à l’Académie des sciences : lorsqu’un point lumineux éclaire un petit écran circulaire, le centre de l’ombre portée par l’écran est aussi vivement éclairé que si l’écran était enlevé ; le sens commun n’exigeait-il pas le rejet d’une théorie qui conduisait à une pareille conséquence ? À la séance suivante, Arago montrait aux académiciens un écran circulaire éclairé par un point lumineux ; au centre de l’ombre portée, une tache brillante attirait leurs yeux étonnés ; les formules de Fresnel avaient raison du sens commun.

De pareils triomphes semblaient capables de vaincre les convictions les plus fortes ou les préventions les plus obstinées à l’encontre de la théorie des ondulations ; et, de fait, beaucoup se rendaient, persuadés par la fécondité des idées de Fresnel qui, chaque jour, faisaient découvrir quelque loi admirable ou quelque phénomène surprenant ; plusieurs, cependant, demeuraient inébranlables, et parmi eux était Biot, l’infatigable observateur auquel l’optique devait tant d’importantes recherches ; à chaque trouvaille que suggérait à Fresnel la théorie des ondulations, Biot opposait une explication arrachée à la théorie de l’émission, qu’il compliquait et torturait chaque jour davantage ; qui peut, en effet, mesurer la ténacité et démêler la ruse avec lesquelles un savant soutient le système longtemps admis sans conteste, le système que ses propres travaux ont enrichi, le jour où des doctrines nouvelles en viennent saper les fondemens ?

L’esprit sagace d’Arago découvrit sans peine l’épreuve décisive capable de réduire à tout jamais au silence ceux qui tenaient pour l’hypothèse de l’émission.

Huygens, après Fermat, avait annoncé que l’indice de réfraction de la lumière passant d’un premier milieu dans un second est le rapport de sa vitesse dans le premier milieu à sa vitesse dans le second ; la lumière se meut donc plus vite dans un milieu moins réfringent que dans un milieu plus réfringent, plus vite dans l’air que dans l’eau ; Newton, au contraire, affirmait que ce même indice de réfraction s’obtient en divisant la vitesse des projectiles lumineux dans le second milieu par la vitesse de ces corpuscules dans le premier ; la lumière se meut donc plus vite dans un milieu plus réfringent que dans un milieu moins réfringent, plus vite dans l’eau que dans l’air. Que l’on compare alors, par un procédé qu’indiquait Arago, la vitesse de la lumière dans l’air à la vitesse de la lumière dans l’eau. La lumière se meut-elle plus vite dans l’eau que dans l’air ? « La lumière est un corps. Le contraire a-t-il lieu ? La lumière est une ondulation ! »

Sous la forme qu’Arago proposait en 1838, l’expérience ne pouvait être faite ; Foucault, par une ingénieuse transformation, la rendit réalisable ; le 6 mai 1850, il en communiqua à l’Académie des sciences le résultat : la lumière se propage plus vite dans l’air que dans l’eau. Ce résultat lui permettait de juger sans appel le débat soulevé par Newton, débat qui avait duré un siècle et demi, et de « déclarer le système de l’émission incompatible avec la réalité des faits ».


VI

Du principe d’Young uni à la théorie d’Huygens, Fresnel avait déduit d’admirables résultats ; et cependant ces résultats étaient peu de chose auprès de ceux qu’allait lui fournir une autre découverte ; cette découverte, qui lui appartient sans partage, concerne la constitution de la lumière polarisée.

Clivez un cristal de spath d’Islande de manière à en former deux morceaux identiques ; à une certaine distance au-dessous du premier, placez le second, et cela de telle manière que les arêtes de l’un des fragmens soient parallèles aux arêtes de l’autre. Sur le premier cristal, faites tomber normalement un faisceau de rayons lumineux ; ce faisceau va se dédoubler en deux faisceaux réfractés, l’un, continuant son chemin dans le prolongement du rayon incident : c’est le faisceau ordinaire ; l’autre, oblique au rayon incident : c’est le faisceau extraordinaire. À la sortie du cristal, vous avez, non plus un faisceau, mais deux faisceaux, parallèles entre eux, mais distans l’un de l’autre.

Ces deux faisceaux paraissent en tout semblables entre eux et au faisceau primitif ; il n’en est rien ; le faisceau primitif, tombant sur le premier cristal de spath, avait fourni deux faisceaux réfractés, l’un ordinaire, l’autre extraordinaire ; au contraire, chacun de nos deux faisceaux, tombant sur le second fragment de spath, ne fournit plus qu’un faisceau réfracté ; le faisceau qui avait traversé sans déviation le premier cristal traverse également le second sans déviation ; il ne fournit en celui-ci qu’un faisceau ordinaire ; le faisceau qui avait traversé obliquement le premier cristal se brise tout entier dans le second ; il ne fournit en celui-ci qu’un faisceau extraordinaire.

Faites maintenant tourner le second cristal autour de la direction du faisceau primitif, jusqu’à ce qu’il ait accompli un quart de révolution ; en pénétrant dans le second spath ainsi placé, chacun des deux faisceaux issus du premier spath ne fournira encore qu’un rayon réfracté ; mais le faisceau qui a traversé le premier spath comme rayon extraordinaire traverse le second comme rayon ordinaire et inversement.

Lorsqu’on donne au second spath une position intermédiaire entre les deux positions que nous venons de décrire, chacun des deux faisceaux qu’il reçoit du premier spath fournit, comme le faisceau initial, un rayon ordinaire et un rayon extraordinaire.

Huygens a découvert ce « phénomène merveilleux » ; après l’avoir décrit, il ajoute : « Mais pour dire comment cela se fait, je n’ai rien trouvé jusqu’ici qui me satisfasse. »

Laplace reconnaissait, dans cette phrase, « la candeur qui caractérise un ami sincère de la vérité ». La candeur de Newton fut moindre ; il tenta d’objecter ce passage aux doctrines d’Huygens et de trouver l’explication de ce phénomène dans ses propres idées ; si, dit-il, une pression ou un niouvement se propage dans un milieu dont les propriétés sont les mêmes en tout sens, le rayon aura lui-même des propriétés semblables en toutes ses faces ; en tombant normalement sur un cristal de spath d’Islande, il subira une réfraction qui ne pourra pas changer de nature lorsqu’on fera tourner le cristal autour de la direction de ce rayon ; l’expérience précédente nous montre le contraire ; elle nous prouve qu’un rayon sortant d’un cristal de spath d’Islande a comme des faces, dont les unes ont certaines propriétés, les autres d’autres propriétés ; en ces faces des rayons de lumière, il doit exister une force ou une vertu correspondant à la force ou à la vertu qui se trouve dans le cristal « de la même manière que se correspondent les pôles de deux aimans ».

Une telle explication donnait-elle à Newton le droit de reprocher à Huygens l’aveu qu’il n’avait pas saisi la raison de ces phénomènes ? Laplace semble l’avoir pensé. Quoi qu’il en soit, si l’explication de Newton a disparu de la science, la terminologie physique en garde la trace ; les deux rayons qui sortent d’un cristal biréfringent sont dits polarisés ; recevez normalement un rayon polarisé sur un cristal de spath d’Islande ; vous pourrez toujours tourner celui-ci autour du rayon incident de telle sorte que le rayon réfracté ordinaire disparaisse et que le rayon extraordinaire subsiste seul ; ce rayon extraordinaire, oblique sur le rayon incident, détermine avec lui un plan ; menez, par le rayon considéré, un plan perpendiculaire à celui-là : ce sera le plan de polarisation du rayon ; cette définition, on le voit, permet d’énoncer la curieuse expérience d’Huygens sous la forme que voici : les deux rayons qui sortent d’un fragment de spath d’Islande sont polarisés et leurs plans de polarisation sont perpendiculaires entre eux.

L’expérience d’Huygens avait semblé, tout d’abord, un phénomène curieux ; les recherches des observateurs firent reconnaître l’extrême fréquence de l’état de la lumière que désignait le mot polarisation et déterminèrent les principales propriétés des rayons polarisés ; mais l’explication même de l’état de polarisation n’en était pas plus avancée, et Young, désespéré de ne point trouver cette explication, en venait à douter de la nouvelle optique.

Si l’état de polarisation d’un rayon, si l’existence d’un plan privilégié attaché à ce rayon, demeuraient inconcevables dans l’optique des ondulations, c’est que, jusque-là, l’optique des ondulations tout entière s’était développée à partir d’une fausse analogie. On avait sans cesse assimilé l’état de l’éther dans un rayon lumineux à l’état de l’air dans un tuyau d’orgue en vibration ; or, dans un semblable tuyau, où chaque particule d’air vibre parallèlement à l’axe du tuyau, comment un plan mené par l’axe du tuyau pourrait-il se distinguer d’un autre plan mené par le même axe ? comment pourrait-il jouer le rôle privilégié de plan de polarisation ? la colonne d’air qui vibre a évidemment les mêmes propriétés sous toutes ses faces. Mais lorsqu’un musicien, pinçant la corde tendue d’une harpe, l’abandonne et la laisse vibrer, toutes les molécules de la corde oscillent perpendiculairement à la ligne qu’elle tracerait à l’état de repos et dans le plan que déterminaient ses deux parties tandis qu’elle était pincée ; ce plan se distinguera alors de tous les autres plans que l’on peut mener par la position d’équilibre de la corde ; ce n’est pas à l’air vibrant dans un tuyau d’orgue, c’est à une corde de violon vibrant sous l’archet que doit être assimilé l’éther agité d’un rayon lumineux ; voilà l’idée qui fut, à la suite d’une expérience célèbre de Fresnel et Arago, soupçonnée par Ampère, entrevue par Young et nettement affirmée par Fresnel ; dans un rayon lumineux complètement polarisé, la trajectoire de la molécule lumineuse est une petite droite perpendiculaire au rayon ; plus généralement, dans un rayon de lumière quelconque, la trajectoire de la molécule d’éther est une petite courbe plane tracée dans un plan perpendiculaire au rayon ; c’est ordinairement une ellipse qui, parfois, s’arrondit en un cercle, qui s’aplatit en un segment de droite lorsque la lumière est complètement polarisée.

Le principe que les vibrations lumineuses sont transversales au rayon le long duquel elles se transmettent, et non pas longitudinales, bouleversait toutes les analogies qui avaient servi jusque-là à édifier l’optique ; aussi rencontra-t-il de vives résistances ; Arago, qui avait tant contribué au triomphe de la théorie des ondes, dont le nom demeurait attaché à l’expérience qui avait conduit à admettre la transversalité des vibrations lumineuses, Arago refusa jusqu’à sa mort d’accepter cette hypothèse.

Aux contradictions, Fresnel répondit par des découvertes ; du principe d’optique qu’il avait posé, il fit sortir la plus abondante moisson de lois nouvelles qui ait jamais germé dans le champ de la physique : l’explication des phénomènes de polarisation engendrés par le spath d’Islande, les lois de la réfraction et de la polarisation de la lumière par les substances qui appartiennent aux trois derniers systèmes cristallins, le calcul complet des phénomènes de polarisation que déterminent la réflexion et la réfraction par des lames de verre, la théorie des couleurs que les lames cristallisées présentent lorsqu’elles sont examinées entre un analyseur et un polariseur, tels sont les fruits que produisit, en peu d’années, l’hypothèse des vibrations lumineuses transversales.


VII

Les travaux de Fresnel laissaient un point douteux. Prenons un rayon polarisé ; les parties de l’éther que ce rayon traverse sont toutes animées d’un mouvement de va-et-vient suivant de petites droites parallèles entre elles et perpendiculaires au rayon ; parmi les plans qui passent par un tel rayon il en est deux qui sont privilégiés, deux qui se distinguent de tous les autres : c’est le plan dans lequel se meuvent les molécules vibrantes et le plan perpendiculaire à celui-là ; lequel de ces deux plans devons-nous regarder comme étant le plan de polarisation ? la vibration est-elle située dans le plan de polarisation, ou bien est-elle perpendiculaire à ce plan ?

Fresnel admettait que, dans un rayon polarisé, la vibration de Féther est normale au plan de polarisation ; les raisons par lesquelles il résolvait le litige dans ce sens n’étaient pas très convaincantes ; Mac Cullagh en Angleterre et M. F.-E. Neumann en Allemagne proposèrent la solution contraire ; ils admirent que les molécules d’éther qui forment un rayon polarisé se meuvent dans le plan de polarisation ; les motifs qui guidaient leur choix étaient plausibles ; le succès, d’ailleurs, semblait leur donner raison ; par leurs hypothèses sur la polarisation, ils parvenaient à démêler de la manière la plus heureuse les lois compliquées de la réflexion de la lumière à la surface des milieux cristallisés ; Green et Lamé étaient conduits, par l’étude de la double réfraction, à partager leur avis.

Longtemps, les physiciens demeurèrent en suspens entre l’hypothèse de Fresnel et celle de Mac Cullagh et de M. Neumann, cherchant en vain une expérience capable d’exclure définitivement l’une ou l’autre de ces deux hypothèses, désespérant de trouver une telle expérience, parfois même s’imaginant en avoir démontré l’impossibilité. En 1891, M. Otto Wiener apporta l’expérience tant désirée ; par cette expérience, qui rappelle celle qu’avaient faite Fresnel et Arago, celle qui avait révélé à Fresnel la constitution de la lumière polarisée, M. O. Wiener prouvait la proposition suivante : si l’on convient de mesurer l’intensité de la lumière, en un point d’un espace éclairé, par la force vive moyenne de la molécule d’éther qui vibre autour de ce point, convention également acceptée par Fresnel, par Mac Cullagh et par M. Neumann, la vibration d’un rayon polarisé ne peut être située dans le plan de polarisation ; le système de Mac Cullagh et de M. Neumann doit être définitivement rejeté.

Ce que condamne l’expérience de M. O. Wiener, ce n’est pas l’hypothèse particulière que la vibration est parallèle au plan de polarisation ; ce qu’elle condamne, c’est l’ensemble des hypothèses qui constituent la théorie de Mac Cullagh et Neumann ; elle nous apprend que cet ensemble est en désaccord avec les faits ; elle nous contraint d’en abandonner quelque chose, mais elle ne nous dit pas ce qu’il y faut changer ; nous pouvons, par exemple, renoncer à mettre la trajectoire de la molécule éthérée dans le plan de polarisation du rayon ; mais nous pouvons aussi laisser la molécule éthérée vibrer dans le plan de polarisation, pourvu que nous changions quelque autre hypothèse à la théorie, par exemple l’hypothèse qui précise le sens mécanique attribué à l’intensité lumineuse ; c’est ce qu’a si bien montré M. H. Poincaré.

Ce n’est pas là, du reste, une particularité de l’expérience réalisée par M. O. Wiener ; c’est un caractère général de la méthode expérimentale ; il n’est jamais possible de soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement l’ensemble des hypothèses — et, en général, elles sont innombrables — qui constituent une théorie ; si l’expérience contredit aux prévisions du théoricien, jamais elle ne condamne nommément une de ses hypothèses, mais seulement le système entier de ses suppositions ; elle lui enjoint de changer quelque chose à ce système ; elle ne lui dit pas ce qu’il fautchanger ; en un mot, l’experimentum crucis, tel que l’imagine la philosophie baconienne, est impossible en physique ; qu’il nous suffise, pour aujourd’hui, d’indiquer incidemment ce principe.


VIII

Tandis que l’optique prenait, sous l’impulsion de Fresnel, un magnifique essor, les théories mécaniques dont dépend la solution des problèmes soulevés par l’optique se développaient rapidement, grâce à Navier, à Poisson, à Cauchy ; les idées de Fresnel, Cauchy nous en a laissé le témoignage, n’étaient pas étrangères à ce développement ; arrêtons-nous un instant à l’une des plus saillantes parmi ces belles découvertes, à la découverte des lois générales qui président à la propagation des petits mouvemens ; elle est, en entier, l’œuvre de Poisson, dont elle suffirait à immortaliser le nom, aussi bien auprès des physiciens qu’auprès des géomètres.

Quel que soit le milieu, fluide ou solide, que l’on étudie, quel que soit le petit mouvement qui a son siège dans ce milieu, ce petit mouvement peut toujours être décomposé en deux autres ; par le premier, chaque élément de volume du milieu se déplace dans une certaine direction, se déforme ; mais il ne tourne pas sur lui-même ; ce premier mouvement est un mouvement sans rotation ; par le second, au contraire, chaque élément du système change de forme, se transporte dans une certaine direction, tourne sur lui-même ; mais le changement de forme qu’il éprouve laisse son volume invariable ; c’est un mouvement sans condensation ni expansion, sans changement de densité. Lorsque le mouvement est engendré et entretenu dans le milieu par une source très petite et agissant de même en tout sens, le premier mouvement est, en chaque point du milieu, une oscillation rectiligne dirigée suivant le rayon qui joint la source à ce point ; c’est un mouvement longitudinal ; le second, au contraire, fait décrire à chaque particule du milieu une ligne, droite ou courbe, située dans le plan normal au rayon joignant la source à la position d’équilibre de la particule ; c’est un mouvement transversal. Une corde tendue montre aisément ces deux sortes de mouvemens ; attaquée par l’archet du violoniste, frappée par le marteau ou pincée entre les doigts, elle ondule sans qu’aucune de ses parties se distende ou se contracte et rend un son qui est dû à ses vibrations transversales ; frottée, dans le sens de sa longueur, entre le pouce et l’index enduits de colophane, elle demeure rectiligne, mais ses diverses parties s’allongent et se contractent alternativement ; elle est animée de vibrations longitudinales qui produisent un son ; ce son est, en général, beaucoup plus aigu que le son dû aux vibrations transversales.

Engendrées en une région d’un milieu donné, ces deux espèces de mouvemens se propagent dans la partie de ce milieu qui était d’abord au repos ; la vitesse de propagation des mouvemens longitudinaux est différente de la vitesse de propagation des mouvemens transversaux ; la première est, en général, plus grande que la seconde ; si donc, dans une petite partie d’un milieu d’ailleurs immobile, on fait naître une agitation, cette agitation se partagera de suite en un mouvement longitudinal et un mouvement transversal ; le premier se propagera, avec une grande vitesse, dans le milieu primitivement au repos ; le second s’y propagera aussi, mais plus lentement.

En particulier, dans un milieu incompressible, le mouvement longitudinal se propagera, comme l’avait prévu Descartes, avec une vitesse infinie ; aussitôt engendré en un point quelconque du milieu, il se fera sentir jusqu’aux régions les plus éloignées du centre d’ébranlement ; le mouvement transversal, au contraire, se propagera ordinairement avec une vitesse finie. Ainsi les lois de la propagation de la lumière ne sont nullement incompatibles avec l’hypothèse que l’éther est incompressible ; il suffit, pour rendre compatibles ces lois et cette hypothèse, de regarder, avec Fresnel, la lumière comme due à des mouvemens transversaux, comparables de tout point aux tourbillons qu’imaginait Descartes ; la constitution attribuée par Fresnel à la lumière polarisée aurait donné le droit à la physique cartésienne de sortir de l’oubli auquel l’avait condamnée la découverte de Römer.

Jusqu’ici, tout concorde harmonieusement entre le développement des hypothèses de l’optique et les progrès de la théorie des petits mouvemens ; il semble que cette seule supposition : la lumière consiste en mouvemens transversaux d’une substance impondérable appelée éther, suffise à faire sortir les lois des phénomènes lumineux des principes les plus certains de la mécanique rationnelle ; on comprend l’enthousiasme qu’un semblable résultat inspirait aux amis de la simplicité et de la logique ; on s’explique la confiance de ceux qui avaient vu naître ce beau système scientifique, en la théorie de l’élasticité et en la réalité de la substance éthérée ; on se rend compte des sentimens qui dictaient à Lamé cette page :

« L’existence du fluide éthéré est incontestablement démontrée, par la propagation de la lumière dans les espaces planétaires, par l’explication si simple, si complète des phénomènes de la diffraction dans la théorie des ondes ; et, comme nous l’avons vu, les lois de la double réfraction prouvent avec non moins de certitude que l’éther existe dans tous les milieux diaphanes. Ainsi, la matière pondérable n’est pas seule dans l’univers ; ses particules nagent en quelque sorte au milieu d’un fluide. Si ce fluide n’est pas la cause unique de tous les faits observables, il doit au moins les modifier, les propager, compliquer leurs lois. Il n’est donc plus possible d’arriver à une explication rationnelle et complète des phénomènes de la nature physique sans faire intervenir cet agent, dont la présence est inévitable. On n’en saurait douter, cette intervention, sagement conduite, trouvera le secret ou la véritable cause des effets qu’on attribue au calorique, à l’électricité, au magnétisme, à l’attraction universelle, à la cohésion, aux affinités chimiques ; car tous ces êtres mystérieux et incompréhensibles ne sont, au fond, que des hypothèses de coordination, utiles sans doute à notre ignorance actuelle, mais que les progrès de la véritable science finiront par détrôner. »

Cependant cet accord harmonieux entre les lois de l’optique et les propositions de la théorie de l’élasticité ne devait pas tarder à être troublé par de graves difficultés.

Tous les physiciens regardaient l’éther lumineux comme un fluide ; or un théorème célèbre de Lagrange montre que, dans un fluide, la vitesse de propagation des mouvemens transversaux est nulle ; au sein d’un fluide quelconque, un mouvement transversal, un mouvement tourbillonnaire, ne peut passer des parties auxquelles il a été d’abord communiqué aux parties qui étaient primitivement immobiles ; les premières le conservent éternellement. Si donc l’éther était un fluide, la lumière, qui consiste en un mouvement transversal, ne s’y propagerait pas ; pour qu’elle s’y puisse propager, il faut que l’éther, ce corps qui pénètre partout, qui cède au mouvement des astres sans y apporter de retard appréciable en des milliers d’années, soit non pas un fluide, mais un milieu doué de rigidité, un milieu solide.

Sur cette première difficulté, passons condamnation.

Prenons deux milieux élastiques en contact ; imaginons que des petits mouvemens transversaux, propagés dans le premier milieu, tombent sur la surface qui le sépare du second ; ils vont se réfléchir en partie et se réfracter en partie ; la théorie de l’élasticité permet d’établir les lois de cette réflexion et de cette réfraction ; les rayons réfléchis et réfractés ont bien les directions que l’optique élémentaire assigne aux rayons lumineux réfléchis et réfractés ; mais il s’en faut bien que la force vive et l’état de polarisation des mouvemens propagés par ces rayons soient représentés par les formules, connues depuis Fresnel, vérifiées par mainte expérience, qui font connaître l’intensité et l’état de polarisation de la lumière réfléchie et de la lumière réfractée.

Pour échapper à cette difficulté, Cauchy et la plupart des physiciens après lui admettent que deux corps élastiques contigus ne sont pas exactement homogènes jusqu’à la surface par laquelle ils confinent ; ils admettent qu’au voisinage de cette surface, la densité et la constitution des deux corps varie d’une façon très rapide, de manière à former une très mince couche de passage dont les propriétés élastiques demeurent inconnues ; comme les propriétés de la couche de passage demeurent inconnues, ils en profitent pour les supposer telles qu’elles puissent rétablir l’accord, regardé par eux comme nécessaire, entre les formules de l’élasticité et les lois de l’optique ; encore ce subterfuge ne fait-il pas disparaître toutes les difficultés ; pour éviter qu’une partie de la force vive du mouvement transversal incident se transforme en force vive de vibrations longitudinales, pour éviter, en d’autres termes, que les phénomènes de réflexion et de réfraction entraînent une perte d’intensité lumineuse contraire à l’expérience, on est obligé d’attribuer aux coefficiens d’élasticité de l’éther des valeurs qui sont inadmissibles, car elles rendraient instable l’équilibre de la substance éthérée.

Les rayons de diverses couleurs, passant d’un milieu transparent dans un autre, se réfractent différemment ; comme l’indice de réfraction est le rapport de la vitesse avec laquelle la lumière se propageait dans le milieu qu’elle quitte à la vitesse avec laquelle elle se propage dans le milieu où elle entre, il faut en conclure que les lumières de diverses couleurs se propagent, dans un même milieu transparent, avec des vitesses différentes. Or, la théorie de l’élasticité nous apprend que, dans un milieu unique et homogène, tous les petits mouvemens vibratoires transversaux se propagent avec la même vitesse, quelle que soit leur période ; la théorie de l’élasticité ne peut donc pas expliquer le phénomène de la dispersion de la lumière, du moins tant que l’on regarde chaque corps comme un milieu unique et homogène ; pour rendre compte de la dispersion des couleurs, il faut attribuer aux divers corps que traverse la lumière une constitution plus compliquée.

C’est ce qu’ont fait les physiciens ; ils ont regardé les corps comme pénétrés en tout sens par l’éther, en sorte que les molécules de matière pondérable flottent dans une atmosphère éthérée, et ils ont cherché, en s’aidant des phénomènes de dispersion, de polarisation rotatoire, d’absorption, à deviner la constitution de ce mélange d’éther et de matière ; depuis le jour où Cauchy a lancé toutes les ressources de son génie analytique à l’attaque de ce problème, nombreux ont été les efforts tentés pour le résoudre et nombreuses les solutions proposées ; sur la distribution de l’éther dans les interstices des molécules matérielles, sur les forces qui s’exercent entre l’éther et la matière, sur la part que l’éther prend au mouvement de la matière et la matière au mouvement de l’éther, sur l’existence ou la non-existence du frottement en de semblables systèmes, les hypothèses les plus variées ont été émises par Cauchy, par Briot, par M. Boussinesq, par M. Sarrau, par M. Helmholtz, par une foule d’autres physiciens qu’il serait trop long de citer.

À quels résultats certains cette mêlée d’idées aura-t-elle conduit les physiciens ? Il est difficile de le dire ; au fort de la bataille, il est malaisé de désigner le vainqueur et de prédire les conséquences de la victoire.


IX

Aussi bien, une idée nouvelle a surgi qui, peut-être, rendra vaines toutes ces luttes et portera ailleurs le terrain de la guerre ; cette idée est issue du progrès des théories électriques.

Au siècle dernier, on regardait simplement les corps isolans comme des corps inertes au point de vue électrique ; les abandonne-t-on à eux-mêmes ? ils ne s’électrisent en aucune circonstance ; dépose-t-on, en quelque point de leur surface, par frottement ou par tout autre moyen, une charge électrique ? cette charge reste où on l’a mise.

À la fin du xviiie siècle, Cavendish d’abord, Coulomb ensuite, entrevirent que le rôle électrique des corps isolans ne devait pas être aussi simple ; ils émirent à ce sujet une hypothèse qui fut ensuite retrouvée par Faraday ; cette hypothèse, Faraday l’a développée, l’a soumise au contrôle d’expériences variées ; elle est aujourd’hui devenue classique ; la voici :

Lorsqu’un corps mauvais conducteur, un morceau de soufre ou de paraffine, par exemple, est mis en présence de corps chargés d’électricité, il se trouve dans un état tout à fait comparable à l’état d’un morceau de fer doux qu’on approche d’un aimant ; on sait qu’en présence d’un aimant, chacun des volumes infiniment petits que l’on peut imaginer dans une masse de fer doux s’aimante par influence ; ce volume infiniment petit prend deux pôles magnétiques, c’est-à-dire qu’il exerce sur les aimans placés à quelque distance les actions mêmes qu’exerceraient deux charges magnétiques égales, formées l’une de fluide austral, l’autre de fluide boréal, et placées en deux points déterminés de sa masse ; lorsqu’on écarte les aimans permanens qui ont engendré cet état, le morceau de fer doux se désaimante. De même, dans un morceau de soufre ou de paraffine placé en présence de corps électrisés, chaque élément de volume prend deux pôles électriques ; dans cet état, cet élément exerce sur les corps électrisés placés à quelque distance la même action que deux charges électriques égales, formées l’une de fluide positif et l’autre de fluide négatif, et placées en deux points déterminés de sa masse ; lorsqu’on écarte les corps électrisés qui ont engendré cet état de polarisation, toutes les parties du soufre ou de la paraffine reviennent à l’état neutre.

Le nom de corps isolans ne convient plus à des substances auxquelles on attribue un rôle électrique aussi complexe ; Faraday leur a donné le nom de corps diélectriques qui est aujourd’hui universellement adopté.

Ajoutons que là même où nous ne percevons aucun corps, dans les espaces que l’on regarde habituellement comme vides, les physiciens, à la suite d’Edmond Becquerel, ont été obligés d’admettre l’existence d’une substance capable d’être aimantée, d’une substance magnétique ; cette substance, à laquelle nous pouvons conserver le nom d’éther, ils ont été tout naturellement conduits à lui attribuer aussi la capacité d’être polarisée ; l’éther même est donc un corps diélectrique.

À l’œuvre de Faraday se rattache celle de Maxwell.

Lorsqu’en un corps conducteur l’électrisation varie, ce conducteur offre des propriétés particulières que l’on symbolise en disant que le conducteur est parcouru par un courant électrique ; l’étude des phénomènes qui se produisent en ces conducteurs parcourus par des courans électriques a enrichi la physique des découvertes les plus belles, l’industrie, des inventions les plus surprenantes. Maxwell pensa qu’un diélectrique dont la polarisation varie devait offrir également des particularités intéressantes ; pour caractériser cet état d’un diélectrique dont la polarisation change d’un instant à l’autre, il proposa de dire que ce diélectrique était, lui aussi, traversé par des courans, mais par des courans d’un nouveau genre, qu’il aurait pu nommer courans diélectriques, qu’il préféra appeler, pour des raisons qu’il serait oiseux d’examiner ici, courans de déplacement.

Aucune expérience ne renseignait Maxwell sur les propriétés des courans de déplacement ; pour découvrir ces propriétés, il n’était guidé que par le sentiment d’une analogie, incomplète d’ailleurs, entre ces courans et les courans électriques ordinaires, qu’il nommait courans de conduction ; il usa si heureusement de ce guide que, sans jamais recourir au contrôle de l’expérience, il parvint à constituer de toutes pièces, à côté de l’électrodynamique des courans de conduction, d’électrodynamique des courans de déplacement.

Parmi les propositions dont l’ensemble constitue cette électro-dynamique nouvelle, voici assurément la plus saisissante :

Lorsqu’en une région d’un diélectrique qui était tout entier à l’état neutre on a fait naître des courans de déplacement, cette région va en s’étendant avec le temps comme la région agitée d’une eau où l’on a lancé une pierre ; la perturbation électrique se propage, et les équations qui régissent cette propagation sont semblables à celles qui régissent la propagation d’un mouvement vibratoire transversal dans un solide élastique. Cette propagation se fait, dans chaque diélectrique, avec une certaine vitesse, caractéristique de la nature du diélectrique ; la théorie ramène la détermination de cette vitesse à la mesure de certains élémens dont les méthodes usuelles aux électriciens permettent d’obtenir la valeur. Des expériences de W. Weber et de M. Kohlrausch, antérieures aux recherches théoriques de Maxwell, avaient déterminé les grandeurs de ces élémens dans le cas particulier où le diélectrique étudié est l’air ; le calcul, fait au moyen de ces données, de la vitesse de propagation d’une perturbation électrique dans l’air, conduisit Maxwell à ce résultat surprenant, que de nouvelles mesures et de nouveaux calculs n’ont cessé de confirmer : la vitesse de propagation des courans de déplacement dans l’air est égale à la vitesse de la lumière dans le même milieu.

Comme Fresnel, Maxwell inventait mieux qu’il ne savait justifier ses inventions ; les raisonnemens par lesquels il a démontré que, dans un diélectrique, les courans de déplacement se propageaient suivant les mêmes lois que les vibrations transversales au sein d’un milieu élastique, les considérations pas lesquelles il a établi la formule servant à déterminer indirectement la vitesse de cette propagation, réservent plus d’une pénible surprise à l’esprit amoureux de la clarté et soucieux de la rigueur ; il était donc de toute importance que les principales conclusions de la théorie de Maxwell fussent soumises au contrôle direct de l’expérience ; elles l’ont été dans ces dernières années, grâce aux ingénieuses méthodes créées par Heinrich Hertz, au cours d’une existence trop tôt brisée ; aujourd’hui l’on peut dire que la loi suivante est sinon définitivement acquise à la physique, du moins bien près de l’être : dans l’éther, les courans de déplacement se propagent avec une vitesse finie qui est la vitesse même de la lumière.

De cette coïncidence qui, à la rigueur, pourrait être fortuite, à l’hypothèse que la lumière consiste en courans de déplacement variant périodiquement avec une extrême rapidité, il y a un abîme logique ; cet abîme, Maxwell l’a franchi d’un bond, et il a créé ainsi la théorie électromagnétique de la lumière.

Traitée d’abord comme un aperçu ingénieux et paradoxal, la théorie électromagnétique de la lumière n’a pas tardé à regagner, dans l’esprit de plusieurs physiciens, la faveur accordée jusque-là à la théorie élastique, son aînée. Sans doute, l’obscurité et la confusion des principes sur lesquels elle repose déroutent et rebutent quelque peu ceux que leur « éducation dispose à goûter la précision et la logique avant toute autre qualité » ; ceux qui admirent la manière de procéder des maîtres de l’École française, de Laplace à Cauchy ; ceux qui, dans une théorie, « non seulement ne tolèrent pas la moindre apparence de contradiction, mais encore exigent que les diverses parties en soient logiquement reliées les unes aux autres et que le nombre des hypothèses distinctes soit réduit au minimum ». Mais, ces esprits-là se font rares aujourd’hui ; leurs exigences semblent exagérées à beaucoup de physiciens ; plusieurs même les trouvent un peu ridicules, et, avant la précision et la logique, qui ne satisfont que la raison, font passer la généralité des aperçus et l’imprévu des rapprochemens, qui séduisent l’imagination ; aussi fait-on grâce à la théorie électromagnétique de l’obscurité de ses origines ; on lui demande seulement d’être féconde en applications.

Dans les applications, d’ailleurs, la théorie électromagnétique semble présenter certains avantages sur la théorie élastique ; elle rend compte, plus aisément peut-être, des lois de la réflexion et de réfraction de la lumière ; si la dispersion des couleurs semble difficilement explicable dans la théorie électromagnétique, elle l’est aussi dans la théorie élastique ; pour accorder les idées de Maxwell avec la découverte de Newton, M. Helmholtz a proposé une hypothèse ; cette hypothèse est aussi plausible et plus compréhensive en apparence, que celles par lesquelles on tente de relier cette découverte aux idées d’Huygens et de Fresnel ; enfin, et surtout, la théorie électromagnétique n’exige plus que l’éther soit un corps solide ; rien n’empêche, dans cette théorie, l’éther d’être un fluide ; rien ne l’oblige à être une substance spéciale, impondérable, distincte de tous les corps solides, liquides ou gazeux que nous connaissons ; il peut avoir la même nature chimique que les corps qui nous entourent ; il peut être formé par les vapeurs de ces corps, vapeurs extrêmement raréfiées, réduites à un état ultra-gazeux. Aussi voit-on aujourd’hui les géomètres les mieux informés des progrès de l’optique, tels que M. Volkmann et M. H. Poincaré, s’efforcer, dans leurs spéculations sur la lumière, de tenir la balance égale entre les vibrations et les courans de déplacement.


X

Faudrait-il donc, si la théorie électromagnétique de la lumière venait à triompher de la théorie élastique, renoncer à l’idée que la lumière n’est, en dernière analyse, qu’un mouvement ? faudrait-il admettre en la matière autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur ? faudrait-il y mettre une qualité première, irréductible aux grandeurs, figures et mouvemens, savoir : cette qualité que l’on exprime en disant d’un diélectrique qu’il est polarisé ? La physique de notre siècle, pénétrée jusqu’aux moelles d’idées cartésiennes, s’y résoudrait sans doute difficilement. Que les disciples de Descartes se rassurent ; le triomphe de la théorie électromagnétique ne trancherait pas par la négative la question de savoir si tout, dans la nature physique, se réduit aux grandeurs, figures et mouvemens ; une pareille décision passe la compétence de la physique ; à cette question : Les lois de la lumière ne sont-elles que des conséquences des principes de la mécanique ? la théorie électromagnétique substitue simplement celle-ci : Les phénomènes électriques sont-ils réductibles au mouvement ?

Des tentatives ont déjà été faites, notamment par sir W. Thomson et par Maxwell, pour réduire au mouvement l’ensemble des phénomènes magnétiques, électriques et lumineux ; étrange et compliquée est la constitution que ces physiciens sont obligés d’attribuer même aux diélectriques les plus simples, même à l’éther ; que l’on imagine un gâteau de miel, avec ses cellules en cire solide, remplies de miel liquide ; que l’on remplace la larve qui habite chaque loge par une sorte de petite toupie, composée également de miel et tournant avec une extrême vitesse au sein du miel immobile qui la baigne ; on aura une reproduction fidèle de la constitution qu’ils attribuent à l’éther ; les phénomènes qui se produisent dans les parois de cire interposées aux cellules, les déformations qu’elles éprouvent, les réactions élastiques dont elles sont le siège, représentent les effets de la polarisation diélectrique ; les modifications qu’éprouvent les toupies de miel (les vortex), leurs changemens de vitesse et d’orientation, nous représentent les actions magnétiques. Lorsqu’on lit le développement de ces hypothèses, que sir W. Thomson et Maxwell ont poussé très loin, on songe involontairement aux mécanismes imaginés par Descartes pour expliquer les phénomènes physiques ; involontairement aussi, on est tenté de s’écrier avec Pascal : « Il faut dire en gros cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Gardons-nous, cependant, de sourire de la bizarre machine composée par Maxwell et par sir W. Thomson ; peut-être sera-t-elle la vérité incontestable de demain, — en attendant qu’elle devienne l’erreur incontestée d’après-demain.


XI

C’est qu’en effet l’hypothèse dominante de la théorie admise et admirée par une génération était réputée pour une erreur manifeste par les hommes de la génération précédente ; les hommes de la génération suivante la traiteront comme un témoignage de l’ignorance de leurs ancêtres. L’histoire de l’optique en est un continuel exemple ; les penseurs du xviie siècle répudient avec dédain le système de l’émission ; les savans du xviiie siècle sont pleins de confiance en ce système et de mépris pour le système des ondulations ; les physiciens du xixe siècle reprennent ce dernier et s’étonnent qu’on ait pu considérer le premier comme une théorie sérieuse.

Lorsqu’une théorie nouvelle s’élève, on la voit, en peu d’années, multiplier ses découvertes et rendre compte de phénomènes jusque-là délaissés et incompris ; puis, enhardie par ses premiers succès, elle simagine bientôt que les hypothèses sur lesquelles elle repose sont des certitudes, que sa représentation du monde extérieur est l’expression adéquate de la nature des choses ; mais, au premier échec, elle s’écroule de fond en comble, et les physiciens se hâtent d’en balayer les débris afin de faire place à une autre théorie, qui ne s’élèvera à son tour que pour s’effondrer. À ce spectacle, on se prend à douter de la fécondité des efforts faits par l’esprit humain pour construire et ruiner tour à tour tous ces systèmes ; on se demande si ces efforts, poursuivis pendant des siècles par l’élite des penseurs et par une multitude de laborieux, nous ont fait faire quelque progrès sérieux dans la connaissance du monde physique ; si leur seul résultat n’est pas de nous avoir mieux convaincus que les secrets de la nature nous passent ; on se sont porté à abandonner toute recherche théorique pour ne plus ajouter foi qu’aux données de l’expérience, dont la brutalité semble un gage de solidité ; ou bien, si l’on daigne encore prêter quelque attention aux spéculations des théoriciens, c’est avec le sourire du dilettante qui se récrée à la vue d’une activité qu’il sait vaine, c’est en homme fait qui s’amuse à voir des enfans élever laborieusement des châteaux de cartes et qui veut bien retenir le souffle prêt à renverser leur ouvrage.

Beaucoup, aujourd’hui, ont senti passer sur eux ce vent de scepticisme.

Mais ceux qui sont assez fermes pour que ce vent ne les fasse pas chanceler ; ceux que n’émeuvent ni les cris de triomphe dont on acclame la théorie qui monte au Capitole, ni les huées dont on poursuit le système que l’on conduit aux Gémonies, ceux-là ne tardent pas à démêler, parmi les vicissitudes intellectuelles dont est tramée l’histoire des sciences, le fil d’une tradition, d’un progrès lent, mais ininterrompu ; ils ne tardent pas à voir qu’une théorie qui disparaît ne disparaît jamais tout entière ; qu’une part de ses conquêtes, part quelquefois très grande, souvent petite, jamais nulle, demeure acquise à la science.

Ce qui reste, en premier lieu, d’une théorie disparue, ce sont les lois expérimentales qu’elle a fait découvrir ou qu’elle a, tout au moins, aidé à débrouiller ; c’est ainsi que la théorie de Descartes nous a laissé les lois de la réfraction de la lumière dans les milieux non cristallisés ; que celle d’Huygens nous a fait connaître les lois de la réfraction dans les cristaux uniaxes, celle de Newton les lois suivant lesquelles se succèdent les couleurs des lames minces.

Toutefois, si l’héritage des théories scientifiques aujourd’hui délaissées se composait uniquement des lois expérimentales qu’elles ont fait trouver ou qu’elles ont aidé à découvrir ; si l’historien de la physique ne leur reconnaissait pas d’autre rôle utile que d’avoir incité à l’observation des faits, à l’étude de la nature, il serait encore permis de douter de leur légitimité, de leur fécondité ; les services qu’elles ont ainsi rendus ne sont-ils pas une bien mince compensation en échange du mal que les idées préconçues et les préventions obstinées, filles des théories, ont fait à la science, des phénomènes qu’elles ont fait méconnaître, des découvertes qu’elles ont fait repousser ? et surtout, le temps, les efforts qui ont été dépensés à la construction des théories ont-ils été assez payés par les faits d’expérience qu’elles ont fait apercevoir ? Le même temps, les mêmes efforts, employés par des physiciens insoucieux des théories, par des Faraday ou des Regnault, n’auraient-ils pas produit cent fois plus de fruits ?

Mais la physique ne consiste pas seulement en un amas incohérent, en un chaos de lois expérimentales dont le désordre dérouterait la mémoire et défierait le langage. Mis en présence de l’innombrable multitude des phénomènes naturels, phénomènes où se modifient non seulement les attributs géométriques des corps, leurs grandeurs, figures et mouvemens, mais encore leurs attributs purement qualitatifs, les propriétés qu’expriment les mots d’être chaud ou froid, lumineux ou obscur, coloré en rouge ou coloré en bleu, le physicien cherche à donner de ces attributs une représentation mathématique ; il leur fait correspondre des variables géométriques ou algébriques dont les propriétés soient l’image de ces qualités ; cette représentation est, il est vrai, purement conventionnelle ; elle est d’une autre nature que les objets qu’elle représente ; elle ne renseigne pas sur le propter quid des qualités qu’elle symbolise ; mais à toute loi physique, à toute proposition indiquant une relation fixe entre les qualités des corps, elle substitue une formule mathématique ; à tout raisonnement portant directement sur ces qualités, elle substitue le calcul, c’est-à-dire la forme la plus concise et la moins faillible du syllogisme ; en d’autres termes, aux longueurs, aux obscurités, aux ambiguïtés du langage ordinaire, elle substitue la langue la plus brève, la plus claire, la plus nette que l’homme ait trouvée, la langue de l’algèbre ; par là, à l’inextricable confusion où se mêlerait la foule des lois naturelles, elle substitue un enchaînement qui classe méthodiquement les lois formulées, qui les déroule en une suite belle comme une antique théorie, comme elle, facile à embrasser du regard ; ainsi se compose la physique mathématique.

Ce n’est pas d’une manière consciemment arbitraire que s’est faite cette traduction de la physique en langage mathématique, que s’est formé le vocabulaire par lequel, à chaque loi expérimentale, correspond une formule ; si ce langage s’est constitué, si ce vocabulaire s’est formé, c’est inconsciemment ; c’est grâce aux hypothèses par lesquelles les physiciens issus de Descartes cherchaient dans la quantité le propter quid de la qualité, grâce aux efforts par lesquels ils tentaient de réduire tous les phénomènes physiques aux grandeurs, figures et mouvemens ; ce sont ces hypothèses mécaniques, ces suppositions moulées, en général, par les systèmes métaphysiques de leurs auteurs, qui ont engendré la physique mathématique ; les hypothèses mécaniques ont disparu, émiettées par les contradictions de l’expérience ou enlevées par le torrent qui roule, depuis trois siècles, les systèmes métaphysiques ; mais la physique mathématique est demeurée ; la représentation du monde matériel que chaque théoricien construit, c’est l’échafaudage qui lui permet de sculpter une figure nouvelle à la frise du temple de la science ; l’échafaudage enlevé, nos yeux n’en contemplent que mieux l’œuvre de l’artiste et l’harmonieux enchaînement qui la relie à l’œuvre de ses prédécesseurs.

Les idées hydrodynamiques d’Huygens ont vieilli ; mais à l’optique mathématique elles ont donné la notion de surface d’onde, la forme de cette surface pour les milieux isotropes et pour les milieux uniaxes. Les corpuscules lumineux de Newton ont disparu, avec leurs accès de facile réflexion et de facile transmission ; mais l’optique a continué à représenter le phénomène lumineux par une grandeur qui varie périodiquement avec le temps et dont la période, très courte, caractérise la couleur. Young assimilait l’éther d’un rayon de lumière à une colonne d’air en vibration ; cette assimilation n’est plus admise, mais elle a conduit à attribuer une direction à la grandeur qui représente le phénomène lumineux et à composer ces grandeurs entre elles comme des forces ou des vitesses. L’éther de Fresnel et ses mouvemens semblent prêts à disparaître ; mais, grâce à eux, l’optique sait que la grandeur représentative du phénomène lumineux est régie par les mêmes équations que les mouvemens transversaux des solides élastiques. Ainsi, sous les théories qui ne s’élèvent que pour être abattues, sous les hypothèses qu’un siècle contemple comme le mécanisme secret et le ressort caché de l’Univers, et que le siècle suivant brise comme des jouets d’enfant, se poursuit le progrès lent, mais incessant, de la physique mathématique.


À l’heure où le flot monte à l’assaut d’une grève, une lame se forme, ondule, déferle et couvre le sol sec jusque-là ; mais, aussitôt, il lui faut abandonner sa conquête, laisser assécher le sable qu’elle avait couvert, et se perdre dans la lame qui se forme derrière elle ; ce fracas des lames, qui ne surgissent que pour s’écrouler, semble un vain effort de la mer, donnant un peu d’écume et beaucoup de bruit ; cependant, deux heures plus tard, la grève où vous aviez marqué vos pas dort sous la profondeur des eaux ; par l’incessant va-et-vient des lames qui se dressent et qui se brisent, qui avancent et qui reculent, sans relâche, l’Océan a monté.

P. Duhem.