Les Tendances nouvelles de l’économie politique et du socialisme

Les Tendances nouvelles de l’économie politique et du socialisme
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 445-468).
LES TENDANCES NOUVELLES
DE
L'ECONOMIE POLITIQUE
ET DU SOCIALISME

L’économie politique que j’appellerais volontiers orthodoxe, c’est-à-dire la science telle qu’elle avait été comprise et exposée par les pères de la science, Adam Smith et J.-B. Say, et par leurs disciples, semblait être définitivement constituée. Comme l’église de Rome, elle avait son credo. Certaines vérités paraissaient si solidement établies, si irréfragablement démontrées, qu’on les acceptait comme des dogmes. Ceux qui en doutaient étaient considérés comme des hérétiques dont l’ignorance seule expliquait les aberrations. Sans doute ces vérités économiques n’avaient pas été formulées sans rencontrer de vives oppositions. Dès le principe et jusqu’à nos jours, elles avaient été attaquées par certains écrivains religieux, qui les accusaient de matérialisme et d’immoralité, et par les différentes sectes socialistes, qui leur reprochaient de sacrifier sans pitié les droits des classes déshéritées aux privilèges des riches ; mais les économistes avaient eu facilement raison de ces deux groupes d’adversaires, qui, n’obéissant qu’aux inspirations du sentiment, n’avaient guère approfondi les questions qu’ils abordaient. Aujourd’hui les dogmes économiques rencontrent des contradicteurs autrement redoutables. En Allemagne, ce sont les professeurs d’économie politique eux-mêmes, que pour ce motif on a nommés Katheder-socialisten, c’est-à-dire « les socialistes de la chaire. » En Angleterre, ce sont les économistes qui ont le plus étudié l’histoire et le droit et qui connaissent le mieux les faits constatés par l’observation et par la statistique, comme MM. Cliffe Leslie et Thornton ; en Italie, c’est tout un groupe d’écrivains distingués, Luzzatti, Forti, Lampertico, Cusmano, A. Morelli, qui ont exposé leurs idées dans un congrès réuni l’an dernier à Milan, et qui ont pour organe le Giornale degli Economisti. En Danemark, c’est l’excellent recueil économique, le Nationaloekonomisk Tidskrift, publié par MM. Frederiksen, V. Falbe, Hansen et Wil. Scharling. On ne peut donc le contester, il s’agit cette fois d’une évolution scientifique très sérieuse, qui appelle un examen attentif. Nous essaierons d’abord d’exposer l’origine et le caractère de ces tendances nouvelles de l’économie politique ; nous étudierons ensuite les écrits de quelques-uns des auteurs qui représentent le mieux les différentes nuances de ce mouvement, ainsi que ceux des socialistes qu’ils se donnent la mission de combattre.


I

L’économie politique nouvelle comprend autrement que l’ancienne le fondement, la méthode, la mission et les conclusions de la science. Le point de départ des Katheder-socialisten est entièrement différent de celui des économistes orthodoxes qu’ils désignent sous le nom de Manchesterthum ou secte de Manchester, parce que c’est en effet l’école des libres échangistes qui a exposé avec le plus de logique les dogmes du credo ancien. Voyons comment les nouveaux économistes exposent eux-mêmes les points qui les séparent de la doctrine généralement reçue[1].

Adam Smith et surtout ses successeurs, comme Ricardo, Macculoch, J.-B. Say et toute l’école dite anglaise, suivaient la méthode déductive. On partait de certaines vues sur l’homme et sur la nature, et on en déduisait les conséquences. Rossi caractérise nettement cette méthode quand il dit : « L’économie politique envisagée dans ce qu’elle a de général est plutôt une science de raison qu’une science d’oljservation[2]. Elle a pour but la connaissance réfléchie des rapports qui découlent de la nature des choses… Elle recherche des lois en se fondant sur les faits généraux et constans de la nature humaine. » Dans ce système, l’homme est considéré comme un être poursuivant partout et toujours son intérêt privé ; mû par ce mobile, bon en lui-même, puisqu’il est le principe de sa conservation, il recherche ce qui lui est utile, et nul ne peut le discerner mieux que lui-même. Si donc il est libre d’agir comme il le veut, il arrivera à se procurer tout le bonheur auquel il lui est donné d’atteindre. Jusqu’à présent, l’état a toujours mis des entraves à la pleine expansion des forces économiques ; mais supprimez ces entraves, et, tous les hommes se portant librement à la poursuite du bien-être, l’ordre véritable s’établira dans le monde. La concurrence universelle et sans restriction fait arriver chaque individu à la place qui lui convient le mieux, et lui fait obtenir la juste rétribution de ses travaux. Comme le dit Montesquieu, « c’est la concurrence qui met un juste prix aux marchandises. » Elle est le régulateur infaillible du monde industriel. C’est comme une loi providentielle qui, dans les rapports si compliqués des hommes réunis en société, fait régner l’ordre et la justice. Que l’état s’abstienne de toute immixtion dans les transactions humaines, qu’il laisse liberté entière à la propriété, au capital, au travail, aux échanges, aux vocations, et la production de la richesse sera portée au comble, et ainsi le bien-être général deviendra aussi grand que possible. Le législateur n’a pas à s’occuper de la distribution de la richesse ; elle se fera conformément aux lois naturelles et aux libres conventions. Un mot dit au siècle dernier par Gournay résume toute la doctrine : laissez faire, laissez passer. Avec cette théorie, les problèmes se rapportant au gouvernement des sociétés se trouvaient singulièrement simplifiés. L’homme d’état n’a qu’à se croiser les bras. Le monde va de lui-même à sa fin. C’est l’optimisme de Leibniz et de Hegel transporté dans la politique. Appuyés sur cette doctrine philosophique, les économistes énoncent certains principes généraux applicables en tout temps et à tous les peuples, parce qu’ils sont d’une vérité absolue. L’économie politique était essentiellement cosmopolite. Elle ne tenait aucun compte de la division des hommes en nations séparées et des intérêts différens qui en pouvaient résulter, pas plus qu’elle ne se préoccupait des nécessités ou des conditions particulières résultant de l’histoire des différens états. Elle ne voyait que le bien de l’humanité considérée comme une seule grande famille, ainsi que le font toute science abstraite et toute religion universelle, le christianisme principalement.

Après avoir ainsi exposé la doctrine ancienne, les nouveaux économistes en font la critique. Ils l’accusent de ne voir les choses que d’un seul côté. Sans doute, disent-ils, l’homme poursuit son intérêt, mais plus d’un mobile agit sur son âme et règle ses actions. A côté de l’égoïsme, il y a le sentiment de la collectivité, le gemeinsinn, la sociabilité, qui se traduit par la formation de la famille, de la commune, de l’état. L’homme n’est pas semblable à l’animal, qui ne connaît que la satisfaction de ses besoins ; il est un être moral qui sait obéir au devoir, et qui, formé par la religion ou par la philosophie, sacrifie souvent ses satisfactions, son bien-être et sa vie même à sa patrie, à l’humanité, à la vérité, à Dieu. C’est donc une erreur d’appuyer une série de déductions sur cet aphorisme, que l’homme n’agit que sous l’empire d’un seul mobile, l’intérêt individuel. « Ces faits généraux et constans de la nature humaine, » dont Rossi veut qu’on déduise les lois économiques, sont une conception imaginaire. Dans les différens pays, aux différentes époques, les hommes obéissent à d’autres mobiles, parce qu’ils se font des idées particulières du bien-être, du droit, de la morale, de la justice. Le sauvage se procurera de quoi subsister en chassant et en égorgeant au besoin ses semblables, le citoyen de l’antiquité en les réduisant en esclavage, afin de vivre du fruit de leur labeur, l’homme moderne en leur payant un salaire.

Les hommes ayant d’après les différens états de civilisation d’autres besoins, d’autres mobiles, d’autres façons de produire, de répartir et de consommer la richesse, il en résulte que les problèmes économiques n’admettent pas ces solutions générales et a priori qu’on demandait à la science, et qu’elle se hasardait trop souvent à fournir. Il faut toujours examiner la question relativement à un pays donné, et ainsi il est nécessaire de s’appuyer sur la statistique et sur l’histoire. De là la méthode historique et « réaliste, » comme s’expriment les Katheder-socialisten, c’est-à-dire fondée sur les faits[3]. En politique également, on admet aujourd’hui qu’il s’agit non pas de découvrir une constitution idéale convenant à l’homme abstrait, mais les formes de gouvernement qui sont le mieux en rapport avec les traditions, les lumières, le tempérament et les besoins de tel ou tel pays.

D’après les Katheder-socialisten, c’est encore une erreur de prétendre, comme l’a fait Bastiat dans ses Harmonies économiques, que l’ordre général résulte du libre jeu des égoïsmes individuels, et qu’il suffit par conséquent de supprimer toutes les entraves pour que le bien-être vienne à chacun en proportion de ses efforts. L’égoïsme porte les hommes à l’iniquité et à la spoliation ; il faut donc le réprimer et non lui donner libre carrière ; c’est là la mission propre de la morale d’abord, ensuite de l’état, organe de la justice. Sans doute, si les hommes étaient parfaits et ne voulaient que le bien, la liberté suffirait pour faire régner l’ordre ; mais, tels qu’ils sont, les intérêts déchaînés aboutissent à l’antagonisme, non à l’harmonie. Le chef d’industrie désire que le salaire baisse, et l’ouvrier qu’il monte. Le propriétaire s’efforce de hausser le fermage, et le fermier de le réduire. Partout triomphe le plus fort ou le plus habile, et dans la mêlée des égoïsmes aux prises nul ne s’inquiète de ce que commandent la morale et la justice. C’est précisément en Angleterre, où toutes les entraves ont été abolies et où règne le plus complètement la liberté industrielle, que la lutte des classes, l’antagonisme des maîtres et des travailleurs se présente de la façon la plus tranchée et sous l’aspect le plus alarmant. C’est aussi dans ce pays par excellence du laissez-faire que depuis quelque temps on réclame le plus fréquemment l’intervention de l’état pour réprimer les abus des puissans et pour protéger les faibles. Après avoir désarmé le pouvoir, on lui confère chaque jour des attributions nouvelles. N’est-ce pas la preuve que la doctrine économique de la liberté absolue n’apporte pas une solution complète ?

Les nouveaux économistes ne professent point pour l’état cette horreur qui faisait dire à leurs prédécesseurs tantôt que l’état était un chancre, tantôt que c’était un mal nécessaire. Pour eux au contraire, l’état, représentant l’unité de la nation, est l’organe suprême du droit, l’instrument de la justice. Émanation des forces vives et des aspirations intellectuelles d’un pays, il est chargé d’en favoriser le développement dans toutes les directions. Comme le prouve l’histoire, il est le plus puissant agent de civilisation et de progrès. La liberté de l’individu doit être respectée et même stimulée, mais il faut qu’elle reste soumise aux règles de la morale et de l’équité, et ces règles, qui deviennent de plus en plus strictes à mesure que les idées du bien et du juste s’épurent, doivent être imposées par l’état.

La liberté industrielle est chose excellente. Le libre échange, la liberté du travail et des contrats, ont énormément contribué à accroître la production de la richesse. Il faut donc abattre toutes les entraves à la liberté, s’il en existe encore ; mais c’est à l’état qu’il appartient d’intervenir quand les manifestations de l’intérêt individuel arrivent à être en contradiction avec la mission humaine et civilisatrice de l’économie politique en amenant l’oppression et la dégradation des classes inférieures. Ainsi donc l’état a une double mission : d’abord maintenir la liberté dans les limites tracées par le droit et la morale, en second lieu accorder son concours partout où le but, qui est le progrès social, peut être mieux atteint de cette manière que par les efforts individuels, qu’il s’agisse de l’amélioration des ports, des voies de communication, du développement de l’instruction, des sciences, des arts ou d’un autre objet d’utilité générale. L’intervention de l’état ne doit pas être toujours repoussée comme le veulent les économistes à outrance, ni toujours admise comme le demandent les socialistes ; chaque cas doit être examiné à part en tenant compte des besoins à satisfaire et des ressources de l’initiative privée. Seulement c’est une erreur de croire que le rôle de l’état s’amoindrisse à mesure que la civilisation progresse : il est aujourd’hui d’une autre nature que sous le régime patriarcal ou despotique, mais il s’étend sans cesse dès que s’ouvre une voie nouvelle à l’activité humaine et que s’épure l’appréciation de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas. Cette opinion a été exposée également en France avec beaucoup de force par M. Dupont-White dans son livre l’Individu et l’état.

Les Katheder-socialisten reprochent aussi aux économistes orthodoxes de s’être renfermés trop exclusivement dans les questions qui touchent à la production de la richesse et d’avoir négligé celles qui concernent la répartition et la consommation. Ils prétendent qu’ils ont considéré l’homme comme une force productive sans se préoccuper assez de sa destinée et de ses obligations comme être moral et intelligent. D’après eux, grâce aux merveilles de la science appliquée à l’industrie, celle-ci fournirait déjà des produits suffisans, si tout le travail était utilement employé et si tant d’efforts humains n’étaient pas gaspillés pour des satisfactions fausses ou même vicieuses ; le grand problème de. notre temps, c’est ce que l’on appelle la question sociale, c’est-à-dire une question de répartition. Les classes laborieuses veulent améliorer leur sort et obtenir une part plus grande des biens créés par le concours du capital et du travail. Dans quelles limites et à quelles conditions cela est-il possible ? Voilà ce qu’il s’agit de savoir. En présence des maux qui troublent et qui menacent le corps social, trois systèmes se présentent : celui qui préconise le retour au passé et le rétablissement de l’ancien régime, — le socialisme, qui vise à un changement radical de l’ordre social, — enfin l’économie orthodoxe, qui croit que tout se résoudra par la liberté et par l’action des lois naturelles. D’après les Katheder-socialisten, aucun de ces trois systèmes ne résout les difficultés qui agitent l’époque actuelle. Le retour au passé est impossible, une modification générale et brusque de la société ne l’est pas moins, et invoquer la liberté, c’est en ce point se payer de mots, car il s’agit d’une question de droit, de code civil et d’organisation sociale. La répartition se fait non pas seulement en vertu de contrats qui évidemment doivent être libres, mais principalement en vertu des lois civiles et des sentimens moraux, dont il faut apprécier l’influence et juger l’équité. On a eu tort d’aborder les problèmes économiques isolément ; ils se rattachent intimement à la psychologie, à la religion, à la morale, au droit, aux mœurs, à l’histoire. Il faut donc tenir compte de tous ces élémens et ne pas se contenter de la formule uniforme et superficielle du laissez-faire. L’antagonisme des classes, qui a été de tout temps au fond des révolutions politiques, reparaît aujourd’hui avec des caractères plus graves que jamais. Il semble mettre en péril l’avenir de la civilisation. Il ne faut pas nier le mal, il vaut mieux l’étudier sous toutes ses faces et s’efforcer d’y porter remède par des réformes successives et rationnelles. C’est à la morale, au sentiment du juste et à la charité chrétienne qu’il faut ici demander des inspirations.

En résumé, tandis que les anciens économistes, partant de certains principes abstraits, croyaient arriver par la méthode déductive à des conclusions parfaitement démontrées et partout applicables, les Katheder-socialisten, s’appuyant sur la connaissance des faits passés et présens, en tirent par la méthode inductive et historique des solutions relatives qui se modifient d’après l’état de société auquel on veut les appliquer. Les uns, convaincus que l’ordre naturel qui préside aux phénomènes physiques doit aussi gouverner les sociétés humaines, prétendent que, toutes les entraves artificielles étant supprimées, du libre essor des vocations résultera l’harmonie désintérêts, et de l’affranchissement complet des individus l’organisation sociale la meilleure et le bien-être le plus grand. Les seconds pensent au contraire que sur le terrain économique comme parmi les animaux, dans la lutte pour l’existence et dans le conflit des égoïsmes, le plus fort écrase ou exploite le plus faible, à moins que l’état, organe de la justice, n’intervienne pour faire attribuer à chacun ce qui lui revient légitimement. Ils sont aussi d’avis que l’état doit contribuer au progrès de la civilisation. Enfin, au lieu de professer avec les économistes orthodoxes que la liberté illimitée suffit pour mettre un terme aux luttes sociales, ils prétendent qu’une série de réformes et d’améliorations, inspirées par des sentimens d’équité, est indispensable, si on veut échapper aux dissensions civiles et au despotisme qu’elles amènent à leur suite. C’est surtout en Allemagne que l’école nouvelle s’est développée. La raison en est que l’économie politique y a été rangée parmi les sciences « camérales, » c’est-à-dire qui ont l’état pour objet. On ne l’a donc jamais traitée comme une branche isolée, régie par des lois spéciales ; même les disciples orthodoxes de l’école anglaise, comme Rau, n’ont jamais méconnu les liens étroits qui l’unissent aux autres sciences sociales et notamment à la politique, et ils ont volontiers invoqué les faits. Dès que les idées de Smith et de ses disciples ont commencé à se répandre en Allemagne, elles y ont trouvé des critiques qui considéraient non l’accroissement seul de la richesse, mais le progrès général de la civilisation, comme le professeur Lueder et le comte de Soden. Puis sont arrivés List, Stein, Roscher, Knies, Hildebrand, et aujourd’hui c’est une légion : Nasse, Schmoller, Held, Contzen, Schäffle, Wagner, Schönberg, G. Hirth, V. Böhmert, Brentano, Cohn, von Scheel, Samter.


II

Essayons de démêler ce qu’il y a de vrai dans ces vues de l’école nouvelle. Tout d’abord il est certain qu’on n’est pas encore parvenu à déterminer nettement le fondement, le caractère et les limites de l’économie politique, ni ses rapports avec les autres sciences du même ordre. « Dût-il en rougir pour la science, dit M. Rossi, l’économiste doit avouer que la première des questions à examiner est encore celle-ci : qu’est-ce que l’économie politique, quels en sont l’objet, l’étendue, les limites ? » Cette observation est très fondée ; même dans le Dictionnaire d’économie politique, l’écrivain chargé d’en fixer la notion exacte, M. C. Coquelin, ne parvient pas à démêler si elle est un art ou une science. Il veut en faire une science qu’il définit, avec Destutt de Tracy, l’ensemble des vérités qui résultent de l’examen d’un sujet quelconque. Il fait siennes ces paroles de Rossi : « la science n’a pas de but. Dès qu’on s’occupe de l’emploi qu’on peut en faire, on tombe dans l’art. La science en toutes choses n’est que la possession de la vérité, » et M. Coquelin ajoute : « Observer et décrire des phénomènes réels, voilà la science ; elle ne conseille, ne prescrit, ne dirige point. » Pourtant, après avoir accepté cette définition, l’embarras de M. Coquelin est grand, et il l’avoue. Le dictionnaire même où il écrit contient une quantité d’articles, et des plus importans, qui ne se contentent pas d’observer et de décrire, mais qui au contraire conseillent et prescrivent, qui condamnent telle institution, telle loi et en réclament la suppression. L’économie politique ne serait donc qu’un art et point une science ; Il admet qu’elle est à la fois l’un et l’autre ; mais, quand il veut tracer la ligne de démarcation, il arrive à ce singulier aveu d’impuissance : « Essaierons-nous d’opérer dès à présent entre la science et l’art une séparation plus nette en leur imposant des noms différens ? Non, il nous a suffi de marquer la distinction ; le temps et une meilleure intelligence du sujet feront le reste. » Les incertitudes, les obscurités que l’on rencontre dans la plupart des auteurs quand il s’agit de préciser l’objet de l’économie politique proviennent peut-être de ce que l’on a voulu en faire une science d’observation comme l’histoire naturelle, ou une science exacte comme les mathématiques, et de ce que l’on a prétendu y trouver des lois fixes, immuables, comme celles qui gouvernent l’univers physique. Tâchons d’éclaircir ces deux points ; comme ils sont fondamentaux, le véritable caractère de l’économie politique ressortira du débat.

On distingue généralement trois catégories de sciences, les sciences exactes, les sciences naturelles et les sciences morales et politiques. Les sciences exactes sont ainsi nommées parce que, spéculant sur des données abstraites clairement définies, des nombres, des lignes, des points, des figures géométriques, elles arrivent en raisonnant juste à des conclusions parfaitement rigoureuses et inattaquables : telles sont l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie. Les sciences naturelles observent et décrivent les phénomènes de la nature et s’efforcent de découvrir les lois qui les gouvernent : telles sont l’astronomie, la physique, la botanique, la physiologie. Les sciences morales et politiques s’occupent des idées, des actes de l’homme et des créations de sa volonté, — les institutions, les lois, le culte : ce sont la philosophie, la morale, le droit, la politique. Dans quelle catégorie faut-il ranger l’économie politique ?

Quelques écrivains, entre autres M. Du Mesnil-Marigny en France, M. Walras en Suisse et M. Jevons en Angleterre, ont essayé de résoudre certains problèmes économiques en les mettant en formules algébriques[4]. Je ne crois pas qu’ils aient beaucoup éclairci ainsi les points difficiles auxquels ils ont appliqué cette méthode. Les phénomènes économiques sont soumis à une infinité d’influences diverses et variables qu’on ne peut représenter par des chiffres ; ils ne se prêtent donc pas aux déductions rigoureuses que comportent les mathématiques. Les données que l’on considère, les besoins des hommes, la valeur des choses, les richesses, n’ont absolument rien de fixe, et les variations dépendent de l’opinion, de la mode, de la coutume, du climat, d’une infinité de circonstances qu’il est impossible de faire entrer dans une équation algébrique. L’économie politique ne peut donc être rangée dans la catégorie des sciences exactes. On lui en a fait un grief, on lui a refusé même le titre de science, parce qu’elle ne peut arriver à des résultats mathématiquement rigoureux. C’est au contraire en cela que consistent, à un certain point de vue, sa supériorité et sa grandeur. Elle ne peut avoir la prétention d’arriver à des solutions d’une rigueur absolue, parce qu’elle spécule, non sur des élémens abstraits et parfaitement définis, mais sur les besoins et sur les actes de l’homme, être libre et moral, « ondoyant et divers, » obéissant à des mobiles qu’on ne peut ni déterminer avec précision, ni surtout mesurer au moyen des nombres.

La plupart des économistes, soit par la définition qu’ils donnent de l’objet de leurs études, soit par l’idée qu’ils ont de leur mission, en font une science d’observation et de description, « une branche de l’histoire naturelle de l’homme, » comme le dit M. Coquelin. Cet écrivain explique ainsi sa pensée de façon à la rendre très claire : « L’anatomie étudie l’homme dans la constitution physique de son être, la physiologie dans le jeu de ses organes, l’histoire naturelle, telle que l’ont pratiquée Buffon et ses successeurs, dans ses habitudes, dans ses instincts, dans ses besoins, et par rapport à la place qu’il occupe dans l’échelle des êtres ; l’économie politique, elle l’étudie dans la combinaison de ses travaux. N’est-ce pas une partie des études du naturaliste et l’une des plus intéressantes d’observer les travaux de l’abeille au sein d’une ruche, d’en étudier l’ordre, les combinaisons et la marche ? Eh bien ! l’économiste, en tant qu’il cultive seulement la science, fait exactement de même par rapport à cette abeille intelligente qu’on appelle l’homme ; il observe l’ordre, la marche et la combinaison de ses travaux. Les deux études sont absolument de même nature. » À ce compte, on le voit, l’économie politique n’est pas une science morale. Il ne s’agit ni d’un bien à réaliser, ni d’un idéal à atteindre, ni de devoirs à remplir ; il suffit de voir et de décrire comment l’animal humain travaille pour arriver à la satisfaction de ses besoins. J.-B. Say était dans cet ordre d’idées lorsqu’en tête de son fameux livre, et commettre de cet ouvrage si répandu, il donnait la définition toujours reproduite depuis : Traité d’Economie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses. Bastiat, avec cette précision de langage, cette vivacité et cet éclat de style qui cachaient souvent des notions assez superficielles, a beaucoup insisté pour faire de l’économie politique une science purement descriptive. « L’économie politique, dit-il, n’impose rien, elle ne conseille même rien ; elle décrit comment la richesse se produit et se distribue, de même que la physiologie décrit le jeu de nos organes. » Bastiat croyait augmenter l’autorité des principes économiques en leur attribuant le caractère « objectif, » désintéressé, impersonnel, des sciences naturelles. Il oubliait que tous ses écrits et sa propagande active en faveur du libre-échange contredisaient sa définition.

Dans un livre très bien fait, mais où la rigueur même des raisonnemens fait mieux apparaître l’erreur des prémisses quand elles sont fausses, Antoine-Elisée Cherbuliez exprime l’idée de J.-B. Say, de Bastiat et de Coquelin avec plus de netteté encore. « L’économie politique, dit-il, n’est pas la science de la vie humaine ou de la vie sociale, ni même celle du bien-être matériel des hommes. Elle existerait encore, et elle ne changerait ni d’objet ni de but, si les richesses, au lieu de contribuer à notre bien-être, n’y entraient pour rien du tout, pourvu qu’elles continuassent d’être produites, de circuler et de se distribuer[5]. » L’auteur, pour donner à la science un caractère d’absolu qu’elle ne peut avoir, émet une hypothèse vraiment contradictoire. Il oublie qu’un objet n’est richesse que parce qu’il répond à un de nos besoins et qu’il contribue à notre bien-être. Supposer des richesses qui n’entrent pour rien dans notre bien-être, c’est donc admettre qu’il y ait des richesses qui ne sont pas des richesses.

Les économistes qui attribuent à l’économie politique la rigueur des sciences exactes ou le caractère objectif des sciences naturelles oublient qu’elle est une science morale. Or les sciences morales ne se bornent pas à décrire ce qui est, elles disent aussi ce qui doit être. Singulier moraliste que celui qui se « contenterait d’analyser les passions de l’homme et qui négligerait de lui parler de ses devoirs ! Le but de la morale est précisément de déterminer ce que nous devons à Dieu, à nos semblables et à nous-mêmes, quelles sont les choses que nous devons faire ou éviter pour arriver au degré de perfection qu’il nous est donné d’atteindre. De même au politique il ne suffit pas d’énumérer les différentes formes de gouvernement qui existent ni même de tracer une constitution idéale pour des hommes parfaits ; il faut qu’il nous apprenne quelles sont les institutions qui conviennent à tel peuple ou à telle situation, et quelles sont celles qui sont le plus favorables au progrès de l’espèce humaine. C’est ainsi qu’il ne mettra pas sur la même ligne le despotisme, qui étouffe la spontanéité humaine, et la liberté, qui développe nos plus nobles qualités, mais il devra dire aussi à quelles conditions les institutions libres peuvent durer, et quelles fautes ou quelles faiblesses rendent un gouvernement despotique inévitable.

De même l’économiste ne peut pas se contenter de décrire comment la richesse se produit et se distribue. Ce serait déjà une longue étude, beaucoup plus difficile que Say et ses disciples ne semblent le soupçonner, car il ne suffit pas d’étudier ce qui se passe dans un seul pays, et les modes de production et de distribution varient chez les différentes nations ; mais ce n’est là que la moindre partie de la tâche du véritable économiste : il faut qu’il montre aussi comment les hommes doivent s’organiser, comment ils doivent produire et distribuer la richesse pour qu’ils soient aussi bien pourvus que possible des choses qui constituent le bien-être. Et ce n’est là pas tout encore ; il faut qu’il cherche les moyens pratiques d’atteindre le but qu’il indique. Ainsi il trouve dans un pays des douanes intérieures de province à province ou des octrois arrêtant les échanges aux portes de toutes les villes ; se bornera-t-il à constater le fait, comme le ferait le naturaliste et comme le veulent Bastiat et Cherbuliez ? Évidemment non ; il montrera les résultats funestes de ces institutions, il en conseillera l’abolition, et il cherchera comment on pourra y parvenir. Habite-t-il un pays qui croit augmenter sa puissance et sa félicité en se faisant redouter de ses voisins par l’étendue de ses arméniens, il n’hésitera pas à démontrer qu’un peuple n’a aucun intérêt à en asservir d’autres ni même à les affaiblir, et qu’une nation ne peut vendre avantageusement ses produits les plus coûteux que si elle a des voisins riches en état de les payer. Les économistes eux-mêmes, M. Bastiat en tête, oubliant leurs définitions, n’ont-ils pas consacré toute leur énergie à conseiller et à réclamer l’abolition des tarifs protecteurs ? Se contentaient-ils d’observer et de décrire quand ils fondaient leur recueil le Free trade et qu’ils couraient de meeting en meeting pour entraîner l’opinion ?

Il existe entre les sciences naturelles et l’économie politique une différence fondamentale que l’on n’a pas assez mise en relief. Les premières s’occupent des phénomènes de la nature, forces fatales que nous ne pouvons que constater, non modifier. Les sciences morales et par conséquent l’économie politique s’occupent de faits humains, résultats de notre libre arbitre, que nous pouvons changer de façon à les rendre plus conformes à ce qu’exigent la justice, le devoir et notre bien-être. Aussi remarquez comme les naturalistes et les économistes agissent différemment. Les premiers voient les tremblemens de terre renverser les villes, les planètes se refroidir et perdre toute trace de vie. animale ou végétale. Ils cherchent la cause de ces faits ; ils n’ont pas la prétention de les modifier. Au contraire, quand les économistes trouvent des lois, des règlemens ou des habitudes défavorables à l’accroissement du bien-être, ils les combattent et s’efforcent de les faire abolir. comme le médecin, qui, après avoir constaté la maladie, en indique le remède, l’économiste doit d’abord se rendre compte des maux dont souffre la société, et ensuite indiquer les moyens de les guérir. Roscher a dit que l’économie politique était la physiologie du corps social. Elle est cela en effet ; mais elle est plus encore, elle en est la thérapeutique.

Ce qui a entaché d’erreurs graves et surtout singulièrement rétréci les études économiques, c’est cette idée fondamentale, commune à Adam Smith et à la plupart des philosophes de son temps, que les faits sociaux sont réglés par des lois naturelles qui, sans les vices des institutions, conduiraient les hommes au bonheur. Les philosophes du XVIIIe siècle croyaient à la bonté native de l’homme et à un ordre naturel. C’était le dogme fondamental de leur philosophie et de leur politique. Comme l’a montré sir Henry Maine, cette théorie venait de la philosophie grecque en passant par les juristes romains et par la renaissance. « Tout est bien sortant des mains de la nature, » répète sans cesse Rousseau. « L’homme est naturellement bon, » dit Turgot. C’est sur cette idée appliquée au gouvernement des sociétés que Quesnay et son école ont fondé leur doctrine, qu’ils ont très justement appelée physiocratie ou le règne de la nature, c’est-à-dire l’empire rendu aux lois naturelles par l’abolition de toutes les lois humaines qui en entravent l’application. Adam Smith emprunta aux physiocrates le fond des idées de son livre fameux de la Richesse des nations, qu’il aurait même dédié à Quesnay, si la mort du docteur ne l’en eût empêché. Il croit, comme les physiocrates, au code de la nature. « Supprimez toutes les entraves, dit-il, et un système simple de liberté naturelle s’établit de lui-même. » M. Cliffe Leslie, dans sa belle étude sur l’économie politique d’Adam Smith, a parfaitement montré comment tout au XVIIIe siècle venait corroborer ce système de liberté illimitée fondée sur l’idée que l’on se faisait de la bonté de l’homme et de la perfection de la nature. A partir de la réforme commence ce grand mouvement des esprits qui aspire à la liberté religieuse et civile, à l’égalité des droits, et qui s’insurge contre la tyrannie des prêtres et des rois. En voyant les gouvernemens et les mauvaises lois appauvrir les peuples par des impôts iniques, entraver le travail par des règlemens absurdes, ruiner l’agriculture par des charges écrasantes, ceux qui s’occupaient des questions sociales en arrivèrent nécessairement à réclamer l’abolition de toutes ces institutions humaines pour en revenir à un ordre meilleur qu’on appela le droit naturel, la liberté naturelle, le code de la nature. C’est sous l’empire de ces idées que les physiocrates en France et Smith en Angleterre tracèrent le programme des réformes économiques et que la révolution française tenta ses réformes politiques. Le point de départ de cette profonde évolution qui entraîna un moment l’Europe tout entière, peuples et souverains, depuis Naples jusqu’à Saint-Pétersbourg, c’était une confiance enthousiaste dans la raison et dans les bons sentimens de l’homme comme dans l’ordre de l’univers, c’était l’optimisme de Leibniz descendu des nuages de l’abstraction philosophique et appliqué à l’organisation des sociétés. Le bon sens de Voltaire lui fit apercevoir l’erreur du système, et il écrivit Candide et la Destruction de Lisbonne. Rousseau, dans une lettre d’une touchante éloquence, défendit l’optimisme, qui est la base de ses idées, comme de celles de son époque et de la révolution française.

Chose curieuse, c’est Fourier qui a tiré les dernières conséquences de l’optimisme physiocratique des économistes. L’égoïsme et les vices des hommes semblaient donner un démenti au système que tout est bien et qu’avec la liberté tout s’arrange pour le mieux dans le meilleur des mondes. On avait bien dit que les vices des particuliers contribuent au bien-être général. Smith avait aussi soutenu que les hommes en ne poursuivant que leur intérêt faisaient toujours la chose la plus utile pour la nation et que les riches par exemple, en ne recherchant que la satisfaction de leurs fantaisies, arrivaient à la distribution la plus favorable des produits, « comme s’ils étaient dirigés par une main invisible. » Néanmoins on continuait à dire qu’il fallait combattre l’égoïsme et réprimer les vices. C’était reconnaître un élément perturbateur ; tout ne s’arrangeait donc pas pour le mieux en vertu de la liberté absolue. Fourier, avec une logique que n’arrêtaient ni l’absurde ni l’immoral, construisit comme Platon une cité idéale, le phalanstère, où toutes les passions étaient utilisées comme forces productives et les vices transformés en élémens d’ordre et de stabilité, où par conséquent il n’y avait plus rien à réprimer. C’était là vraiment la liberté naturelle, le règne de la nature. On faisait l’ordre avec le désordre. Comme M. Caussidière en 1848, Pierre Leroux a parfaitement montré que Fourier avait puisé le germe de son système dans le voyage de Bougainville offrant au XVIIIe siècle dans l’éden de l’île d’Otahiti le tableau du bonheur dont jouit l’homme de la nature affranchi des lois et des conventions humaines. Diderot se fit l’écho de l’enthousiasme que provoqua ce piquant croquis des mœurs primitives. C’était logique : si tout est bien dans la nature, c’est l’homme naturel qui doit être notre modèle. Le « laissez-faire » absolu nous ramène à l’Ile de Taïti.

Jusqu’à ce jour, la plupart des économistes sont restés soumis aux idées de l’optimisme physiocratique qui ont présidé à la naissance de leur science tant en France qu’en Angleterre. Ils parlent sans cesse de l’ordre naturel des sociétés et des lois naturelles. Ce sont celles-ci qu’ils invoquent et qu’ils veulent voir régner seules. Pour ne point multiplier les citations, je n’en prendrai qu’une empruntée à l’un des plus éminens et des moins systématiques des économistes contemporains, M. H. Passy. « L’économie politique, dit-il, est la science des lois en vertu desquelles la richesse se forme, se répartit et se consomme. Or ces lois, nous n’avons qu’à les constater et à en réclamer l’application. Le but à atteindre est le plus grand bien de tous, mais les économistes les plus éclairés ne doutent pas que les lois naturelles y mènent et y mènent seules, et qu’il est impossible aux hommes de substituer leurs propres conceptions à celles de la sagesse divine. » Voilà parfaitement résumée la pure doctrine économique en ce point. Or il sera facile de montrer que c’est là une idée vide de sens, qui ne répond à rien de réel, et qui est en opposition radicale avec le christianisme et avec les faits.

Je cherche ces « lois naturelles » dont on parle toujours, et je ne les découvre pas. Je comprends qu’on emploie ces mots quand il s’agit des phénomènes de l’univers physique, qui en effet, d’après l’infiniment peu que nous en savons, paraissent obéir à des lois immuables. J’admettrai même qu’on invoque des lois naturelles pour les animaux, qui vivent et se nourrissent de la même façon, mais point pour l’homme, cet être perfectible dont les mœurs, les coutumes, les institutions, changent sans cesse. Les lois qui règlent la production et surtout la répartition de la richesse sont très différentes dans les différens pays et dans les différens temps. Où donc les lois naturelles sont-elles en vigueur ? Est-ce, comme le croyaient Rousseau, Diderot, Bougainville, dans ces îles du Pacifique où les produits spontanés du sol permettent à l’homme de vivre sans travail au sein de l’innocente communauté des biens et des femmes ? est-ce dans l’antiquité, où l’esclavage des travailleurs procurait à une admirable élite de citoyens le moyen d’atteindre l’idéal de la véritable aristocratie ? est-ce au moyen âge, sous le régime de la féodalité et des corporations, dans cet âge d’or où la papauté commandait aux peuples et aux rois ? est-ce en Russie, où la terre appartient au tsar, à la noblesse et à des communes qui partagent périodiquement le territoire collectif entre tous les habitans ? est-ce en Angleterre, où, grâce au droit d’aînesse, le sol est le monopole d’un petit nombre de familles, ou en France, où les lois de la révolution répartissent la terre entre 5 millions de propriétaires au risque de l’émietter en parcelles ? La richesse industrielle était produite jadis au foyer domestique par l’artisan aidé de quelques compagnons, aujourd’hui elle l’est dans de vastes ateliers par une armée d’ouvriers attachés aux mouvemens inexorables de la machine à vapeur ; lequel de ces deux modes de production est conforme à l’ordre naturel ? Primitivement la terre était partout la propriété indivise de la tribu, et ce régime était si général qu’on aurait certainement pu y voir une loi naturelle ; aujourd’hui, dans les pays arrivés à la période industrielle, la propriété individuelle, qui jadis n’existait que pour les meubles, s’applique aussi aux immeubles ; est-ce là une violation de l’ordre providentiel ? Sous l’empire d’idées nouvelles de justice et de certaines nécessités économiques, toutes les institutions sociales se sont modifiées, et il est probable qu’elles se modifieront encore. Il ne doit donc pas être interdit de chercher à les améliorer, si on les croit imparfaites. « Laissons faire, s’écrie l’économiste, la liberté répond à tout. » Sans doute, mais que dois-je faire ? Les lois ne se font pas seules, c’est nous qui les votons ; or c’est à l’économiste à me faire savoir quelles sont celles qu’il faut adopter. Il dira avec M. Passy : « Il ne faut pas que les hommes substituent leurs propres conceptions à celles de la sagesse divine. » Mais le code civil qui règle aujourd’hui en France la répartition des richesses est-il donc une émanation de la sagesse divine ? N’est-il pas plutôt le produit des conceptions juridiques des hommes de la révolution française ? Quand, comme M. Le Play, on veut rétablir la liberté testamentaire, ou qu’on propose, comme dans les chambres belges, de restreindre les degrés de successibilité ab intestat, est-ce qu’on viole les décrets de la sagesse divine ? Les économistes oublient que la base de tout régime économique chez les peuples civilisés, ce sont des lois faites par les législateurs, que par conséquent on peut changer, s’il le faut, et non de prétendues lois naturelles immuables auxquelles il faut se soumettre aveuglément et toujours.

In societate aut vis, aut lex viget, a dit Bacon ; si vous ne voulez pas du règne des lois, vous tomberez sous le règne de la force. Parmi les hommes à l’état de nature, tout appartient au plus fort. Le rôle de l’état est au contraire de faire que la justice préside au partage des biens, et que chacun jouisse des fruits de son travail. Supprimez toute intervention de l’état et appliquez le laissez-faire absolu, tout est en proie, comme parle Bossuet. Le mieux armé égorge celui qui est moins préparé pour la lutte ; il se nourrit de sa chair ou des produits de son labeur. C’est là précisément ce qui arrive parmi les animaux, où, dans cette lutte pour l’existence dont parle Darwin, les espèces les mieux douées remplacent celles qui le sont moins. Les économistes positivistes disent aussi, conformément à l’idée de Darwin, que toute position meilleure est la conséquence d’aptitudes supérieures chez celui qui l’a conquise, Tout ce qui est est bien. Tout homme a partout le bien-être auquel il a droit, de même que tout pays a le gouvernement qu’il mérite. Tant pis pour les faibles et les simples, place aux forts et aux habiles ! La force ne prime pas le droit, mais la force est l’attribut nécessaire du droit. Voilà la loi naturelle.

Ceux qui invoquent sans cesse les lois naturelles et qui repoussent ce qu’ils appellent les organisations artificielles oublient que le régime des pays civilisés est le résultat de l’art politique et économique, et que le régime naturel est celui des tribus sauvages. Là en effet règne la loi de Darwin comme parmi les espèces animales : point de règlemens, point d’état, nulle entrave, liberté complète en tout et pour tous. C’était bien l’idéal de Rousseau, fidèle en tout à l’idée du code de la nature. La civilisation consiste au contraire dans la lutte contre la nature. A mesure que l’agriculture et l’industrie se perfectionnent, nous employons de plus en plus des moyens artificiels, inventés par la science, pour nous procurer de quoi satisfaire nos besoins. Grâce à l’art de guérir et d’entretenir la santé, nous combattons les maladies dont la nature nous afflige, et ainsi nous portons la vie moyenne de vingt à quarante ans. C’est par l’art de gouverner que les chefs de l’état font régner l’ordre et permettent aux hommes de travailler et d’améliorer leur sort, au lieu de guerroyer sans cesse comme les fauves, afin de se défendre ou de se venger. C’est à l’art de faire de bonnes lois que l’on doit la sécurité de la propriété et de la vie. C’est en luttant contre nos passions que nous parvenons à remplir nos devoirs. Tout est le résultat de l’art, parce que la civilisation est en tout l’opposé de l’état de nature. L’homme de la nature n’est pas cet être bon et raisonnable rêvé par les philosophes, c’est un animal égoïste, cherchant à assouvir ses désirs, sans souci des droits d’autrui, inconscient du mal, égorgeant qui lui fait obstacle, et ce n’est pas trop de tous les freins de la morale, de la religion et des lois pour le plier aux exigences de l’ordre social. En lui, il faut dompter la bête sauvage, sinon il met la civilisation en péril. C’était donc une dangereuse erreur de croire qu’il suffisait de désarmer l’état et d’affranchir les hommes de toute entrave pour que l’ordre s’établît.

En économie politique, je ne découvre qu’une seule loi naturelle, c’est que l’homme pour vivre doit se nourrir. Tout le reste est réglé par les mœurs, par les coutumes, par les lois, qui se modifient sans cesse et qui, à mesure que la justice et la morale étendent davantage leur empire, s’éloignent de plus en plus de l’ordre naturel où règnent la force et le hasard. S’il est une loi naturelle qui paraisse inéluctable, c’est celle qui commande à tous les êtres vivans de se procurer de quoi subsister par leurs propres efforts ; l’homme pourtant est parvenu à s’affranchir de cette loi, et, grâce à l’esclavage ou au servage, on a vu les plus forts vivre oisifs aux dépens des plus faibles. Sans doute tout ce qui se fait arrive en raison de certaines nécessités qu’on peut à la rigueur appeler naturelles ; mais c’est la lutte contre ces nécessités qui amène le changement et le perfectionnement dans les sociétés humaines. De ce que des institutions ou des lois existent, on ne peut donc conclure qu’elles soient nécessaires, immuables, seules conformes à l’ordre naturel.


III

L’optimisme physiocratique qui a inspiré l’économie politique à ses débuts, et qui se mêle encore aujourd’hui à presque toutes ses spéculations, est non-seulement démenti par les faits, il est en opposition avec le principe fondamental du christianisme. Certaine école a reproché à l’économie politique d’être une science immorale parce qu’elle poussait l’homme à ne poursuivre que des biens matériels et à ne vivre que par les sens. Comme l’économie politique a pour objet de chercher comment les sociétés, doivent s’organiser pour arriver au bien-être général, elle s’occupe en effet des biens matériels ; en cela, elle ne s’éloigne que de l’ascétisme, non du christianisme, qui n’exige nullement que nous nous passions de tout ; mais l’idée que l’ordre s’établit spontanément dans la société comme dans l’univers, en vertu des lois naturelles, est tout l’opposé de la conception chrétienne du monde et de l’humanité. D’après le christianisme, l’homme est si foncièrement mauvais qu’il faut l’intervention directe de Dieu et l’opération constante de sa grâce pour le maintenir dans la bonne voie et pour le sauver ; le monde lui-même est tellement en proie au mal que les chrétiens ont longtemps attendu, et dans certaines sectes attendent encore la palingénésie, « de nouveaux cieux et une nouvelle terre, » conformément aux espérances messianiques : il faut donc combattre le mal en nous par le sentiment du devoir, et hors de nous par des lois où se traduit le sentiment du juste. Pour croire avec les économistes orthodoxes que du laissez-faire illimité résulte spontanément l’ordre le meilleur, il faut supposer l’homme bon ou obéissant nécessairement à des inspirations qui le font agir conformément au bien général. Cette idée est non-seulement le contre-pied du christianisme, elle est en outre démentie par les faits. Déchaînez la bête humaine et vous avez la guerre de tous contre tous, le bellum omnium contra omnes de Hobbes, jadis dans les cavernes préhistoriques, théâtres de l’anthropophagie, plus tard dans les forêts des temps barbares, aujourd’hui dans les sphères de l’industrie. Dans la nature même ne règne pas un ordre de justice que nous puissions prendre pour modèle ; c’est tout au plus si l’on y rencontre une espèce d’équilibre brutal que nous appelons ordre naturel. Dans la nature comme dans l’histoire, souvent l’iniquité triomphe et le juste succombe. Quand un oiseau pêcheur à force de patience et d’adresse est parvenu à saisir une proie qu’il apporte à ses petits affamés, et qu’un aigle, brigand des airs, s’élance et lui ravit le fruit de ses efforts, le sentiment d’équité s’éveille en nous comme lorsqu’un maître oisif force son esclave à le nourrir des produits de son travail. Si Caïn, l’homme de la chasse et de la guerre, tue Abel, le pasteur pacifique, nous sommes avec la victime contre l’assassin, et ainsi sans cesse nous nous révoltons contre les faits qui s’accomplissent dans la nature et dans la société. Les Chinois et les bonnes femmes qui voient dans tout ce qui arrive un effet de la volonté divine sont optimistes à la façon des économistes qui croient à l’empire des lois naturelles. Optimisme physiocratique aussi le jugement de Dieu et les ordalies qu’on retrouve chez tous les peuples, car cette coutume vient de l’idée que Dieu fait toujours triompher l’innocent. Job au contraire proteste contre cette « immorale doctrine, et Israël vaincu, dispersé parmi les nations, ne désespère pas de la justice et attend le jour de la réparation. Sans doute les faits existans et l’organisation actuelle sont le résultat nécessaire de certaines causes, mais ces causes ne sont pas des lois naturelles, ce sont des faits humains : les idées, les mœurs, les croyances qu’on peut modifier, et en les modifiant il en résultera d’autres lois et d’autres coutumes.

La théorie des lois naturelles a eu encore deux autres conséquences fâcheuses : elle a éloigné toute notion d’un idéal à poursuivre, et elle a singulièrement rétréci les conclusions de l’économie politique. Dans les écrits des économistes orthodoxes, on ne parle jamais du but final qu’il faudrait tâcher d’atteindre, ni des réformes que pourrait commander la justice. La répartition s’opère-t-elle de la façon la plus favorable au progrès de l’humanité et au bonheur de tous ? La consommation est-elle conforme aux lois morales ? Ne serait-il pas désirable qu’il y eût moins de gêne chez les classes inférieures, moins de luxe chez les classes supérieures ? N’avons-nous pas des devoirs économiques à remplir ? Depuis l’époque primitive, l’organisation sociale s’est profondément modifiée : ne changera-t-elle pas encore et dans quel sens ? Voilà autant de questions que l’économie politique officielle n’abordait pas, parce que, disait-on, elles n’entraient pas dans son cadre. Nous avons vu que Bastiat et Cherbuliez en ont bien indiqué la raison. La science rigoureuse s’occupe non pas de ce qui doit être, mais seulement de ce qui est ; elle ne peut donc ni proposer ni poursuivre un idéal. Elle décrit simplement comment la richesse se produit, se répartit et se consomme ; de là résulte la pauvreté de ses conclusions pratiques. En effet, s’il suffit de proclamer la liberté pour que tout s’arrange au mieux et que l’harmonie s’établisse, son programme est bien près d’être épuisé dans les pays qui, comme l’Angleterre, la Néerlande et la Suisse, ont admis le libre échange et la libre concurrence. Sans doute elle aura rendu un grand service en provoquant la suppression des entraves qui arrêtaient l’expansion des forces productives et une meilleure distribution du travail ; mais aujourd’hui son rôle est presque terminé. Nous arrivons aux dernières pages du livre ; bientôt il n’y aura plus qu’à le fermer et à le déposer avec reconnaissance et respect sur les rayons de nos bibliothèques. Je crois qu’en ce point les critiques des Katheder-socialisten sont fondées. En prétendant faire de l’économie politique une science exacte, rigoureuse, on a souvent trop rétréci son domaine : elle ne peut s’isoler de la politique, de la morale, du droit, de la religion. Puisqu’elle recherche comment les hommes peuvent le mieux arriver à la satisfaction de leurs besoins, elle doit nous dire quelles sont les formes de gouvernement, de propriété, de culte, les modes de répartition, les idées morales et religieuses les plus favorables à la production de la richesse. Il faut qu’elle nous indique l’idéal à atteindre et les moyens d’y arriver. Obtenir la liberté, c’est parfait ; encore faut-il savoir quel usage il convient d’en faire. Dans la société civilisée non moins que dans la forêt primitive, la liberté, si elle n’est pas limitée par les prescriptions de la morale et du droit, aboutit à l’oppression du faible et à la domination du plus fort ou du plus habile ; on le verra bientôt dans le domaine économique non moins que dans celui de l’enseignement. C’est la loi de nature et de la « sélection, » diront les darwinistes. — Fort bien ; mais, si elle m’écrase inexorablement, souffrez au moins que je ne la bénisse pas.

C’est aussi avec raison, je crois, qu’on a reproché à l’économie politique officielle d’émettre comme des vérités absolues des propositions qui, dans la réalité, sont démenties par les faits, comme si en mécanique on formulait les lois du mouvement sans tenir compte des résistances et des frottemens. Ce sont ces formules abstraites et générales qui ont inspiré aux hommes d’état pratiques comme M. Thiers une grande méfiance à l’égard des axiomes économiques. J’en citerai quelques exemples. Depuis Ricardo, c’est un dogme de la science que les salaires tendent à se niveler de même que les profits, parce que la libre concurrence amène aussitôt une offre plus grande là où se rencontre une rémunération plus élevée. Or M. Cliffe Leslie a démontré par des chiffres recueillis en Angleterre et sur le continent que cette égalité des salaires n’existe pas, et qu’au contraire la différence dans une même industrie d’une localité à une autre est plus grande aujourd’hui qu’autrefois[6]. C’est encore un axiome économique souvent invoqué dans les récens débats au sujet du double étalon que l’abondance de l’argent est nuisible, attendu qu’on fait les affaires aussi bien avec une petite qu’avec une grande quantité de monnaie. Et cependant les cotes journalières des bourses européennes prouvent que la rareté du numéraire produit des crises, tandis que l’abondance amène une réduction de l’escompte, et par suite l’essor de la production et des transactions. Le libre échange prétend que la balance du commerce n’a nulle importance, parce que les produits s’échangent contre des produits, et que nous n’avons qu’à nous féliciter si l’étranger nous fournit les denrées à meilleur marché que nos nationaux. Cela ne serait vrai que si tous les peuples n’en faisaient qu’un et si tous les hommes étaient propriétaires. Supposons un peuple qui soit forcé de vendre au dehors ses titres de rente et ses actions industrielles. Les produits s’échangent contre des produits, seulement c’est l’étranger, désormais propriétaire de ces valeurs, qui jouit du revenu que les autres travaillent à faire naître. Si l’Angleterre pouvait livrer à la France tous les produits manufacturés à meilleur compte, les propriétaires consommateurs en profiteraient ; mais les ouvriers français, privés de travail, disparaîtraient ou devraient aller exercer leur industrie en Angleterre. C’est ainsi qu’en France, après la suppression des douanes provinciales, les industries quittèrent les localités les moins favorisées pour se fixer là où elles rencontraient les conditions les plus avantageuses. Sans doute, au point de vue cosmopolite du genre humain et en considérant toutes les nations comme n’en formant qu’une seule, il importe peu où la population et la richesse s’accumulent, pourvu que le progrès s’accomplisse ; mais peut-on exiger d’un peuple cet oubli complet de son propre intérêt et de son avenir particulier ? Et d’ailleurs, en considérant la civilisation dans son ensemble plutôt que la richesse seule, n’est-il pas désirable que chaque nationalité conserve toute son indépendance et toute sa force, afin que chacune apporte sa note originale dans le concert de l’humanité[7]. C’est du moins à ce point de vue que l’économie politique s’est placée en Allemagne, surtout depuis List ; aussi l’y appelle-t-on assez généralement National-œkonomie.

Je pense aussi que les anciens économistes ont trop voulu réduire le rôle de l’état. Quand on songe à tout le mal que les mauvais gouvernemens ont fait au peuple, en France surtout, on comprend le désir de réduire leur pouvoir et de restreindre leurs attributions ; mais l’école du laissez-faire, dans ses théories du moins, a dépassé la mesure, et les pays qui suivraient absolument ses conseils auraient eu lieu de s’en repentir, car ils seraient dépassés par les autres. L’Angleterre s’en est aperçue, et ce pays, modèle du self-government, loin de persévérer dans la voie recommandée par les économistes, accorde chaque année des attributions nouvelles à l’état, qui déjà maintenant intervient dans les contrats de l’industrie et de l’agriculture avec un détail et des prescriptions qui seraient difficilement admis ailleurs. La Prusse tout entière, son territoire, sa force militaire, son agriculture, son industrie, sa religion, son instruction à tous les degrés, cette source principale de sa puissance, tout est l’œuvre de l’état. La Prusse, c’était jadis les sables du marquis de Brandebourg, dont se moquaient Voltaire et Frédéric II, aujourd’hui c’est l’empire d’Allemagne. Il y a quelques années, un président de la Nouvelle-Grenade, en arrivant au fauteuil, imbu des pures doctrines économiques, annonça que « désormais l’état, ramené à son véritable rôle, laisserait tout à l’initiative individuelle. » Les économistes d’applaudir. Au bout de peu de temps, les routes étaient rompues, les ports envahis, la sécurité anéantie, l’instruction aux mains des moines, c’est-à-dire réduite à rien. C’était le retour à l’état naturel et à la forêt primitive. En Turquie et en Grèce, l’état ne fait rien, les caisses étant vides : il est même imprudent d’aller sur les lieux constater les bienfaits du système. Supposez à côté l’un de l’autre deux pays de force et de ressources égales : dans l’un, le gouvernement s’abstient soigneusement de toute intervention, et par suite les besoins individuels consomment tous les produits ; dans l’autre, l’état prélève sur les consommations souvent futiles ou même nuisibles des particuliers de quoi entretenir largement tous les services d’intérêt public : il ouvre des routes et des ports, construit des chemins de fer, bâtit partout des écoles, dote largement tous les établissemens scientifiques, encourage les savans, suscite le grand art comme à Athènes, enfin, par l’enseignement obligatoire et le service obligatoire, il s’empare des jeunes générations pour leur développer les forces du corps et de l’esprit. Un demi-siècle écoulé, lequel des deux peuples sera le plus civilisé, le plus riche, le plus puissant ? En Belgique, l’état, en construisant les chemins de fer dès 1833, assurait l’existence économique du pays par le développement de l’industrie malgré la séparation de la Hollande, qui lui enlevait son principal débouché. C’est de la même façon qu’aujourd’hui l’Italie cimente l’unité nationale et que la Russie prépare sa grandeur future. L’état a donc une double mission à remplir. La première, que nul ne lui conteste, mais dont peu de personnes comprennent toute la portée, consiste à faire régner dans la société l’ordre et le droit, c’est-à-dire à édicter des lois aussi conformes à la justice distributive que le permet l’avancement de la culture sociale. La seconde consiste à faire, au moyen des ressources prélevées proportionnellement sur chacun, tout ce qui est indispensable au progrès, quand l’initiative privée n’y suffit pas.

Un incontestable mérite des nouveaux économistes, c’est d’aborder l’étude de la question sociale dans un vrai sentiment de charité chrétienne, mais en même temps dans un esprit rigoureusement scientifique, s’appuyant toujours sur les faits de la statistique et de l’histoire et se préservant ainsi des entraînemens de l’utopie. Pour combattre les socialistes, Bastiat et toute son école ont soutenu la théorie de l’harmonie naturelle des intérêts et se sont trouvés ainsi amenés à nier l’existence même du problème. C’est une dangereuse erreur. La question sociale, il est vrai, date de loin ; elle naît dès que, la propriété foncière cessant d’être collective, l’inégalité des conditions s’établit. C’est elle qui trouble les républiques grecques et qui les précipite vers leur ruine ; c’est elle qui agite la république romaine malgré le palliatif sans cesse et vainement renouvelé des lois agraires. Elle reparaît dans les communes du moyen âge aussitôt que l’industrie s’y développe, et plus tard, quand la réforme apporte aux hommes l’affranchissement religieux et quand la révolution française proclame la doctrine de l’égalité et de la fraternité ; mais aujourd’hui elle présente un caractère de gravité et de généralité qui en impose l’étude aux hommes d’état, aux publicistes et aux économistes surtout, car il s’agit de sauver la civilisation, mise en péril par les revendications des classes ouvrières. Parmi les causes principales des grandes évolutions de l’histoire, vous trouvez toujours les intérêts économiques, — vérité que Napoléon exprimait d’une façon brutale quand il disait : « C’est le ventre qui fait les révolutions. » Les nouveaux économistes sont amenés à publier un nombre considérable d’études spéciales sur l’une ou l’autre face de la question sociale, et comme ils se piquent d’être « réalistes, » c’est-à-dire de s’appuyer sur la statistique, ils contribueront certainement à faire avancer la science. L’ensemble de la doctrine nouvelle est encore assez vague et dans ses prémisses et dans ses conclusions, et lorsqu’elle essaie d’établir les rapports de l’économie politique avec la morale ou le droit, elle est moins originale, moins neuve, que ne le prétendent certains de ses adeptes les plus enthousiastes. Pour ne citer que des économistes contemporains qui se sont occupés de ce sujet, il suffira de rappeler les livres de MM. Dameth, Rondelet et Baudrillart, et l’ouvrage si bien fait et malheureusement si mal traduit en français de M. Minghetti, actuellement président du conseil en Italie. Toutefois des écrivains comme MM. Cliffe Leslie, Luzzatti, Frederiksen, Schmoller, Held, Wagner, Contzen, Nasse, me paraissent beaucoup mieux armés que l’école de Bastiat pour combattre le socialisme scientifique actuel, qui s’appuie précisément sur les formules abstraites et les « lois économiques naturelles » pour battre en brèche l’ordre social et pour en demander la reconstitution intégrale. Déjà Bastiat avait compromis la défense en restant trop exclusivement sur le terrain de la théorie, car il avait été amené à contredire les faits et à nier des doctrines admises par tous les économistes, par exemple la théorie classique de la rente. Les économistes « réalistes » au contraire s’emparent des principes et s’appuient sur les faits afin de poursuivre l’utopie pas à pas, distinguant avec soin les réformes possibles de celles qui ne le sont pas, et les droits de l’humanité des exigences de la convoitise et de l’envie. C’est la mission de salut qui est imposée aujourd’hui plus que jamais à l’économie politique en présence des formes nouvelles et du développement rapide qu’a pris récemment le socialisme, surtout en Allemagne.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Nous suivrons principalement ici Adolf Held, Ueher den gegenwärtigen Principienstreit in der National-œkonomie, — Gustav Schönberg, de Volkswirthschaftslehre, — Gustav Schmoller, Ueber einige Grundfragen des Rechts und der Volkswirthschaft, — Contzen, Die Aufgabe der Volkswirthschaftlehre, — Wagner, Die Sociale Frage, — L. Luzzatti, Die national-œkonomischen Schulen Italiens und ihre Controversen.
  2. Cours d’économie politique, deuxième leçon, année 1836.
  3. Quoiqu’en France il ne se soit pas constitué d’école économique nouvelle comme en Allemagne, en Angleterre et en Italie, plusieurs écrivains suivent la méthode historique et « réaliste » avec une sûreté d’érudition et une richesse d’informations qui ne sont point surpassées ailleurs : il nous suffira de citer les travaux de MM. Léonce de Lavergne, L. Reybaud, Wolovyski, Victor Bonnet, Paul Leroy-Beaulieu.
  4. M. A. Walras a publié en 1831 un ouvrage intitulé De la Nature de la richesse et de l’origine de la valeur, où il essaie de démontrer au chapitre XVIII « que l’économie politique est une science mathématique. » Voyez Stanley Jevons, Theory of Political economy, 1871, — Léon Walras, Élémens d’économie politique pure, 1874. — Cournot avait publié en 1830 ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses.
  5. Voyez Cherbuliez, Précis de la science économique, t. Ier. M. Cherbuliez tenait beaucoup à constituer une économie politique pure à l’instar des mathématiques pures. « La science économique, dit-il, a pour but de découvrir la vérité, non de produire un résultat pratique, d’éclairer les hommes, non de les rendre meilleurs ou plus heureux, et les vérités qu’elle découvre ne peuvent être que des théories ou des jugemens fondés sur ces théories, non des règles impératives, non des préceptes de conduite individuelle ou d’administration. » T. Ier, p. 10, même ouvrage.
  6. En Belgique, on peut noter des faits très curieux. Au moment où j’écris ces lignes, près d’Ypres, je paie, pour couper les foins, 1 fr. 50 cent., aux environs de Liège on donne 4 fr. Là un journalier obtient 3 fr. et 3 fr. 50 cent., en Campine seulement 1 fr. 25 cent., et l’ouvrier agricole campinois fait plus de besogne.
  7.  ? Dans un écrit publié en 1857, où j’employais déjà ce que l’on appelle la méthode nouvelle, j’essayais de montrer que les libres échangistes défendaient une cause juste avec de mauvais argumens, et une réforme utile avec des axiomes boiteux. Voyez Études historiques et critiques sur la liberté du commerce international.