Les Temps quaternaires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 335-369).
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LES
TEMPS QUATERNAIRES

I.
L’EXTENSION DES GLACIERS.

I. — Monographie géologique des anciens glaciers et du terrain erratique de la partie moyenne du bassin du Rhône, par A. Faisan et E. Chantre, 2 vol. in-8o avec un atlas in-f° ; Lyon, Pitrat aîné, 1880. — II. — The Great Ice Age and its relation to the antiquity of man, by James Geikie, of H. M. Geological Survey of Scotland, second edit. revised 1877, Stanford; London.

Les sciences d’observation ont fait de nos jours de rapides et incontestables progrès. Cependant, non-seulement ces progrès sont récens et à certains égards relatifs, mais ils n’ont été obtenus qu’au prix d’efforts répétés et non sans beaucoup d’erreurs et de tâtonnemens. C’est par là que les adeptes de ces sciences ont été condamnés à des retours en arrière et à des changemens de direction plusieurs fois renouvelés. La constatation, puis l’étude des faits, sont, il est vrai, la base unique des sciences d’observation ; qu’il s’agisse de géologie, de biologie, de sociologie ou de linguistique, le procédé est toujours le même; mais une fois les faits établis, dès qu’il s’agit de « généraliser, » c’est-à-dire de découvrir la raison d’être de ces faits, l’esprit humain, constamment en éveil, a souvent recours à une sorte d’intuition interprétative.

Il se trouble alors et s’égare facilement ; trop aisément il se laisse gouverner par des opinions préconçues. Devant le désir de faire prévaloir ce que l’on croit vrai, les objections s’amoindrissent, les obscurités se dérobent, les préjugés interviennent, parfois aussi les formules dont les mathématiciens font usage prêtent mal à propos leur rigueur apparente à des calculs auxquels des prémisses imprudemment admises enlèvent d’avance presque toute leur valeur. C’est ainsi que des hommes éminens ont été entraînés trop fréquemment à consacrer de grosses erreurs que les contemporains acceptent de confiance, en s’autorisant du nom de ceux qui les ont patronnées. La liste serait longue de ces théories accueillies au début avec faveur, que la génération suivante repousse en luttant d’abord pour les attaquer, en s’étonnant ensuite qu’elles aient pu régner si longtemps et trouver des partisans convaincus, alors que, vues de près, elles ne soutiennent guère l’examen. C’est à cette sorte de travail de Sisyphe que la science elle-même, il faut le dire, semble vouée pour longtemps, pour toujours peut-être. Effectivement, toutes les fois qu’une doctrine appuyée sur l’observation en remplace une autre, celle qui triomphe, en admettant même que son succès soit destiné à être durable, n’est exempte pour cela ni d’atteintes futures, ni de défaites possibles. Elle a beau contenir une plus large part de vérité que sa devancière, elle n’en garde pas moins des chances d’erreurs partielles. Plus tard, sans doute, les faits seront explorés de plus près, on en découvrira de nouveaux, et la signification de tous deviendra plus nette et plus précise ; la doctrine théorique devra donc se modifier; incessamment remaniée, elle se modèlera sur les découvertes successives, substituant de nouvelles vues plus fécondes et plus complètes aux données anciennes. C’est l’éternel « devenir » qui, dans le champ sans bornes de la nature, où lien ne l’arrête, ouvre à l’esprit de l’homme des perspectives infinies. — On ne sait réellement ce qui doit surprendre le plus, ou de l’instinct qui pousse l’homme à varier ses tentatives de recherches sans que les démentis qu’il se donne le découragent jamais, ou de l’immensité du but entrevu dont il se rapproche graduellement. L’instrument par lui-même est sans doute défectueux ou tout au moins médiocre, mais comme il n’en existe pas d’autre, plutôt que de renoncer à l’œuvre, l’ouvrier est bien tenu de s’en contenter. Il agit comme la fourmi qui traîne son fardeau malgré les obstacles ; elle devine pourtant que si beaucoup de ses compagnes et elle toute la première viennent à succomber, d’autres seront plus heureuses et toucheront finalement le point d’arrivée.

Ces réflexions sont à leur place au moment de jeter les yeux sur les temps quaternaires, c’est-à-dire sur ceux qui terminent la série entière des périodes géologiques et qui précèdent immédiatement les âges historiques les plus reculés. Ces temps, nous allons le voir, furent caractérisés par une extension formidable des glaciers, mais ils correspondent aussi à la première diffusion de la race humaine. À ce double titre, ils ont droit à notre intérêt. La cause de l’extension des glaciers n’est pas moins mystérieuse, elle ne fut ni moins puissante ni moins active que celle qui présida à la diffusion des plus anciennes sociétés humaines. Pourquoi d’ailleurs cette coïncidence ? Y eut-il connexion entre deux ordres de phénomènes aussi distincts en apparence : l’un purement physique, mais ayant avec les conditions de milieu des attaches incontestables, l’autre uniquement biologique, dévoilant le germe et le début de toutes les combinaisons sociales qui suivirent? — Rien de plus controversable qu’un semblable problème dans sa complexité, dans sa raison d’être aussi bien que dans ses résultats; mais tout d’abord il faut convenir des faits, les asseoir, les définir et, avant de s’arrêter aux phénomènes glaciaires considérés en eux-mêmes, fixer la signification de l’époque qui les vit grandir outre mesure. Ces explications sont d’autant plus nécessaires qu’on a été plus long à se mettre d’accord sur ce qu’il fallait entendre par les temps quaternaires, ou, pour parler comme la plupart des géologues, par le « quaternaire, » dont cependant les graviers, les limons, les roches, les délaissemens de toute nature, dus à l’action des eaux, sont encore sous nos yeux épars à la surface du sol.


I.

Lorsque la « science de la terre » tendit à s’appuyer sur des notions positives, les géologues remarquèrent de bonne heure des amas d’alluvions, des atterrissemens, si l’on veut, jetés comme un manteau interrompu sur les autres étages, même les plus récens, et les recouvrant indifféremment. Ces sédimens, évidemment dus à l’action des eaux en mouvement, ne se distinguaient ni par leur aspect, ni par leur composition, des dépôts similaires que nos rivières, nos fleuves et nos torrens accumulent le long de leurs bords ou vers leur embouchure; ils étaient de même nature et souvent même en liaison avec ces derniers ; mais on voyait que les eaux actuelles n’étaient ni assez puissantes, ni assez continues, ni assez rapides, qu’elles n’atteignaient pas un niveau assez élevé pour rendre compte du phénomène que l’on examinait. Alors, par une appréciation plutôt instinctive que raisonnée de ce phénomène, visiblement sorti de l’impulsion de masses liquides promenées à la surface du globe, et l’associant au souvenir du déluge biblique, on donna le nom de terrain diluvien ou simplement de « diluvium » à ces amas superficiels dans lesquels on croyait effectivement reconnaître un témoignage irrécusable du cataclysme qui avait failli détruire l’humanité voisine de son berceau.

Les mêmes géologues observèrent aussi des roches distribuées sans ordre apparent dans certaines régions et sur de grands espaces, quelquefois sur des pentes ou sur des plateaux et toujours sans rapport direct avec les élémens constitutifs du sol qui les portait. Ces matériaux hors place, toujours anguleux et comme posés à terre, entraînés par une force inconnue très loin des points d’origine d’où ils avaient été détachés à un moment et dans des circonstances indéterminées, reçurent le nom de « blocs erratiques. » C’étaient souvent des granits, des porphyres, des diorites, des grès d’une grande dureté ; leur dimension était parfois étonnante, leur poids prodigieux ; ils formaient çà et là des traînées, plus denses ou plus clairsemées dans certaines directions, comme si le phénomène ayant son origine et son point central quelque part avait ensuite perdu de son intensité en se propageant et s’écartant toujours plus dans le sens du rayon. D’une façon générale, c’était surtout au pied des Alpes et dans les plaines du Nord, à travers l’Allemagne, la Scandinavie, la Finlande et la Russie que les blocs erratiques avaient été rencontrés ; on distingua donc, non sans raison, deux ordres de phénomènes, analogues par leurs effets, mais qui pouvaient avoir relevé chacun d’une cause différente.

Le premier reçut le nom de « phénomène erratique des Alpes, » ou simplement de « diluvium alpin, » le second prit celui de « phénomène erratique du Nord. » Mais, il faut le dire, c’était là des lignes divisoires n’ayant rien de précis, confuses malgré leur apparente simplicité et accusant en réalité dans les phénomènes ainsi entrevus une complexité dont les explorateurs furent vivement frappés dès qu’ils voulurent examiner les choses de près. Il fallut alors une dépense énorme de travaux patiens et de recherches multiples avant d’y voir un peu clair. Ces recherches remplirent un demi-siècle ; elles durent encore et les ouvrages dont nous invoquons l’autorité en sont eux-mêmes un témoignage.

L’erreur de la première heure fut effectivement de vouloir tout expliquer avec un mot, — celui de courans diluviens, adopté par Cuvier parce qu’il semblait étayer et favoriser l’idée d’un déluge historique, dernier terme de ceux qui l’auraient précédé. Cette même pensée se trouvait d’accord avec celle des philosophes anciens, du Timée de Platon, des traditions égyptiennes, des croyances hébraïques et assyriennes. Cela suffisait alors pour rendre vraisemblable une opinion qui par elle-même ne reposait pourtant sur rien de réel. Si l’on avait dès l’origine soumis les élémens de la question à une analyse rigoureuse que le temps a depuis amenée, on aurait été frappé avant tout de deux considérations sur lesquelles il faut bien que nous insistions en peu de mots, car en définitive elles donnent la clé de tout le reste.

Les vestiges qui relèvent des temps quaternaires ne sont pas uniquement des matériaux confusément accumulés çà et là par des eaux violentes et désordonnées. Avec un peu d’attention, il devient facile de les distribuer en plusieurs catégories, et chacune de ces catégories dépend d’une cause génératrice déterminée et spéciale. Il ne saurait donc être question d’un phénomène unique, encore moins d’un cataclysme ayant pour caractère l’universalité. Expliquons notre pensée : à côté des blocs erratiques, anguleux et certainement transportés, d’autres formations moins énigmatiques viennent également se ranger dans le quaternaire, dont elles font incontestablement partie. Ce sont en premier lieu des boues, des binons, des sédimens mêlés ou dépourvus de gravier, empâtant des débris, les uns usés ou polis, les autres anguleux, qui plus tard ont reçu les divers noms de boulder-clay, limon gris, limon rouge, drift, lehm, etc., tantôt épars, sans cohésion ni stratification, mais, ailleurs et sur d’autres points, pouvant revêtir l’aspect d’assises puissantes, régulièrement stratifiées, riches en mollusques et en ossemens caractéristiques de grands animaux.

Ce sont aussi de vastes tourbières ou, comme à Utznach et à Durnten, en Suisse, de vrais lits de combustible lentement accumulés, dans un calme profond, à l’abri de plusieurs générations d’arbres forestiers se remplaçant peu à peu.

Ce sont encore des tufs, c’est-à-dire des concrétions formées sous l’influence des eaux jaillissantes, ruisselant sur le sol avec une abondance extrême, déposant le calcaire dissous et moulant une foule d’objets mis à leur portée avec une fidélité et un fini qui supposent la plus parfaite tranquillité extérieure.

Ce sont des cavernes à ossemens, c’est-à-dire des cavités souterraines, que les eaux quaternaires, soit celles des pluies, soit celles des cours d’eau au moment des grandes crues, envahissaient, en y accumulant avec leur limon les débris de tous les animaux charriés par elles. Des infiltrations suintant des parois venaient ensuite consolider ces délaissemens, les durcir, et souvent les recouvrir d’un manteau de stalactites.

Enfin, ce sont des graviers fluviatiles, disposés en nappes étendues, en terrasses et en plateaux, distincts des graviers modernes, puisque nos faibles courans demeurés en contre-bas ne sauraient y atteindre ou s’en sont écartés depuis une époque trop lointaine pour que le souvenir en soit resté. Cependant ces formations sont trop analogues par leur composition aux graviers, aux sables et aux lits de cailloux roulés actuels pour ne pas accuser la même origine.

Les choses se passaient donc dans le quaternaire comme de nos jours, toutes proportions gardées. Il y avait des tourbières, des lagunes, de grands fleuves ayant leur régime, leurs apports, leurs crues annuelles, leurs dépôts d’embouchure. Les cours d’eau entraînaient des débris, les accumulaient sur certains points et, partout où pénétraient ces eaux, les résidus qu’elles poussaient ont pu se rendre et s’amonceler. Il y avait aussi des sources pures et abondantes, entourées d’arbres, fréquentées par des animaux de toutes sortes, par l’homme aussi, nous le verrons plus tard. C’est là un ordre de choses parfaitement régulier, tout à fait normal, les fleuves étant beaucoup plus puissans, si l’on veut, les sources plus jaillissantes, les tourbières plus vastes, les animaux eux-mêmes plus redoutables et plus forts, l’homme en revanche plus faible et plus isolé. Mais cette nature, prise dans son ensemble, était calme et persévérante dans son énergique variété; elle nourrissait une foule d’êtres et voyait foisonner la vie de toutes parts. Le quaternaire, en un mot, ne saurait être ce théâtre, doté par l’imagination de décors fantaisistes, que les soi-disant courans diluviens sillonnaient incessamment, ravinant le sol, perçant les vallées, comblant les plaines, faisant dominer la violence et succéder déluges sur déluges. Ceux qui traçaient de pareils tableaux, sous l’influence inconsciente peut-être d’un préjugé religieux, se laissaient guider encore par les résultats d’un examen superficiel des formations et des phénomènes; mais il est juste d’ajouter que cette conception, si exagérée qu’elle paraisse, leur a été suggérée par une circonstance qui s’applique au terrain quaternaire et qui ne pouvait guère s’appliquer qu’à lui dans la série immense des étages successifs. Ce sera pour nous la seconde des considérations préliminaires que nous avions en vue.

En effet, il est nécessaire de le répéter, le quaternaire est le plus récent, le plus élevé par cela même et le seul réellement superficiel de tous les termes qui composent l’échelle des terrains sédimentaires. Cette échelle, rigoureusement graduée, part du silurien, qui en est le plus bas échelon, pour aboutir supérieurement à ce qu’on nomme le pliocène ou étage tertiaire récent, qui passe au quaternaire presque insensiblement. C’est à raison même de sa nouveauté que ce dernier terrain garde à peu près intacts les vestiges de tous les effets dus à l’action des eaux à la surface du sol. Remarquons-le, à quelque âge que l’on se transporte par la pensée, si on laisse de côté les êtres vivans pour ne considérer que les élémens physiques et matériels, il s’en trouvera parmi eux de purement inertes, comme les roches, mais il n’en sera pas de même de tous ni en particulier de l’atmosphère et des eaux qui sont mobiles, qui flottent à l’état de gaz, de vapeurs, ou qui tombent à l’état liquide, coulent sur le sol incliné et circulent dans ses veines. L’eau déplace et remanie incessamment toutes choses sur le globe, et le travail qui résulte de ses mouvemens se traduit tantôt par des érosions qui attaquent les parties saillantes de l’écorce, tantôt par des amas qui accompagnent les courans, tantôt enfin par des dépôts stratifiés qui s’accumulent au sein des mers. Ainsi, quel que soit l’âge que l’on choisisse, le résultat matériel du temps écoulé se résumera toujours dans deux catégories de dépôts formés par les eaux : ceux de la superficie, c’est-à-dire ceux qui se constituent sur le sol émergé, insulaire ou continental, de chaque époque, et ceux qui reposent dans le fond des bassins, sous les eaux maritimes ou lacustres de ces mêmes époques. Seulement, entre ces deux catégories il existe une différence essentielle dont les initiateurs de la géologie négligèrent de se préoccuper, c’est que la seconde seule est durable, tandis que la première s’efface et disparaît plus ou moins vite, à mesure que le temps se déroule. Les dépôts sous-lacustres ou sous-marins sont en effet les seuls qui soient régulièrement stratifiés ; en se succédant, ils se recouvrent mutuellement et demeurent paginés comme les feuillets d’un livre. Par leur moyen seulement, il est possible d’établir une chronologie relative et d’en déterminer les élémens. Leur comparaison, en faisant ressortir le synchronisme de certaines couches, permet encore de tenir compte des lacunes que chaque série locale peut et doit présenter.

Une seule condition est nécessaire pour que la science profite de ces avantages, et elle est facilement saisissable, c’est que ces terrains deviennent accessibles latéralement et, s’il se peut, que leur tranche se découvre. En d’autres termes, il faut qu’ils aient été émergés et fracturés, condition qu’à la longue le temps finit toujours par réaliser. — La première de nos catégories, celle des formations superficielles, a d’autres avantages et une utilité particulière : elle traduit plus fidèlement l’aspect des anciens phénomènes et la physionomie de la surface à un moment donné. Une comparaison fera saisir la différence que nous cherchons à exprimer. Les lits stratifiés sont comme un herbier dans lequel aucun désordre ne saurait se produire, tant que les feuillets étiquetés qui contiennent les plantes desséchées occupent la place relative qui leur est assignée; les formations superficielles ressembleraient plutôt à un jardin abandonné dans lequel l’ordonnance générale serait encore visible, tandis que les plantes dispersées et redevenues sauvages ne se montreraient plus que dans un mélange confus.

Puisqu’il faut du temps pour que les dépôts, d’abord cachés au fond des mers, se relèvent et se montrent à nu, il n’y a rien de surprenant à ce que les couches quaternaires soient à peu près inconnues, rien de surprenant à ce que l’étalon propre à mesurer la chronologie relative de cet âge ne soit pas entre nos mains. En revanche, dès que l’on s’enfonce dans le lointain des âges, la surface terrestre ou, pour mieux dire, la partie émergée de cette surface, incessamment remaniée, ne garde que des traits épars et isolés de ce qu’elle a été à un moment donné. Qui nous dira ce que furent, sauf dans les lignes les plus générales, les accidens du sol, le cours des rivières, les graviers et les limons de l’éocène, du miocène même, période déjà plus récente? Nous ne saurions le dire : quelques tufs démantelés, quelques dépôts geysériens, comme le sidérolithique, des poudingues d’une signification douteuse, c’est tout ce qui nous reste de la superficie terrestre de ces époques. Déjà cependant le « pliocène, » plus rapproché, nous laisse entrevoir plus clairement la disposition du sol contemporain, tandis que, par une conséquence inverse, les dépôts marins de cet étage tendent à se réduire par la raison péremptoire qu’ils ne sont que partiellement émergés. Au contraire, les grandes vallées où coulaient dès lors les fleuves laissent entrevoir leur direction ; les reliefs comme les dépressions s’accentuent ; on voit que les uns et les autres tendant à se rapprocher de ce qu’ils sont encore maintenant. Mais si l’on franchit un degré de plus et que l’on touche au quaternaire, on s’aperçoit que ce terrain est en géologie ce que Pompéi est pour l’archéologie : reliefs, fleuves, marais, sources, vallées et montagnes, distribution géographique des plantes et des animaux, phénomènes physiques et climatologiques, tout cela se retrouve à des indices à demi effacés, mais encore reconnaissables. Sur tous ces points, la ressemblance est frappante entre l’Europe d’hier et celle d’aujourd’hui. Les différences elles-mêmes sont mises en saillie par le rapprochement minutieux que l’on peut faire de l’état ancien avec le nouveau. L’analogie est trop intime pour que les contrastes eux-mêmes ne deviennent pas saisissans et faciles à déterminer pour celui qui observe avec méthode.

Un des paradoxes géologiques les plus persistans est celui qui plaçait dans le quaternaire, en lui attribuant une importance singulière, le phénomène connu sous le nom de « creusement des vallées. » — Si l’on avait voulu dire simplement que l’action des eaux, plus puissante pendant le quaternaire qu’elle ne l’était de nos jours, avait eu pour effet une désagrégation opérée sur une plus grande échelle des berges et des pentes; si l’on avait ajouté que par cela même il avait existé, à cette époque, une lutte prolongée contre les obstacles opposés par les accidens du sol au passage des courans et, par suite, une accumulation plus considérable de tous les matériaux susceptibles d’être entraînés par eux, on aurait proclamé une vérité applicable à tous les temps et à tous les pays. On le sait, l’abondance des précipitations aqueuses suffit pour imprimer au régime des fleuves et de leurs affluens une élévation proportionnelle. À ce compte, il est bien certain que, sur une foule de points, le percement et l’élargissement des vallées actuelles remontent précisément au quaternaire et doivent être considérés comme un résultat du travail des eaux à ce moment. Mais de là à admettre, comme on le faisait, que les vallées auraient été façonnées à l’aide d’une dernière opération de la nature achevant de les creuser comme elle avait auparavant élevé les montagnes, il y a une distance énorme qu’il est juste de faire ressortir, en même temps qu’une invraisemblance à repousser.

Depuis qu’il pleut sur la terre, c’est-à-dire toujours et dans tous les temps, et dès que le sol eut présenté des obstacles superficiels, par conséquent des digues s’opposant au passage des eaux, il y a eu aussi des vallées, et ces vallées ont dû s’élargir par érosion. Elles ont dû en même temps, une fois établies, persister à servir de cuvette aux eaux courantes, tant que des mouvemens physiques, c’est-à-dire des émersions et des dislocations, ne sont pas venus modifier l’orographie et ouvrir aux eaux contemporaines de ces mouvemens une nouvelle direction avec de nouveaux chemins. Ces changemens se sont effectivement réalisés autrefois et à bien des reprises; mais comment, dans quelle mesure chaque fois, avec quelle lenteur ou quelle rapidité? — Nous sommes assurés, remarquons-le, de l’existence de ces mouvemens d’émersion, d’affaissement ou de fracture; nous en constatons les effets, mais l’éloignement nous en dérobe d’une façon absolue la nature vraie, et cela par une raison péremptoire, c’est qu’insensibles ou brusques, de pareils phénomènes auraient cependant abouti à des résultats identiques. Quoi qu’on en dise, entre une chaîne de montagnes surgissant toute fumante des profondeurs du sol, comme certains savans le voient dans leurs rêves, et une masse qui aurait mis des myriades de siècles à cesser d’être horizontale pour s’incliner, se fracturer graduellement en s’affaissant d’une part et se relevant de l’autre jusqu’à la verticale, l’u-il du géologue le plus exercé ne saurait signaler aucune différence ostensible. En distinguerait-on davantage si l’on comparait un édifice ruiné subitement par un tremblement de terre à un autre qui, perdant peu à peu son aplomb, se serait graduellement écroulé ?

En réalité, les vallées sont de tous les temps et de toutes les régions; elles sont une conséquence de l’orographie; elles ont dû se succéder, se remplacer, se souder mutuellement ou se transformer dans la mesure même des transformations de la surface. Dans notre Europe particulièrement, qui vers le milieu des temps tertiaires était encore découpée d’un bout à l’autre par une mer intérieure, les vallées actuelles, au moins les principales déjà ébauchées, avaient représenté les fiords ou les bras de cette mer, ou bien avaient servi de cuvettes à d’anciens lacs. Tracées généralement sur le parcours ou dans la direction des lignes de fentes, elles ont dû revêtir peu à peu leur aspect actuel, après le retrait final de la méditerranée miocène. Alors seulement les cours d’eau se sont distribués de façon à gagner de tous côtés les pourtours du nouveau continent qui avait acquis à peu de chose près l’étendue et le relief que nous lui connaissons. Le massif des Alpes, en achevant de se prononcer lors du pliocène, constituait enfin l’ossature centrale de ce continent. Il en formait l’accident dominateur, comme l’Himalaya pour l’Asie. Le rapprochement est juste, puisque la disposition orographique est la même des deux parts, toutes proportions gardées ; l’altitude des deux chaînes se trouvant en rapport avec l’espace continental étendu à leur pied.

Ainsi, quand on va au fond des choses, ce rôle attribué si longtemps aux courans diluviens, comme s’il s’agissait d’un phénomène d’un ordre spécial, s’amoindrit et tend à reprendre son véritable sens. D’ailleurs où faudrait-il placer le point de départ de pareils courans sans toucher à la légende et sans faire abstraction des lois ordinaires de la physique qui président aux mouvemens des eaux? Tantôt ce sont des masses liquides parties des régions polaires qui auraient submergé le nord, striant les roches, entraînant les débris, balayant tous les obstacles, s’épanchant sur une immense étendue; c’était l’opinion de M. Durocher dans son mémoire sur les Phénomènes diluviens du nord de l’Europe[1] ; tantôt, c’est l’océan tout entier qui, refoulé subitement, aurait franchi ses limites et recouvert de ses vagues tous les continens.

On n’ignore pas que c’est à l’action de ces mêmes courans devenus glacés par un abaissement rapide de la température que l’ensevelissement des cadavres de mammouths et de rhinocéros dans le limon de la Lena a été souvent attribué, bien que toujours sans preuves. Si l’on accepte l’hypothèse de la destruction instantanée de ces animaux par le froid et l’inondation réunis, il faudrait, remarquons-le en passant, l’appliquer à d’autres squelettes de ces mêmes espèces souvent retirés entiers des tourbières, des lehms, des graviers de diverses parties de l’Europe. N’a-t-on pas reconstruit, avec tous leurs ossemens remis en place, des éléphans, les uns pliocènes, les autres quaternaires, que l’on admire dans nos grands musées? L’éléphant « méridional » du Muséum de Paris a été extrait d’une vase durcie, sorte de fondrière marécageuse des environs de Durfort (Gard), où l’animal gigantesque s’était enfoncé debout, entraîné par son propre poids. Il est vrai que ces fossiles n’ont pas gardé leur peau et jusqu’à leur chair comme ceux découverts en Sibérie; mais cet état de conservation, uniquement dû aux propriétés d’un sol glacé, n’a rien à voir avec le phénomène violent et général que l’on a si gratuitement invoqué. D’ailleurs, puisqu’il s’agit de masses d’eau venues du pôle ou d’ailleurs, d’une débâcle submergeant d’immenses étendues, où faudrait-il placer le point de départ de l’impulsion qui aurait fait mouvoir ces eaux ? Les régions arctiques auraient-elles renfermé quelque part des écluses pour les retenir et les lancer ensuite sur des plans inclinés de manière à accélérer leur vitesse et à accroître leur force? Conçoit-on, comme on l’a supposé quelquefois, les glaces polaires fondues en quelques jours et s’écoulant de toutes parts ! Si c’est à une convulsion intérieure, à un déplacement de l’axe terrestre, à un glissement des pôles que l’on veut avoir recours, on tombe aussitôt dans l’inconvénient d’invoquer une merveille gratuite. Il est vrai que les coups de théâtre ont été longtemps familiers à ceux même des géologues aux yeux desquels la théorie scientifique la mieux enchaînée, la plus conforme à la marche progressive qui gouverne la nature paraît une énormité, tandis que ceux qui l’adoptent passent pour des esprits chimériques. Comment expliquer une pareille contradiction, sinon par un penchant de l’intelligence humaine, facile à accueillir ce qui flatte les opinions qu’elle caresse et portée k combattre ou à dédaigner tous les argumens susceptibles de servir d’appui aux idées qu’elle repousse ?

La théorie glaciaire, graduellement mais solidement établie, a seule mis fin à ces anomalies. Après qu’elle eut été inaugurée par l’Anglais Playfair, développée plus tard par Wenetz et Jean de Charpentier, que de luttes pour la faire accepter! quelle longue série de recherches poursuivies sur les lieux, dans les Alpes, les Vosges, les Pyrénées, en Angleterre, en Scandinavie, aux États-Unis et jusque dans les régions de l’extrême Nord ! Que d’efforts accumulés pour faire toucher au doigt les analogies, les similitudes des phénomènes anciens comparés à ceux de nos jours, l’identité des blocs erratiques et des blocs transportés par les glaciers modernes ou par les glaces flottantes ; des roches striées, cannelées ou polies avec celles de même nature que raient et polissent les glaciers actuels, en glissant sur un plan incliné, dans leur marche que rien n’arrête ! Comment ne pas citer les noms de Martins, de Desor, d’Agassiz, de Lyell, de Nordenskiöld, etc., qui marchèrent à l’assaut de l’ancienne doctrine, qui, elle aussi, trouva des défenseurs attardés ou des auxiliaires obstinés dans Elle de Beaumont, qui résista jusqu’à la fin, dans Durocher, dont nous avons parlé plus haut, dans Léopold de Buch, le compagnon de Humboldt? Celui-ci, maintenant le système des courans diluviens, évalua jusqu’à leur rapidité, qui avait été, selon lui, de l9,460 pieds cubes par seconde ; il croyait expliquer leur présence et leur force irrésistible en faisant intervenir la chaîne granitique du Mont-Blanc, subitement soulevée et soulevant par contre-coup les eaux de la mer. MM. Faisan et Chantre ont résumé en quelques pages animées ce débat contradictoire, au bout duquel la vérité, comme toujours triompha, mais en entraînant, il faut le dire, à des exagérations parfois regrettables ceux qui en furent les premiers champions. La contestation des faits les plus légitimes et les mieux prouvés, obligea les « glaciéristes » de les faire ressortir, et porta certains d’entre eux à trop généraliser, dans son principe aussi bien que dans ses conséquences, le phénomène de l’extension des anciens glaciers. L’âge correspondant à cette extension devint pour eux la période « glaciaire, «puis celle « du froid glaciaire. » Ce fut dans leur pensée la glace envahissant notre contaient ou, pour mieux dire, notre hémisphère tout entier, faisant tout périr, régnant exclusivement sur des solitudes désolées, peuplées uniquement de rennes, de marmottes, d’animaux hibernans, déplantes alpines ou polaires. Cette destruction presque complète des êtres vivans nécessitait une nouvelle création, bientôt suivie de l’apparition de l’homme. Agassiz, esprit remarquablement actif, mais entier, et théoricien résolu, se fit le propagateur de ces idées aussi extrêmes que celles qu’il avait contribué à renverser ; il crut les avoir étayées de preuves irrécusables. Nous reviendrons peur les combattre sur les opinions d’Agassiz et de ceux qui l’ont suivi ; mais voyons maintenant, en consultant MM. Faisan et Chantre, ainsi que le livre anglais de M. Geikie, en quoi consiste la théorie glaciaire. Après cette définition, nous serons plus à l’aise pour en critiquer les côtés excessifs en la ramenant à des limites raisonnables, en concordance parfaite avec les notions tirées des autres parties de la science.


II.

La base solide sur laquelle s’appuie l’édifice entier de la théorie glaciaire n’est autre que l’étude raisonnée des glaciers actuels. C’est en se rendant compte du mode de formation de ceux-ci, de leur marche et des conséquences de cette marche que l’on a réussi à expliquer ce qui paraissait d’abord énigmatique et ce que l’on attribuait originairement à une force inconnue et prodigieuse dans les phénomènes anciens. en un mot, grâce à cette étude, les rêves de l’imagination ont fait place à la simple réalité. Il serait cependant bien long de reprendre ici, pour en exposer le mécanisme, tout ce qui concerne les glaciers. Non-seulement l’espace n’y suivrait pas, mais pour être complet il faudrait revenir en arrière et imiter les auteurs qui nous servent de guides, en montrant à quel point l’ignorance où l’on était, lors des premières recherches, de ce qu’était un glacier, augmentait les difficultés de la question. Même en admettant l’assimilation des matériaux et des indices respectifs, en reconnaissant comme évidente par conséquent l’intervention des glaciers quaternaires dans la formation erratique, on n’avait pas atteint le but, il fallait encore expliquer et définir les lois qui président à la constitution même des glaciers, et il se trouva que ce phénomène, assez peu compris jusqu’alors, était justement des plus complexes dans ses effets, des moins saisissables au premier abord dans ses causes immédiates de tous ceux qui se manifestent encore sous nos yeux. Il a fallu des années, et en définitive on a dû recourir aux déductions les plus délicates de certaines lois physiques pour atteindre à une solution.

Assurément, si les glaciers n’eussent pas fonctionné sous nos yeux, hypothèse concevable puisque la plupart ne sont que des résidus de ceux d’autrefois ; — si un examen suivi et minutieux de leurs procédés n’avait pas été possible, jamais l’esprit humain, si subtil qu’on le suppose, n’eût été capable de découvrir et de reconstituer ces procédés à l’aide de leurs vestiges seulement. C’est là ce qui justifie l’étrangeté des hypothèses soulevées à l’origine par l’aspect du terrain erratique, à une époque où l’étude des glaciers actuels était elle-même dans l’enfance. — En gros, et pour tout condenser en quelques lignes, l’origine d’un glacier doit être cherchée dans la neige des hauts sommets, qui se condense à mesure qu’elle s’accumule et se convertit en glace par la pression combinée avec le gel et le dégel successifs des parties superficielles. Elle tend alors à descendre par un mouvement continu, variable selon les circonstances, qui imprime à l’ensemble du glacier, bien qu’avec une lenteur incomparablement plus grande, la marche et les allures d’un véritable fleuve, suivant les pentes à son exemple, coulant comme lui dans le fond des vallées, ayant de plus la faculté de remonter les talus anticlinaux pour s’épancher de nouveau après les avoir dépassés. Cette faculté de se mouvoir et de se mouvoir régulièrement dans une mesure déterminée, proportionnelle à l’inclinaison du sol sous-jacent, a été diversement expliquée. On a d’abord invoqué simplement les lois de la pesanteur; mais comme la glace est un corps solide, elle aurait dû se comporter à la façon d’une roche d’égale consistance. On aurait beau cependant accumuler de l’argile durcie par grandes masses, elle ne coulerait pas, et une fois amoncelée dans un fond, elle n’obéirait pas à un mouvement ascensionnel pour se frayer plus haut une nouvelle issue. On a dit alors que la glace se comportait à la façon d’un corps visqueux, d’une lave pâteuse dont les particules n’auraient entre elles qu’une demi-cohésion; elles conserveraient une certaine mobilité qui leur permettrait de s’avancer à la façon des liquides. Cependant la consistance rigide de la glace montre qu’elle possède la solidité d’une roche véritable. L’explication réelle a été finalement trouvée; M. Geikie la met en plein jour dans son livre. Elle intéresse par sa simplicité, en même temps qu’elle témoigne de l’esprit ingénieux du Dr Croll, à qui est due la théorie.

Pour la saisir, il faut d’abord se rappeler que l’eau à l’état de glace acquiert un volume plus considérable qu’à l’état liquide; il faut encore se représenter la glace la plus compacte en apparence comme un corps poreux, formé d’une immense agrégation de petits cristaux enchevêtrés et laissant entre eux d’innombrables interstices ou canalicules, dans lesquels l’eau redevenue liquide peut s’introduire de toutes parts. En dernier lieu, la glace d’un glacier n’a rien par elle-même de comparable à la structure d’une roche ou d’une substance minérale ordinaire qui persiste dans le même état sans éprouver de changement moléculaire. Cette glace, au contraire, subit des influences de pression et de chaleur inégalement distribuées qui, même en hiver, mais surtout en été, font repasser à l’état liquide certaines parties de la masse, principalement celles qui avoisinent la surface et auxquelles le soleil, la pluie ou seulement l’atmosphère communiquent incessamment de la chaleur. En outre, la masse du glacier, par suite de ces alternatives, se fend, se disjoint, présente des crevasses et des cavités qui offrent aux particules redevenues liquides une issue toujours ouverte vers l’intérieur. L’eau s’écoule donc sans trêve, et par le mouvement qui l’entraîne de haut en bas, par la capillarité qui lui permet de s’infiltrer dans les moindres intervalles, elle imbibe la glace; mais le contact avec celle-ci suffit pour qu’elle se congèle de nouveau, en occupant par cela même un espace plus considérable qu’auparavant. Ce dernier effet se produit nécessairement, quelle que soit d’ailleurs l’étendue petite ou grande des cavités remplies par l’eau au moment où elle passe de l’état liquide à l’état solide. De Là une pression exercée contre les parois déjà glacées ; de là une expansion forcée et une dilatation consécutive de toute la masse ; de là enfin, comme dernière conséquence, une poussée continue qui doit aboutir en avant et faire marcher le glacier dans la seule direction qu’il lui soit possible de prendre, celle de la moindre résistance au mouvement qui l’oblige d’avancer.

Il est facile de concevoir maintenant ce qui se passe de nos jours et ce qui a dû se passer autrefois avec les anciens glaciers. Non-seulement le glacier marche, mais avec lui cheminent tous les matériaux qu’il entraîne. Ces matériaux sont de deux sortes : les uns comprennent tous les fragmens anguleux ou non, tous les graviers et les particules limoneuses que les eaux de fonte ou celles qui descendent des pentes limitrophes, après les pluies, entraînent dans les fentes ou par les crevasses et qui arrivent de quelque façon que ce soit sous le glacier. Un courant liquide, mais boueux et chargé de détritus caillouteux, suit toujours ainsi le glacier et se trouve compris entre la roche sous-jacente et la face intérieure de ce même glacier.

Il se produit donc ici, par un effet du mouvement continu que nous venons de signaler, absolument le même phénomène que lorsqu’on cherche à polir des blocs de marbre ou de grès à l’aide d’un sable mouillé. La masse détritique qui fait l’office de sable, incessamment poussée et pressée contre la roche qui sert de lit au glacier, la burine, lui imprime des raies, des stries, ou la polit, tandis que les fragmens mobiles éprouvent de leur côté les mêmes effets. C’est toujours la roche la plus dure qui raie ou polit celle qui a moins de fermeté, et ces stries, ces cannelures, ces traits de polissage sont constamment dirigés dans le sens de la marche du glacier, divergens quand il se divise en plusieurs branches ou qu’il change de direction, parallèles quand il s’avance régulièrement dans une direction déterminée.

Tous ces matériaux et l’eau qui les accompagne se déversent ensuite à l’extrémité inférieure du glacier. Ils sont ordinairement assez abondans pour former un cours d’eau considérable, toujours boueux et mêlé de fragmens détritiques dont l’origine est facile à reconnaître. L’Arve à Chamonix et la rivière de Saint-Gervais fournissent des exemples bien connus de ces déjections torrentielles. Après leur sortie du glacier, on conçoit que des élémens si divers se déposent dans l’ordre même de leur pesanteur et de leur volume relatifs, les plus gros fragmens plus ou moins striés ou polis avant tout le reste, les graviers un peu plus loin, enfin les limons plus loin encore, à mesure que les eaux qui les tiennent en suspension se décantent, et souvent au fond d’un lac, connue il arrive pour le Rhône, boueux à son entrée dans le Léman, si pur et si transparent à sa sortie. Les déjections glaciaires observées sur des points où il n’existe plus de glaciers, mais reconnaissables à des traits décisifs et accusant une origine quaternaire ont reçu divers noms. En Écosse, où elles recouvrent toute la surface, et dans une partie de l’Angleterre, ailleurs encore, elles sont connues sous le nom de drift : ce sont des accumulations incohérentes de gravier, de sable, d’argile et d’autres matériaux couvrant une vaste portion du pays et divisibles, selon M. Geikie, en deux séries qu’il appelle le « drift supérieur » et le « drift inférieur. » L’élément le plus caractéristique du drift inférieur est le « till ou boulder-Clay, » argile tenace, mélangée çà et là de fragmens de roches émoussés ou semi-anguleux, ordinairement striés ou polis à la surface. — Le lehm, ou limon confusément stratifié de la vallée du Rhin, ne paraît être qu’une boue glaciaire transportée par les eaux du fleuve qui se dépouillaient de leurs élémens les plus fins, en reprenant peu à peu leur clarté.

Une autre catégorie d’élémens rocheux auxquels les glaciers servent de véhicule ne cheminent plus au-dessous de lui, mais se trouvent disposés à sa surface. Ces élémens sont évidemment ceux qui correspondent aux blocs erratiques quaternaires. Ils ne sont plus que curieux à examiner à raison même de cette assimilation. — Ce sont des blocs généralement anguleux et de dimension inégale, détachés des hauts sommets, roulés par les torrens ou entraînés par leur propre poids le long des pentes et qui viennent successivement prendre place sur le glacier. Portés par lui, enchâssés par la base dans la substance solide et cristalline qui les soutient, ils marchent avec elle, comme des pierres de construction que soutiendrait un radeau, mieux encore, que traînerait un wagon glissant sur les rails d’un plan incliné. Une partie de ces blocs, rejetés le long des bords où ils vont échouer, s’accumulent en une double traînée longitudinale, semblable aux digues et aux jetées qui protègent les bords de nos rivières contre les crues. D’autres, et ce sont les plus gros, poursuivent leur marche, descendent les pentes et les remontent avec la glace pour aller enfin se précipiter à l’endroit même où se termine le glacier. Ceux-là aussi s’accumulent en jetées transversales; ils forment parfois par leur entassement des barrages qui, cimentés ensuite par le limon, peuvent donner lieu à des lacs artificiels situés en amont ; ce sont là les moraines frontales ou terminales, plus ou moins développées, plus ou moins régulières selon les allures du glacier lui-même, susceptibles de se déplacer avec lui, avançant ou reculant selon les cas, mais toujours présentes en contre-bas des glaciers actuels et visibles aussi lorsqu’on explore l’emplacement des anciens glaciers pour reconnaître jusqu’où ils se prolongeaient. Les apports de blocs de toutes dimensions ne font jamais défaut aux glaciers dans les hautes vallées dont ils occupent le fond. Comme le remarque M. Geikie, la dénudation des pentes supérieures est complète, parfois étonnante, dans les régions montagneuses. Le sol incliné est souvent couvert de débris épars. Point de végétation pour retenir les eaux qui ravinent le sol ; les roches surplombent ; les alternatives de froid extrême et de chaleur passagère, le gel et le dégel en activité permanente, l’intensité des averses et les coups répétés de la foudre fendent de tous côtés les roches et détachent fréquemment d’énormes masses. Tous ces fragmens vont aboutir au glacier qui les retient et ne les rend plus jusqu’au moment où la glace les abandonne en leur assignant le plus souvent très loin de leur lieu d’origine une place désormais définitive. Ce que sont de nos jours les glaciers alpins, ceux des temps secondaires l’étaient avec une incomparable grandeur en plus : nous en jugerons bientôt. Dans les limites beaucoup plus modestes qu’ils comportent actuellement, les glaciers remplissent un rôle et des fonctions harmoniques dont M. Geikie a eu soin de faire ressortir l’utilité. Grâce au mécanisme qui les fait mouvoir, ils soutirent des hauts sommets les neiges qui sans eux s’y accumuleraient sans terme en masses inertes, accablant les montagnes de leur poids et enlevant à la circulation générale des eaux qui, grâce à eux, s’infiltrent dans le sol et vont alimenter les grands fleuves ou qui jaillissent en sources bienfaisantes au sein des vallées inférieures.

Si l’on veut apprécier les conséquences que peut entraîner le régime de l’extension indéfinie des glaciers, sous l’empire de circonstances favorables à leur formation, — et par cela même ce qui a dû se passer sur bien des points de l’Europe quaternaire, — on n’a qu’à se transporter dans le Groënland, sur cette terre si étendue qu’elle constitue à elle seule un petit continent entièrement envahi par les glaces. Le Groënland, dont la configuration physique rappelle beaucoup celle de la Norvège, présente comme celle-ci, le long de ses côtes, de nombreuses sinuosités, taillées hardiment en escarpemens qui s’avancent en laissant entre eux de profondes découpures par où la mer pénètre dans l’intérieur des terres: ce sont les fiords des Scandinaves. Ces fiords communiquent ordinairement avec des vallées qui servent de déversoirs à des cours d’eau alimentés par des ruisseaux qui descendent de toutes les pentes et parcourent en se ramifiant toutes les vallées secondaires, jusqu’à ce que l’on atteigne, en les remontant, la base des points culminans et des cimes neigeuses. C’est ainsi en effet qu’est la Norvège et que devrait être le Groënland; mais depuis un âge très lointain, qui pourtant ne remonte pas au-delà de la partie moyenne du tertiaire, les glaciers ont prévalu sur cette dernière terre; ils se sont avancés à travers le labyrinthe des grandes vallées ; ils ont débordé sur les plaines, surmonté les plateaux; ils ont comblé toutes les profondeurs et vont de toutes parts déboucher dans la mer, où ils déversent leurs masses énormes, tantôt en plongeant leur pied directement au sein des flots, tantôt en laissant entre le point où ils terminent et la plage un espace relativement étroit. Cet espace, réduit à quelques milles, se déploie en une vallée ouverte où coule alors un véritable fleuve, comme celui que découvrit le docteur Kane et qu’il nomma la rivière de Mary Minturn. C’était une masse d’eau puissante, qui circulait librement à une époque de l’année où le reste de la contrée était encore recouvert d’une glace épaisse. C’est là un étrange phénomène au premier abord, mais M. Geikie fait remarquer que la glace est mauvaise conductrice de la chaleur, que le froid le plus formidable ne peut se transmettre au-dessous d’une certaine épaisseur de cette substance, de telle sorte que, dans les profondeurs de glaciers incessamment en marche, qui sillonnent, qui broient et qui polissent la surface de la terre arctique dont ils ont pris possession, il y a des myriades de siècles, l’eau liquide joue encore un certain rôle ; elle pénètre dans des canaux et remplit des cavités que le regard ne saurait atteindre et que l’imagination a peine à se figurer.

Au Groënland, en effet, une étroite ceinture littorale où la neige et la glace fondent en été et que recouvrent aussitôt d’éphémères pelouses étoilées de fleurs, est la seule zone qui soit habitable ; là seulement errent les Esquimaux et se rencontrent les colonies danoises; plus loin c’est le désert inabordable, sans chemins, hérissé de crevasses où trébuche le pied de l’homme, au sein d’un chaos sans limites. Les tourmentes de neige, les vents glacés en hiver, en été les ouragans furieux qui épargnent la côte et s’y déchaînent sans trêve, arrêtent forcément le voyageur le plus hardi. Cependant, rien n’est absolument inabordable à l’amour de la science, au désir de voir et de toucher ce qui passe pour n’être pas accessible. Quelques hommes ont affronté ces périls.

Le docteur Hayes, parti du Port-Foulke, gravit la côte et s’avança avec sa petite troupe à près de 60 milles sur le grand plateau qui domine la plage ; ils y furent assaillis par une tempête furieuse qui ne sévissait pas dans la région située au niveau de la mer et qu’il se hâta de regagner. — Mais celui à qui revient l’honneur de l’excursion la plus longue et la plus complète, constituant un véritable voyage d’exploration à l’intérieur du Groënland, est certainement le professeur Nordenskiöld, que la population parisienne a si bien accueilli l’an dernier à son retour de Sibérie. Nordenskiöld remontant au fond da fiord Auleitsivik, par 68 degrés latitude nord, parcourut une distance de 30 milles au-delà de ce point. Les vues qu’il rapporta de ce voyage, reproduites par la photographie, rendent très exactement l’aspect désolé du pays; on se croirait transporté sur la croupe centrale du Mont-Blanc, au milieu de ces champs de Mace doucement inclinés qui vont aboutir au Jardin. Au Groënland, c’est aussi un vaste plateau ondulé et crevassé, parsemé d’éminences, mais partout recouvert par la glace et la neige. Des accidens viennent pourtant interrompre cette monotonie. Malgré la lenteur du mouvement général, l’assise glacée ne s’arrête pas; sa marche, combinée avec le dégel des courts étés de ces régions, provoque des fentes, de larges crevasses, même des dépressions qui constituent des vallées d’érosion, sans rapport avec la figure du sous-sol entièrement caché. La glace forme ici un autre sol superposé au premier qui n’est visible nulle part. Elle a ses infiltrations qui, sur une foule de points, jaillissent en sources, retombent en cascades et coulent comme de véritables fleuves. Nordenskiöld fut arrêté à son retour par une rivière considérable dont il remonta le cours jusqu’à son origine; il la vit s’échapper d’une crevasse perpendiculaire et, après l’avoir longée pendant longtemps, il dut renoncer à la traverser faute de pont.

La plupart des glaciers du Groënland, lorsqu’ils ont franchi toutes les barrières et suivi la voie déclive qui les conduit à la mer, plongent directement dans ses eaux ; ils forment un talus massif et cristallin qui ne flotte pas, mais qui descend plus ou moins profondément, gardant sa cohésion et prolongeant sa marche. Il vient cependant un moment où le poids des vagues ébranle et détache des blocs qui flottent aussitôt. Ce sont les glaces flottantes, ou icebergs, dont quelques-uns, il est vrai, proviennent de la ceinture littorale disposée en banquise ou même de la glace qui se forme, toujours en petite quantité, à la surface de la mer ; mais le plus grand nombre et les plus considérables de ces icebergs doivent certainement leur origine à la terminaison frontale des glaciers arctiques. Ces glaces flottantes atteignent parfois des dimensions étonnantes. Le docteur Hayes en a considéré, au nord de la baie de Melville qui mesuraient, selon lui, jusqu’à 27 milliards de pieds cubes et qui ne pesaient pas moins de 2 milliards de tonnes. Un autre iceberg aperçu par le capitaine Ross, à son premier voyage, plongeait dans l’eau jusqu’à 112 mètres et son poids fut évalué à 1,292,397,063 tonnes.

Les icebergs ont aussi joué un rôle considérable à l’époque quaternaire. Il est difficile de ne pas leur attribuer le transport d’une partie au moins des détritus glaciaires et des blocs erratiques distribués à travers l’Angleterre, l’Allemagne du Nord et les plaines de la Russie. Les blocs de Finlande ont été transportés avec leurs arêtes vives jusqu’à Twer et aux alentours de Moscou, à 150 lieues de leur lieu d’origine. On en a même observé en Pologne qui auraient parcouru 250 lieues. Des blocs de grès, dont quelques-uns mesurent jusqu’à 840 mètres cubes, ont été rencontrés en Poméranie. D’autres à Memel proviennent des bords du lac Onega et se trouvent situés à 245 lieues de leur point de départ. Il existe en même temps une proportion décroissante, comme si les blocs les plus considérables avaient échoué les premiers. Près de Moscou, le diamètre des fragmens de granit et de diorite excède rarement un mètre, tandis qu’il est souvent de plusieurs mètres à Saint-Pétersbourg. Si donc, comme on est en droit de l’admettre, de l’aveu des géologues régionaux, à la suite d’un abaissement de tout le nord de l’Europe, les plaines septentrionales de ce continent ont été submergées par une mer peu profonde et faiblement salée du milieu de laquelle les massifs Scandinaves se dressaient, couverts de glaciers, les icebergs qui s’en détachaient et qui flottaient ensuite dans la direction du sud ont dû transporter et disséminer les blocs qu’ils entraînaient avec eux et les déposer en échouant. En prenant Stockholm comme un point central, la limite de la dispersion des blocs décrirait une demi-circonférence dont le rayon allant jusqu’au-delà de Moscou ne serait pas moindre de 280 lieues.

D’après Erdmann, la Scandinavie aurait éprouvé, pendant la durée du quaternaire, des mouvemens oscillatoires et modifié à plusieurs reprises ses contours et son relief. — M. Geikie, s’attachant à la région britannique, distingue plusieurs âges et plusieurs états successifs. A l’époque du « Forest-bed » de Norfolk, le sud de l’Angleterre, joint au continent et jouissant d’un climat relativement doux, avec un relief supérieur d’au moins 300 mètres au relief actuel, est fréquenté par les grands mammifères qui peuplaient alors le reste de l’Europe. Ensuite se prononce la première invasion glaciaire; la mer gagne sur les terres et la glace elle-même empiète sur cette mer. Un premier retrait permet aux icebergs de flotter librement. Après diverses oscillations qui laissent entrevoir à M. Geikie le voisinage de la mer et la présence d’un climat tempéré, un retour offensif des glaciers de l’Ecosse, s’étendant jusqu’au nord de la Tamise, marque une période de froid rigoureux suivie d’un retour à la chaleur qui a pour effet de dissoudre les glaces et de favoriser la colonisation des espèces méridien îles d’animaux et de plantes. M. Geikie admet ensuite la marche en avant d’un nouveau glacier allant jusqu’au Lincolnshire, dans la direction du sud et à la vallée de la Severn à l’ouest. La disparition de ce glacier, après avoir ramené un climat tempéré, aboutirait finalement à une dernière période glaciaire. Au total, il y aurait eu en Angleterre au moins quatre extensions glaciaires séparées par autant de retours momentanés à un climat relativement doux. Aucune objection ne saurait être opposée à une pareille manière de voir, appuyée sur de sérieuses observations, s’il s’agissait seulement de définir des incidens propres à la région britannique. En les localisant et en les limitant à ce pays, rien de plus naturel que les retraits et les retours partiels des glaciers ; nous sommes encore témoins de ces phénomènes, et plus les glaciers quaternaires étaient considérables, plus aussi leurs oscillations doivent avoir eu de l’amplitude. Il serait plus difficile de vouloir y reconnaître une échelle graduée et générale applicable à toute l’Europe, rendant compte des alternatives que notre continent aurait éprouvées et qui l’auraient également affecté dans toute son étendue. Rien en réalité n’atteste l’existence de ces invasions de froid séparées par autant de périodes calmes et tièdes. Partout ailleurs qu’au contact même des anciens glaciers, où l’on s’est hâté de généraliser des notions et des accidens de localité, on saisit au contraire la puissante unité d’action d’une cause dont les conséquences se déroulent et s’enchaînent sans qu’il soit nécessaire de refouler les animaux et les plantes, pour les ramener plus tard par les mêmes chemins, sur les mêmes points, sauf à les exclure de nouveau.

Lors de la plus ancienne des phases reconnues en Suède par Erdmann[2], le continent Scandinave présentait une étendue plus grande et un relief au-dessus du niveau de la mer plus considérable que maintenant. Le pays, sauf les plus hautes cimes, se couvrit de glaciers et ces glaciers s’avancèrent d’autant plus loin que la mer était alors restreinte dans de plus étroites limites. Cependant, la Scanie et d’autres points échappèrent à cette action des glaces, soit qu’ils fussent situés en dehors de leur portée, soit que cette partie du pays fût alors détachée des terres du Nord et soudée au reste de l’Allemagne. À cette époque, la Scandinavie, réunie peut-être à l’Ecosse, a dû présenter l’aspect du Groënland, et une immense table de glace provenant de la jonction des principaux glaciers a pu s’étaler au loin comme une ceinture gigantesque, conformément à l’exposé de M. Geikie. Plus tard, toujours d’après Erdmann, un abaissement amené par saccades affaissa inégalement le pays, de manière à favoriser partout l’envahissement des terres par la mer mise en contact avec les glaciers qui continuaient à les couvrir : de là sur beaucoup de points un remaniement des moraines formées dans le cours de la période précédente. Sous l’empire de ces nouvelles circonstances, des radeaux de glaces flottantes se détachèrent, charriant non-seulement des blocs, mais des graviers et des débris de moraines et de détritus sous-glaciaires que les icebergs retinrent entassés. Plus récemment encore, le pays se souleva et tendit à reprendre son ancien niveau ; de nouveaux dépôts de sables mêlés d’argile et de coquilles se formèrent le long des côtes, tandis que les glaciers opéraient graduellement leur retrait et que les vallées délaissées par eux se repeuplaient de plantes et d’animaux.

Telle est cette histoire qui, malgré sa complexité, laisse entrevoir dans la Scandinavie quaternaire l’image du Groënland actuel. Pourtant il existe entre les régions ainsi mises en parallèle une différence essentielle que l’observateur attentif ne saurait négliger. Les icebergs du Groënland entraînent assez souvent des cailloux striés et d’autres matériaux empruntés à la face inférieure du glacier dont ils se sont détachés, mais ils transportent beaucoup plus rarement des blocs provenant de la superficie du glacier, où ces blocs sont de dimension médiocre, et cela par une raison bien simple : c’est que les glaciers du Groënland, de même que le plateau neigeux auquel ils servent de déversoir, en sont eux-mêmes dénués. Cette pénurie, qui contraste avec l’abondance de ces mêmes blocs sur les glaciers alpins, atteste l’universalité du phénomène glaciaire qui, dans le Groënland, couvre tous les accidens du sol et ne laisse saillir ni surplomber presque aucune roche mise à nu à l’intérieur de la région. La zone littorale est la seule que les glaces permanentes n’aient pas envahie; c’est la seule aussi dont les terrains soient accessibles à l’explorateur. Si donc la Scandinavie qua- ternaire avait ressemblé au Groënland trait pour trait, elle n’aurait pu fournir aux glaciers qui la sillonnaient ces matériaux de transport soit par les icebergs, soit par le glacier lui-même, que représentent les blocs erratiques. Ses montagnes n’étaient donc pas entièrement sous la glace. A côté des pentes et des vallées envahies, il en restait d’autres que la végétation et la vie n’avaient pas abandonnées. Cette déduction est en effet en rapport avec celle que nous tirons des notions que la paléontologie nous fournit sur le caractère véritable des temps quaternaires.

L’extension des glaciers a été un des plus grands phénomènes, peut-être même le plus saisissant de cet âge qui succède à la longue série des périodes géologiques; mais, quelle que soit son importance et son étendue, il n’est cependant pas le seul. Les faunes, les flores, les dépôts alluviaux et tourbeux, la distribution géographique comparée des animaux et des plantes, l’homme lui-même déjà présent fournissent des indices répétés qu’il faut bien combiner avec ceux que nous offre l’étude des seuls documens glaciaires. Les fragmens de la grande chronique des temps quaternaires sont épars, il s’agit de les recueillir un à un avec un soin jaloux, et de les rapprocher pour faire en sorte de reconstituer tout l’ensemble.


III.

L’Europe n’est arrivée que par degrés, lentement et insensiblement, à la période que caractérise l’extension des glaciers. C’est une vérité mise en lumière par une foule de faits anciens et sur laquelle il nous faut bien insister, puisque d’autres s’obstinent à voir dans cette extension les effets d’une brusque révolution, soit tellurique, soit cosmique, ou encore amenée par un déplacement ou des glissemens polaires, par une perturbation de l’axe de rotation terrestre, ou bien enfin causée par des variations périodiques de l’excentricité de l’orbite. — Comme nous ne saurions attribuer l’extension des glaciers quaternaires à aucune de ces causes et qu’elle représente plutôt à nos yeux l’épisode dernier d’un abaissement continu du climat allant toujours en se dégradant dans le sens des latitudes, perdant de période en période quelque chose de son élévation première, il nous faut bien donner des preuves de ce mouvement de décroissance que notre Europe a vu se dérouler durant des myriades de siècles sans que rien l’ait jamais arrêté, mais aussi sans que les êtres contemporains, — en les supposant intelligens, — aient jamais eu la possibilité de s’en apercevoir. C’était en effet une progression accompagnée peut-être de retours partiels et de points d’arrêt momentanés, dépendant en soi d’une cause universelle pour notre globe, mais aidée ou contrariée par la configuration relative des terres et des mers, par la distribution et la direction des vents et des courans. Il est aisé, en observant ce qui se passe sous nos yeux, de juger combien est grande cette dernière influence pour avancer ou reculer dans une région déterminée les lignes « isothermiques, » autrement dit les lignes régulatrices de la température de chaque pays.

Dans cette esquisse nécessairement très rapide nous suivrons l’exemple de MM. Faisan et Chantre en nous renfermant dans la vallée du Rhône, bassin parfaitement naturel qui a l’avantage de nous fournir une série de documens échelonnés recueillis dans les mêmes lieux et démontrant l’enchaînement des phénomènes successifs. Les indices sur lesquels nous insisterons seront tirés du règne végétal, celui qui atteste avec le plus de fidélité la nature du climat par l’assurance que nous avons de l’aptitude des plantes à nous en traduire les variations. La présence caractéristique de certains types devient dès lors un enseignement aussi précieux, aussi sûr à consulter que s’il s’agissait de ceux que donnerait un thermomètre de précision. Les lois de l’analogie sont ici trop exactes pour entraîner dans des erreurs véritables, ou du moins l’erreur, si elle existe, se trouve ramenée dans des limites tellement étroites qu’on se trouve autorisé à ne pas en tenir compte.

Si nous remontions très loin dans le passé du globe, la flore du temps des houilles nous fournirait une première base. Les végétaux de cette époque reculée ont été l’objet des études de deux savans français, MM. Grand’Eury et B. Renault. L’un et l’autre s’accordent à reconnaître les allures désordonnées, les pousses continues prolongées jusqu’à l’épuisement de la tige, l’absence même de tout indice d’un accroissement régulier ou périodique chez les plantes qui caractérisent le mieux la flore carbonifère. Ainsi, non-seulement la chaleur humide de ce premier âge était extrême, mais elle n’aurait été, selon toute apparence, limitée par aucun intervalle à retour régulier, comparable à ceux qui constituent nos saisons. — Le point de départ serait donc une absence d’alternatives de repos et d’activité pour les plus anciens végétaux. Plus tard, ces alternatives se seraient prononcées, mais à l’aide d’une marche progressive. Le point d’arrivée, celui vers lequel notre globe aurait gravité, en s’en rapprochant toujours plus, consisterait au contraire dans l’établissement de deux saisons très tranchées, l’une de froid rigoureux imposant aux plantes un repos a])solu, l’autre de réveil et d’activité, réduite à quelques mois d’été. C’est effectivement ce qui se passe dans une partie de l’hémisphère boréal, surtout dans l’Asie intérieure et aux approches même du cercle polaire ; mais c’est ce qui n’a pas toujours eu lieu. Le globe a mis un temps très long à acquérir des saisons de plus en plus marquées : il fera probablement encore des progrès dans le sens de cette différenciation : c’est le secret de l’avenir. Après le temps des houilles, les troncs de conifères, avec leurs anneaux d’accroissement concentriques, régulièrement disposés, attestent l’apparition des saisons, mais sans doute encore assez peu distinctes. Ce qui le prouve, c’est que les cycadées et les fougères arborescentes qui peuplaient alors l’Europe s’étendaient sans obstacle jusqu’au-delà du cercle polaire, fréquentant les parages du Spitzberg et du Groënland. Cette circonstance démontre à elle seule que l’hiver, s’il en était un, était nul ou presque nul originairement, puisque en effet pour peu qu’il eût été marqué au centre de l’Europe par un abaissement relatif, cet abaissement aurait été nécessairement plus accentué à l’intérieur du cercle polaire, ce qui eût entraîné sans faute des divergences climatériques, dont les flores contemporaines des diverses parties de l’hémisphère accuseraient inévitablement des traces. Ces traces cependant ne se laissent pas voir, et c’est seulement après le commencement de la craie qu’il devient possible de signaler les premiers indices de différenciation des climats arctique et européen comparés. Nous ne voulons pas dire par là qu’il n’y ait pas eu, dès ce temps-là, d’époque en époque, des changemens et des variations de climat ; mais ces changemens et ces variations tenaient à d’autres causes que le froid latitudinaire ; en un mot, rien ne peut faire penser qu’il y eût alors de la glace sur n’importe quel point du globe, pas plus au pôle que sur le sommet des montagnes. C’est du moins notre conviction, et plus cette absence d’eau solidifiée a été absolue et prolongée, plus aussi on conçoit qu’un semblable phénomène, une fois qu’il eut pris une certaine extension vers le pôle où il faut de toute nécessité placer son point de départ, soit devenu promptement une cause perturbatrice d’une redoutable intensité, destinée à la subversion de l’ordre des choses établi jusque-là. On n’a pas assez compris la portée d’un pareil événement, dès qu’au lieu de se manifester d’une façon sporadique et passagère, il tendit à se localiser et à devenir permanent. Là est sans doute la raison d’être de l’extension glaciaire, com me aussi de l’aspect diluvien qui caractérise le quaternaire. Le froid, ce grand inconnu, avait fini par s’introduire sur la terre ; il avait établi son domaine dans une région déterminée. Comme un fléau qui se déchaîne après être longtemps resté à l’état latent, il réalisait sur une échelle toujours plus grande ce fait qui serait la mort de notre planète s’il venait un jour à s’universaliser, la solidification de l’eau, l’élément générateur de la vie, qui ne se maintient que par lui.

Mais revenons à la vallée du Rhône. — Nous connaissons par les plantes fossiles de plusieurs localités du Bas-Bugey, la végétation des environs de Lyon vers la fin de la période jurassique. M. Faisan a contribué à cette connaissance par ses recherches personnelles. Les forêts étaient alors peuplées de puissans conifères de la tribu des araucariées et de celle des cupressinées. Il y avait aussi de nombreuses cycadées de taille médiocre et des fougères de consistance généralement coriace. Le règne végétal était encore incomplet ; là comme ailleurs on remarque l’absence de plantes à « feuillage. » Mais si nous interrogeons l’un des étages suivans, sans abandonner le périmètre de la vallée du Rhône, nous rencontrons toute une flore, appartenant à la partie récente de la craie, l’horizon de la craie de Tours ou « turonien. » La découverte de cette flore est entièrement due à M. le professeur Marion ; elle témoigne d’un nouveau progrès du règne végétal. Les plantes « à feuillage » se sont montrées dans l’intervalle ; elles ont pris de l’extension lors de l’étage immédiatement antérieur, le cénomanien de d’Orbigny, et se sont répandues dans toute l’Europe. C’est un fait général, encore inexpliqué, mais dont il faut tenir compte pour apprécier sainement les vicissitudes de la flore. Celle de Bagnols n’a pas été encore publiée; elle est trop étrange, bien qu’elle ne soit pas isolée[3] pour donner lieu dès maintenant à un examen raisonné. Les conifères, sont, il est vrai, des araucariées et des séquoïées comme celles que l’on rencontre partout à cette époque, de la Provence au Spitzberg, mais les fougères ne ressemblent à rien de ce qui existe aujourd’hui. Les plantes « à feuillage » se rattachent pour la plupart à des combinaisons de forme en voie de développement ; au reste, bien qu’il s’agisse d’une catégorie de plantes encore récente, plus de la moitié des espèces [recueillies en faisait certainement partie. Un peu plus tard, la craie supérieure d’eau douce laisse voir en Provence le premier palmier, et la végétation ayant acquis enfin tous les élémens qu’elle comprend encore de nos jours, au sein des contrées les plus favorisées du soleil, étale dans la vallée du Rhône les mêmes richesses que partout ailleurs.

Les temps tertiaires commencent ; malgré bien des lacunes, on peut juger sainement de l’ensemble végétal que possédait durant la première moitié de cette période la région où plus tard le glacier du Rhône viendra déborder. Rien n’indique encore le refroidissement futur. — On a adopté, depuis Lyell, ()0ur le tertiaire, trois divisions principales avec les noms « d’éocène » pour la plus ancienne, de « miocène » pour l’intermédiaire, de « pliocène » pour la plus récente; mais il est plus naturel de se servir, dès qu’il s’agit d’indiquer la marche de la végétation se modifiant peu à peu, des cinq étages dénommés ainsi qu’il suit à partir du plus ancien : paléocène, éocène, oligocène, miocène et pliocène. En consentant à adopter ces termes, on a l’avantage de marquer l’enchaînement des phénomènes que nous analysons. Pour abréger, nous placerons notre point de départ dans l’éocène. Les palmiers se rencontrent alors partout; il s’y joint bien d’autres arbres qui dénotent un climat chaud, et ces indices ne sont pas particuliers à la vallée du Rhône et la Provence; ils sont les mêmes auprès d’Angers, de Paris et de Londres. — L’oligocène, avec quelques nuances, montre la continuation du même état de choses ; même dans le miocène, les palmiers s’avancent encore au-delà du 40e degré; les canneliers et les camphriers jusqu’auprès de Danzig. Quant aux régions arctiques, nous savons à n’en pouvoir douter qu’elles ne sont pas encore, à cette époque, ensevelies sous la neige. De vastes et puissantes forêts les recouvrent jusqu’aux approches du pôle et, par analogie, on est assuré qu’elles s’avançaient jusqu’à ce point, si toutefois la terre ferme s’y rencontrait. Seulement, soyons attentifs à ces indices, nous sommes déjà loin de l’égalité climatérique absolue des époques antérieures au tertiaire. Les palmiers s’arrêtent bien en deçà du cercle polaire et paraissent du reste ne l’avoir jamais atteint. A l’intérieur, dans toute l’étendue des terres arctiques, les arbres à feuilles persistantes sont déjà rares; la plupart des laurinées sont absentes. Ce sont des érables, des platanes, des hêtres, des bouleaux, des ormes, des tilleuls, des chênes à feuilles caduques, qui dominent sur tous les points. Une différence existe certainement relativement à l’Europe contemporaine; l’abaissement de la température hibernale est marqué, bien qu’elle ne soit pas encore très sensible. La zone polaire d’alors est aussi tempérée que la zone tempérée actuelle. Il y gèle sans doute : la prépondérance des essences à feuilles caduques doit le faire admettre ; mais ce sont des froids égaux à peine à ceux du Paris de nos jours. Peut-être déjà les montagnes, au moins les chaînes les plus hautes, sont couvertes de neiges toute l’année; peut-être certains glaciers commencent à se former et à descendre des sommets vers les vallées inférieures; mais enfin rien dans l’aspect du pays ne ressemble à ce qu’il est devenu; la vie est partout et, circonstance à ne pas passer sous silence, nous retrouvons sur ce sol, aujourd’hui glacé, la plupart des arbres forestiers qui, descendus plus tard vers le sud, viendront peupler l’hémisphère boréal. Depuis lors, en effet, ces arbres ne cessèrent de s’étendre à la faveur du refroidissement et, exclus de l’extrême Nord, ils occupèrent dans notre zone la place jusque-là réservée aux arbres des pays tout à fait chauds.

Le refroidissement polaire est maintenant inauguré; il ne s’arrêtera plus, il fera sans cesse de nouveaux progrès; il a suffi, pour amener ce résultat, remarquons-le, que l’abaissement ait été un jour assez prononcé pour couronner de neiges permanentes les cimes les plus élevées de la région arctique et que ces neiges, à leur tour, aient engendré des glaciers. Ces glaciers une fois établis, par suite des lois que nous avons posées et à la seule condition que l’humidité n’ait pas fait défaut, n’ont cessé de s’accroître. On peut dire d’eux comme de la Renommée :

………. vires acquirit eundo.


L’expression s’applique littéralement à la marche d’un glacier alimente par une source intarissable, dans une région assez pluvieuse pour que la neige s’accumule avec abondance sur les hauts sommets.

On n’a pas assez insisté sur cette influence de l’extension des glaciers polaires, qui a dû se produire dès la fin du miocène et, une fois produite, atteindre assez promptement ses limites extrêmes. À la fois effet et cause, cette extension, conséquence de l’abaissement graduel de la température à la surface du globe, a dû se réaliser la première, alors que le reste de l’hémisphère était encore à l’abri du froid ; mais cette réalisation n’a pu avoir lieu sans devenir aussitôt une cause permanente de froid, favorable par cela même à sa propagation, par suite des courans réfrigérans, atmosphériques et océaniens qui durent s’établir et altérer de proche en proche les conditions climatériques de la zone limitrophe.

Deux faits viennent à l’appui de cette manière de voir, dont la justesse, a priori, ne saurait être sérieusement attaquée. Le premier, c’est que jusqu’à présent la série très riche de plantes fossiles observées dans les régions arctiques s’arrête brusquement après le miocène inférieur, comme si le phénomène de l’extension glaciaire était venu à cette époque interrompre matériellement, et rendre à l’avenir impossible, une végétation encore, brillante au moment même où elle cesse de se montrer.

Le second consiste en ce que, lentement d’abord, d’une façon plus accentuée ensuite, on voit à partir du miocène la température européenne s’abaisser graduellement et la flore des étages successifs qui s’échelonnent à partir de ce niveau traduire cet abaissement. Il s’accuse surtout lorsque la mer mollassique qui découpait l’Europe et tenait le centre de l’Asie, en se retirant tout à fait, vient enlever à notre continent une condition des plus favorables au maintien de l’élévation du climat, tandis que ce même retrait implique, d’autre part, l’exhaussement final de la chaîne des Alpes, c’est-à-dire l’existence possible de neiges permanentes et de glaciers, au centre de l’Europe devenue continentale, d’insulaire qu’elle était auparavant.

Même dans ces nouvelles conditions, le refroidissement marcha avec une certaine lenteur en Europe. Dans la vallée du Rhône, en particulier, il affecta plutôt un caractère relatif par la disparition des palmiers[4] et des canneliers. Il est certain qu’au commencement du pliocène, les environs de Lyon conservaient encore des conditions de climat très analogues à celles qui règnent de nos jours aux îles Canaries.

La riche flore extraite des tufs de Meximieux et qui révèle la composition d’une grande forêt à cette époque le prouve suffisamment. Plusieurs laurinées canariennes, entre autres un persea ou avocatier, des houx, des grenadiers, des lauriers-roses, un bambou élégant, de grands noyers, des tilleuls, des viornes, plusieurs érables, des tulipiers, des magnolias et bien d’autres arbres ou arbustes, indigènes maintenant des grandes forêts d’Amérique, du Caucase ou du Japon, servaient alors d’entourage aux eaux puissantes retombant en cascade, auxquelles sont dus les calcaires concrétionnés et les empreintes végétales de Meximieux.

La forêt pliocène de Meximieux n’est pas du reste un fait isolé. M. B. Rames, explorateur intelligent, a retrouvé naguère sous les cendres basaltiques de la région du Cantal d’innombrables vestiges de végétaux, certainement contemporains de ceux de Meximieux, puisque non-seulement ils se rapportent au même horizon géognostique, mais qu’ils comprennent en partie les mêmes espèces. C’était un rideau de forêts montagneuses s’étageant sur les pentes et s’élevant jusqu’aux cimes du volcan alors en pleine activité. Le bambou, les érables, le tilleul, le « torreya » reparaissent ici, mais il s’y joint d’autres essences forestières, les unes canariennes, comme le notolea excelsa, ou américaines, comme le sassafras et le benjoin, laurinées à feuilles caduques, maintenant exotiques. On y rencontre surtout le hêtre pliocène, qui s’écarte du nôtre pour se rapprocher du hêtre américain ; enfin, divers indices montrent qu’au-dessus de ces forêts qui ne seraient plus en rapport avec le climat européen actuel, d’autres espèces, les unes encore indigènes, comme le tremble, l’orme, le charme, les autres émigrées, comme le sapin de la Sierra-Nevada et plusieurs pins, peuplaient les plus hauts sommets et couronnaient les escarpemens pliocènes.

C’est après cette époque que le refroidissement, faisant de nouveaux progrès et le massif des Alpes se trouvant définitivement constitué, le glacier du Rhône décrit par MM. Faisan et Chantre s’avança graduellement jusqu’à Lyon. Conformément à la pensée exprimée par M. Desor dans l’aperçu qu’il a donné des recherches et de l’œuvre des savans français, nous ne croyons pas que ces immenses nappes de glace aient fait leur apparition par un coup de baguette ni qu’elles aient envahi subitement le bassin du Rhône moyen. « Les choses, dit M. Desor, ont dû se passer d’une manière lente et progressive, selon les lois qui régissent les oscillations des glaciers actuels. » Il suffit que les circonstances aient été favorables à l’extension du phénomène pour que, d’année en année et durant de longs siècles, le glacier du Rhône ait surmonté tous les obstacles pour venir ensuite étaler en éventail sa face frontale jusqu’au confluent des deux fleuves.

Le point de départ a été le flanc méridional des Alpes bernoises, le massif du Mont-Blanc et celui du Mont-Rose. Les glaciers du Valais, joints à ceux de l’Arve, ont formé les deux branches principales, réunies ensuite en une seule masse dont les auteurs tracent la marche avec d’autant plus de sûreté que tous les blocs erratiques de la région ont été relevés un à un, toutes les déjections éparses examinées, en sorte qu’avant de conclure ils ont exploré tout le pays et combiné leurs études et leurs recherches avec celles que poursuivaient de leur côté les savans suisses, particulièrement M. A. Favre, qui observait dans le même dessein les anciens glaciers du bassin supérieur du Rhône. — Prenons d’abord ceux-ci : le point de départ est encore marqué par le glacier actuel du Rhône dans le Haut-Valais, dernier résidu de son gigantesque devancier. Mais celui-ci s’élevait bien plus haut ; ses traces visibles ont été rencontrées par M. Favre jusqu’à 3,500 mètres, sur le Schneestock. Près du Furcahorn, M. Gosser a trouvé des traces de son passage à 2,800 mètres. La différence entre les deux chiffres marque l’abaissement rapide du glacier sur les plus hauts sommets d’où il descendait, pour suivre la dépression valaisane, en recueillant, comme une rivière ferait de ses tributaires, les glaciers partiels déversés principalement à gauche par les croupes septentrionales du Mont-Cervin. Le niveau altitudinal s’incline ensuite graduellement. Il était de 2,100 mètres au Mont-Âltets, non loin de la Gemmi, et de 1,650 à la Dent-de-Morèle, au-dessus de Bex ; mais au-dessus de Martigny, sur la gauche, à une altitude de 2,082 mètres, une première soudure s’opérait avec la branche de l’Arve descendue du Mont-Blanc, puis le glacier que nous suivons comblait le Léman tout entier. De Saint-Maurice à Lausanne, il se détournait vers le nord et en même temps il se divisait en deux branches, l’une septentrionale allait par delà Lausanne s’épanouir entre Berne et Soleure, après avoir contourné le Jura; l’autre, méridionale, suivait la courbe du Léman dont elle remplissait la cuvette, et débouchait immédiatement après. Genève en se réunissant aux glaciers de l’Arve, dont il va être question. M. Favre, s’attachant au seul glacier du Rhône supérieur, après avoir observé des blocs erratiques, le long de la rive droite du fleuve, jusqu’à 2,700 mètres sur l’Eggishorn, le thalweg de la vallée étant sur ce point à 1,020 mètres, en a conclu que l’épaisseur de l’ancien glacier atteignait 1,600 mètres et que cette épaisseur devait être approximativement la même près de Martiguy. Mais, d’autre part, en tenant compte des cotes d’altitude des blocs erratiques et des roches polies, on obtient également la mesure de la pente du glacier quaternaire dont le talus s’abaissait graduellement, puisque, parti de 3,500 mètres, s’élevant encore à plus de 2,000 au Mont-Altets, il tombe à 1,390 au Molesson, au-dessus de Lausanne, et à 1,200, plus loin, à Culoz, au-delà de Genève. Seulement, arrivé à ce dernier point, le glacier du Rhône supérieur se soudait à ceux de la vallée de l’Arve. Ces derniers existent sous nos yeux à l’état de rudimens dans la vallée de Chamonix, où ils provoquent l’admiration des touristes. M. A. Favre, maître dans ces sortes de recherches, place à 2,208 mètres d’altitude la limite supérieure des glaciers de Chamonix. A Cluses, dont le défilé leur servait autrefois d’issue, le niveau supérieur marqué par des blocs de protogyne s’élevait au moins à 1,300 mètres avec une épaisseur probable de 800 mètres. D’après les auteurs de la monographie, cette cote aurait été dépassée et l’on observerait çà et là des blocs déposés jusqu’à 1,560 et 1,600 mètres d’altitude. Plus loin, au Salève, la hauteur observée est sûrement de 1,300 mètres, et ce même niveau est aussi celui que « le glacier du Rhône devait atteindre en face, sur le flanc du Jura. »

Nous ne pouvons suivre pas à pas la marche imprimée jadis à ce glacier vraiment gigantesque, formé de la réunion de ceux de l’Arve et du Rhône; mais pour en compléter le tableau, il faudrait le montrer contournant le massif du Grand-Crédo, au-dessus de Gex, ensuite celui de Seyssel pour aller passer au-dessus de Culoz, à 1,200 mètres d’altitude, altitude correspondante à celle que l’on observe à Chambéry. Entre Culoz et Chambéry, le glacier quaternaire coudoyait ceux que les savans de Lyon nomment « delphino-savoisiens » et dont on doit l’étude à M. le professeur Lory. Puis, en avant de cette ligne que des hauteurs barraient en travers et qui fut difficilement franchie à un moment donné des temps quaternaires, le glacier s’avançait vers la région lyonnaise; il épanouissait son front à l’ouest en un immense éventail. Il s’étalait vers le nord jusqu’à Bourg, du côté du sud jusqu’à Vienne, décrivant une ligne frontale dont le cours du Rhône de Vienne à Lyon, Lyon même et le plateau de Satory au-dessus du confluent, plus loin Neuville, Trévoux, Châtillon-les-Dombes, et enfin Bourg, marquent les limites extrêmes. Le long de cette section de circonférence, à laquelle venait aboutir l’ancien glacier, l’altitude des blocs d’origine glaciaire ne s’élève plus au-dessus de 380 mètres à Lyon, de 275 à Trévoux, de 275 à Châtillon-les-Dombes; c’est ici proprement l’emplacement de la moraine frontale. L’immense glacier, sur cette limite, a subi toutes les variations, les retraits et les avancemens partiels auxquels la masse terminale d’un glacier est encore aujourd’hui sujette. Les blocs charriés jusque-là du haut des Alpes sont parfois énormes. Dans l’arrondissement de Belley, à Virignin, un bloc de phyllade à moitié détruit cube encore 378 mètres; à Luzieu, un autre bloc de la même roche mesure 250 mètres; sur le plateau bressan, au Rancé, à l’est de Trévoux, c’est la « pierre-brune, » granit porphyroïde venu des alpes de la Savoie et d’un volume de 100 mètres cubes. L’énumération et la description de ces blocs remplit tout un volume de la monographie lyonnaise; les auteurs vont les chercher partout où le hasard du transport glaciaire les déposa autrefois; aux environs de Vienne, c’est la a pierre de la mule du diable, » schiste chloriteux dont la masse, de 624 mètres cube-, repose au milieu d’une vaste plaine, comme un témoin oublié de ces scènes primitives que l’homme encore enfant a pu cependant contempler. C’est pour cela que MM. Faisan et Chantre attachent une grande importance à la conservation de ces monumens trop souvent exploités comme matériaux de construction et exposés à disparaître. Les principaux et les plus intéressans au point de vue scientifique devraient être l’objet d’une mesure de sauvegarde. Mais il faudrait se hâter d’entrer dans cette voie; bientôt il ne serait plus temps; l’œuvre de destruction déjà avancée serait accomplie.

Ce ne sont pas seulement les roches transportées sur la glace que l’on retrouve; les eaux jaillissantes, boueuses et détritiques, échappées des flancs de l’ancien glacier et qui formaient ce fleuve prodigieux du Rhône quaternaire, ont également laissé des traces de leur action ; les marais bressans ne sont que les vestiges des affouillemens de ces eaux. Là venait finir le glacier après une pente de plus de 3,000 mètres à partir de son extrême origine au Schneestock, de 2,500 mètres depuis la Furca, de 1,200 mètres au moins depuis le Valais, d’un millier de mètres si l’on se place au point où, après avoir franchi les derniers obstacles et effectué toutes ses jonctions, le plateau glacier s’abaissait en talus élargi et régulier vers le Lyonnais et la Bresse.

L’ancien glacier du Rhône a été pour nous un type dont une étude spéciale nous permet de reconstituer l’aspect et les proportions; mais ce type n’a rien d’isolé. A l’époque quaternaire, les autres versans alpins, les Vosges et les Pyrénées, avaient aussi leurs glaciers. MM. Martins et Colomb ont tracé la monographie de celui d’Argelès dans cette dernière chaîne; formé de deux branches principales, celle de Luz et celle de Cauterets, ce glacier s’avançait jusqu’à Lourdes. La montagne du Cantal a offert à l’infatigable M. B. Rames des traces incontestables de l’action glaciaire. Le Caucase, l’Himalaya, les Cordillières, les Andes du Chili, aussi bien que les Montagnes Rocheuses, en sortant de l’Europe, montreraient des indices multiples de la même influence. Le phénomène est certain et sa généralité, nous ne disons pas son universalité, ne saurait être sérieusement révoquée en doute. Les divergences commencent lorsqu’il s’agit d’en apprécier la portée e-t d’en fixer le sens véritable.

Nous avons touché un mot des opinions excessives d’Agassiz et de ses tendances à étendre au globe tout entier, non-seulement les phénomènes dont il pensait avoir observé presque partout des traces, mais les conséquences attribuées par lui à ces phénomènes. Au fond du Brésil, eu pleine région tropicale, il avait cru retrouver d’anciens glaciers et, comme il était partisan des créations successives venant à la suite de destructions qui auraient motivé chaque fois l’apparition de nouvelles espèces, comme de plus il ne doutait pas du froid violent qui avait dû accompagner l’extension des glaciers, il n’hésita pas à admettre que le globe entier, en proie à une crise d’une extrême violence, avait vu périr à un moment donné toutes les espèces, soit animales, soit végétales. Dans sa pensée, les êtres organisés de notre époque auraient été ensuite créés successivement, à mesure que le sol se découvrait par la fonte des glaces.

Il suffit, pour renverser cette théorie, de remarquer que, non-seulement elle est contraire à la réalité des faits, mais qu’en l’invoquant on commet une véritable pétition de principe, puisque l’on suppose le froid en le donnant comme preuve à l’appui d’une prétendue destruction des êtres qui serait elle-même à prouver. Comme rien au contraire n’est plus invraisemblable que cette destruction, l’hypothèse destinée à l’expliquer devient inutile. Les preuves abondent ici tellement que l’embarras du choix est le seul obstacle auquel on se heurte.

Un étroit enchaînement relie les animaux et les plantes actuelles à ceux des derniers temps tertiaires. On les voit se montrer les uns plus tôt, les autres plus tard, se mêler et s’associer si librement qu’il n’y a pas moyen de faire intervenir une révolution intermédiaire dont la conséquence aurait été une interruption de la vie.

Si nous considérons les végétaux, leur distribution géographique actuelle répond à des lois et reproduit des combinaisons dont la raison d’être et les linéamens relèvent des temps antérieurs. Même en plein tertiaire, on observe des plantes qui n’ont évidemment plus quitté les régions qu’elles caractérisent dès lors et qu’elles n’ont depuis cessé de caractériser; d’autres n’en ont été chassées que pour aller se réfugier quelques degrés plus loin dans la direction du sud. Ainsi, le peuplier blanc paraît à Meximieux, le tremble dans les cinérites du Cantal, le peuplier grisaille dans les marnes de Ceyssac ; il est bien certain que ces espèces n’ont plus abandonné notre sol depuis cette époque. L’érable à feuilles d’aubier abonde dans le tertiaire récent du midi de la France ; il se retrouve dans le quaternaire de la même région et de nos jours il habite encore aux mêmes lieux. Le laurier rose de Meximieux a laissé les environs de Lyon depuis le pliocène, mais il est encore indigène le long des côtes de Provence. À quoi bon multiplier ces exemples ? ils sont innombrables : la vigne, le gainier, le laurier nous en fourniraient d’autres ; il n’est pas jusqu’au pin d’Alep dont un cône recueilli dans les tufs pliocènes de Saint-Martial (Hérault) ne soit venu attester l’ancienneté. Il s’agit pourtant d’un type qui n’a dû son extension récente qu’à la diminution de l’humidité. Cette diminution marque la fin du quaternaire et devient, à partir de ce moment, le trait principal du climat méditerranéen ; on conçoit qu’elle ait favorisé la diffusion d’un arbre sensible au froid, mais étroitement adapté à la constante sérénité du ciel méridional.

En ce qui touche les animaux, le cheval arrivé en Europe dans le cours du pliocène, se montre en Asie dès le miocène supérieur ; il continue à se multiplier dans le quaternaire ; le mouvement inauguré se prolonge ainsi sans hiatus marqué. Selon M. A. Gaudry, à qui nous sommes redevables de ces enseignemens, l’elephas antiquus de Falconer se rattacherait étroitement à l’éléphant des Indes ; or il appartient à la fois aux derniers dépôts tertiaires et aux formations quaternaires les mieux caractérisées. Dans le tuf des Aygalades, près de Marseille, où l’on a rencontré une fois un squelette entier de cet animal, les espèces végétales : chêne, laurier-tin, figuier ; micocoulier, pomastre, etc., ne diffèrent point de leurs similaires provençaux actuels. Les espèces anciennes n’étaient donc pas détruites, lorsque les modernes sont venues prendre leur place ; mais les deux catégories, dans l’un et l’autre règne, ont pu vivre juxtaposées, associées dans le même ensemble. Il paraît donc inutile d’insister.

Mais si le froid de l’époque glaciaire n’a été ni assez général ni assez violent pour anéantir la vie même en Europe, quelle doit être la véritable signification du phénomène ? — Cette signification résulte pour nous des faits raisonnablement interprétés : dès qu’il ne s’agit plus de glaces universelles, mais d’une extension prodigieuse, si l’on veut, des glaciers ; ceux-ci, par cela même, ont été forcément u localisés, » c’est-à-dire renfermés dans des limites déterminées, si élargies qu’on les suppose. — Ainsi, la vallée inférieure de la Durance, au fond de laquelle coulait alors un fleuve presque aussi puissant que le Rhône lui-même, n’a jamais laissé reconnaître, de Sisteron à la mer, aucun vestige de l’action glaciaire. Il en est de même au pied des Alpes maritimes, dont le déversoir était alors le Var démesurément agrandi. Voilà donc une région abritée contre l’invasion du froid, à l’époque même de la plus grande extension des glaciers. On sait par expérience que des cimes lointaines, couronnées de neiges permanentes, ensevelies, si l’on veut, sous les frimas, sont loin d’être un obstacle au climat tiède et modéré des plaines inférieures. À plus forte raison, peut-on attribuer la même immunité à d’autres contrées, comme le centre, l’ouest et le nord-ouest de la France, alors écartées des grandes chaînes, soustraites par conséquent à la visite ainsi qu’à l’influence directe des glaciers. Cette circonstance rend parfaitement compte de la présence à Moret, près de Fontainebleau, du figuier et du laurier recueillis par M. Chouquet dans les tufs quaternaires de cette localité.

Un climat très pluvieux, entraînant la chute d’une énorme quantité de neige sur le sommet des chaînes principales, accompagné, si l’on veut, d’un abaissement relatif assez marqué pour motiver les précipitations aqueuses et prolonger les hivers aux approches immédiats des massifs montagneux, un tel climat a dû amener une extension des glaciers du nord et du centre de l’Europe, sans impliquer pour le reste de ce continent la présence d’une température arctique défavorable soit à la multiplication des grands animaux, soit au développement des forêts nécessaires à leur alimentation.

Notre conviction est formée sur ce point, mais elle doit être appuyée par des argumens tirés de l’examen des divers ordres de faits dont l’ensemble caractérise les temps quaternaires. Nous l’avons affirmé au cours de ce résumé et nous le répéterons avant de le terminer, la considération d’un phénomène isolé, quelles que soient l’énergie et la puissance que l’on soit tenté de lui attribuer, ne saurait tout décider. À côté de cet indice souverain auquel on voudrait en vain subordonner tout le reste, il en est d’autres, moins apparens peut-être, mais dont il est juste détenir compte. Nous savons maintenant que, lors des temps quaternaires, il y a eu en Europe et ailleurs une remarquable extension des glaciers soit alpins, soit polaires. Mais l’étude et la mise au jour de ce qui tient aux plantes, aux animaux, finalement aux races d’hommes de ces mêmes temps, ont un droit au moins égal à notre regard attentif. On comprend bien qu’il est indispensable, après avoir exploré le côté physique des événemens, d’interroger aussi la nature vivante et de lui arracher ses secrets ; c’est ce que nous essaierons de faire prochainement.


G. DE SAPORTA.

  1. Ce mémoire, présenté à l’Académie des sciences, date de janvier 1842.
  2. Exposé des formations quaternaires de la Suède, par Erdmann, trad. par Cromer; Stockholm, 1868.
  3. Des plantes semblables et visiblement contemporaines ont été recueillies, sur un niveau géognostique correspondant, au Beausset, près de Toulon, par M. Toucas, géologue distingué. Elles ont fait visiblement partie du même ensemble végétal qui devait par conséquent occuper toute la vallée du Rhône, lors de la craie supérieure turonienne.
  4. Cependant une découverte toute récente, due à M. le professeur Marion a démontré que la famille des palmiers, représentée par le Chamœrops humilis, existait encore en Provence, auprès de Marseille, vers la fin du pliocène. Les traces observées dans les tufs de cet âge sont de nature à écarter tous les doutes. On sait que ce même palmier n’a disparu que récemment des environs de Nice et qu’il existe encore à l’état spontané sur la côte méridionale d’Espagne.