Les Templiers (Michelet)



LES TEMPLIERS.

Les papes avaient eux-mêmes préparé leur captivité d’Avignon en nommant depuis un siècle une foule de cardinaux français en haine de l’Empire. Les rois de France se trouvèrent ainsi maîtres des élections papales. En 1305, Philippe-le-Bel se rend dans une forêt de Saintonge, près de Saint-Jean-d’Angely ; le Gascon Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux, l’y attendait. Là se fit un marché diabolique : le roi promit à Bertrand de Gott de le faire pape ; Bertrand promit tout ce que le roi voulut, de venir se mettre à sa discrétion à Avignon, de condamner la papauté elle-même dans la personne de Boniface VIII ; pour la dernière condition, elle était telle que Philippe exigea que l’archevêque s’y soumit sans la connaître. Ce n’était pas moins que la suppression de l’ordre des templiers, la ruine de quinze mille chevaliers chrétiens. Bertrand jura et fut pape sous le nom de Clément V[1].

Qu’était-ce donc que le Temple ?

À Paris, l’enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste et mal peuplé, qui en a conservé le nom. C’était un tiers du Paris d’alors. À l’ombre du Temple et sous sa puissante protection vivait une foule de serviteurs, de familiers, d’affiliés, et aussi de gens condamnés ; les maisons de l’ordre avaient droit d’asile. Philippe-le-Bel lui-même en avait profité en 1306, lorsqu’il était poursuivi par le peuple soulevé. Il restait encore, à l’époque de la révolution, un monument de cette ingratitude royale, la grosse tour à quatre tourelles, bâtie en 1222. Elle servit de prison à Louis XVI.

Le Temple de Paris était le centre de l’ordre, son trésor ; les chapitres généraux s’y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces de l’ordre : Portugal, Castille et Léon, Aragon, Majorque, Allemagne, Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le nord, l’ordre teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d’autres ordres militaires se formèrent de ses débris. L’immense majorité des templiers étaient Français, particulièrement les grands-maîtres. Dans plusieurs langues, on désignait les chevaliers par leur nom français : Frieri del Tempio, φρεριοι τοῦ Τεμπλοῦ.

Le Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Cîteaux. Le réformateur de Cîteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des Cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c’était l’exil et la guerre sainte jusqu’à la mort. Les templiers devaient toujours accepter le combat, fut-ce d’un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un pouce de terre. Ils n’avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans des ordres moins austères.

« Allez heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard ; chassez d’un cœur intrépide les ennemis de la croix de Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors l’amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole : Vivans ou morts, nous sommes au Seigneur… Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs[2] ! »

Voici la rude esquisse qu’il nous donne de la figure du templier : « Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle et de soleil… Ils aiment les chevaux ardens et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés… Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre-Sainte, c’est que vous n’y voyez que des scélérats et des impies. Christ d’un ennemi se fait un champion ; du persécuteur Saul, il fait un saint Paul… » Puis, dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitens de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au Saint-Sépulcre.

Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le templier abjurait l’un et l’autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du moyen-âge fut la guerre sainte, la croisade ; l’idéal de la croisade semblait réalisé dans l’ordre du Temple. C’était la croisade devenue fixe et permanente, la noble représentation de cette croisade spirituelle, de cette guerre mystique que le chrétien soutient jusqu’à la mort contre l’ennemi intérieur.

Associés aux hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n’était-ce pas pour le pélerin qui voyageait sur la route poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix rouge sur le manteau blanc de l’ordre du Temple ! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l’avant-garde et l’arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveau-venus et peu habitués aux guerres d’Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant. Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins les chevaliers qu’ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervens à leur arrivée, bien sûrs qu’un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves ; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les templiers formaient l’avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d’Artois s’obstina à la poursuite malgré leur conseil, et se jeta dans la ville ; ils le suivirent par honneur et furent tous tués.

On avait cru avec raison ne pouvoir jamais faire assez pour un ordre si dévoué et si utile. Les priviléges les plus magnifiques leur furent accordés. D’abord ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin et si haut n’était guère réclamé. Ainsi les templiers étaient juges dans leurs causes ; ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté. Il leur était défendu de payer tribut à aucune puissance, et d’accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.

Chacun désirait naturellement participer à de tels priviléges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l’ordre ; Philippe-le-Bel le demanda en vain.

Mais quand cet ordre n’eût pas eu ces grands et magnifiques priviléges, on s’y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu, dans les églises de l’ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré, il n’en serait pas sorti.

La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l’église antique ne craignait pas d’entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d’abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait à l’exemple de saint Pierre ; le reniement dans cette pantomime s’exprimait par un acte : il crachait sur la croix. L’ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l’élever d’autant plus haut, que sa chute était plus profonde. Ainsi, dans la fête des fous, l’homme offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.

Elles avaient ici un autre danger. L’orgueil du Temple laissait dans ces formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu’au-delà du christianisme vulgaire l’ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du Temple n’était pas sacré pour les seuls chrétiens. S’il exprimait pour eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple de Salomon[3]. L’idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l’Église, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L’Église datait, et le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c’était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après la ruine des templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition, dans les enseignemens d’une foule de sociétés secrètes, jusqu’aux rose-croix, jusqu’aux francs-maçons[4].

L’Église est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques prenaient pour leur grande fête, non pas Noël ou Pâques, mais la Pentecôte, le jour où l’Esprit descendit. Jusqu’à quel point ces vieilles sectes subsistèrent-elles au moyen-âge ? les templiers y furent-ils affiliés ? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes, resteront toujours obscures, dans l’insuffisance des monumens[5].

Ces doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer et se cacher. On croit les reconnaître, soit dans les emblèmes étranges sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique du moyen-âge, dans les poèmes où la chevalerie épurée n’est plus qu’une odyssée, un voyage héroïque et pieux à la recherche du Graal. On appelait ainsi la sainte coupe qui reçut le sang du Sauveur. La simple vue de cette coupe prolonge la vie de cinq cents années. Les enfans seuls peuvent en approcher sans mourir. Autour du temple qui la contient, veillent en armes les templistes ou chevaliers du Graal.

Cette chevalerie plus qu’ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut la fin du moyen-âge et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste resta dans les poèmes, figure nuageuse et quasi-divine. Le templier s’enfonça dans la brutalité.

Je ne voudrais pas m’associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L’ennemi des templiers les a lavés sans le vouloir ; les tortures par lesquelles il leur arracha de honteux aveux semblent une présomption d’innocence. On est tenté de ne pas croire des malheureux qui s’accusent dans les gênes. S’il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées qu’elles furent dans la flamme des bûchers.

Il subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des tortures. Les points même qui ne furent pas prouvés, n’en sont pas moins vraisemblables pour qui connaît la nature humaine, pour qui considère sérieusement la situation de l’ordre dans ses derniers temps.

Il était naturel que le relâchement s’introduisît parmi des moines, guerriers, des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté, souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d’une guerre à mort et les tentations d’un climat brûlant, d’un pays d’esclaves, de la luxurieuse Syrie. L’orgueil et l’honneur les soutinrent tant qu’il y eut espoir pour la Terre-Sainte. Sachons-leur gré d’avoir résisté si long-temps, lorsqu’à chaque croisade leur attente était si tristement déçue, lorsque toute prédiction mentait, que les miracles promis s’ajournaient toujours. Il n’y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnât l’apparition des Arabes dans la plaine désolée. C’était toujours aux templiers, aux hospitaliers à monter à cheval, à sortir des murs. Enfin, ils perdirent Jérusalem, puis Saint-Jean d’Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues, faut-il s’étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras leur tombèrent ?

La chute est grave après les grands efforts. L’ame montée si haut dans l’héroïsme et la sainteté tombe bien lourde en terre… Malade et aigrie, elle se plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d’avoir cru.

Telle paraît avoir été la chute du Temple. Tout ce qu’il y avait eu de saint en l’ordre, devint péché et souillure. Après avoir tendu de l’homme à Dieu, il tourna de Dieu à la bête[6]. Les pieuses agapes, les fraternités héroïques, couvrirent de sales amours de moines. Ils cachèrent l’infamie en s’y mettant plus avant. L’orgueil y trouvait encore son compte ; ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l’élection et l’esprit, faisait montre de son mépris pour la femme, se suffisant à lui-même et n’aimant rien hors de soi.

Comme ils se passaient de femmes, ils se passaient aussi de prêtres, péchant et se confessant entre eux. Et ils se passèrent de Dieu encore. Ils essayèrent des superstitions orientales, de la magie sarrasine. D’abord symbolique, le reniement devint réel ; ils abjurèrent un Dieu qui ne donnait pas la victoire ; ils le traitèrent comme un allié infidèle qui les trahissait, l’outragèrent, crachèrent sur la croix.

Leur vrai dieu, ce semble, devint l’ordre même. Ils adorèrent le Temple et les templiers, leurs chefs, comme temples vivans. Ils symbolisèrent, par les cérémonies les plus sales et les plus repoussantes, le dévoûment aveugle, l’abandon complet de la volonté. L’ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu’il y a de souverainement diabolique dans le diable, c’est de s’adorer.

Voilà, dira-t-on, des conjectures. Mais elles ressortent trop naturellement d’un grand nombre d’aveux obtenus, sans avoir recours à la torture, particulièrement en Angleterre.

Que tel ait été d’ailleurs le caractère général de l’ordre, que les statuts soient devenus expressément honteux et impies, c’est ce que je suis loin d’affirmer. De telles choses ne s’écrivent pas. La corruption entre dans un ordre par connivence mutuelle et tacite. Les formes subsistent, changeant de sens, et perverties par une mauvaise interprétation que personne n’avoue tout haut.

Mais quand même ces infamies, ces impiétés auraient été universelles dans l’ordre, elles n’auraient pas suffi pour entraîner sa destruction. Le clergé les aurait couvertes et étouffées, comme tant d’autres désordres ecclésiastiques. La cause de la ruine du Temple, c’est qu’il était trop riche et trop puissant. Il y eut une autre cause plus intime, mais je la dirai tout-à-l’heure.

À mesure que la ferveur des guerres saintes diminuait en Europe, à mesure qu’on allait moins à la croisade, on donnait davantage au Temple, pour s’en dispenser. Les affiliés de l’ordre étaient innombrables. Il suffisait de payer deux ou trois deniers par an. Beaucoup de gens offraient tous leurs biens, leurs personnes même. Deux comtes de Provence se donnèrent ainsi. Un roi d’Aragon légua son royaume ; mais le royaume n’y consentit pas.

On peut juger du nombre prodigieux des possessions des templiers par celui des terres, des fermes, des forts ruinés, qui, dans nos villes ou nos campagnes, portent encore le nom du Temple. Ils possédaient, dit-on, plus de neuf mille manoirs dans la chrétienté[7]. En une seule province d’Espagne, au royaume de Valence, ils avaient dix-sept places fortes. Ils achetèrent argent comptant le royaume de Chypre, qu’ils ne purent, il est vrai, garder.

Avec de tels priviléges, de telles richesses, de telles possessions, il était bien difficile de rester humbles. Richard-Cœur-de-Lion disait en mourant : « Je laisse mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux moines gris, ma superbe aux templiers. »

Au défaut de musulmans, cette milice inquiète et indomptable guerroyait contre les chrétiens. Ils firent la guerre au roi de Chypre et au prince d’Antioche. Ils détrônèrent le roi de Jérusalem Henri II et le duc de Croatie. Ils ravagèrent la Thrace et la Grèce. Tous les croisés qui revenaient de Syrie ne parlaient que des trahisons des templiers, de leurs liaisons avec les infidèles. Ils étaient notoirement en rapport avec les Assassins de Syrie[8] ; le peuple remarquait avec effroi l’analogie de leur costume avec celui des sectateurs du Vieux de la Montagne. Ils avaient accueilli le soudan dans leurs maisons, permis le culte mahométan, averti les infidèles de l’arrivée de Frédéric II. Dans leurs rivalités furieuses contre les hospitaliers, ils avaient été jusqu’à lancer des flèches dans le Saint-Sépulcre[9]. On assurait qu’ils avaient tué un chef musulman qui voulait se faire chrétien pour ne plus leur payer tribut.

La maison de France, particulièrement, croyait avoir à se plaindre des templiers. Ils avaient tué Robert de Brienne à Athènes. Ils avaient refusé d’aider à la rançon de saint Louis. En dernier lieu, ils s’étaient déclarés pour la maison d’Aragon contre celle d’Anjou.

Cependant la Terre-Sainte avait été définitivement perdue en 1191 et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables, odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux d’un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins d’or, et en argent la charge de dix mulets ? Qu’allaient-ils faire en pleine paix de tant de forces et de richesses ? Ne seraient-ils pas tentés de se créer une souveraineté dans l’Occident, comme les chevaliers teutoniques le firent en Prusse, les hospitaliers dans les îles de la Méditerranée, et les jésuites au Paraguay ? S’ils s’étaient unis aux hospitaliers, aucun roi du monde n’eût pu leur résister. Il n’était point d’état où ils n’eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes les familles nobles. Ils n’étaient guère en tout, il est vrai, plus de quinze mille chevaliers ; mais c’étaient des hommes aguerris au milieu d’un peuple qui ne l’était plus depuis la cessation des guerres des seigneurs. C’étaient d’admirables cavaliers, les rivaux des Mameluks, aussi intelligens, lestes et rapides que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte. On les voyait partout orgueilleusement chevaucher sur leurs admirables chevaux arabes, suivis chacun d’un écuyer, d’un page, d’un servant d’armes, sans compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtemens, mais ils avaient de précieuses armes orientales, d’un acier de fine trempe, et damasquinées richement.

Ils sentaient bien leurs forces. Les templiers d’Angleterre avaient osé dire au roi Henri III : « Vous serez roi tant que vous serez juste. » Dans leur bouche, ce mot était une menace.

Tout cela donnait à penser à Philippe-le-Bel. Les templiers avaient refusé d’admettre le roi dans l’ordre. Ils l’avaient refusé et ils l’avaient servi, double humiliation. Il leur devait de l’argent[10] ; le Temple était une sorte de banque, comme l’ont été souvent les temples de l’antiquité. Lorsqu’en 1306 il trouva un asile chez eux contre le peuple soulevé, ce fut sans doute pour lui une occasion d’admirer ces trésors de l’ordre ; les chevaliers étaient trop confians, trop fiers pour lui rien cacher.

La tentation était forte pour le roi. La victoire de Mons en Puelle l’avait ruiné. Déjà contraint de rendre la Guienne, il l’avait été encore de lâcher la Flandre flamande. Sa détresse pécuniaire était extrême, et pourtant il lui fallut révoquer un impôt contre lequel la Normandie s’était soulevée. Le peuple était déjà si ému, qu’on défendit les rassemblemens de plus de cinq personnes. Le roi ne pouvait sortir de cette situation désespérée que par quelque grande confiscation. Or, les juifs ayant été chassés, le coup ne pouvait frapper que sur les prêtres ou sur les nobles, ou bien sur un ordre qui appartenait aux uns ou aux autres, mais qui, par cela même, n’appartenant exclusivement ni à ceux-ci ni à ceux-là, ne serait défendu par personne. Loin d’être défendus, les templiers furent plutôt attaqués par leurs défenseurs naturels. Les moines les poursuivirent ; les nobles, les plus grands seigneurs de France, donnèrent par écrit leur adhésion au procès.

Philippe-le-Bel avait été élevé par un dominicain ; il avait pour confesseur un dominicain. Long-temps ces moines avaient été amis des templiers, au point même qu’ils s’étaient engagés à solliciter de chaque mourant qu’ils confesseraient, un legs pour le Temple ; mais peu à peu les deux ordres étaient devenus rivaux. Les dominicains avaient un ordre militaire à eux, les cavalieri gaudenti, qui ne prit pas grand essor. À cette rivalité accidentelle, il faut ajouter une cause plus grave de haine. Les templiers étaient nobles ; les dominicains, les mendians, étaient en grande partie roturiers, quoique, dans leur tiers-ordre, ils comptassent des laïques illustres et même des rois.

Dans les ordres mendians, comme dans les légistes conseillers de Philippe-le-Bel, il y avait contre les nobles, les hommes d’armes, les chevaliers, un fonds commun de malveillance, un levain de haine niveleuse. Les légistes devaient haïr les templiers comme moines ; les dominicains les détestaient comme gens d’armes, comme moines mondains, qui réunissaient les profits de la sainteté et l’orgueil de la vie militaire. L’ordre de saint Dominique, inquisiteur dès sa naissance, pouvait se croire obligé en conscience de perdre en ses rivaux des mécréans doublement dangereux, et par l’importation des superstitions sarrasines, et par leurs liaisons avec les mystiques occidentaux, qui ne voulaient plus adorer que le Saint-Esprit.

Le coup ne fut pas imprévu, comme on l’a dit. Les templiers eurent le temps de le voir venir[11] ; mais l’orgueil les perdit : ils crurent toujours qu’on n’oserait.

Le roi hésitait en effet. Il avait d’abord essayé des moyens indirects. Par exemple, il avait demandé à être admis dans l’ordre. S’il y eût réussi, il se serait probablement fait grand-maître ; comme fit Ferdinand le Catholique pour les ordres militaires d’Espagne. Il aurait appliqué les biens du Temple à son usage, et l’ordre eût été conservé.

Depuis la perte de la Terre-Sainte, et même antérieurement, on avait fait entendre aux templiers qu’il serait urgent de les réunir aux hospitaliers. Réuni à un ordre plus docile, le Temple eût présenté peu de résistance aux rois.

Ils ne voulurent point entendre à cela. Le grand-maître, Jacques Molay, pauvre chevalier de Bourgogne, mais vieux et brave soldat qui venait de s’honorer en Orient par les derniers combats qu’y soutinrent les chrétiens, répondit que saint Louis avait, il est vrai, proposé autrefois la réunion des deux ordres, mais que le roi d’Espagne n’y avait point consenti ; que, pour que les hospitaliers fussent réunis aux templiers, il faudrait qu’ils s’amendassent fort ; que les templiers étaient plus exclusivement fondés pour la guerre. Il finissait par ces paroles hautaines : « On trouve beaucoup de gens qui voudraient ôter aux religieux leurs biens, plutôt que de leur en donner… Mais si l’on fait cette union des deux ordres, cette religion sera si forte et si puissante, qu’elle pourra bien défendre ses droits contre toute personne au monde. »

Pendant que les templiers résistaient si fièrement à toute concession, les mauvais bruits allaient se fortifiant. Eux-mêmes y contribuaient. Un chevalier disait à Raoul de Presles, l’un des hommes les plus graves du temps : « Que dans le chapitre général de l’ordre il y avait une chose si secrète, que si, pour son malheur, quelqu’un la voyait, fût-ce le roi de France, nulle crainte de tourment n’empêcherait ceux du chapitre de le tuer, selon leur pouvoir. »

Un templier, nouvellement reçu, avait protesté contre la forme de réception devant l’official de Paris[12]. Un autre s’en était confessé à un cordelier, qui lui ordonna pour pénitence de jeûner tous les vendredis, un an durant, sans chemise. Un autre enfin, qui était de la maison du pape, « lui avait ingénuement confessé tout le mal qu’il avait reconnu en son ordre, en présence d’un cardinal, son cousin, qui écrivit à l’instant cette déposition. »

On faisait en même temps courir des bruits sinistres sur les prisons terribles où les chefs de l’ordre plongeaient les membres récalcitrans. Un des chevaliers déclara « qu’un de ses oncles était entré dans l’ordre sain et gai, avec chiens et faucons ; au bout de trois jours, il était mort. »

Le peuple accueillait avidement ces bruits, il trouvait les templiers trop riches[13] et peu généreux. Quoique le grand-maître, dans ses interrogatoires, vante la munificence de l’ordre, un des griefs porté contre cette opulente corporation, c’est « que les aumônes ne s’y faisaient pas comme il convenait[14]. »

Les choses étaient mûres. Le roi appela à Paris le grand-maître et les chefs ; il les caressa, les combla, les endormit. Ils vinrent se faire prendre au filet, comme les protestans à la Saint-Barthélemi.

Il venait d’augmenter leurs priviléges. Il avait prié le grand-maître d’être parrain d’un de ses enfans. Le 12 octobre, Jacques Molay, désigné par lui avec d’autres grands personnages, avait tenu le poêle à l’enterrement de la belle-sœur de Philippe. Le 13, il fut arrêté avec les cent quarante templiers qui étaient à Paris. Le même jour, soixante le furent à Beaucaire, puis une foule d’autres par toute la France. On s’assura de l’assentiment du peuple et de l’Université[15]. Le jour même de l’arrestation, les bourgeois furent appelés par paroisses et par confréries au jardin du roi, dans la Cité ; des moines y prêchèrent. On peut juger de la violence de ces prédications populaires par celle de la lettre royale qui courut par toute la France : « Une chose amère, une chose déplorable, une chose horrible à penser, terrible à entendre ! chose exécrable de scélératesse, détestable d’infamie !… Un esprit doué de raison compatit et se trouble dans sa compassion, en voyant une nature qui s’exile elle-même hors des bornes de la nature, qui oublie son principe, qui méconnaît sa dignité, qui, prodigue de soi, s’assimile aux bêtes dépourvues de sens ; que dis-je ? qui dépasse la brutalité des bêtes elles-mêmes[16] !… » On juge de la terreur et du saisissement avec lesquels une telle lettre fut reçue de toute ame chrétienne. C’était comme un coup de trompette du jugement dernier.

Suivait l’indication sommaire des accusations : reniement, trahison de la chrétienté au profit des infidèles, initiation dégoûtante, prostitution mutuelle ; enfin, le comble de l’horreur, cracher sur la croix[17] !

Tout cela avait été dénoncé par des templiers. Deux chevaliers, un Gascon et un Italien, en prison pour leurs méfaits, avaient, disait-on, révélé tous les secrets de l’ordre[18].

Ce qui frappait le plus l’imagination, c’étaient les bruits étranges qui couraient sur une idole qu’auraient adorée les templiers. Les rapports variaient. Selon les uns, c’était une tête barbue ; d’autres disaient une tête à trois faces. Elle avait, disait-on encore, des yeux étincelans. Selon quelques-uns, c’était un crâne d’homme. D’autres y substituaient un chat[19].

Quoi qu’il en fût de ces bruits, Philippe-le-Bel n’avait pas perdu de temps. Le jour même de l’arrestation, il vint de sa personne s’établir au Temple avec son trésor et son trésor des chartes, avec une armée de gens de loi, pour instrumenter, inventorier. Cette belle saisie l’avait fait riche tout d’un coup…


L’étonnement du pape fut extrême quand il apprit que le roi se passait de lui dans la poursuite d’un ordre qui ne pouvait être jugé que par le saint-siége. La colère lui fit oublier sa servilité ordinaire, sa position précaire et dépendante au milieu des états du roi. Il suspendit les pouvoirs des juges ordinaires, archevêques et évêques, ceux même des inquisiteurs.

La réponse du roi est rude. Il écrit au pape : Que Dieu déteste les tièdes, que ces lenteurs sont une sorte de connivence avec les crimes des accusés, que le pape devrait plutôt exciter les évêques.

Ce serait une grave injure aux prélats de leur ôter le ministère qu’ils tiennent de Dieu. Ils n’ont pas mérité cet outrage ; ils ne le supporteront pas ; le roi ne pourrait le tolérer sans violer son serment… Saint père, quel est le sacrilége qui osera vous conseiller de mépriser ceux que Jésus-Christ envoie, ou plutôt Jésus lui-même ?… Si l’on suspend les inquisiteurs, l’affaire ne finira jamais… Le roi n’a pas pris la chose en main comme accusateur, mais comme champion de la foi et défenseur de l’Église, dont il doit rendre compte à Dieu[20]. »

Philippe laissa croire au pape, qu’il allait lui remettre les prisonniers entre les mains ; il se chargeait seulement de garder les biens pour les appliquer au service de la Terre-Sainte (25 décembre 1307). Son but était d’obtenir que le pape rendît aux évêques et aux inquisiteurs leurs pouvoirs, qu’il avait suspendus. Il lui envoya soixante-douze templiers à Poitiers, et fit partir de Paris les principaux de l’ordre ; mais il ne les fit pas avancer plus loin que Chinon. Le pape s’en contenta ; il obtint les aveux de ceux de Poitiers. En même temps, il leva la suspension des juges ordinaires, se réservant seulement le jugement des chefs de l’ordre.

Cette molle procédure ne pouvait satisfaire le roi. Si la chose eût été traînée ainsi à petit bruit et pardonnée, comme au confessionnal, il n’y avait pas moyen de garder les biens. Aussi, pendant que le pape s’imaginait tout tenir dans ses mains, le roi faisait instrumenter à Paris par son confesseur, inquisiteur-général de France. On obtint sur-le-champ cent quarante aveux par les tortures ; le fer et le feu y furent employés[21]. Ces aveux une fois divulgués, le pape ne pouvait plus arranger la chose. Il envoya deux cardinaux à Chinon, demander aux chefs, au grand-maître, si tout cela était vrai ; les cardinaux leur persuadèrent d’avouer, et ils s’y résignèrent. Le pape, en effet, les réconcilia et les recommanda au roi. Il croyait les avoir sauvés.

Philippe le laissait dire et allait son chemin. Au commencement de 1308, il fit arrêter par son cousin, le roi de Naples, tous les templiers de Provence[22]. À Pâques, les états du royaume furent assemblés à Tours. Le roi s’y fit adresser un discours singulièrement violent contre le clergé : « Le peuple du royaume de France adresse au roi d’instantes supplications… Qu’il se rappelle que le prince des fils d’Israël, Moïse, l’ami de Dieu, à qui le Seigneur parlait face à face, voyant l’apostasie des adorateurs du veau d’or, dit : Que chacun prenne le glaive et tue son proche parent… Il n’alla pas pour cela demander le consentement d’Aaron, constitué grand-prêtre par l’ordre de Dieu… Pourquoi donc le roi très chrétien ne procéderait-il pas de même, même contre tout le clergé, si le clergé errait ainsi, ou soutenait ceux qui errent ? »

À l’appui de ce discours, vingt-six princes et seigneurs se constituèrent accusateurs, et donnèrent procuration pour agir contre les templiers par-devant le pape et le roi. La procuration est signée des ducs de Bourgogne et de Bretagne, des comtes de Flandre, de Nevers et d’Auvergne, du vicomte de Narbonne, du comte Talleyrand de Périgord. Nogaret signe hardiment entre Lusignan et Coucy.

« Armé de ces adhésions, le roi, dit Dupuy, alla à Poitiers, accompagné d’une grande multitude de gens, qui étaient ceux de ses procureurs que le roi avait retenus près de lui pour prendre avis sur les difficultés qui pourraient survenir. »

En arrivant, il baisa humblement les pieds au pape. Mais celui-ci vit bientôt qu’il n’obtiendrait rien. Philippe ne pouvait entendre à aucun ménagement ; il lui fallait traiter rigoureusement les personnes pour pouvoir garder les biens. Le pape, hors de lui, voulait sortir de la ville, échapper à son tyran ; qui sait même s’il n’aurait pas fui hors de France ? Mais il n’était pas homme à partir sans son argent. Quand il se présenta aux portes avec ses mulets, ses bagages, ses sacs, il ne put passer ; il vit qu’il était prisonnier du roi, non moins que les templiers. Plusieurs fois il essaya de fuir, toujours inutilement. Il semblait que son tout-puissant maître s’amusât des tortures de cette ame misérable qui se débattait encore.

Clément resta donc et parut se résigner. Il rendit, le 1er août 1308, une bulle adressée aux archevêques et aux évêques. Cette pièce est singulièrement brève et précise, contre l’usage de la cour de Rome. Il est évident que le pape écrit malgré lui, et qu’on lui pousse la main. Quelques évêques, selon cette bulle, avaient écrit qu’ils ne savaient comment on devait traiter les accusés qui s’obstineraient à nier et ceux qui rétracteraient leurs aveux. « Ces choses, dit le pape, ne sont pas laissées indécises par le droit écrit, dont nous savons que plusieurs d’entre vous ont pleine connaissance ; nous n’entendons pour le présent faire en cette affaire un nouveau droit, et nous voulons que vous procédiez selon que le droit exige. »

Il y avait ici une dangereuse équivoque. Jura scripte s’entendait-il du droit romain, ou du droit canonique, ou des règlemens de l’inquisition ?

Le danger était d’autant plus réel, que le roi ne se dessaisissait pas des prisonniers pour les remettre au pape, comme il le lui avait fait espérer. Dans l’entrevue, il l’amusa encore, il lui promit les biens pour le consoler de n’avoir pas les personnes ; ces biens devaient être remis à ceux que le pape désignerait. C’était le prendre par son faible ; Clément était fort inquiet de ce que ces biens allaient devenir.

Le pape avait rendu (5 juillet 1308) aux juges ordinaires, archevêques et évêques, leurs pouvoirs un instant suspendus. Le 1er août encore, il écrivait qu’on pouvait suivre le droit commun, et le 12 il remettait l’affaire à une commission. Les commissaires devaient instruire le procès dans la province de Sens, à Paris, évêché dépendant de Sens. D’autres commissaires étaient nommés pour en faire autant dans les autres parties de l’Europe, pour l’Angleterre l’archevêque de Cantorbéry, pour l’Allemagne ceux de Mayence, de Cologne et de Trèves. Le jugement devait être prononcé, d’alors en deux ans, dans un concile général, hors de France, à Vienne en Dauphiné, sur terre d’Empire.

La commission, composée principalement d’évêques, était présidée par Gilles d’Aiscelin, archevêque de Narbonne, homme doux et faible, de grandes lettres et de peu de cœur. Le roi et le pape, chacun de leur côté, croyaient cet homme tout à eux. Le pape crut calmer plus sûrement encore le mécontentement de Philippe, en adjoignant à la commission le confesseur du roi, moine dominicain et grand-inquisiteur de France, celui qui avait commencé le procès avec tant de violence et d’audace.

Le roi ne réclama pas. Il avait besoin du pape. La mort de l’empereur Albert d’Autriche (1er mai 1308) offrait à la maison de France une haute perspective. Le frère de Philippe, Charles de Valois, dont la destinée était de demander tout et de manquer tout, se porta pour candidat à l’empire. S’il eût réussi, le pape devenait à jamais serviteur et serf de la maison de France. Clément écrivit pour Charles de Valois ostensiblement, secrètement contre lui.

Dès-lors, il n’y avait plus de sûreté pour le pape sur les terres du roi. Il parvint à sortir de Poitiers, et se jeta dans Avignon (mars 1309). Il s’était engagé à ne pas quitter la France, et de cette façon il ne violait pas, il éludait sa promesse. Avignon, c’était la France, et ce n’était pas la France. C’était une frontière, une position mixte, une sorte d’asile, comme fut Genève pour Calvin, Ferney pour Voltaire. Avignon dépendait de plusieurs et de personne. C’était terre d’Empire, un vieux municipe, une république sous deux rois. Le roi de Naples, comme comte de Provence, le roi de France, comme comte de Toulouse, avaient chacun la seigneurie d’une moitié d’Avignon. Mais le pape allait y être bien plus roi qu’eux, lui dont le séjour attirerait tant d’argent dans cette petite ville.

Clément se croyait libre, mais traînait sa chaîne. Le roi le tenait toujours par le procès de Boniface. À peine établi dans Avignon, il apprend que Philippe lui fait amener par les Alpes une armée de témoins. À leur tête marchait ce capitaine italien, ce Raynaldo de Supino, qui avait été, dans l’arrestation de Boniface VIII, le bras droit de Nogaret. À trois lieues d’Avignon, les témoins tombèrent dans une embuscade qui leur avait été dressée. Raynaldo se sauva à grand’peine à Nîmes, et fit dresser acte, par les gens du roi, de ce guet-apens.

Le pape écrivit bien vite au père du roi, pour le prier de calmer Philippe-le-Bel. Il écrivit au roi lui-même (23 août 1309) que si les témoins étaient retardés dans leur chemin, ce n’était pas sa faute, mais celle des gens du roi, qui devraient pourvoir à leur sûreté. Un des témoins qui, dit-on, a disparu, se trouve précisément en France et chez Nogaret.

Le roi avait dénoncé au pape certaines lettres injurieuses. Le pape répond qu’elles sont, pour l’orthographe, manifestement indignes de la cour de Rome. Il les a fait brûler. Quant à en poursuivre les auteurs, une expérience récente a prouvé que ces procès subits, contre des personnages importans, ont une triste et dangereuse issue.

Cette lettre du pape était une humble et timide profession d’indépendance à l’égard du roi, une révolte à genoux. L’allusion aux templiers qui la termine, indiquait assez l’espoir que plaçait le pape dans les embarras où ce procès devait jeter Philippe-le-Bel.

La commission pontificale, rassemblée le 7 août 1309, à l’évêché de Paris, avait été entravée long-temps. Le roi n’avait pas plus envie de voir justifier les templiers que le pape de condamner Boniface. Les témoins à charge contre Boniface étaient maltraités à Avignon, les témoins à décharge dans l’affaire des templiers étaient torturés à Paris. Les évêques n’obéissaient point à la commission pontificale, et ne lui envoyaient point les templiers. Chaque jour la commission assistait à une messe, puis siégeait ; un huissier criait à la porte de la salle : Si quelqu’un veut défendre l’ordre de la milice du Temple, il n’a qu’à se présenter. Mais personne ne se présentait. La commission revenait le lendemain, toujours inutilement.

Enfin, le pape ayant, par une bulle (13 septembre 1309), ouvert l’instruction du procès contre Boniface, le roi permit, en novembre, que le grand-maître du Temple fût amené devant les commissaires[23]. Le vieux chevalier montra d’abord beaucoup de fermeté. Il dit que l’ordre était privilégié du saint-siége, et qu’il lui semblait bien étonnant que l’église romaine voulût procéder subitement à sa destruction, lorsqu’elle avait sursis à la déposition de l’empereur Frédéric II pendant trente-deux ans.

Il dit encore qu’il était prêt à défendre l’ordre, selon son pouvoir ; qu’il se regarderait lui-même comme un misérable, s’il ne défendait un ordre dont il avait reçu tant d’honneur et d’avantage ; mais qu’il craignait de n’avoir pas assez de sagesse et de réflexion, qu’il était prisonnier du roi et du pape, qu’il n’avait pas quatre deniers à dépenser pour la défense, pas d’autre conseil qu’un frère servant ; qu’au reste, la vérité paraîtrait, non-seulement par le témoignage des templiers, mais par celui des rois, princes, prélats, ducs, comtes et barons, dans toutes les parties du monde.

Si le grand-maître se portait ainsi pour défenseur de l’ordre, il allait prêter une grande force à la défense, et sans doute compromettre le roi. Les commissaires l’engagèrent à délibérer mûrement. Ils lui firent lire sa déposition devant les cardinaux. Cette déposition n’émanait pas directement de lui-même ; par pudeur ou pour tout autre motif, il avait renvoyé les cardinaux à un frère servant qu’il chargeait de parler pour lui. Mais lorsqu’il fut devant la commission, et que les gens d’église lui lurent à haute voix ces tristes aveux, le vieux chevalier ne put entendre de sang froid de telles choses dites en face. Il fit un signe de la croix, et dit que si les seigneurs commissaires du pape[24] eussent été autres personnes, il aurait eu quelque chose à leur dire. Les commissaires répondirent qu’ils n’étaient pas gens à relever un gage de bataille. — « Ce n’est pas là ce que j’entends, dit le grand-maître ; mais plût à Dieu qu’en tel cas on observât contre les pervers la coutume des Sarrazins et des Tartares ; ils leur tranchent la tête ou les coupent par le milieu. »

Cette réponse fit sortir les commissaires de leur douceur ordinaire. Ils répondirent avec une froide dureté : « Ceux que l’Église trouve hérétiques, elle les juge hérétiques, et abandonne les obstinés au tribunal séculier. »

Un des principaux agens de Philippe-le-Bel, Plasian, assistait à cette audience, sans y avoir été appelé. Jacques Molay, effrayé de l’impression que ses paroles avaient produite sur ces prêtres, crut qu’il valait mieux se confier à un chevalier. Il demanda la permission de conférer avec Plasian ; celui-ci l’engagea, en ami, à ne pas se perdre, et le décida à demander un délai jusqu’au vendredi suivant. Les évêques le lui donnèrent, et ils lui en auraient donné davantage de grand cœur.

Le vendredi, Jacques Molay reparut, mais tout changé. Sans doute Plasian l’avait travaillé dans sa prison. Quand on lui demanda de nouveau s’il voulait défendre l’ordre, il répondit humblement qu’il n’était qu’un pauvre chevalier illettré ; qu’il avait entendu lire une bulle apostolique où le pape se réservait le jugement des chefs de l’ordre ; que, pour le présent, il ne demandait rien de plus.

On lui demanda expressément s’il voulait défendre l’ordre. Il dit que non ; il priait seulement les commissaires d’écrire au pape qu’il le fît venir au plus tôt devant lui. Il ajoutait avec la naïveté de l’impatience et de la peur : « Je suis mortel, les autres aussi ; nous n’avons à nous que le moment présent. »

Le grand-maître, abandonnant ainsi la défense, lui ôtait l’unité et la force qu’elle pouvait recevoir de lui. Il demanda seulement à dire trois mots en faveur de l’ordre : d’abord, qu’il n’y avait nulle église où le service divin se fît plus honorablement que dans celles des templiers ; deuxièmement, qu’il ne savait nulle religion où il se fit plus d’aumônes qu’en la religion du Temple ; qu’on y faisait trois fois la semaine l’aumône à tout venant ; enfin, qu’il n’y avait, à sa connaissance, nulles sortes de gens qui eussent tant versé de sang pour la foi chrétienne, et qui fussent plus redoutés des infidèles ; qu’à Mansourah, le comte d’Artois les avait mis à l’avant-garde, et que s’il les avait crus…

Alors une voix s’éleva : « Sans la foi, tout cela ne sert de rien au salut. »

Le chancelier Nogaret, qui se trouvait là, prit aussi la parole : « J’ai ouï dire qu’en les chroniques qui sont à Saint-Denis, il était écrit qu’au temps du sultan de Babylone, le maître d’alors et les autres grands de l’ordre avaient fait hommage à Saladin, et que le même Saladin, apprenant un grand échec de ceux du Temple, avait dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment d’un vice infâme, et de leur prévarication contre leur loi. »

Le grand-maître répondit qu’il n’avait jamais ouï dire pareille chose ; qu’il savait seulement que le grand-maître d’alors avait maintenu les trèves, parce qu’autrement il n’aurait pu garder tel ou tel château. Jacques Molay finit par prier humblement les commissaires et Nogaret qu’on lui permît d’entendre la messe et d’avoir sa chapelle et ses chapelains. Ils le lui promirent en louant sa dévotion.

Ainsi s’ouvraient en même temps les deux procès du Temple et de Boniface VIII. Ils présentaient l’étrange spectacle d’une guerre indirecte du roi et du pape. Celui-ci, forcé par le roi de poursuivre Boniface, était vengé par les dépositions des templiers contre la barbarie avec laquelle les gens du roi avaient dirigé les premières procédures. Le roi déshonorait la papauté, le pape déshonorait la royauté. Mais le roi avait la force ; il empêchait les évêques d’envoyer aux commissaires du pape les templiers prisonniers, et en même temps il poussait sur Avignon des nuées de témoins qu’on lui ramassait en Italie. Le pape, en quelque sorte, assiégé par eux, était condamné à entendre les plus effrayantes dépositions contre l’honneur du pontificat.

Le procès du Temple avait commencé à grand bruit, malgré la désertion du grand-maître. Le 28 mars 1310, les commissaires se firent amener dans le jardin de l’évêché les chevaliers qui déclaraient vouloir défendre l’ordre ; la salle n’eût pu les contenir. Ils étaient cinq cent quarante-six. On leur lut en latin les articles de l’accusation. On voulait ensuite les leur lire en français ; mais ils s’écrièrent que c’était bien assez de les avoir entendues en latin, qu’ils ne se souciaient pas que l’on traduisît de telles turpitudes en langue vulgaire[25]. Comme ils étaient si nombreux, pour éviter le tumulte, on leur dit de déléguer des procureurs, de nommer quelques-uns d’entre eux qui parleraient pour les autres. Ils auraient voulu parler tous, tant ils avaient repris courage. « Nous aurions bien dû aussi, s’écrièrent-ils, n’être torturés que par procureurs[26]. » Ils déléguèrent pourtant deux d’entre eux, un chevalier, frère Raynaud de Pruin, et un prêtre, frère Pierre de Boulogne, procureur de l’ordre près la cour pontificale. Quelques autres leur furent adjoints.

Les commissaires firent ensuite recueillir, par toutes les maisons de Paris qui servaient de prison aux templiers[27], les dépositions de ceux qui voudraient défendre l’ordre. Ce fut un jour affreux qui pénétra dans les prisons de Philippe-le-Bel. Il en sortit d’étranges voix, les unes fières et rudes ; d’autres pieuses, exaltées ; plusieurs naïvement douloureuses. Un des chevaliers dit seulement : Je ne puis pas plaider à moi seul contre le pape et le roi de France[28]. Quelques-uns remettent pour toute déposition une prière à la sainte Vierge : « Marie, étoile des mers, conduis-nous au port du salut…[29]. » Mais la pièce la plus curieuse est une protestation en langue vulgaire, où, après avoir soutenu l’innocence de l’ordre, les chevaliers nous font connaître leur humiliante misère, le triste calcul de leurs dépenses[30]. Étranges détails et qui font un cruel contraste avec la fierté et la richesse tant célébrées de cet ordre !… Les malheureux, sur leur pauvre paie de douze deniers par jour, étaient obligés de payer le passage de l’eau pour aller subir leurs interrogatoires dans la Cité, et de donner encore de l’argent à l’homme qui ouvrait ou rivait leurs chaînes.

Enfin, les défenseurs présentèrent un acte solennel au nom de l’ordre. Dans cette protestation, singulièrement forte et hardie, ils déclarent ne pouvoir se défendre sans le grand-maître, ni autrement que devant le concile général. Ils soutiennent : « Que la religion du Temple est sainte, pure et immaculée devant Dieu et son Père. L’institution régulière, l’observance salutaire, y ont toujours été, y sont encore en vigueur. Tous les frères n’ont qu’une profession de foi qui dans tout l’univers a été, est toujours observée de tous, depuis la fondation jusqu’au jour présent. Et qui dit ou croit autrement, erre totalement, pèche mortellement. » C’était une affirmation bien hardie, de soutenir que tous étaient restés fidèles aux règles de la fondation primitive ; qu’il n’y avait eu nulle déviation, nulle corruption. Lorsque le juste pèche sept fois par jour, cet ordre superbe se trouvait pur et sans péché. Un tel orgueil faisait frémir.

Ils ne s’en tenaient pas là. Ils demandaient que les frères apostats fussent mis sous bonne garde jusqu’à ce qu’il apparût s’ils avaient porté un vrai témoignage.

Ils auraient voulu encore qu’aucun laïque n’assistât aux interrogatoires. Nul doute en effet que la présence d’un Plasian, d’un Nogaret, n’intimidât les accusés et les juges.

Ils finissent par dire que la commission pontificale ne peut aller plus avant : « car enfin nous sommes et avons toujours été au pouvoir de ceux qui suggèrent des choses fausses au seigneur roi. Tous les jours, par eux ou par d’autres, de vive voix, par lettres ou messages, ils nous avertissent de ne pas rétracter les fausses dépositions qui ont été arrachées par la crainte ; qu’autrement nous serons brûlés. »

Quelques jours après, nouvelle protestation, mais plus forte encore, moins apologétique que menaçante et accusatrice. « Ce procès, disent-ils, a été soudain, inique et injuste ; ce n’est que violence atroce, intolérable erreur. Dans les prisons et les tortures, beaucoup et beaucoup sont morts ; d’autres en resteront infirmes pour leur vie ; plusieurs ont été contraints de mentir contre eux-mêmes et contre leur ordre. Ces violences et ces tourmens leur ont totalement enlevé le libre arbitre, c’est-à-dire tout ce que l’homme a de bon. Qui perd le libre arbitre perd tout bien, science, mémoire et intellect… Pour les pousser au mensonge, au faux témoignage, on leur montrait des lettres où pendait le sceau du roi, et qui leur garantissaient la conservation de leurs membres, de la vie, de la liberté ; on promettait de pourvoir soigneusement à ce qu’ils eussent de bons revenus pour leur vie ; on leur assurait d’ailleurs que l’ordre était condamné sans remède… »

Quelque habitué que l’on fût alors à la violence des procédures inquisitoriales, à l’immoralité des moyens employés communément pour faire parler les accusés, il était impossible que de telles paroles ne soulevassent les cœurs. Mais ce qui en disait plus que toutes les paroles, c’était le pitoyable aspect des prisonniers, leur face pâle et amaigrie, les traces hideuses des tortures… L’un d’eux, Humbert Dupuy, le quatorzième témoin, avait été torturé trois fois, retenu trente-six semaines au fond d’une tour infecte, au pain et à l’eau. Un autre avait été pendu par les parties génitales. Le chevalier Bernard Dugué (de Vado), dont on avait tenu les pieds devant un feu ardent, montrait deux os qui lui étaient tombés des talons[31].

C’étaient là de cruels spectacles. Les juges même, tout légistes qu’ils étaient, et sous leur sèche robe de prêtres, étaient émus et souffraient. Combien plus le peuple, qui, chaque jour, voyait ces malheureux passer l’eau en barque, pour se rendre dans la Cité, au palais épiscopal, où siégeait la commission ! L’indignation augmentait contre les accusateurs, contre les templiers apostats. Un jour, quatre de ces derniers se présentent devant la commission, gardant encore la barbe, mais portant leurs manteaux à la main. Ils les jettent aux pieds des évêques, et déclarent qu’ils renoncent à l’habit du Temple. Mais les juges ne les virent qu’avec dégoût ; ils leur dirent qu’ils fissent dehors ce qu’ils voudraient.

Le procès prenait une tournure fâcheuse pour ceux qui l’avaient commencé avec tant de précipitation et de violence. Les accusateurs tombaient peu à peu à la situation d’accusés. Chaque jour, les dépositions de ceux-ci révélaient les barbaries, les turpitudes de la première procédure. L’intention du procès devenait visible. On avait tourmenté un accusé pour lui faire dire à combien montait le trésor rapporté de la Terre-Sainte. Un trésor était-il un crime, un titre d’accusation ?

Quand on songe au grand nombre d’affiliés que le Temple avait dans le peuple, aux relations des chevaliers avec la noblesse dont ils sortaient tous, on ne peut douter que le roi ne fût effrayé de se voir engagé si avant. Le but honteux, les moyens atroces, tout avait été démasqué. Le peuple, troublé et inquiet dans sa croyance depuis la tragédie de Boniface VIII, n’allait-il pas se soulever ? Dans l’émeute des monnaies, le Temple avait été assez fort pour protéger Philippe-le-Bel ; aujourd’hui tous les amis du Temple étaient contre lui…

Ce qui aggravait encore le danger, c’est que, dans les autres contrées de l’Europe, les conciles furent généralement favorables aux templiers. Ils furent déclarés innocens le 17 juin 1310 à Ravenne, le 1er juillet à Mayence, le 21 octobre à Salamanque. Dès le commencement de l’année, on pouvait prévoir ces jugemens et la dangereuse réaction qui s’ensuivrait à Paris. Il fallait la prévenir, se réfugier dans l’audace. Il fallait à tout prix prendre en main le procès, le brusquer, l’étouffer.

Au mois de février 1310, le roi s’était arrangé avec le pape. Il avait déclaré s’en remettre à lui pour le jugement de Boniface VIII. En avril, il exigea en retour que Clément nommât, à l’archevêché de Sens, le jeune Marigni, frère du fameux Enguerrand de Marigni, vrai roi de France sous Philippe-le-Bel. Le 10 mai, l’archevêque de Sens assemble à Paris un concile provincial, et y fait paraître les templiers. Voilà deux tribunaux qui jugent en même temps les mêmes accusés, en vertu de deux bulles du pape. La commission alléguait la bulle qui lui attribuait le jugement ; le concile s’en rapportait à la bulle précédente, qui avait rendu aux juges ordinaires leurs pouvoirs, d’abord suspendus. Il ne reste point d’acte de ce concile, rien que le nom de ceux qui siégèrent et le nombre de ceux qu’ils firent brûler.

Le 10 mai, le dimanche, les défenseurs de l’ordre se présentèrent devant les commissaires du pape pour porter appel contre le concile. Le président des commissaires, l’archevêque de Narbonne, répondit qu’un tel appel ne regardait ni lui ni ses collègues ; qu’ils n’avaient pas à s’en mêler, puisque ce n’était pas de leur tribunal que l’on appelait ; que s’ils voulaient parler pour la défense de l’ordre, on les entendrait volontiers.

Les pauvres chevaliers supplièrent qu’au moins on les menât devant le concile pour y porter leur appel, en leur donnant deux notaires qui en dresseraient acte authentique. Dans leur appel qu’ils lurent ensuite, ils se mettaient sous la protection du pape, dans les termes les plus pathétiques. « Nous réclamons les saints apôtres, nous les réclamons encore une fois, c’est avec la dernière instance que nous les réclamons. » Les malheureuses victimes sentaient déjà les flammes, et se serraient à l’autel qui ne pouvait les protéger.

Tout le secours que leur ménagea ce pape sur lequel ils comptaient, et dont ils se recommandaient comme de Dieu, fut une timide et lâche consultation, où il avait essayé d’interpréter le mot de relaps, dans le cas où l’on voudrait appliquer ce nom à ceux qui avaient rétracté leurs aveux : « Il semble en quelque sorte contraire à la raison de juger de tels hommes comme relaps… En telles choses douteuses, il faut restreindre et modérer les peines. »

Les commissaires pontificaux n’osèrent faire valoir cette consultation. Ils répondirent, le dimanche soir, qu’ils éprouvaient grande compassion pour les défenseurs de l’ordre et les autres frères, mais que l’affaire dont s’occupaient l’archevêque de Sens et ses suffragans était tout autre que la leur, qu’ils ne savaient ce qui se faisait dans ce concile ; que si la commission était autorisée par le saint-siége, l’archevêque de Sens l’était aussi ; que l’une n’avait nulle autorité sur l’autre ; qu’au premier coup d’œil, ils ne voyaient rien à objecter à l’archevêque de Sens ; que toutefois ils aviseraient.

Pendant que les commissaires avisaient, ils apprirent que cinquante-quatre templiers allaient être brûlés. Un jour avait suffi pour éclairer suffisamment l’archevêque de Sens et ses suffragans. Suivons pas à pas le récit des notaires de la commission pontificale, dans sa simplicité terrible.

Le mardi 12, pendant l’interrogatoire du frère Jean Bertaud[32], il vint à la connaissance des commissaires que cinquante quatre templiers allaient être brûlés[33]. Ils chargèrent le prévôt de l’église de Poitiers et l’archidiacre d’Orléans, clerc du roi, d’aller dire à l’archevêque de Sens et à ses suffragans de délibérer mûrement et de différer, attendu que les frères morts en prison affirmaient, disait-on, sur le péril de leurs ames, qu’ils étaient faussement accusés. Si cette exécution avait lieu, elle empêcherait les commissaires de procéder en leur office, les accusés étant tellement effrayés, qu’ils semblaient hors de sens[34]. En outre, l’un des commissaires les chargea de signifier à l’archevêque que frère Raynaud de Pruin, Pierre de Boulogne, prêtre, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, chevaliers, avaient interjeté certain appel par-devant les commissaires. »

Il y avait là une grave question de juridiction. Si le concile et l’archevêque de Sens reconnaissaient la validité d’un appel porté devant la commission papale, ils avouaient la supériorité de ce tribunal, et les libertés de l’église gallicane étaient compromises. D’ailleurs sans doute les ordres du roi pressaient ; le jeune Marigni, créé archevêque tout exprès, n’avait pas le temps de disputer. Il s’absenta pour ne pas recevoir les envoyés de la commission ; puis quelqu’un (on ne sait qui) révoqua en doute qu’ils eussent parlé au nom de la commission, Marigni douta aussi, et l’on passa outre.

Les templiers, amenés le dimanche devant le concile, avaient été jugés le lundi ; les uns, qui avouaient, mis en liberté ; d’autres, qui avaient toujours nié, emprisonnés pour la vie ; ceux qui rétractaient leurs aveux, déclarés relaps. Ces derniers, au nombre de cinquante-quatre, furent dégradés le même jour par l’évêque de Paris et livrés au bras séculier. Le mardi, ils furent brûlés à la porte Saint-Antoine. Ces malheureux avaient varié dans les prisons, mais ils ne varièrent point dans les flammes ; ils protestèrent jusqu’au bout de leur innocence. La foule était muette et comme stupide d’étonnement.

Qui croirait que la commission pontificale eut le cœur de s’assembler le lendemain, de continuer cette inutile procédure, d’interroger pendant qu’on brûlait ?

« Le mardi 13 mai, par-devant les commissaires, fut amené frère Aimeri de Villars-le-Duc, barbe rase, sans manteau ni habit du Temple, âgé, comme il disait, de cinquante ans, ayant été environ huit années dans l’ordre comme frère servant, et vingt comme chevalier. Les seigneurs commissaires lui expliquèrent les articles sur lesquels il devait être interrogé. Mais ledit témoin, pâle et tout épouvanté, déposant sous serment et au péril de son ame, demandant, s’il mentait, à mourir subitement, et à être, d’ame et de corps, en présence même de la commission, soudain englouti en enfer, se frappant la poitrine des poings, fléchissant les genoux et élevant les mains vers l’autel, dit que toutes les erreurs imputées à l’ordre étaient de toute fausseté, quoiqu’il en eût confessé quelques-unes au milieu des tortures auxquelles l’avaient soumis Guillaume de Marcillac et Hugues de Celles, chevaliers du roi. Il ajoutait pourtant qu’ayant vu emmener sur des charrettes, pour être brûlés, cinquante-quatre frères de l’ordre, qui n’avaient pas voulu confesser lesdites erreurs, et ayant entendu dire qu’ils avaient été brûlés, lui qui craignait, s’il était brûlé, de n’avoir pas assez de force et de patience, il était prêt à confesser et jurer par crainte, devant les commissaires ou autres, toutes les erreurs imputées à l’ordre, à dire même, si l’on voulait, qu’il avait tué Notre-Seigneur… Il suppliait et conjurait lesdits commissaires et nous, notaires présens, de ne point révéler aux gens du roi ce qu’il venait de dire, craignant, disait-il, que s’ils en avaient connaissance, il ne fût livré au même supplice que les cinquante-quatre templiers… — Les commissaires, voyant le péril qui menaçait les déposans s’ils continuaient à les entendre pendant cette terreur, et mus encore par d’autres causes, résolurent de surseoir pour le présent. »

La commission semble avoir été émue de cette scène terrible. Quoique affaiblie par la désertion de son président, l’archevêque de Narbonne, et de l’évêque de Bayeux, qui ne venaient plus aux séances, elle essaya de sauver, s’il en était encore temps, les trois principaux défenseurs.

« Le lundi 18 mai, les commissaires pontificaux chargèrent le prévôt de l’église de Poitiers et l’archidiacre d’Orléans d’aller trouver de leur part le vénérable père en Dieu, le seigneur archevêque de Sens et ses suffragans, pour réclamer les défenseurs, Pierre de Boulogne, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, de sorte qu’ils pussent être amenés sous bonne garde toutes les fois qu’ils le demanderaient, pour la défense de l’ordre. » Les commissaires avaient bien soin d’ajouter : « Qu’ils ne voulaient faire aucun empêchement à l’archevêque de Sens et à son concile, mais seulement décharger leur conscience. »

« Le soir, les commissaires se réunirent à Sainte-Geneviève dans la chapelle de Saint-Éloi, et reçurent les chanoines qui venaient de la part de l’archevêque de Sens. L’archevêque répondait qu’il y avait deux ans que le procès avait été commencé contre les chevaliers ci-dessus nommés, comme membres particuliers de l’ordre ; qu’il voulait le terminer selon la forme du mandat apostolique ; que du reste il n’entendait aucunement troubler les commissaires en leur office. » Effroyable dérision !

« Les envoyés de l’archevêque de Sens s’étant retirés, on amena devant les commissaires Raynaud de Pruin, Chambonnet et Sartiges, lesquels annoncèrent qu’on avait séparé d’eux Pierre de Boulogne, sans qu’ils sussent pourquoi, ajoutant qu’ils étaient gens simples, sans expérience, d’ailleurs stupéfaits et troublés, en sorte qu’ils ne pouvaient rien ordonner ni dicter pour la défense de l’ordre, sans le conseil dudit Pierre. C’est pourquoi ils suppliaient les commissaires de le faire venir, de l’entendre, et de savoir comment et pourquoi il avait été retiré d’eux, et s’il voulait persister dans la défense de l’ordre ou l’abandonner. Les commissaires ordonnèrent au prévôt de Poitiers et à Jehan de Teinville que le lendemain au matin ils amenassent ledit frère en leur présence. »

Le lendemain, on ne voit pas que Pierre de Boulogne ait comparu ; mais une foule de templiers vinrent déclarer qu’ils abandonnaient la défense. Le samedi, la commission, délaissée encore par un de ses membres, s’ajourna au 3 novembre suivant.

À cette époque, les commissaires étaient moins nombreux encore. Ils se trouvaient réduits à trois. L’archevêque de Narbonne avait quitté Paris pour le service du roi. L’évêque de Bayeux était près du pape de la part du roi. L’archidiacre de Maguelone était malade. L’évêque de Limoges s’était mis en route pour venir, mais le roi lui avait fait dire qu’il fallait surseoir encore jusqu’au prochain parlement. Les membres présens firent pourtant demander à la porte de la salle si quelqu’un avait quelque chose à dire pour l’ordre du Temple. Personne ne se présenta.

Le 27 décembre, les commissaires reprirent les interrogatoires et redemandèrent les deux principaux défenseurs de l’ordre. Mais le premier de tous, Pierre de Boulogne, avait disparu. Son collègue, Raynaud de Pruin, ne pouvait plus répondre, disait-on, ayant été dégradé par l’archevêque de Sens. Vingt-six chevaliers, qui déjà avaient fait serment comme devant déposer, furent retenus par les gens du roi, et ne purent se présenter.

C’est une chose admirable qu’au milieu de ces violences, et dans un tel péril, il se soit trouvé un certain nombre de chevaliers pour soutenir l’innocence de l’ordre ; mais ce courage fut rare. La plupart étaient sous l’impression d’une profonde terreur[35].

La perte des templiers était partout poursuivie avec acharnement dans les conciles provinciaux[36] ; neuf chevaliers venaient encore d’être brûlés à Senlis. Les interrogatoires avaient lieu sous la terreur des exécutions. Le procès était étouffé dans les flammes… La commission pontificale continua ses séances jusqu’au 11 juin 1311. Le résultat de ses travaux est consigné dans un registre qui finit par ces paroles : « Pour surcroît de précaution, nous avons déposé ladite procédure, rédigée par les notaires en acte authentique, dans le trésor de Notre-Dame de Paris, pour n’être exhibé à personne que sur lettres spéciales de votre Sainteté[37]. »

Dans tous les états de la chrétienté on supprima l’ordre, comme inutile ou dangereux. Les rois prirent les biens ou les donnèrent aux autres ordres, mais les individus furent ménagés. Le traitement le plus sévère qu’ils éprouvèrent fut d’être emprisonnés dans des monastères, souvent dans leurs propres couvens. C’est l’unique peine à laquelle on condamna, en Angleterre, les chefs de l’ordre qui s’obstinaient à nier.

Les templiers furent condamnés en Lombardie et en Toscane, justifiés à Ravenne et à Bologne[38]. En Castille, on les jugea innocens. Ceux d’Aragon, qui avaient des places fortes, s’y jetèrent et firent résistance, principalement dans leur fameux fort de Monçon. Le roi d’Aragon emporta ces forts, et ils n’en furent pas plus maltraités. On créa l’ordre de Monteza, où ils entrèrent en foule. En Portugal, ils recrutèrent les ordres d’Avis et du Christ. Ce n’était pas dans l’Espagne, en face des Maures, sur la terre classique de la croisade, qu’on pouvait songer à proscrire les vieux défenseurs de la chrétienté.

La conduite des autres princes à l’égard des templiers faisait la satire de Philippe-le-Bel. Le pape blâma cette douceur ; il reprocha aux rois d’Angleterre, de Castille, d’Aragon et de Portugal, de n’avoir pas employé les tortures. Philippe l’avait endurci, soit en lui donnant part aux dépouilles, soit en lui abandonnant le jugement de Boniface. Le roi de France s’était décidé à céder quelque peu sur ce dernier point. Il voyait tout remuer autour de lui. Les états sur lesquels il étendait son influence semblaient près d’y échapper. Les barons anglais voulaient renverser le gouvernement des favoris d’Édouard II, qui les tenait humiliés devant la France. Les gibelins d’Italie appelaient le nouvel empereur, Henri de Luxembourg, pour détrôner le petit-fils de Charles d’Anjou, le roi Robert, grand clerc et pauvre roi, qui n’était habile qu’en astrologie. La maison de France risquait de perdre son ascendant dans la chrétienté. L’Empire, qu’on avait cru mort, menaçait de revivre. Dominé par ces craintes, Philippe permit à Clément de déclarer que Boniface n’était point hérétique[39], en assurant toutefois que le roi avait agi sans malignité, qu’il eût plutôt, comme un autre Sem, caché la honte, la nudité paternelle… Nogaret lui-même est absous, à condition qu’il ira à la croisade (s’il y a croisade), et qu’il servira toute sa vie à la Terre-Sainte ; en attendant, il fera tel et tel pèlerinage. Le continuateur de Nangis ajoute malignement une autre condition, c’est que Nogaret fera le pape son héritier.

Il y eut ainsi compromis. Le roi cédant sur Boniface, le pape lui abandonna les templiers. Il livrait les vivans pour sauver un mort ; mais ce mort était la papauté elle-même.

Ces arrangemens faits en famille, il restait à les faire approuver par l’église. Le concile de Vienne s’ouvrit le 16 octobre 1312, concile œcuménique, où siégèrent plus de trois cents évêques ; mais il fut plus solennel encore par la gravité des matières que par le nombre des assistans.

D’abord on devait parler de la délivrance des saints lieux ; tout concile en parlait, chaque prince prenait la croix, et tous restaient chez eux. Ce n’était qu’un moyen de tirer de l’argent.

Le concile avait à régler deux grandes affaires, celle de Boniface et celle du Temple. Dès le mois de novembre, neuf chevaliers se présentèrent aux prélats, s’offrant bravement à défendre l’ordre, et déclarant que quinze cents ou deux mille des leurs étaient à Lyon ou dans les montagnes voisines, tout prêts à les soutenir. Effrayé de cette déclaration, ou plutôt de l’intérêt qu’inspirait le dévouement des neuf, le pape les fit arrêter.

Dès-lors il n’osa plus rassembler le concile. Il tint les évêques inactifs tout l’hiver, dans cette ville étrangère, loin de leur pays et de leurs affaires, espérant sans doute les vaincre par l’ennui, et les pratiquant un à un.

L’affaire des templiers fut reprise au printemps. Le roi mit la main sur Lyon, leur asile. Les bourgeois l’avaient appelé contre leur archevêque ; cette ville impériale était délaissée de l’Empire, et elle convenait trop bien au roi, non-seulement comme le nœud de la Saône et du Rhône, la pointe de la France à l’est, comme tête de route vers les Alpes ou la Provence, mais surtout comme asile de mécontens, comme nid d’hérétiques. Philippe y tint une assemblée de notables. Puis il vint au concile avec ses fils, ses princes et un grand cortége de gens armés ; il siégea à côté du pape, un peu au-dessous.

Les évêques se montrèrent peu dociles, s’obstinant à vouloir entendre la défense des templiers. Les prélats d’Italie, moins un seul ; ceux d’Espagne, ceux d’Allemagne et de Danemarck ; ceux d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande ; les Français même, sujets de Philippe (sauf les archevêques de Reims, de Sens et de Rouen), déclarèrent qu’ils ne pouvaient condamner sans entendre.

Il fallut donc qu’après avoir assemblé le concile, le pape s’en passât. Il assembla ses évêques les plus sûrs et quelques cardinaux, et dans ce consistoire il abolit l’ordre de son autorité pontificale. L’abolition fut prononcée ensuite, en présence du roi et du concile. Aucune réclamation ne s’éleva.

Il faut avouer que ce procès n’était pas de ceux qu’on peut juger. Il embrassait l’Europe entière ; les dépositions étaient par milliers, les pièces innombrables ; les procédures avaient différé dans les différens états. La seule chose certaine, c’est que l’ordre était désormais inutile, et de plus dangereux. Quelque peu honorables qu’aient été ses secrets motifs, le pape agit sensément. Il déclare dans sa bulle explicative que les informations ne sont pas assez sûres, qu’il n’a pas le droit de juger, mais que l’ordre est suspect ordinem valdè suspectum[40]. Clément XIV n’agit pas autrement à l’égard des jésuites.

Clément V s’efforça ainsi de couvrir l’honneur de l’église. Il falsifia secrètement les registres de Boniface, mais il ne révoqua par-devant le concile qu’une seule de ses bulles (Clericis laïcos), celle qui ne touchait point la doctrine, mais qui empêchait le roi de prendre l’argent du clergé.

Ainsi, ces grandes querelles d’idées et de principes retombèrent aux questions d’argent. Les biens du Temple devaient être employés à la délivrance de la Terre-Sainte, et donnés aux hospitaliers. On accusa même cet ordre d’avoir acheté l’abolition du Temple. S’il le fit, il fut bien trompé. Un historien assure qu’il en fut plutôt appauvri. Jean XXII se plaignait, en 1316, de ce que le roi se payait de la garde des templiers en saisissant les biens même des hospitaliers. En 1317, ils furent trop heureux de donner quittance finale aux administrateurs royaux des biens du Temple.

Restait une triste partie de la succession du Temple, la plus embarrassante : je parle des prisonniers que le roi gardait à Paris, particulièrement du grand-maître. Écoutons, sur ce tragique évènement, le récit de l’historien anonyme, du continuateur de Guillaume de Nangis.

« Le grand-maître du ci-devant ordre du Temple et trois autres templiers, le visitateur de France, les maîtres de Normandie et d’Aquitaine, sur lesquels le pape s’était réservé de prononcer définitivement[41], comparurent devant l’archevêque de Sens, et une assemblée d’autres prélats et docteurs en droit divin et en droit canon, convoqués spécialement dans ce but à Paris, sur l’ordre du pape, par l’évêque d’Albano et deux autres cardinaux légats. Comme les quatre susdits avouaient les crimes dont ils étaient chargés, publiquement et solennellement, et qu’ils persévéraient dans cet aveu et paraissaient vouloir y persévérer jusqu’à la fin, après mûre délibération du conseil, sur la place du parvis de Notre-Dame, le lundi après la Saint-Grégoire, ils furent condamnés à être emprisonnés pour toujours et murés. Mais comme les cardinaux croyaient avoir mis fin à l’affaire, voilà que tout à coup, sans qu’on pût s’y attendre, deux des condamnés, le maître d’outre-mer et le maître de Normandie, se défendant opiniâtrement contre le cardinal qui venait de parler et contre l’archevêque de Sens, en reviennent à renier leur confession et tous leurs aveux précédens, sans garder de mesure, au grand étonnement de tous. Les cardinaux les remirent au prévôt de Paris, qui se trouvait présent, pour les garder jusqu’à ce qu’ils en eussent plus pleinement délibéré le lendemain. Mais dès que le bruit en vint aux oreilles du roi, qui était alors dans son palais royal, ayant communiqué avec les siens sans appeler les clercs, par un avis prudent ; vers le soir du même jour, il les fit brûler tous deux sur le même bûcher, dans une petite île de la Seine, entre le jardin royal et l’église des frères ermites de saint Augustin. Ils parurent soutenir les flammes avec tant de fermeté et de résolution, que la constance de leur mort et leurs dénégations finales frappèrent la multitude d’admiration et de stupeur. Les deux autres furent enfermés, comme le portait leur sentence. »

Cette exécution, à l’insu des juges, fut évidemment un assassinat. Le roi, qui, en 1310, avait au moins réuni un concile pour faire périr les cinquante-quatre, dédaigna ici toute apparence de droit et n’employa que la force. Il n’avait pas même ici l’excuse du danger, la raison d’état, celle du salus populi, qu’il inscrivait sur ses monnaies[42]. Non, il considéra la dénégation du grand-maître comme un outrage personnel, une insulte à la royauté, tant compromise dans cette affaire. Il le frappa sans doute comme reum læsæ majestatis.

Maintenant comment expliquer les variations du grand-maître et sa dénégation finale ? Ne semble-t-il pas que, par fidélité chevaleresque, par orgueil militaire, il ait couvert à tout prix l’honneur de l’ordre ? que la superbe du Temple se soit réveillée au dernier moment ; que le vieux chevalier, laissé sur la brèche comme dernier défenseur, ait voulu, au péril de son ame, rendre à jamais impossible le jugement de l’avenir sur cette obscure question ?

On peut dire aussi que les crimes reprochés à l’ordre étaient particuliers à telle province du Temple, à telle maison ; que l’ordre en était innocent ; que Jacques Molay, après avoir avoué comme homme, et par humilité, put nier comme grand-maître.

Mais il y a autre chose à dire. Le principal chef d’accusation, le reniement[43], reposait sur une équivoque. Ils pouvaient avouer qu’ils avaient renié, sans être en effet apostats. Ce reniement, plusieurs le déclarèrent, était symbolique ; c’était une imitation du reniement de saint Pierre, une de ces pieuses comédies dont l’Église antique entourait les actes les plus sérieux de la religion[44], mais dont la tradition commençait à se perdre au xive siècle. Que cette cérémonie ait été quelquefois accomplie avec une légèreté coupable, ou même avec une dérision impie, c’était le crime de quelques-uns, mais non la règle de l’ordre.

Cette accusation est pourtant ce qui perdit le Temple. Ce ne fut pas l’infamie des mœurs, elle n’était pas générale ; autrement, comment supposer que des templiers auraient fait entrer dans l’ordre leurs proches parens ? Ne faisons pas une telle injure à la nature humaine. Ce ne fut pas l’hérésie, les doctrines gnostiques ; vraisemblablement les chevaliers s’occupaient peu de dogme. La vraie cause de leur ruine, celle qui mit tout le peuple contre eux, qui ne leur laissa pas un défenseur parmi tant de familles nobles auxquelles ils appartenaient, ce fut cette monstrueuse accusation d’avoir renié et craché sur la croix. Cette accusation est justement celle qui fut avouée du plus grand nombre. La simple énonciation du fait éloignait d’eux tout le monde ; chacun se signait et ne voulait plus rien entendre.

Ainsi l’ordre qui avait représenté au plus haut degré le génie symbolique du moyen-âge, mourut d’un symbole non compris. Cet évènement n’est qu’un épisode de la guerre éternelle que soutiennent l’un contre l’autre l’esprit et la lettre, la poésie et la prose. Rien n’est cruel, ingrat, comme la prose, au moment où elle méconnaît les vieilles et vénérables formes poétiques dans lesquelles elle a grandi.

Le symbolisme occulte et suspect du Temple n’avait rien à espérer au moment où le symbolisme pontifical, jusque-là révéré du monde entier, était lui-même sans pouvoir. La grande poésie mystique de l’Unam sanctam, qui eût fait tressaillir tout le xiie siècle, ne disait plus rien aux contemporains de Pierre Flotte et de Nogaret. Le glaive spirituel était émoussé. Un âge prosaïque et froid commençait, qui n’en sentait plus le tranchant.

Ce qu’il y a de tragique ici, c’est que l’Église est tuée par l’Église. Boniface est moins frappé par le gantelet de Colonna que par l’adhésion des gallicans à l’appel de Philippe-le-Bel. Le Temple est poursuivi par les dominicains, aboli par le pape ; les dépositions les plus graves contre les templiers sont celles des prêtres. Nul doute que le pouvoir d’absoudre, qu’usurpaient les chefs de l’ordre, ne leur ait fait des ecclésiastiques d’irréconciliables ennemis.

Quelle fut sur les hommes d’alors l’impression de ce grand suicide de l’Église ? les inconsolables tristesses de Dante le disent assez. Tout ce qu’on avait cru ou révéré, papauté, chevalerie, croisade, tout semblait finir. Le moyen-âge est déjà une seconde antiquité qu’il faut avec Dante chercher chez les morts. Le dernier poète de l’âge symbolique vit assez pour pouvoir lire la prosaïque allégorie du Roman de la Rose. L’allégorie tue le symbole, la prose la poésie.


Michelet
  1. M. Michelet a bien voulu détacher, pour la Revue, le remarquable fragment qu’on va lire des deux nouveaux volumes de son Histoire de France, qui paraîtront du 15 au 20 mai. L’un de ces volumes, le troisième, contient la suite des évènemens depuis la mort de saint Louis jusqu’à celle de Charles V ; l’autre est consacré aux Origines du droit français, cherchées dans les formules et symboles du droit universel.
  2. Saint Bernard, Exhort. ad milites Templi, tom. i, pag. 544-560.
  3. Dans quelques monumens anglais, l’ordre du Temple est appelé Militia Templi Salomonis (ms. Biblioth. Cottonianæ et Bodleïanæ). Ils sont aussi nommés Fratres Militiæ Salomonis dans une charte de 1197. Ducange, Rayn., pag. 2.
  4. Il est possible que les templiers qui échappèrent se soient fondus dans des sociétés secrètes. En Écosse, ils disparaissent tous, excepté deux. Or, on a remarqué que les plus secrets mystères de la franc-maçonnerie sont réputés émanés d’Écosse, et que les hauts grades y sont nommés écossais. Voyez Grouvelle et les écrivains qu’il a suivis, Munter, Moldenhawer, Nicolaï, etc.
  5. Voyez Hammer, Mémoire sur deux coffrets gnostiques, pag. 7. — Voyez aussi le Mémoire du même dans les Mines d’Orient, et la réponse de M. Raynouard. (Michaud, Hist. des croisades, édit. 1828, tom. v, pag. 572.)
  6. On connaît notre dicton populaire : « Boire comme un templier : » Les Anglais en avaient un autre : « Omnes pueri clamabant publice et vulgariter unus ad alterum : Custodiatis vos ab osculo templariorum. » (Conc. Britann., pag. 360, testis 24.
  7. Habent templarii in christianitate novem millia maneriorum… (Math. Paris., pag. 417.) — Plus tard la chronique de Flandre leur attribue dix mille cinq cents manoirs. Dans la sénéchaussée de Beaucaire, l’ordre avait acheté, en quarante ans, pour 10,000 livres de rentes. — Le seul prieuré de Saint-Gilles avait cinquante-quatre commanderies. (Grouvelle, pag. 196.)
  8. Voyez Hammer, Histoire des Assassins, traduit par MM. Hellert et Lanourais.
  9. En 1259, l’animosité fut poussée à un tel excès, qu’ils se livrèrent une bataille dans laquelle les templiers furent taillés en pièces. Les historiens disent qu’il n’en échappa qu’un seul.
  10. Is magistrum ordinis exosum habuit, propter importunam pecuniæ exactionem, quam, in nuptiis filiæ suæ Isabellæ, ei mutuo dederat. (Thomas de la Moor, in Vita Eduardi II, apud Baluze, Pap. Aven., notæ, pag. 189.) — Le Temple avait, à diverses époques, servi de dépôt aux trésors du roi. Philippe-Auguste (1190) ordonne que tous ses revenus, pendant son voyage d’outre-mer, soient portés au Temple et renfermés dans des coffres, dont ses agens auront une clé et les templiers une autre. Philippe-le-Hardi ordonne qu’on y dépose les épargnes publiques. — Le trésorier des templiers s’intitulait trésorier du Temple et du roi, et même trésorier du roi au Temple. (Sauval, tom. ii, pag. 37.)
  11. Ils avaient de sombres pressentimens. Un templier anglais, rencontrant un chevalier nouvellement reçu : « Esne frater noster receptus in ordine ? Cui respondens, ita. Et ille : Si sederes super campanile sancti Pauli Londini, non posses videre majora infortunia quam tibi contingent antequam moriaris. » (Conc. brit., pag. 387, col. ii.)
  12. Dupuy, Conc. brit., pag. 207. — C’est le premier des cent quarante déposans, Dupuy a tronqué le passage. Voyez le manuscrit aux Archives du royaume, K. 413.
  13. Tosjors achetoient sans vendre…
    Tant va pot à eau qu’il brise.

    (Chronique en vers, citée par Rayn., pag. 7.)

  14. En Écosse, on leur reprochait, outre leur cupidité, de n’être pas hospitaliers. «  Item dixerunt quod pauperes ad hospitalitatem libenter non recipiebant, sed timoris causâ divites et potentes solos ; et quod multum erant cupidi aliena bona per fas et nefas pro suo ordine adquirere. » (Conc. brit., quarantième témoin d’Écosse, pag. 382.)
  15. Le roi s’étudia toujours à lui faire partager l’examen et la responsabilité de cette affaire. Le chancelier Nogaret lut l’acte d’accusation devant la première assemblée de l’Université, tenue dès le lendemain de l’arrestation. Une autre assemblée de tous les maîtres et de tous les écoliers de chaque faculté fut tenue au Temple : on y interrogea le grand-maître et quelques autres. Ils le furent encore dans une seconde assemblée.
  16. Dupuy, pag. 196-197.
  17. Voyez les nombreux articles de l’acte d’accusation. Il est curieux de le comparer à une autre pièce du même genre, à la bulle du pape Grégoire IX aux électeurs d’Hildesheim, Lubeck, etc., contre les Stadhinghiens. (Raynald, ann. 1234, tom. xiii, pag. 446-7). C’est avec plus d’ensemble l’accusation contre les templiers. Cette conformité prouverait-elle, comme le veut M. de Hammer, l’affiliation des templiers à ces sectaires ?
  18. Baluze, Pap. Aven., pag. 99-100.
  19. Selon les plus nombreux témoignages, c’était une tête effrayante avec longue barbe blanche, et des yeux étincelans. (Rayn. p. 261.) Dans les instructions que Guillaume de Paris envoyait aux provinces, il ordonnait de les interroger sur « une ydole qui est en forme d’une teste d’homme à une grant barbe. » Et l’acte d’accusation que publia la cour de Rome portait, art. 16, « que dans toutes les provinces ils avaient des idoles, c’est-à-dire des têtes dont quelques-unes avaient trois faces et d’autres une seule, et qu’il s’en trouvait qui avaient un crâne d’homme. » (Art. 47 et suivans.) « Que dans les assemblées et surtout dans les grands chapitres, ils adoraient l’idole, comme un Dieu, comme leur sauveur, disant que cette tête pouvait les sauver, qu’elle accordait à l’ordre toutes les richesses, et qu’elle faisait fleurir les arbres et germer les plantes de la terre. » (Rayn. p. 287.) Les nombreuses dépositions des templiers en France, en Italie, et plusieurs témoignages indirects en Angleterre, répandirent ce chef d’accusation et ajoutèrent quelques circonstances. On adorait cette tête comme celle d’un sauveur, « quoddam caput cum barba quod adorant et vocant salvatorem suum. » (Rayn. 282.) Un chevalier dépose que celui qui le recevait lui montra une tête ou idole qui lui parut avoir trois faces, en lui disant : « Tu dois l’adorer comme ton sauveur et le sauveur de l’ordre du Temple ; » et que lui témoin adora l’idole disant : « Béni soit celui qui sauvera mon ame. » (P. 247 et 293.) Un autre, reçu à Rome dans une chambre du palais de Latran, dépose qu’on lui dit en lui montrant l’idole : « Recommande-toi à elle, et prie-la qu’elle te donne la santé. » (P. 295.) Selon le premier témoin de Florence, les frères adressaient à l’idole les paroles chrétiennes : « Deus, adjuva me, » et il ajoutait que cette adoration était un rit observé dans tout l’ordre. (P. 294.) En Angleterre, un frère mineur dépose avoir appris d’un templier anglais qu’il y existait quatre principales idoles, une dans la sacristie du temple de Londres, la seconde à Bristelham, la troisième apud Brueriam, et la quatrième au delà de l’Humber. (P. 297.) Le second déclare que dans un chapitre, un frère dit aux autres : « Adorez cette tête, istud caput vester Deus est et vester Mahomet. » (P. 295.) Ganserand de Montpesant dit qu’elle était faite in figuram Baffomati, et Raymond Rubet déposant qu’on lui avait montré une tête de bois où était peinte figura Baphometi, ajoute : « Et illam adoravit osculando sibi pedes, dicens yalla, verbum Saracenorum. »

    M. Raynouard (p. 301) regarde le mot Baphomet dans ces deux dépositions comme une altération du mot Mahomet donné par le premier témoin ; il y voit une tendance des inquisiteurs à confirmer ces accusations de bonne intelligence avec les Sarrasins, si répandues contre les templiers. Alors il faudrait admettre que toutes ces dépositions sont complètement fausses et arrachées par les tortures, car rien de plus absurde sans doute que de faire les templiers plus mahométans que les mahométans qui n’adorent point Mahomet. Mais ces témoignages sont trop nombreux, trop unanimes et trop divers à la fois. (Rayn. p. 232, 237 et 286-302.)

    Au reste ces témoignages sont loin d’être accablans pour l’ordre. Tout ce que les templiers disent de plus grave, c’est qu’ils ont eu peur, c’est qu’ils ont cru y voir une tête de diable, de mauffe (p. 290), c’est qu’ils ont vu le diable lui-même dans ces cérémonies, sous la figure d’un chat ou d’une femme. (P. 293-294.) Sans vouloir faire des templiers en tout point une secte de gnostiques, j’admettrais volontiers ici avec M. de Hammer une influence de ces doctrines orientales. Le Baphomet aurait été pour les gnostiques le Paraclet descendu sur les apôtres en forme de langues de feu. Le baptême gnostique (baphomet de bapto ?) était en effet un baptême de feu. Peut-être faut-il voir une allusion à quelque cérémonie de ce genre dans ces bruits qui couraient dans le peuple, « qu’un enfant nouveau engendré d’un templier et une pucelle estoit cuit et rosty au feu, et toute la graisse ostée et de celle estoit sacrée et ointe leur idole. » (Chronique de Saint Denis, pag. 28). La prétendue idole ne serait-elle pas une représentation du Paraclet dont la fête (la Pentecôte) était la plus grande solennité du Temple ?

    Ces têtes, dont une devait se trouver dans chaque chapitre, ne furent point retrouvées, il est vrai, sauf une seule ; mais elle portait l’inscription liii. Quant à la tête saisie au chapitre de Paris, ils la firent passer pour un reliquaire, la tête de l’une des onze mille vierges. (Rayn., pag. 229.) Cependant elle avait une grande barbe d’argent.

  20. Dupuy ne donne point cette lettre en entier ; probablement elle ne fut point envoyée, mais plutôt répandue dans le peuple.
  21. Archives du royaume, K. 413. Ces dépositions existent dans un gros rouleau de parchemin ; elles ont été fort négligemment extraites par Dupuy, pag. 207-212.
  22. Charles-le-Boiteux écrit à ses officiers en leur adressant des lettres encloses : «  À ce jour que je vous marque, avant qu’il soit clair, voire plutôt en pleine nuict, vous les ouvrirez. 13 janvier 1308. » (Dupuy, préface, pag. 233.)
  23. Le même jour, avant lui, le 22 novembre, se présenta devant les évêques un homme en habit séculier, lequel déclara s’appeler Jean de Melot (et non Molay, comme disent Raynouard et Dupuy), avoir été templier dix ans, et avoir quitté l’ordre, quoique, disait-il, il n’y eût vu aucun mal. Il déclarait venir pour faire et dire tout ce qu’on voudrait. Les commissaires lui demandèrent s’il voulait défendre l’ordre, qu’ils étaient prêts à l’entendre bénignement. Il répondit qu’il n’était venu pour autre chose, mais qu’il voudrait bien savoir auparavant ce qu’on voulait faire de l’ordre. Et il ajoutait : « Ordonnez de moi ce que vous voudrez ; mais faites-moi donner mes nécessités, car je suis bien pauvre. » — Les commissaires, voyant à sa figure, à ses gestes et ses paroles que c’était un homme simple et un esprit faible, ne procédèrent pas plus avant, mais le renvoyèrent à l’évêque de Paris, qui, disaient-ils, l’accueillerait avec bonté et lui ferait donner de la nourriture. (Process. ms., folio 8.)
  24. M. Raynouard dit les cardinaux, mais à tort.
  25. Quòd contenti erant de lectura facta in latino, et quòd non curabant quòd tantæ turpitudines quas asserebant omninò esse falsas et non nominandas vulgariter, exponerentur. (Proc. contrà Templ. ms.)
  26. Dicentes quòd non petebatur ab eis, quandò ponebantur in jainis, si procuratores constituere volebant. (Ibid.)
  27. Les uns étaient gardés au Temple, les autres à Saint-Martin-des-Champs, d’autres à l’hôtel du comte de Savoie et dans diverses maisons particulières. (Ibid.)
  28. Respondit quòd nolebat litigare cum dominis papâ et rege Franciæ. (Process. ms., 11 verso.)
  29. Le frère Elie, auteur de cette pièce touchante, finit par prier les notaires de corriger les locutions vicieuses qui peuvent s’être glissées dans son latin. (Process. ms., folio 31-32.) — D’autres écrivent une apologie en langue romane, altérée et fort mêlée de français du nord. (Folio 36-8.)
  30. Je donne cette pièce, telle qu’elle a été transcrite par les notaires, dans son orthographe barbare. « A homes honorables et sages, erdenés de per notre père l’Apostelle (le pape) pour le fet des Templiers li freres, liquies sunt en prisson à Paris en la masson de Tiron… Honeur et reverencie. Comes votre comandemans feut à nos ce jeudi prochainement passé et nos feut demandé se nos volens defendre la religion deu Temple desusdite, tuit disrent oil, et disons que ele est bone et leal, et en tout sans mauvesté et traison tout ceque nos l’en met sus, et somes prest de nous défendre chacun pour soy ou tous ensemble, an telle manière que droit et sante Eglies et vos an regardarons, come cil qui sunt en prisson an nois frères à cople ii. Et somes en neire fosse oscure toutes les nuits. — Item nos vos fessons à savir que les gages de xii deniers que nos avons ne nos soufficent mie. Car nos convient paier nos lis. iii denier par jour chascun lis. Loage du cuisine, napes, touales pour tenelles et autres choses, ii sols viii denier la semaisne. Item pour nos fergier et desferger (ôter les fers), puisque nos somes devant les auditors, ii sol. Item pour laver dras et robes, linges, chacun xv jours xviii denier. Item pour buche et candole chascun jor iiii deniers. Item passer et repasser les dis frères, xvi deniers de asiles de Notre Dame de l’altre part de l’iau. » (Process, ms., folio 39.)
  31. Ostendens duo ossa quòd dicebat illa esse quæ ceciderunt de talis. (Process., apud. Raynouard, pag. 73.)
  32. Nom presque illisible dans le texte. La main tremble évidemment. Plus haut, le notaire a bien écrit : Bertaldi.
  33. Quòd liiii ex Templariis… erant dictâ die comburendi… (Process. ms., folio 72. Feuille coupée par la moitié.)
  34. Adeò exterriti… non videbantur in pleno sensu suo… (Ibid.)
  35. On peut en juger par la déposition de Jean de Pollencourt, le trente-septième déposant. Il déclare d’abord s’en tenir à ses premiers aveux. Les commissaires, le voyant tout pâle et tout effrayé, lui disent de ne songer qu’à dire la vérité, et à sauver son ame ; qu’il ne court aucun péril à dire la vérité devant eux, qu’ils ne révéleront pas ses paroles, ni eux, ni les notaires présens. Alors il révoque sa déposition, et déclare même s’en être confessé à un frère mineur, qui lui a enjoint de ne plus porter de faux témoignages.
  36. Aux conciles de Sens, Senlis, Reims, Rouen, etc., et devant les évêques d’Amiens, Cavaillon, Clermont, Chartres, Limoges, Puy, Mans, Mâcon, Maguelone, Nevers, Orléans, Périgord, Poitiers, Rhodez, Saintes, Soissons, Toul, Tours, etc. (Raynouard, pag. 138.)
  37. Ce registre est à la Bibliothèque royale (fonds Harlay, no 329). Il contient l’instruction faite à Paris par les commissaires du pape : Processus contra Templarios. Ce manuscrit avait été déposé dans le trésor de Notre-Dame. Il passa, on ne sait comment, dans la bibliothèque du président Brisson, puis dans celle de M. Servin, avocat-général, enfin dans celle des Harlay, dont il porte encore les armes. Au milieu du xviiie siècle, M. de Harlay, ayant probablement scrupule de rester détenteur d’un manuscrit de cette importance, le légua à la bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés. Ayant heureusement échappé à l’incendie de cette bibliothèque, en 1793, il a passé à la Bibliothèque royale. Il en existe un double aux archives du Vatican. (Voyez l’appendice de M. Raynouard, pag. 309.) — La plupart des pièces du procès des templiers sont aux Archives du royaume. Les plus curieuses sont : 1o le premier interrogatoire de cent quarante templiers arrêtés à Paris (en un gros rouleau de parchemin) ; Dupuy en a donné quelques extraits fort négligés ; 2o plusieurs interrogatoires, faits en d’autres villes ; 3o la minute des articles sur lesquels ils furent interrogés ; ces articles sont précédés d’une minute de lettre, sans date, du roi au pape, espèce de factum destiné évidemment à être répandu dans le peuple. Ces minutes sont sur papier de coton. Ce frêle et précieux chiffon, d’une écriture fort difficile, a été déchiffré et transcrit par un de mes prédécesseurs, le savant M. Pavillet. Il est chargé de corrections que M. Raynouard a relevées avec soin (pag. 30), et qui ne peuvent être que de la main d’un des ministres de Philippe-le-Bel, de Marigni, de Plasian ou de Nogaret. La lettre, malgré ses divisions pédantesques, est écrite avec une chaleur et une force remarquables : « In Dei nomine, Amen. Christus vincit. Christus regnat. Christus imperat. Post illam universalem victoriam quam ipse Dominus fecit in ligne crucis contrà hostem antiquum… ita miram et magnam et strenuam, ità utilem et necessariam… fecit novissimis his diebus per inquisitores… in perlidorum templariorum negocio… Horrenda fuit domino regi… propter conditionem personarum denunciantium, quia parvi statûs erant homines ad tàm grande promovendum negotium, etc. (Archives, section historique, J. 413.)
  38. Mayence, 1er juillet ; Ravenne, 17 juin ; Salamanque, 21 octobre 1310. Les templiers d’Allemagne se justifièrent à la manière des francs-juges westphaliens. Ils se présentèrent en armes par-devant les archevêques de Mayence et de Trèves, affirmèrent leur innocence, tournèrent le dos au tribunal, et s’en allèrent paisiblement.
  39. Cette timide et incomplète réparation ne semble pas suffisante à Villani. Il ajoute, sans doute pour rendre la chose plus dramatique et plus honteuse aux Français, que deux chevaliers catalans jetèrent le gant, et s’offrirent pour défendre en combat l’innocence de Boniface. (Villani, liv. ix, chap. xxii, pag. 454.)
  40. On ne peut nier toutefois qu’il n’y eût aussi beaucoup de complaisance et de servilité à l’égard du roi de France. C’était l’opinion du temps. « Et sicut audivi ab uno qui fuit examinator causæ et testium, destructus fuit (ordo) contrà justitiam. Et mihi dixit quod ipse Clemens protulit hoc : Et si non per viam justitiæ potest destrui, destruatur tamen per viam expedientiæ, ne scandalizetur charus filius noster rex Franciæ. » (Albericus à Rosate.)
  41. … Personas reservatas ut nôsti… vivæ vocis oraculo… (1310, 14 kal. Nov. Archives J. 417. no 20.)
  42. Il y a des monnaies de Philippe-le-Bel qui représentent la salutation angélique avec cette légende : Salus populi.
  43. Ce reniement fait penser au mot plus sérieux qu’il ne semble : Offrez à Dieu votre incrédulité. — Voir, dans mon second volume de l’Histoire de France, pag. 63, 99, 654 (première édition), les cérémonies grotesques de la fête des idiots, fatuorum  : « Le peuple élevait la voix. Il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le saint Christophe de la légende, brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l’initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. Il entrait, amenant dans l’église le hideux dragon du péché ; il le traînait, saoulé de victuailles, aux pieds du Sauveur, sous le coup de la prière qui doit l’immoler. Quelquefois aussi, reconnaissant que la bestialité était en lui-même, il exposait dans des extravagances symboliques sa misère, son infirmité. C’est ce qu’on appelait la fête des idiots, fatuorum. Cette imitation de l’orgie païenne, tolérée par le christianisme, comme l’adieu de l’homme à la sensualité qu’il abjurait, se reproduisait aux fêtes de l’enfance du Christ, à la Circoncision, aux Rois, aux Saints-Innocens. »

    Dans toute initiation, le récipiendaire est présenté comme mauvais, afin que l’initiation ait l’honneur de sa régénération morale. (Voyez l’initiation des tonneliers allemands, notes de mon Introduction à l’Histoire universelle, pag. 102, 1re édition.

  44. Un des témoins dépose que, comme il se refusait à renier Dieu et à cracher sur la croix, Raynaud de Brignolles, qui le recevait, lui dit en riant : Sois tranquille, ce n’est qu’une farce. « Non cures, quia non est nisi quædam trufa. » Le précepteur d’Aquitaine, dans son importante déposition que nous transcrirons en partie, nous a conservé, avec le récit d’une cérémonie de ce genre, une tradition sur son origine :

    Celui qui le recevait, l’ayant revêtu du manteau de l’ordre, lui montra sur un missel un crucifix, et lui dit d’abjurer le Christ attaché en croix. Et lui tout effrayé le refusa, s’écriant : « Hélas ! mon Dieu, pourquoi le ferais-je ? je ne le ferai aucunement. — Fais-le sans crainte, lui répondit l’autre. Je jure sur mon ame que tu n’en éprouveras aucun dommage en ton ame et ta conscience ; car c’est une cérémonie de l’ordre, introduite par un mauvais grand-maître, qui se trouvait captif d’un soudan, et ne put obtenir sa liberté qu’en jurant de faire ainsi abjurer le Christ à tous ceux qui seraient reçus à l’avenir ; et cela fut toujours observé : c’est pourquoi tu peux bien le faire. » Et alors le déposant ne le voulut faire, mais plutôt y contredit, et il demanda où était son oncle et les autres bonnes gens qui l’avaient conduit là. Mais l’autre lui répondit : « Ils sont partis, et il faut que tu fasses ce que je te prescris. » Et il ne le voulut encore faire. Voyant sa résistance, le chevalier lui dit encore : « Si tu voulais me jurer sur les saints Évangiles de Dieu que tu diras à tous les frères de l’ordre que tu as fait ce que je t’ai prescrit, je t’en ferais grace. » Et le déposant le promit et jura. Et alors il lui fit grace, sauf toutefois que, couvrant de sa main le crucifix, il le fit cracher sur sa main… Adjuré de dire d’où venait cet aveuglement étrange de renier le Christ et de cracher sur la croix, il répondit sous serment : « Certains de l’ordre disent que ce fut un ordre de ce grand-maître captif du soudan, comme on l’a dit ; d’autres, que c’est une des mauvaises introductions et statuts de frère Procelin, autrefois grand-maître ; d’autres, de détestables statuts et doctrines de frère Thomas Bernard, jadis grand-maître ; d’autres, que c’est à l’imitation et en mémoire de saint Pierre, qui renia trois fois le Christ. (Dupuy, pag. 314-316.)