Les Théâtres allemands

Les théâtres allemands
Jean Thorel

Revue des Deux Mondes tome 122, 1894


LES THEATRES ALLEMANDS

On sait que nos théâtres de Paris ont une réputation très haute à l’étranger. Nos façons habituelles de nous juger nous-mêmes, notre égoïsme national, — encore que cet égoïsme, à vrai dire, soit moins prononcé et moins méprisant chez nous qu’il ne l’est chez d’autres peuples, — nous dispensent d’avoir aucun effort à faire pour croire cette réputation de tous points méritée. Elle l’est d’ailleurs en effet très souvent. Mais si parfaits que nous soyons, ou que nous pensions être, peut-être n’est-il pas indifférent de voir de temps en temps ce que peuvent aussi faire les autres peuples. J’ai eu maintes fois, lors de séjours un peu prolongés dans diverses parties de l’Allemagne, la curiosité d’assister à des représentations théâtrales, de genres ou de mérites les plus divers, et dans les milieux les plus dissemblables. Tout récemment encore, j’ai passé un certain nombre de soirées à voir un peu méthodiquement les principaux théâtres de Berlin ; et je voudrais simplement ici résumer rapidement les observations les plus générales que j’ai pu faire, dégager surtout les différences qu’il peut y avoir, là où il y en a, entre les conditions actuelles de notre théâtre et celles du théâtre de là-bas.


I

Quoique l’on commence à s’apercevoir combien il est injuste et dangereux de s’en rapporter toujours en tout à la foule, nous ne sommes pas encore guéris de notre tendance à considérer le public comme étant l’infaillible juge au théâtre, en même temps qu’il y est le souverain maître. Les arrêts qu’il rend au théâtre ont l’avantage d’être anonymes, ce qui leur donne tout d’abord quelque apparence de justice ; et de plus, ils ne sont pas exprimés par des paroles, ce qui est un autre et non moindre avantage. On ne dit point de sottises quand on ne parle point. Mais on en peut toujours commettre, et pour anonyme ou silencieux qu’il fût, le jugement du public n’a pas laissé d’être plus d’une fois un témoignage de son ignorance, de son mauvais goût et de son humeur capricieuse. Après cela, si le public n’est pas toujours le bon juge au théâtre, il n’y a pas à nier qu’il y soit le maître véritable. Il me semble donc qu’avant tout, pour se faire une idée exacte de ce que peut valoir et signifier le théâtre d’un pays, il ne soit pas inutile d’examiner comment le public de ce pays se comporte au théâtre, quelles dispositions il y apporte, quelles exigences, et dans quelle mesure il les manifeste et les impose.

On dit parfois que le public se montre partout le même. C’est là une assertion qu’il est inutile de s’attarder à réfuter. Nous ne manquons pas d’exemples prouvant que ce qui a réussi dans telle salle de spectacle peut se trouver, à peu de temps de là, subir un échec dans une autre salle, sans que d’ailleurs l’interprétation ou la mise en scène ait différé sensiblement dans chacun des deux endroits. Les goûts particuliers de chacun des deux groupes d’habitués de ces théâtres auront suffi à établir les différences de succès. Dans une même salle les effets d’une même pièce pourront varier tous les soirs. A plus forte raison devra-t-on admettre que des différences de nationalités puissent établir des divergences profondes de publics. Sans doute des groupemens d’importance secondaire s’établiront par la force des choses ici et là, et y resteront à peu près les mêmes ; il y aura le public plus artiste, plus littéraire, plus mondain et blasé, plus bourgeois et doucereux, plus féminin et craintif et délicat, plus populaire et naïf, etc., etc. Mais il arrivera aussi, le plus souvent, que des qualités d’ordre tout à fait général viendront cependant caractériser dans chaque pays l’ensemble de ces catégories particulières. Si je voulais résumer en une seule phrase la différence fondamentale qui m’a semblé exister entre le public allemand et le public français, je dirais que celui-ci, de quelque manière qu’il soit composé, me parait d’abord enclin au théâtre à tout subordonner à l’impression immédiate qu’il éprouve, à ne guère raisonner ensuite que sur les élémens que lui fournit sa sensibilité et la mesure où elle a été frappée, sans qu’intervienne presque en rien la façon dont elle a été mise en jeu ; tandis que le public allemand, pris aussi en général, et pour tous les ordres de production, agira toujours inversement, et ne laissera intervenir sa sensibilité qu’après l’avoir pour ainsi dire passée au crible du raisonnement. Le public français sent davantage, critique moins, dans le sens vrai du mot, condamne ou accueille plus vite et plus complètement ; le public allemand réfléchit davantage, critique plus minutieusement, même ce qui l’a impressionné, est plus long à se prononcer pour l’éloge comme pour le blâme.

J’aurais vingt exemples à en donner, à commencer par celui que peuvent me fournir toutes leurs représentations classiques. Je me rappelle encore la première à laquelle j’assistai, l’Iphigénie de Goethe, au théâtre royal de Carlsruhe. La salle était comble, la représentation fort convenable, mais je ne me souviens pas d’avoir vu nulle part un public plus morne ni plus froid. J’avais un voisin de stalle qui m’intéressait particulièrement par l’expression navrée de sa physionomie. Cet homme évidemment paraissait s’ennuyer au-delà de toute mesure, à tel point que vers la fin de la soirée je me décidai à lui adresser la parole, pour tâcher de l’égayer un peu et de l’arracher au cauchemar spleenétique où il semblait plongé. Tout naturellement je voulais parler d’autre chose que d’Iphigénie ; mais il ne m’en laissa pas le loisir ; et je ne fus pas peu surpris de l’entendre aussitôt profiter de l’occasion qui lui fournissait un interlocuteur, pour s’épancher en effusions enthousiastes sur la beauté de la tragédie que nous venions de voir représenter. Il me demanda même la permission de m’accompagner jusqu’à mon hôtel pour avoir le temps de me développer d’une manière plus ample toutes les raisons qu’il y avait d’admirer cette Iphigénie ; pour m’exprimer sa joie de voir le public allemand suivre toujours avec ce qu’il appelait la même ardeur les représentations de ses classiques, et me démontrer par-là les chances indéniables qu’avait ainsi l’Allemagne de conquérir définitivement et de conserver à jamais l’empire du monde. Sans doute mon interlocuteur de ce soir-là allait un peu loin dans ses conclusions, mais il avait raison en me disant que ce public qui m’avait tout d’abord paru froid était simplement réfléchi et respectueux. Tous ces gens n’étaient pas venus au théâtre pour y chercher directement une émotion, mais pour y corroborer par une audition nouvelle quelques-unes des raisons en nombre infini qu’on ne cesse de leur donner pour augmenter chaque jour leur admiration pour le génie de Gœthe.

Il en ira de même pour des pièces modernes et nouvelles. Se taire, réfléchir et juger, telle semble être la règle. M. Bruno Wille, qui a fondé une sorte de théâtre d’enseignement populaire, dont je reparlerai, a demandé aux spectateurs satisfaits des représentations de ce théâtre de ne pas applaudir, même à la fin des pièces, pour éviter de blesser les sentimens des personnes qui pourraient être d’un avis contraire. On sait qu’à Bayreuth non seulement on n’applaudit pas du tout pendant la représentation, pour ne la troubler en rien, ce en quoi on a mille fois raison, mais encore que les applaudissemens à la fin des représentations ne tendent à devenir d’usage que depuis l’invasion du théâtre de Wagner par les étrangers. J’assistais le 14 novembre dernier à la première de l’Assomption de Hannele Mattern, de M. Gerhart Hauptmann, au Théâtre Royal de Berlin. C’est l’usage en Allemagne que l’auteur vienne saluer le public aux premières… s’il est appelé par les applaudissemens. M. Hauptmann fut appelé cinq ou six fois par la salle tout entière après chacun des deux actes de sa pièce. C’était là évidemment pour moi comme pour tout le monde la preuve d’un gros succès. Aussi je fus assez surpris le lendemain de lire dans quelques journaux que ces applaudissemens prouvaient au contraire que la pièce n’avait pas réussi comme elle aurait dû réussir ; car si elle avait été bien comprise, disaient les critiques de ces journaux, le public aurait dû garder un silence religieux, et se retirer dans le recueillement, comme on sort d’une église. Je rapporterai encore une autre phrase, très significative, d’un Berlinois à qui je demandais une fois, en sortant d’un théâtre, si ce qu’il venait de voir l’avait intéressé. « Je ne sais pas, me dit-il, j’ai besoin d’y réfléchir encore un peu. » Et il n’y avait pas la moindre ironie dans sa réponse.

Il est inutile de multiplier ces exemples ; ils suffisent à montrer que la tendance générale sera toujours d’écouter d’abord soigneusement jusqu’au bout, et même de faire taire toute impression directe et trop immédiate, pour mieux raisonner, et discuter avec soi-même s’il faut oui ou non être ému. (J’entends ici naturellement le mot émotion dans son sens le plus large.) Je ne voudrais pas qu’on me fit dire plus que je n’ai voulu dire : sans doute ces deux ordres de facultés, raison et sensibilité, ne peuvent pas arriver en fait à agir séparément avec cette rigueur que j’ai pu paraître indiquer. J’ai simplement voulu montrer d’une façon plus vive en quoi le public allemand au théâtre se distingue du public français ; et pour qui connaît les deux nations il apparaîtra de toute évidence qu’il n’y a là qu’une continuation des différences fondamentales qui existent entre le caractère français et le caractère allemand.

Ce serait en dehors de mon sujet d’étudier quel public, du public français ou du public allemand, est le plus propre à servir au progrès de l’art dramatique. Je ferai seulement remarquer que l’inconvénient de notre public français, c’est que ses arrêts, n’étant guère que la suite, le prolongement ou le contre-coup de ses impressions, sont transformés par là même en arrêts à peu près sans appel. Cependant, si j’étais auteur ou artiste dramatique, c’est de beaucoup les qualités de notre public français que je préférerais. Si avec lui on est quelquefois trop vite et injustement exposé à des rebuffades un peu brusques, au moins, quand il se donne, se donne-t-il plus complètement, et surtout d’une manière plus immédiatement sensible, qui me semble bien propre, en même temps qu’à récompenser plus pleinement l’auteur ou l’interprète, à les exalter aussi davantage au plus grand profit de l’art.

II

Quand on commence par vouloir d’abord connaître, on est sur le chemin qui mène infailliblement à vouloir tout connaître. Aussi est-ce à cette qualité du public allemand, que je viens d’indiquer, que j’attribue ce qui doit le plus frapper un Français dans le théâtre allemand : l’universalité, l’internationalisme de son répertoire.

Quand on ne veut qu’être ému, éprouver une sympathie immédiate et irraisonnée pour l’œuvre entendue, qui fasse vibrer tout l’être de la façon qu’a désirée le poète, joyeuse ou mélancolique, tragique ou gaie, n’importe, il faut se garder de tout ce qui est trop étranger, car les choses étrangères, par tout ce qu’elles peuvent présenter de nouveau et de difficile à pénétrer, créent comme autant d’obstacles à l’impression directe, et en émoussent la vivacité. C’est ce sentiment, que nous avons tous en France instinctivement au fond de nous, qui explique selon moi pourquoi notre théâtre a toujours été et reste encore purement national., Les efforts que certaines sociétés privées, que la Comédie-Française ou l’Odéon même, ont tentés depuis quelques années pour acclimater sur la scène française quelques grands noms étrangers, Shakspeare et Gœthe, Ibsen et Tolstoï, n’auront sans doute encore de longtemps d’autre résultat que celui d’intéresser d’une manière un peu fugitive un groupe restreint de lettrés et de dilettantes ; et les faits eux-mêmes, les résultats acquis, les réflexions qu’ils suggèrent, donnent tout lieu de croire que d’une façon générale ces efforts n’auront pas d’autre portée. Pour qu’un étranger réussit à s’imposer véritablement à notre grand public, il faudrait qu’il fit preuve de qualités surtout françaises, ou tout au moins qu’il n’y eût presque rien en lui qui révélât l’étranger ; car, étant donnée la nature foncière de notre race, tout ce qui est étranger ne peut qu’échouer devant nous ; et on voit qu’il ne faut nullement attribuer ce fait à un instinct ou à un raisonnement égoïste, ni à un mépris irraisonné des choses, mais simplement à une façon d’être de l’âme française. C’est le revers inévitable d’une de nos meilleures et de nos plus charmantes qualités.

Mais au contraire, la conséquence inévitable des qualités de raisonnement et d’analyse dont fait preuve, au théâtre comme partout, l’esprit allemand, sera, pour nous restreindre à ce qui concerne le théâtre, de disposer le public allemand à vouloir tout connaître et tout juger, et, par suite, de le faire s’intéresser d’une manière effective à toutes les manifestations de l’art dramatique, de tous les temps et de tous les peuples.

Si notre admirable théâtre classique n’est plus guère, pour le grand public, pour la foule demi-lettrée qu’un objet d’admiration confuse et surtout étonnée, c’est parce que déjà l’éloignement de nous où se trouve ce théâtre commence à en faire pour ce public quelque chose d’un peu étranger, où il lui faut de la réflexion pour retrouver les qualités toutes françaises qui cependant en forment le fond ; et nous avons vu qu’au théâtre notre public n’aime pas à réfléchir. Pour les Allemands au contraire, les qualités de leur théâtre classique leur apparaîtront d’autant mieux qu’elles auront été mises plus en lumière par des siècles de gloses, et nul doute que dans quelques centaines d’années Gœthe, et Schiller, et Kleist, et Grillparzer, ne soient encore plus goûtés par eux que maintenant. Et dans les grandes villes comme dans les plus petites, on peut jouer ces classiques, et les jouer sans grand apparat et à peu près n’importe comment, il y aura toujours un public pour s’y plaire.

Mais ce n’est pas seulement leurs classiques que les Allemands veulent voir représenter pour les mieux connaître, c’est aussi les classiques et les grands auteurs des autres nations. En parcourant les programmes d’une seule saison théâtrale à Berlin, par exemple, on peut y voir les noms des tragiques grecs, dont l’Allemagne, favorisée en cela par le génie de sa langue, possède de très belles traductions, et même des noms de plus loin, des fantaisies dramatiques de poètes hindous. Parmi les modernes, presque tous les grands noms sont là : Shakspeare, Lope de Vega, Calderon, Molière, Byron, etc. Plus près de nous : Ibsen, Bjœrnson, Tourguenief, Tolstoï, Ostrowsky, Echegaray, Dumas, Augier, et d’autres encore. Évidemment ces poètes et ces écrivains ne pénètrent pas auprès de tout le public, mais il se trouve toujours un public suffisamment nombreux pour assurer d’une façon vraiment fréquente la représentation de leurs œuvres.

Pour juger avec une équité parfaite la valeur d’un poète, d’un musicien, il faut le connaître tout entier, le connaître jusque dans ses œuvres les moins attachantes et les moins bonnes. De là l’organisation si fréquente, en Allemagne, de cycles de représentations où se jouent toutes les œuvres d’un écrivain, d’un musicien. Beaucoup de Français connaissent les « cycles » de Wagner, à Munich, à Dresde, à Berlin. Les admirateurs de Berlioz, qui ont voulu connaître tout Berlioz, ont dû se rendre, en novembre dernier, à Carlsruhe. Un peu plus tard il y avait un « cycle » de Mozart à l’Opéra de Berlin, en même temps qu’un « cycle » de Gœthe au Deutsches Theater. Dans les « cycles » de Shakspeare, on joue aussi à peu près tout, non seulement Macbeth, Othello, Hamlet, — c’est-à-dire les pièces que nous pouvons entendre ici quelquefois, — mais aussi les comédies fantaisistes que nous connaissons moins, et les drames historiques, que nous ne connaissons pas du tout. Malgré l’enthousiasme shakspearien qui est de règle en Allemagne, j’ai entendu un jour un privat-docent m’avouer que, si Shakspeare avait été un admirable poète dans quelques-unes de ses œuvres, il n’y avait en revanche, selon lui, rien de plus ennuyeux ni de plus insupportable que tous ses drames historiques et ses comédies. Il se trouva que vers le même temps où je reçus cet aveu audacieux, il y eut au théâtre un « cycle » de Shakspeare, et je vis que mon contempteur de Richard III et des Joyeuses Commères de Windsor ne manqua pas de suivre avec la plus extrême régularité toutes les représentations, « parce que, m’expliquait-il ensuite, si fatigantes que soient certaines de ces œuvres, il peut s’y trouver des détails qui aident à mieux comprendre et à mieux goûter les vrais chefs-d’œuvre du maître. » Pour être juste, il faut ajouter que le gros du public ne devait pas y chercher tant de mystère, et qu’il assistait à ces représentations tout simplement parce que cela l’intéressait. Mais il en ressort, comme je le disais, que ce public, pour une raison ou pour une autre, s’intéresse à plus de choses que ne le fait notre public français.

Cet instinct de l’Allemand, qui le porte à raisonner sur toute chose, contribuera à lui faire encore et toujours considérer le théâtre, bien plus que nous ne le faisons, comme on ne cessait de le représenter autrefois ; j’entends comme une école des mœurs. Aussi y aura-t-il en Allemagne bien plus de critiques moralistes que chez nous, bien plus de plaintes encore que nous n’en formons sur l’extension que prennent de jour en jour, surtout dans les grands centres, les spectacles d’un genre inférieur, les bas vaudevilles, les opérettes, les grosses farces, les chansons grossières. On se préoccupe davantage aussi de la portée morale et sociale de toute œuvre qui prétend au rang d’œuvre d’art. Sans toujours vouloir y trouver une leçon directe, ce qui serait puéril, on se préoccupe évidemment d’une manière plus générale, sinon plus vive, que nous ne le faisons, de cette idée qu’un enseignement profond, salutaire ou funeste, encore qu’il reste souvent imprécis, et surtout que les effets en soient impossibles à constater directement, finit toujours par se dégager de toute interprétation de la vie par l’art. Pratiquement, chacun de ceux qui ont une influence quelconque cherche à diriger cet enseignement selon ses vues propres et ses désirs de domination et d’apostolat. On sait la haute protection maintes fois accordée par l’empereur Guillaume II à des drames historiques, composés en vue de glorifier la race, les origines et les destinées des Hohenzollern. Des représentations classiques sont organisées pour la jeunesse et l’enfance, non pas tant pour tenir lieu de leçons de littérature qui aident à préparer plus facilement un examen, que pour faire entendre <le beaux vers et de belles pensées à ces jeunes auditeurs. J’ai aussi assisté à Berlin à diverses sortes de représentations populaires fort curieuses. J’ai vu par exemple une sorte de féerie scientifique assez analogue à celles que M. Figuier a tenté vainement de faire admettre chez nous, et qui là-bas attirait de nombreux visiteurs. Mais ce qui me paraît bien plus intéressant encore à signaler, ce sont deux scènes populaires qui portent le nom de théâtres libres, parce que les représentations qu’on y donne sont exclusivement réservées à des abonnés formant entre eux une véritable société. Tous deux ont été fondés par M. Bruno Wille. L’un, le plus ancien, qui date de bientôt quatre ans, est actuellement soumis assez directement à l’influence du parti socialiste ; et c’est même le parti socialiste qui en chassa M. Wille, considéré comme trop anarchiste. M. Wille, qui est, il est vrai, anarchiste, mais un anarchiste partout ennemi de la violence, se contenta de fonder une seconde société semblable à la première. Toutes les deux prospèrent aujourd’hui, et comptent leurs adhérens par milliers. Et leur but n’est pas de faire de la propagande politique ou sociale, mais simplement, comme disent les statuts, d’offrir à leurs membres, moyennant une rétribution mensuelle de quelques sous, la possibilité de voir ou d’entendre de belles œuvres d’art, drames, tragédies, musique, etc., ou encore d’assister à des conférences où ces œuvres sont commentées et expliquées. Je m’imagine difficilement un groupe nombreux d’ouvriers ou de petits employés des quartiers populaires de Paris, de Montrouge ou de la Villette, réalisant une société comme celles-là, et se réunissant par salles combles l’après-midi de tous les dimanches pour entendre une tragédie de Corneille, une comédie d’Augier, ou encore une symphonie, un quatuor, comme leurs semblables de Berlin vont entendre du Beethoven, du Schiller, ou quelque comédie moderne. En Allemagne, ce mouvement s’étend, et il vient de se fonder à Hambourg une société analogue à ces deux sociétés de Berlin.

Comme je n’ai pas à m’occuper ici de la littérature dramatique elle-même, je passerai rapidement sur l’état actuel de cette littérature en Allemagne. Qu’il suffise de noter que, pendant ces vingt ou trente dernières années, il ne paraît pas que des œuvres un peu durables aient été produites. Contrairement à ce que nous pensons en France à ce sujet, la production n’a jamais cessé d’être abondante. De ce que nous ne connaissons pas les œuvres qui ont été produites, il ne s’ensuit pas qu’il n’y en ait point eu. De ce que nos plus récens vaudevilles ont toujours quelque chance, — pour peu que nous les ayons assez bien accueillis nous-mêmes, — d’être joués ensuite à Vienne ou à Berlin, et que seuls les échos de ces représentations parviennent jusqu’à nous, il ne faut pas conclure que seuls nos vaudevilles aient été joués là-bas. S’il y a bien à Berlin un théâtre, le Residenz-Theater, qui est presque exclusivement réservé à des traductions de pièces françaises, il y a d’autres théâtres, et nombreux, qui sont alimentés surtout par des pièces allemandes. Mais les doléances de la critique allemande sérieuse sont inimaginables sur ce qu’elle appelle le néant de ces pièces depuis une trentaine d’années. Ces productions paraissent en effet pour la plupart n’avoir guère fait preuve que de qualités superficielles et d’une action tout à fait éphémère. En revanche, depuis quelques années, sous l’impulsion d’une école naturaliste, assez différente de la nôtre, bien qu’elle en procède par certains côtés, et sous l’influence aussi de la nouvelle littérature dramatique Scandinave, une sorte de renaissance s’est produite, qu’il serait encore un peu prématuré de juger dans son ensemble, mais qui n’en a pas moins excité tout de suite, — et quelquefois avec raison, — l’enthousiasme de quelques-uns de ces juges qui se désolaient tant les années précédentes, en même temps d’ailleurs qu’elle en a amené d’autres à faire entendre des clameurs de détresse plus violentes que jamais.

Mais pendant que le théâtre allemand paraît se revivifier en ce qui concerne la valeur de ses productions, il cède malheureusement au mouvement néfaste, d’ailleurs général, qui depuis la guerre de 1870 entraîne tout en Allemagne à la centralisation. Beaucoup de bons esprits de là-bas le constatent et le regrettent, tout en se rendant compte qu’il faudrait de très gros bouleversemens pour qu’il cessât d’en être ainsi. Les jours lointains où Weimar, Iéna, Munich et d’autres villes encore, étaient des centres littéraires importans, influençant directement leurs théâtres, sont sans doute à tout jamais passés. Berlin domine tout ; et de partout, des villes mêmes qui tout récemment encore avaient des théâtres ayant leur vie propre, Hambourg, Francfort, Dresde, Munich, Stuttgarl, Carlsruhe, Breslau, Vienne même, on se met à attendre de plus en plus le mot d’ordre de Berlin. Sans doute la valeur d’un art ne se mesure pas au nombre des œuvres qu’il produit ; mais plus se restreint le nombre des débouchés pour les œuvres d’art, plus il y a lieu de craindre que dans le nombre des œuvres médiocres ainsi étouffées ne se trouvent empêchées aussi de voir le jour des œuvres qui peut-être auraient été intéressantes. Quoi qu’il en soit, il y a au moins tout un autre côté par où cette tendance trop évidente à la centralisation ne peut que porter un grave préjudice aux théâtres allemands, c’est en ce qui concerne l’art dramatique proprement dit ; et on peut prévoir le moment où beaucoup de villes d’Allemagne, qui ont encore aujourd’hui de bons théâtres rivalisant avec ceux de la capitale de l’empire, finiront, faute de se revivifier constamment par le moyen de créations personnelles, par n’avoir plus que de simples succursales des théâtres de Berlin.


III

Je n’ajouterai plus que quelques notes sur le fonctionnement même des théâtres en Allemagne, sur la manière la plus récente dont on y conçoit l’art scénique, les décors, la mise en scène, l’interprétation. Faut-il aussi signaler quelques particularités, qui ne sont que des détails, mais dont l’ensemble arrive à donner aux salles de spectacle allemandes une tout autre physionomie qu’aux nôtres ? Tout d’abord il faudra remarquer que la question du duel entre le dîner et le théâtre, qui préoccupe à si bon droit chez nous M. Francisque Sarcey depuis trente ans, ne se pose pas en Allemagne. On ne dîne pas, si l’on va au théâtre. On a goûté avant, et l’on soupe après. On a la tête libre pour bien écouter et bien entendre ; on est mieux disposé à un effort continu de l’attention. Le spectacle commence généralement vers sept heures. L’exactitude est très grande. Tout est réglé pour éviter le mieux possible la moindre perte de temps. Les entr’actes sont courts, minutieusement réglés, et la durée en est indiquée au public sur les programmes, avec l’heure où finit le spectacle, qui ne dure jamais plus de deux heures et demie, trois heures au plus. Le public lui aussi est exact : il faut être là au début pour tout comprendre, et il veut d’abord tout comprendre. Avant de venir, il ne perd pas de temps à s’habiller : en Allemagne le théâtre n’est pas un salon. Une fois arrivé, il n’en perd même pas à se placer ; à Berlin on va jusqu’à payer d’avance les voitures quand on se rend au théâtre, pour que l’entrée se fasse plus rapidement et avec plus d’ordre ; et une fois entré enfin, il n’y a pas non plus à parlementer interminablement avec un huissier ou une ouvreuse pour aller occuper sa place, toutes les places, depuis les meilleures jusqu’aux plus mauvaises, étant très exactement numérotées. Et d’ailleurs y a-t-il de mauvaises places, puisque nulle part on n’a à craindre d’avoir devant soi un chapeau de femme, ce gracieux et encombrant objet étant avec toute raison interdit dans la salle ? L’importance, et même l’importance considérable de tous ces détails et surtout de ces questions d’heures, M. Sarcey, comme je l’ai dit, ne cesse de nous la montrer et de nous en développer les motifs. La seule chose qui très probablement le ferait se révolter dans beaucoup de théâtres allemands, et qui, pour des raisons d’ailleurs différentes, ferait se révolter avec lui toutes les Parisiennes, et autant dire toutes les Françaises, c’est qu’on n’hésite pas pendant le spectacle à faire presque l’obscurité dans la salle. Mais peut-être M. Sarcey tient-il parfois un peu trop à voir, et nos Parisiennes un peu trop à être vues ; car enfin, quoi qu’ils en pensent, sauf pour les vaudevilles et les opérettes, dont nous n’avons pas à nous occuper ici, il y a le plus souvent de bien grands avantages à tâcher de concentrer toute l’attention sur la scène elle-même, sans compter que cette manière de faire peut servir à augmenter considérablement l’apparence de vérité et l’impression de vie de certains tableaux.

Si j’ai fait mention de ces questions d’ordre tout extérieur, c’est qu’on peut y trouver une confirmation nouvelle de ce que je disais au début de cet article, une preuve du sérieux avec lequel on en agit en Allemagne avec tout ce qui concerne le théâtre, que l’on a plus constamment que chez nous le souci de considérer comme quelque chose de plus et de mieux qu’un endroit de plaisir.

Si maintenant nous considérons ce qui se fait sur la scène elle-même, c’est aussi une impression de travail continuel et consciencieux que nous en rapporterons, avec tous les résultats heureux pour l’art dramatique qu’il est naturel de supposer à ce travail comme conséquence : agrément de la perfection dans le détail, charme du pittoresque, fusion plus continue des diverses parties, vérité plus saisissante du tableau de mœurs. Mais aussi tout cela portera souvent avec soi l’inconvénient inséparable d’un travail trop méticuleux, c’est-à-dire un certain obscurcissement de l’ensemble par la surabondance des détails, une sorte d’entrave à un complet épanouissement, un manque de souffle, qui d’ailleurs tout naturellement, étant données les qualités natives de l’Allemand, ne lui apparaîtront guère à lui-même comme des défauts, et d’autant moins que la recherche de l’impression à produire, pour être poursuivie par des procédés différens, plus lentement et avec plus de détours, pourrait-on dire, aboutira néanmoins à des résultats, sinon aussi immédiats, mais du moins tout aussi durables que ceux auxquels on aurait pu atteindre en cherchant à frapper tout d’abord plus violemment l’imagination.

On a souvent constaté l’éternel jeu de recommencement que sont toutes nos révolutions dans n’importe quel ordre de choses. Ceci n’a rien d’humiliant, puisqu’on peut presque toujours constater en même temps que, si tout se recommence, c’est tout de même le plus souvent en se développant, en se transformant, en réalisant donc malgré tout un progrès, au moins par certains côtés. Je ne m’attarderai donc pas à rien justifier ni à rien combattre des défauts ou des qualités que peut présenter le mouvement actuel de l’art dramatique en Allemagne, je me contenterai de le définir en disant qu’il est parallèle au mouvement qu’on peut constater également chez nous, et qu’on a souvent résumé en un seul mot en le qualifiant de mouvement réaliste. Je sais bien tout ce que ces sortes de définitions ont d’inexact et d’incomplet, mais si l’on veut bien faire la part de l’inconvénient qu’elles présentent, on a l’avantage de saisir en même temps d’une façon plus nette l’idée dominante qu’elles ont à exprimer. Je laisse au lecteur le soin de mettre lui-même au point la valeur de l’expression. Ce que je voudrais seulement faire remarquer ici, en y insistant un peu, c’est qu’il me semble justement, quoique cette opinion que j’ai ait été le plus souvent contredite, que l’Allemagne est le pays où le réalisme peut le mieux prospérer. J’entends ici par réalisme le réalisme en ce qu’il a de bon, car je crois qu’en ce qu’il a de mauvais il prospère également bien partout ; et maints écrivains se sont employés à nous en fournir des exemples, en Allemagne aussi bien qu’en France. On s’est trop habitué à dire un peu exclusivement de l’Allemagne qu’elle était la terre de l’idéalisme, en opposant d’une façon sommaire ce mot d’idéalisme au mot de réalisme Idéaliste, oui ; mais réaliste au même degré, parce que tout idéal doit sortir du réel, rester simplement un agrandissement, une transfiguration du réel, au risque de n’être plus que pure divagation, ou, disons plus modérément, pure convention. En Allemagne, l’art oscillera toujours entre ces deux pôles : idéalisme et réalisme, qui ne sont que les deux extrémités d’une même ligne. En France, il en est autrement : c’est vers l’abstrait, — qui n’est pas l’idéal, qui est une généralisation et non une transfiguration, — que nous porte notre tempérament ; et c’est entre l’abstrait et le concret que gravitera toujours notre art national. Je ne puis faire ici qu’effleurer ces questions, qui demanderaient, je le sais bien, de très amples développemens. Je n’ignore pas non plus que ces deux ordres d’idées, loin d’être complètement distincts l’un de l’autre, comme je viens de le dire, s’entremêleront au contraire bien souvent, et parfois jusqu’à se confondre ; mais c’est pour cela que je crois d’autant plus utile de nettement les différencier. Je voulais d’ailleurs simplement spécifier ce que j’entendais dire en affirmant que le réalisme peut et doit trouver en Allemagne un excellent terrain de développement ; et je voulais mieux indiquer par là, puisqu’il s’agit ici tout spécialement de l’art dramatique, la valeur de tout le mouvement qui peut se constater depuis quelques années dans les théâtres d’Allemagne.

Si l’on voulait en retrouver les premiers symptômes, — dans la seule libation contemporaine, bien entendu, — il faudrait remonter jusqu’à Wagner. On pourrait en même temps constater que là où Wagner, avec son merveilleux instinct et sa compréhension géniale des conditions mêmes du théâtre, avait surtout vu un moyen, on voit peut-être maintenant trop un but. Mais cette constatation même ne fera que confirmer ce que j’ai dit du mouvement actuel des théâtres en Allemagne. Il faut ajouter aussi que tout naturellement pour les drames historiques, les pièces modernes, drames ou comédies, les exigences de la scène ne sont pas les mêmes que pour le drame tel que l’a conçu Wagner il y a déjà quarante ans. Revenons donc à une période plus proche de nous, et nous verrons que le mouvement actuel se rattache d’une façon directe et immédiate à l’influence exercée par la Société du théâtre de Meiningen, dont on connaît la tâche réalisée : revivifier les drames historiques, les grandes pièces classiques, par un abandon de toute tradition purement conventionnelle, par un souci scrupuleux de l’exactitude et de la vérité historique dans les décors et les costumes, par une mise en scène et une interprétation constamment plus naturelles et plus vivantes, où chacun puisse toujours innover selon son sentiment propre et sa manière personnelle de comprendre le drame.

L’effort fait par les Meininger n’était pas un phénomène isolé. Il ne portait que sur un point restreint, mais il se rattachait à tout le mouvement littéraire et artistique de ces trente dernières années ; aussi ne pouvait-il manquer de donner des résultats, et de trouver des soutiens et des émules, tandis que la thèse tout opposée de la simplification absolue du décor et de tout le côté réaliste, soutenue par des essais pratiques faits à Munich pour des représentations de Shakspeare, malgré toutes les bonnes raisons aussi qu’on peut donner pour la justifier, ne semble pas présentement en voie de trouver de nombreux partisans.

Une littérature plus particulièrement réaliste cherchait à naître en Allemagne depuis une dizaine d’années. Pour quelle s’affirmât au théâtre, et qu’elle influençât dès lors tout l’art scénique, il ne manquait qu’une occasion ; mais on était mûr pour l’accueillir. Cette occasion, elle fut en partie fournie par la faveur qui accueillit en France un mouvement analogue dans nos théâtres, mouvement qui s’est tout d’abord affirmé avec beaucoup de netteté dans les tentatives du Théâtre-Libre fondé par M. Antoine, et qui, depuis, s’est fait plus ou moins sentir partout, qu’on veuille ou non l’avouer, qu’on s’en félicite ou bien qu’on le regrette. Berlin eut aussi ses théâtres libres ; et partout depuis ce jour, consciemment ou inconsciemment, le mouvement réaliste gagne peu à peu la scène pour les pièces modernes, comme il avait déjà commencé de la gagner pour les pièces historiques, à la suite du Théâtre des Meininger.

Je n’entreprendrai pas d’énumérer les moyens et les procédés par lesquels se manifeste et s’affirme sur la scène ce mouvement. Ce sont là des détails qui ne pourraient intéresser que les seuls régisseurs de théâtre et les comédiens. Au reste, c’est là la chose la plus simple à s’imaginer, pour peu qu’on soit allé quelquefois dans les théâtres. Je ne discuterai pas non plus, je l’ai dit, les avantages ou les inconvéniens de cette conception de l’art. Je ne veux plus en terminant que signaler l’étroite corrélation, toute naturelle, qu’il se trouve y avoir entre elle et les qualités que j’ai cru remarquer comme étant les plus générales parmi le public allemand ; et du fait même de cette corrélation il faudra bien conclure que le théâtre, en Allemagne, peut être regardé comme venant d’entrer dans une période favorable. Évidemment c’est surtout en se plaçant au point de vue allemand, qu’on le jugera ainsi ; mais pour bien juger les choses, ne doit-on pas toujours commencer par faire abstraction de soi, ou tout au moins ne pensera soi que pour établir plus rigoureusement, par l’examen des différences ou des analogies, les traits caractéristiques de ce qu’on a prétendu étudier ? C’est là tout ce que j’ai essayé de faire ici.


JEAN THOREL.