Les Tables eugubines

Les Tables eugubines
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 57-79).
LES
TABLES EUGUBINES

Le progrès accompli en ce siècle par l’étude des langues ne se manifeste pas seulement dans la classification nouvelle des idiomes, dans les vues sur l’origine du langage, dans l’analyse du mécanisme de la parole. Certaines questions, formant comme autant de problèmes à part que les âges antérieurs nous avaient légués après s’y être fatigués vainement, ont trouvé de nos jours leur solution parce qu’on les a enfin abordées avec la préparation nécessaire. De ce nombre est l’énigme que présentaient les inscriptions connues sous le nom de Tables eugubines. Ces plaques de bronze, qui depuis quatre siècles avaient fait la joie et le tourment de tant de savans, et au sujet desquelles M. Richard Lepsius pouvait encore écrire en 1833 qu’on croit rêver quand on met les résultats obtenus en regard du temps et des efforts dépensés, ont fini par livrer leur secret, et si elles recèlent encore beaucoup de points douteux à débattre, beaucoup de recoins à éclairer, il est permis de dire que la lumière est faite sur l’ensemble. Peut-être aucune autre histoire ne montre mieux le chemin parcouru par la science, car il ne s’est pas produit sur ce domaine une découverte inattendue comme celle de l’inscription de Rosette pour le déchiffrement des hiéroglyphes, ou comme celle du sanscrit pour les origines du grec et du latin. Les données principales qui ont servi à l’interprétation de ces textes étaient déjà à la disposition des savans du XVIe et du XVIIe siècle; mais il manquait une série de renseignemens secondaires dont le défaut empêchait tout progrès sérieux. Il manquait surtout une juste appréciation de ce qui en linguistique est ou n’est point possible. Il a fallu que sur d’autres idiomes le coup d’œil philologique se fût exercé et aiguisé, pour que, revenant ensuite à cet ancien desideratum, il en perçât les obscurités. Je pense qu’il ne sera pas sans intérêt de retracer cette histoire. Un genre particulier d’attrait qu’elle présente, c’est de nous laisser voir sur un terrain parfaitement circonscrit, et comme à travers un cadre qui ne change pas, les ambitions, les illusions, les efforts infructueux et toujours renouvelés de plusieurs générations d’érudits. Cette persévérance, ce désir de savoir que rien ne peut lasser, sont après tout des titres d’honneur, et si, malgré les faux pas, un lent, mais constant progrès se laisse apercevoir, si le succès vient enfin couronner l’œuvre, nous suivons d’un esprit satisfait ce long voyage de découverte.


I.

Dans les anciens états de l’église, sur le versant oriental des Apennins, à dix lieues d’Urbin, s’élève au flanc du Monte-Calvo la petite ville de Gubbio, l’une des plus vieilles et des plus intéressantes de la province d’Ombrie. Ce fut pendant le moyen âge une république indépendante, gouvernée par des consuls, des capitaines du peuple, des gonfaloniers de justice : le beau palais municipal construit dans la première moitié du XIVe siècle témoigne encore de la dignité du passé. Les institutions républicaines de Gubbio ou, comme la cité s’appelait alors en latin, d’Eugubium, étaient si célèbres qu’elles servirent de modèle à plusieurs autres états ; mais c’est surtout dans l’antiquité, au temps de la Rome républicaine, que ce coin des Apennins a été illustre. La ville ombrienne d’Iguvium paraît avoir eu dès les temps les plus reculés une importance qui ne fit que s’accroître lorsque cette région, qui avait été successivement soumise aux Étrusques et aux Gaulois, passa, après une lutte où le manque d’accord devait amener la défaite, sous la domination romaine (l’an 307 de Rome, d’après Tite-Live). Il y eut encore après cette date plusieurs soulèvemens de l’Ombrie ; mais les Iguviens semblent avoir fait cause commune avec les vainqueurs. Au moins ne trouvons-nous pas leur nom parmi les peuples que les Romains eurent à ramener à l’obéissance. Des souvenirs de toute sorte annoncent la splendeur qu’Iguvium acquit dans les derniers temps de la république romaine : cette prospérité s’explique sans doute par les mines de cuivre et d’argent qui se trouvaient dans les environs, ainsi que par le voisinage de la voie Flaminienne, qui, reliant la mer Tyrrhénienne à la mer Adriatique, coupe en cet endroit les Apennins. On a trouvé sur l’emplacement de l’ancien Iguvium les restes d’un théâtre colossal antérieur à Auguste, les ruines de divers temples ayant appartenu à Diane, à Vesta, à Janus, à Apollon, à Pallas, un mausolée, des thermes, de nombreuses statues de marbre et de bronze, si bien qu’un savant du XVIIIe siècle, Passeri, a pu appeler Gubbio « un sanctuaire d’antiquités. »

Mais le monument qui, plus que tout le reste, a rendu célèbre la ville ombrienne sont les tables connues depuis quatre siècles sous le nom de Tables eugubines. Elles furent découvertes en 1444, non loin du théâtre antique, dans un caveau orné de mosaïques et de peintures murales : elles étaient au nombre de neuf. Sept d’entre elles furent achetées en 1456 par la ville de Gubbio, où elles se trouvent encore[1]. Les deux autres, qui paraissent avoir eu dès le moment de la découverte une destinée à part, furent transportées en 1540 à Venise, où elles furent placées à l’arsenal. Elles y étaient encore en 1673; mais depuis elles ont disparu, et il a été impossible d’en retrouver la trace[2]. Il serait digne du gouvernement italien d’ordonner à ce sujet des recherches : la seule pensée d’une telle découverte fait battre le cœur du philologue.

Nous retournons maintenant aux sept tables conservées au palais municipal de Gubbio. Donnons-en ici le signalement. Ce sont des plaques de bronze d’inégale grandeur, mesurant en moyenne à peu près 50 centimètres de long sur 30 centimètres de large. Cinq d’entre elles (celles qui sont numérotées aujourd’hui de I à V) sont en écriture étrusque : deux sont en écriture latine de la plus belle époque, mais dans une langue qui n’est pas le latin. Il y a en outre une inscription en écriture latine (celle qu’on appelle souvent l’inscription Clavernhir, d’après le mot par lequel elle commence) qui a été ajoutée sur une place restée disponible du verso de la table V. L’état de conservation de ces plaques ne laisse rien à désirer. Toutes, excepté III et IV, portent des inscriptions au recto et au verso. Ces singuliers documens, faits pour provoquer et pour dérouter la curiosité, furent bientôt célèbres. L’inscription Claverniur fut publiée la première en 1520 dans un livre où l’on ne songerait pas à la chercher, — dans un récit de la vie de saint Ubalde, lequel était particulièrement vénéré à Gubbio. Quelques-uns croyaient voir dans ces tables les lois des anciens rois qui avaient à l’origine gouverné la contrée. Un historien les appelle les plus vieux monumens de l’Italie et peut-être du monde. Le provincial des dominicains Leandro Alberti, qui donna en 1550 une description de l’Italie, souvent réimprimée, raconte qu’arrivé à Gubbio, il vit ces tables, que les chefs de la ville lui montrèrent avec une sorte de respect religieux.

La première collection épigraphique qui ait publié un spécimen de ces inscriptions est le recueil dû au savant hollandais Smetius ou Smith, édité après sa mort par Juste-Lipse en 1588. Il donne les tables IV et VI, en disant que personne ne les comprend, mais que plusieurs croient qu’elles traitent de sacrifices. Smetius avait joint une transcription de l’alphabet étrusque, autant que les connaissances d’alors le permettaient. En 1601, Gruter, dans son recueil, reproduisit ces deux tables.

Le premier essai de traduction est dû à l’Italien Bernardino Baldo, qui publia en 1613, à Augsbourg, aux frais et par l’entremise du savant Welser, une divination, pensant, dit-il, que c’est chose indigne de son siècle que l’interprétation de ces tables n’eût encore été tentée par personne. Le texte est expliqué au moyen de Bérose et de Caton, d’après les ouvrages apocryphes d’Annius de Viterbe. Pour donner un échantillon de cette divination, il suffira de dire que le mot tertiam (troisième) était lu fedfiam et traduit par « libératrice » et que prusekatu (qu’il découpe), lu rdusecafu, signifiait « contrition. » Richard Simon faisait allusion à ce livre quand il parlait dans sa Bibliothèque critique « des impertinences que Velserus fait imprimer à Augsbourg. » Après avoir cité quelques étymologies hébraïques de Baldo, « en vérité, ajoute-t-il, il faut avoir l’esprit bien pénétrant ou plutôt être inspiré, pour voir que ces deux mots sont hébreux. Un Chinois y trouverait plutôt sa langue chinoise qu’un Juif n’y trouvera la langue hébraïque. »

L’année suivante (1614) vit paraître une traduction non moins extraordinaire : elle venait cette fois des Pays-Bas. Le Hollandais Adrien van Scrieck publia à Ypres un livre sur les origines des peuples de l’Europe, et en particulier des Néerlandais, où il inséra la table VII, qu’il avait reçue, disait-il, à Paris d’un de ses amis qui l’avait rapportée de Rome. Il y joignit une traduction où l’ombrien est expliqué à l’aide du néerlandais, car c’est le plus ancien monument de la langue belge qu’il reconnaissait dans cette table. On aura une idée de cette traduction quand nous dirons que eno prinratur, qui signifie « alors les acolytes, » est rendu par in bring water (qu’il apporte de l’eau). Le nom de la déesse Cerfa est pris pour le verbe sterben (mourir).

Ici s’arrêtent pour un temps les essais d’interprétation. Aux esprits avisés, le problème paraissait trop difficile. « Pour votre langue étrusque et ses caractères, écrivait Saumaise à Peiresc, c’est un point où je confesse n’entendre rien du tout. J’y ai souvent voulu bailler des atteintes, mais je n’y ai jamais pu mordre. Je ne sais comment il s’y faut prendre : s’il faut aller de dextre à senestre, ou de senestre à dextre… Ceux qui ont voulu interpréter ces Tables eugubines ne me peuvent pas satisfaire. Mettons donc ceci entre les choses que nous ignorons parfaitement. »

Au XVIIIe siècle, l’interprétation devait être reprise avec un redoublement d’ardeur. Nous rencontrons ici un livre qui exerça une influence considérable sur les esprits ; ce n’est pas qu’il fût d’une grande nouveauté : l’auteur, quand son œuvre parut, était mort depuis plus de cent ans. Le savant Écossais Thomas Dempster appartient au XVIe siècle par la date de sa naissance, par son érudition immense et confuse, par son caractère batailleur, par son humeur inquiète et voyageuse. Après avoir professé dans les Pays-Bas, en France, en Angleterre, en Espagne, il fut appelé en Italie par Cosme II de Médicis, et, sur l’invitation de ce prince, il écrivit en 1619 son grand ouvrage de Etruria regali. Ce livre resta manuscrit jusqu’en l’année 1723, où il fut publié avec luxe à Florence par les soins de Thomas Coke, comte de Leicester. L’ouvrage était bien tel qu’on pouvait l’attendre d’un homme réputé en son temps pour l’étendue de son savoir, comme pour son manque de jugement. Les Étrusques y sont présentés comme le peuple inventeur de tous les arts, de toutes les sciences, de tous les objets utiles à la vie. Depuis l’écriture jusqu’à l’art de fabriquer les casques, depuis la philosophie jusqu’à l’usage de se frotter le corps avec des parfums, tout venait de l’Étrurie. On trouvait chez Dempster la liste de ses anciens rois, qui commençait à Janus pour finir à Mécène, Les Étrusques étaient autrefois les maîtres de l’Italie, et Rome, qui leur arracha la primauté, se para de leur civilisation. Les anciens titres de noblesse des diverses cités de l’Italie étaient énumérés. Ce qui donna à cette publication une valeur durable, c’est qu’un savant aussi modeste que judicieux, Philippe Bonaruoti, qui avait été chargé de surveiller l’édition, profita de l’occasion pour y joindre des planches exécutées avec le plus grand soin. Une quantité d’inscriptions et d’antiquités virent le jour pour la première fois. Au nombre des planches figurent les Tables eugubines, publiées intégralement et avec une correction remarquable pour l’époque. Bonaruoti se doutait déjà qu’elles étaient non pas en langue étrusque, mais plutôt en ombrien : il avait remarqué qu’on n’y trouvait aucun de ces noms en al, si fréquens sur les inscriptions de l’Étrurie. « Du reste, ajoute-t-il, qu’elles soient en étrusque ou en ombrien, peu importe, puisqu’on n’entend pas plus l’un que l’autre. » Quant au contenu des tables, il exprime, mais avec une grande réserve, l’idée que ce sont des traités entre peuples voisins. Cette prudence ne devait pas être imitée. La publication de Dempster provoqua une quantité de travaux sur les antiquités de l’Italie et principalement sur la langue et la civilisation étrusques, où le patriotisme eut plus de part que la critique. C’est ce mouvement d’idées qu’un écrivain italien, Tiraboschi, a appelé l’entusiasmo etrusco. Dès l’année 1726, il se fonda dans l’antique ville de Cortone une académie étrusque[3]. Par leur étendue, comme par la facilité relative du déchiffrement, les Tables eugubines attirèrent particulièrement l’attention, et le principal effort se concentra sur ces inscriptions, dont l’histoire, ainsi que le dit justement Lepsius, semble être devenue à cette époque l’histoire même des études étrusques.

Les principaux érudits qui s’occupèrent des tables furent le marquis Scipion Maffei, le chevalier et abbé Annibale-Camille degl’Abati Olivieri, l’abbé Giambattista Passeri, A.-F. Gori. Parmi ce groupe, un réfugié protestant français, originaire de Nîmes, Louis Bourguet, tient une place importante. À la fois théologien, orientaliste, numismate, géologue, mathématicien, il était en correspondance avec les savans de toute l’Europe. Sous le pseudonyme de Philalèthe, il publia d’abord sur l’inscription Claverniur un travail qui est un pur roman, dont les personnages principaux, le pontife Herti, son frère Claverniur Dirsa, le duumvir Homonus, ainsi que le berger de Mars, étaient absolument sortis de son imagination. Dans un second essai, il donna de la table VI une traduction non moins extraordinaire. Denys d’Halicarnasse raconte que les Pélasges sont originaires de la Lydie, et qu’à leur arrivée en Italie ils eurent à souffrir de divers fléaux, tels que stérilité de la terre, guerre, peste, disette. Pour apaiser les dieux, ils leur offrirent les prémices de tout ce qui naîtrait. La table VI, qui est antérieure à la guerre de Troie, nous a, selon Bourguet, conservé le souvenir de ce vœu. C’est un cantique qu’on chantait à plein gosier : de là le nom de carmen orthium ou de litanies pélasges que lui donne Bourguet. Voici un fragment de sa traduction : « Le produit des semailles a été renversé et brûlé. Les plus gras pâturages ne seront soutenus que d’un peu de rosée. La nourriture est nuisible. Les veaux qui croissaient sont consumés. Il manque de quoi se rassasier. Les veaux qui croissent ont le corps endommagé, et le laboureur est perdu. »

Ces deux premiers essais ne contiennent guère que des rêveries ; mais, peu de temps après, Louis Bourguet eut la bonne fortune de faire une découverte qui a été d’une importance capitale dans l’histoire du déchiffrement. Il reconnut que la table VI (en caractères latins) et la table I (en caractères étrusques) donnent le même texte, sauf certains changemens et développemens dont il était aisé de faire abstraction. « Enfin, raconte-t-il, il plut à la Providence de m’ouvrir les yeux, car, m’étant avisé de relire le texte avec beaucoup d’attention, je découvris la véritable valeur des lettres, que je méconnaissais auparavant, et je vis évidemment que ce que cette table contient n’est qu’un abrégé des grandes litanies. » On devine le secours qui pouvait dès lors être tiré de cette coïncidence : en s’aidant de la transcription en lettres latines, on arrivait beaucoup plus facilement à une lecture correcte de la table en écriture étrusque. Bourguet réussit à établir la vraie valeur de la plupart des caractères. Quelques-unes de ses identifications auraient même mérité plus d’attention que les contemporains ne parurent leur accor- der[4].

Parmi les savans italiens, les uns, comme Olivieri et Gori, admirent ou du moins parurent admettre ces résultats. Ainsi Olivieri traduisit les lettres de Bourguet dans les mémoires de l’académie de Cortone. Gori les reproduisit dans son Museum etruscum en ajoutant seulement la découverte qu’il avait faite de son côté, que les litanies étaient en vers hexamètres. D’autres savans proposèrent des interprétations différentes. Maffei, guidé par son tact naturel, avait émis sur le contenu probable des inscriptions une vue qui n’avait rien que de raisonnable. « On peut être assuré, dit-il, que ces tables ne contiennent que des actes publics, tels que traités entre nations, ou des actes privés, comme ventes, donations, testamens. » L’abbé Passeri, qui avait écrit à l’âge de quatorze ans une dissertation sur les Tables eugubines, et qui revint encore par deux fois sur le même sujet dans le cours de sa longue vie, publia en 1739 une série de lettres qu’il intitula Lettere Boncagliesi, du nom de sa maison de campagne de Roncaglia. Les lettres étaient adressées à Olivieri. Ce dernier avait eu le mérite de faire une découverte qui fut un trait de lumière au milieu des ténèbres où l’on tâtonnait jusque-là. Il avait reconnu que le nom si fréquemment répété de Ijovina ou lovina ne désignait pas la jeunesse, comme le supposait Bourguet, mais que c’était le nom même des Iguviens; on commença dès lors à se douter que ces tables se rapportaient au passé de la ville où elles avaient été découvertes. Guidé par cette indication, Passeri écrit : Sapete voi in che lingua son esse scritte? In lingua gubina antica. Voici un passage de ces lettres, où, avec un certain art de mise en scène et en une langue toute colorée des idées philosophiques de Vico, il fait ressortir le caractère national de ces recherches. « Ce sont là, dit-il, nos vrais et légitimes monumens, et tout bon citoyen doit considérer cette étude comme une étude nationale. Ce que nous avons de romain nous est aussi étranger qu’il peut l’être aux Daces et aux Sicambres. Ce peuple, qui a tout foulé aux pieds, n’a d’autre relation avec nous que de nous avoir opprimés. Ces inscriptions contiennent les noms et les prérogatives de nos ancêtres : ici sont renfermées les traditions et les coutumes de notre peuple, et si l’envie romaine a fait sentir sa furie même à l’innocence de notre antique idiome, les germes vivent encore dans les puissances de notre âme et sont emportés par le tourbillon des choses humaines. Il ne se peut que ce circuit universel qui agite les idées de toutes choses ne vienne déposer un jour ou l’autre, soit à dessein, soit par hasard, des principes qui, accueillis et nourris, permettront de réparer en quelque manière cette perte. » Il est intéressant de voir comment le patriotisme italien, qui à cette époque ne dépassait point encore l’amour de la province, avait trouvé un aliment dans ces études; il n’est pas moins curieux de comparer ces sentimens pour Rome avec les idées qui devaient remplir l’Italie un siècle plus tard.

Malheureusement Passeri ne s’en tint pas à ces déclarations. Il voulut interpréter les tables. Oubliant ce qu’il avait dit sur la langue des inscriptions, il les expliqua, tout comme Bourguet, à l’aide du grec et de l’hébreu. Vingt-cinq ans plus tard, il en donna une traduction nouvelle, prouvant au moins de cette manière son ardeur pour un problème que sans doute le voisinage de Gubbio, qui lui éleva un monument, l’empêchait d’oublier.

La vie fertile en loisirs des ecclésiastiques italiens au XVIIIe siècle trouvait dans ce genre de travaux une noble et élégante occupation. Un autre abbé, esprit enjoué et fin, Lami, publia en 1742, sous le pseudonyme de Clémente Bini, et probablement en réponse aux Lettere Roncagliesi, des Lettere Gualfondiane, où il se moque avec esprit des interprétations qu’on avait proposées. Il montre qu’il faut chercher dans le latin vulgaire l’explication de la langue des tables, et il donne à ce sujet d’excellentes indications. Mais, lui aussi, il aurait dû se borner à la théorie, car la traduction qu’après un long et judicieux préambule il donne de la table III ressemble à un conte. « C’est, dit-il, un fragment de l’histoire ancienne eugubine, retraçant la faite des citoyens de Gubbio, de leur cité mise à sac et dévastée par les ennemis. Ce sont les lamentations des fugitifs qui, considérant le mal qu’ils ont souffert, se retournent vers Jupiter et l’excitent à les venger en lui représentant le massacre de leurs proches, la ruine de leurs biens et de leur patrie. » Les ennemis, ajoute Lami, venaient probablement du côté de Tivoli. On ne sait pas toujours si l’abbé florentin plaisante ou s’il prend sa traduction au sérieux. Pour finir l’histoire de ces efforts infructueux, il faut encore mentionner un ouvrage qui parut en 1772 à Modène, et qui est peut-être le plus faible de tous. Il a pour titre : Della Lingua de’ primi abitatori dell’ Italia. C’est l’œuvre posthume du jésuite Stanislas Bardetti. L’auteur explique la même inscription que Lami, et, lui aussi, il suppose un récit historique parlant de guerre et d’exil. Ce qui le distingue de ses prédécesseurs, c’est qu’il interprète principalement l’ombrien à l’aide de l’anglo-saxon, du vieux haut-allemand et du celtique.

Il n’est pas défendu, en un pareil sujet, de chercher des enseignemens de plus d’une sorte. Un problème moral qui se présente naturellement, c’est de savoir comment des hommes d’ailleurs érudits et sérieux arrivent à produire, sans le vouloir, de telles chimères. Les erreurs des sens nous aideront à le comprendre. M. Alfred Maury, dans son livre du Sommeil et des Rêves, raconte qu’il a observé sur lui-même comment se produisent les illusions d’optique. « Ainsi, dit-il, ayant la vue très basse, je me rappelle avoir cru un jour sur le Pont-Neuf apercevoir un cuirassier à cheval dont je m’imaginais distinguer tout le costume, le casque, le plumet, la cuirasse et l’habit. En m’approchant de ce prétendu cavalier, je reconnus un commissionnaire qui portait sur ses crochets une énorme glace. Les reflets de celle-ci et l’élévation à laquelle elle se dressait au-dessus du portefaix avaient causé toute l’illusion. » M. Maury ajoute qu’en pareil cas l’erreur est double, erreur des sens, erreur mentale. L’esprit, avec une complaisance dont nous n’avons pas conscience, achève le dessin, dont une impression plus ou moins juste a fourni les premiers linéamens. Le même fait se produit en rêve, où, comme le remarque Aristote, nous pensons autre chose encore au-delà des images qui nous apparaissent. Telle est, quand on y regarde de près, l’histoire des traductions que nous venons de rappeler. L’exil et le désespoir des habitans d’Iguvium, si vivement décrits par l’abbé Lami, viennent des premiers mots de l’inscription : esunu fuia, qu’il traduit par exeunt fuga (ils sortent en désordre), et du mot uhtur, qu’il rend par ultor (vengeur)[5]. De même les litanies de Bourguet ont en grande partie leur origine dans les deux mots arcani canctu, qu’il croyait signifier « chant mystérieux, » tandis qu’ils veulent dire : « qu’il s’accompagne du chant. »

Personne n’est absolument sûr de ne pas tomber plus ou moins dans les mêmes pièges. Aussi le philologue et l’historien doivent-ils toujours être en garde contre ce genre d’illusion. Tandis que l’artiste et le poète, étant données quelques impressions, les complètent par la pensée et construisent un ensemble où les inventions et la vérité sont fondues en un tout indivisible, le savant doit craindre et fuir ce mélange. Le domaine de l’imagination ne lui est sans doute pas interdit, et l’on sait qu’en général les érudits ne se font point faute d’y tenter des excursions; mais l’invention, autant qu’il est possible, doit chez lui être consciente, et elle prend alors le nom d’hypothèse. C’est le cas de citer le jugement si plein de sens que Fréret, en 1753, émettait sur ces traductions : « Les inscriptions étrusques en caractères latins ne sont pas plus intelligibles que les autres, quoiqu’on y rencontre des mots latins défigurés. Les interprétations que quelques savans en ont prétendu donner ne sont que des divinations absolument hasardées, des alliages de mots latins, grecs, hébreux, altérés et rendus méconnaissables. Avec de pareilles licences, on rapportera ces inscriptions à toutes les langues du monde, au bas-breton, au basque, au mexicain. On peut même observer que les auteurs de ces interprétations ne font aucun usage des mots étrusques dont les anciens nous ont transmis le sens. Remarquons enfin qu’il n’est rien moins que prouvé que ces monumens aient la grande antiquité qu’on leur attribue. Ceux qui sont en caractères latins, à n’en juger que par la forme de ces caractères, doivent être postérieurs à la conquête de l’Étrurie par les Romains, et remonter tout au plus au temps de la première guerre punique[6]. »


II.

Le premier qui ait ouvert les voies à une interprétation méthodique est L. Lanzi dans son Essai sur la langue étrusque, publié à Rome en 1789. S’inspirant de la prudence de Fréret, dont il rappelle les paroles, il annonce qu’il ne tentera pas une traduction intégrale des textes, mais qu’il imitera ceux qui expliquent une inscription à demi effacée et qui, là où ils ne peuvent lire, se taisent ou se contentent d’une conjecture présentée avec doute. Il ne saurait considérer les Iguviens comme des Étrusques, puisque sur les Tables eugubines les Étrusques sont nommés en toutes lettres à côté des Iguviens. Toutefois il doit y avoir, vu le voisinage, une certaine parenté entre les deux langues. La syntaxe est, pour la plupart du temps, identique à la syntaxe latine. Quelquefois elle a l’air barbare, mais le lecteur, en ajoutant ici un S, là un M. comme il faut faire aussi dans les inscriptions romaines, ou en opérant quelque autre changement non moins régulier, n’aura pas de peine à mettre habituellement la construction d’accord avec les règles des grammairiens ; c’est une sorte de latin rustique. La date de ces tables ne saurait guère être antérieure au VIIe siècle de Rome. Quant au contenu, il n’était pas difficile de le deviner : tant de noms de divinités et de sacrifices nous annoncent un rituel ; c’est le plus grand monument de liturgie païenne qui nous ait été conservé, Lanzi, il faut en convenir, touche déjà du doigt la vérité ; mais, lorsqu’il s’essaie à la traduction, un instrument essentiel lui fait défaut. Son côté faible, c’est la grammaire : quand il voit dans le pronom tiom (toi) un participe grec signifiant a honoré, » ou quand il fait de la conjonction appei (lorsque) un nom propre, on découvre les lacunes de la science grammaticale d’alors.

Trente ans plus tard, Otfried Muller, dans son grand ouvrage sur les Étrusques (1828), s’occupa des Tables eugubines, et il le fit en philologue supérieur. Il établit d’une façon irréfutable le point capital, déjà entrevu par Fréret et Bonaruoti, que ces inscriptions sont non pas en étrusque, mais en ombrien, et il nie qu’il y ait aucune parenté entre ces deux idiomes. Il commence à tracer les premiers contours de la grammaire ombrienne : il rectifie la lecture de plusieurs lettres. D’autre part ses recherches sur le rituel étrusque furent à ses successeurs d’un utile secours pour le déchiffrement.

Un élève d’Otfried Müller, M. Richard Lepsius, avant de se tourner vers l’égyptologie, publia comme thèse pour le doctorat une dissertation sur les Tables eugubines (1833). Sans aborder directement l’interprétation du texte, il eut le mérite d’élucider quelques questions extrinsèques d’une véritable importance. En premier lieu, il donna une histoire exacte et complète des tentatives qui avaient été faites jusque-là pour arriver au déchiffrement ; à la suite de ce préambule historique viennent deux chapitres sur l’alphabet ombrien : même après Otfried Müller il restait encore à faire sur ce point. Passant ensuite à la question de l’âge des tables, il suppose que les différences d’orthographe qu’on remarque entre les diverses inscriptions ont pour cause un changement survenu dans la langue, que les inscriptions en caractères étrusques doivent, par ce fait même, être regardées comme les plus anciennes, et qu’un espace de deux siècles au moins les sépare des inscriptions en caractères latins, qui sont du VIe siècle de Rome. D’après ces prémisses, il propose une classification des tables différente de celle de Bonaruoti. Plus tard Lepsius eut encore le mérite d’aller prendre lui-même sur les lieux et de publier le fac-simile complet des inscriptions.

Dans le même temps où Lepsius publiait son premier travail, un éminent indianiste, M. Christian Lassen, faisait paraître un essai d’interprétation. Avec lui, nous voyons la science nouvelle de la linguistique mettre pour la première fois ses méthodes au service du déchiffrement. Lassen a trouvé juste sur un certain nombre de points ; mais il n’a pas toujours échappé au danger d’exagérer l’archaïsme de la grammaire ombrienne. Son travail, resté inachevé, ne va pas au-delà d’un court fragment. Deux ans plus tard, G.-F. Grotefend, qui s’était signalé par sa sagacité dans le champ de l’épigraphie perse (c’est lui qui commença le déchiffrement des inscriptions cunéiformes de Persépolis), donna ses Rudimenta linguæ umbricæ. Il ne suit pas l’ordre des inscriptions, mais il explique successivement un certain nombre de passages choisis de côté et d’autre : cette disposition incommode, que vient aggraver le manque d’index, est cause sans doute que son travail n’a pas été lu autant qu’il aurait mérité de l’être. On y aurait rencontré un certain nombre d’interprétations qui plus tard ont été retrouvées par d’autres.

Nous arrivons à l’ouvrage d’Aufrecht et Kirchhoff : les Monumens de la langue ombrienne (1849-1851), qui a fait époque dans le déchiffrement des Tables eugubines, et qui peut servir de modèle pour tous les travaux du même genre. Les auteurs, philologues l’un et l’autre, le second représentant surtout l’érudition classique, le premier se rattachant à l’école comparative, étaient par leur association parfaitement en mesure de résoudre les principales difficultés du problème. Ils ont apporté à leur tâche un savoir, une pénétration et un tact qu’on ne saurait assez reconnaître. Le moyen principal qu’ils emploient pour entrer dans la connaissance du texte n’est pas, comme on pourrait le croire, l’étymologie. Ils gardent au contraire en matière étymologique une réserve presque exagérée, mais qu’on approuvera, si l’on pense aux témérités dont ces études avaient été l’occasion. Le moyen employé par les deux savans est le même qu’Eugène Burnouf avait appliqué aux livres zends ; c’est celui dont il faudra toujours, en pareil cas, se servir de préférence à tout autre : le rapprochement des passages semblables. Tantôt c’est la même phrase qui se trouve en deux endroits, mais la première fois avec un seul sujet, la seconde fois avec deux : on voit alors les désinences des adjectifs et des verbes se modifier, les pronoms possessifs changer. Tantôt la même prière est adressée à un dieu, puis à une déesse ; on obtient ainsi la marque des genres. Ou bien la même prescription est exprimée une fois avec un verbe à l’impératif, une autre fois avec une forme verbale qui se révèle comme un subjonctif ou un optatif. Après qu’une série de prescriptions a été donnée, elles reparaissent plus loin comme autant de faits accomplis : on arrive à dresser de cette façon le tableau de la conjugaison. Les deux auteurs reconnaissent la fin des phrases par la comparaison des endroits où la même phrase est répétée : ils distinguent les différentes propositions par les verbes qui les terminent et ils arrivent à découvrir les particules par leur voisinage habituel avec certains cas ou certains modes. Une fois le pronom relatif et les pronoms démonstratifs reconnus, il leur devient facile de faire la construction. Nous devons convenir que les Tables eugubines se prêtaient tout particulièrement à cette méthode d’interprétation par la répétition fréquente des mêmes formules, par la régularité de la construction, par la fixité d’un langage où tous les termes ont en quelque sorte une valeur consacrée. Il faut ajouter certaines circonstances extérieures non moins précieuses : la parfaite conservation du texte et la présence de la même inscription en deux rédactions différentes; mais il est juste de dire que les deux savans interprètes ont remarquablement mis à profit ces heureuses circonstances. Plus préoccupés de la grammaire que du vocabulaire, il leur arrive de raisonner d’une façon convaincante sur la construction d’une phrase sans connaître le sens des mots. La plupart du temps, ils serrent le texte d’une telle façon qu’au moment où ils donnent leur interprétation, elle a déjà été pressentie et devinée par le lecteur. Ce qui, outre ces qualités de méthode, donne une valeur durable à leur ouvrage, c’est leur résolution d’écarter les conjectures et d’omettre tout ce qui n’a pas le caractère de la certitude : ne se lassant pas de déclarer qu’ils ignorent, ils aiment mieux rester en-deçà des limites permises que de courir le risque de les dépasser. Aussi les parties traduites par eux sont-elles en général restées acquises à la science.

Cependant cet ouvrage, si remarquable qu’il soit, a aussi ses défectuosités. La réserve extrême que s’imposent les auteurs fait que près de la moitié des inscriptions n’est pas traduite. Ils poussent si loin la fidélité aux règles de phonétique et de grammaire posées par eux en commençant, que, pour n’avoir pas à s’en écarter, ils aiment mieux corriger le texte que de retoucher leurs paradigmes. Un certain dédain des explications qui se présentent les premières à l’esprit fait que les auteurs ont parfois préféré à la simple vérité des théories compliquées et invraisemblables. Malgré ces défauts, l’ouvrage d’Aufrecht et Kirchboff est et restera la base des études à venir sur les Tables eugubines.

C’est pour avoir trop peu imité ce modèle que E. Huschke, qui publia en 1859 un gros volume sur les mêmes inscriptions, fit une œuvre à peu près inutile. Son livre marque un retour dans la voie de l’interprétation aventureuse. Les rapprochemens qu’il fait sont ordinairement contraires à toutes les règles de la linguistique. L’utilité de la grammaire comparée (on le sent clairement en lisant ce livre) n’est pas tant de suggérer des comparaisons, car de tout temps les rapprochemens de mots se sont offerts en foule à l’esprit des interprètes : le service qu’elle rend, c’est de donner une direction aux conjectures et de resserrer le cercle des possibilités. A qui n’a pas un instrument de contrôle, tout paraît également soutenable. Ce jugement, qui peut sembler sévère, trouverait sa confirmation à toutes les pages de l’ouvrage de Huschke. Cependant son commentaire garde de l’intérêt à cause des nombreux renseignemens archéologiques qu’il renferme. On peut sourire des étymologies de Huschke, de son bizarre et nuageux symbolisme, ainsi que des connaissances qu’il déploie en cuisine; mais on égalera difficilement son érudition pour tout ce qui concerne le droit et le rituel.

Une fois la voie frayée, la grammaire comparée n’a pas cessé depuis vingt ans de s’exercer sur un champ qui semble fait exprès pour elle, et qui recèle sans doute encore tant de découvertes. Il suffira ici de nommer Ebel, Corssen, Ascoli, Zeyss, Panzerbieter, Savelsberg[7]. Une place à part doit être donnée à M. Sophus Bugge, qui, à plusieurs reprises, s’est occupé du dialecte ombrien, et l’a fait chaque fois avec bonheur. Quelques-unes de ses découvertes concernent des parties essentielles de la phonétique ou de la grammaire. Il faut mentionner également la belle publication d’Ariodante Fabretti : Corpus inscriptionum antiquioris œvi et glossarium ilalicum (Turin 1867), qui contient le texte et le fac-simile des inscriptions ombriennes, et qui, dans le glossaire, renvoie avec exactitude, pour chaque mot, pour chaque forme, aux savans qui en ont traité. Tout récemment, M. F. Bücheler a donné une traduction et un commentaire des tables V et VI, où il présente de judicieux rapprochemens[8].


III.

Il est temps de donner au lecteur quelques explications sur le contenu, sur la langue et sur l’âge probable des Tables eugubines. Ce sont les actes d’une corporation de prêtres qui avait son siège à Iguvium, et dont l’autorité paraît s’être étendue sur un assez grand rayon à l’entour. Ils s’appellent les frères attidiens ( frater Àtijediur), et le nom de confrérie est donné au collège (fratrecate). Ils sont au nombre de douze : différens noms de magistrature, tels que le questeur (krestur ) et le fratreks, sont mentionnés. Le personnage qui joue le rôle principal a le titre d’adfertur. On s’est demandé à quel sanctuaire appartenait cette corporation, et l’hypothèse que nous avons ici les actes d’un temple célèbre de l’antiquité a été émise par Passeri et Huschke. Le poète Claudien racontant le voyage de Ravenne à Rome fait par l’empereur Honorius, décrit une sorte de tunnel qui, non loin d’Iguvium, après les lieux appelés Fanum Fortunœ et Saxa intercisa, traverse les Apennins dans le voisinage se trouvait le temple de Jupiter Apenninus, dont on voit encore aujourd’hui les ruines et dont les oracles étaient célèbres dans l’antiquité. On a voulu rapporter les tables à ce sanctuaire. Il faut dire que rien ne vient confirmer cette hypothèse. Jupiter Apenninus n’est point nommé par nos textes. Si l’on songe en outre au lieu de découverte des tables, on sera amené à écarter absolument la conjecture de Passeri. C’est à quelque temple placé dans la ville, peut-être sur la colline si souvent désignée sous le nom d’Ocris Fisius, qu’a dû appartenir la corporation attidienne. Quant à ce dernier nom, Lanzi l’avait déjà rapproché du nom des Attidiates, population ombrienne citée par Pline, et du nom de la ville moderne d’Attigio. Il est probable que cette ville, qui portait dans l’antiquité le nom d’Attidium, était le lieu d’origine de la corporation.

Une semble pas que la confrérie attidienne fût vouée spécialement au service d’une seule divinité; nous voyons qu’elle offre des sacrifices à toute une série de dieux et de déesses. Grâce à cette circonstance, les Tables eugubines nous fournissent de précieux renseignemens sur le panthéon d’un peuple italique. Certains noms coïncident exactement avec les noms romains : tels sont Jupiter, Sancus, Mars. D’autres présentent une ressemblance plus ou moins lointaine, comme Fisus, Grabovius, Cerfius. D’autres encore éteint entièrement inconnus, comme Vofionus, Tefer, Trebus etc Nous avons donc ici les monumens d’un culte indigène que la religion romaine n’avait pas encore effacé. Le texte se apporte à différentes cérémonies sacrées dont la corporation attidienne était chargée. On aurait tort de rien chercher qui ressemblât à des inscriptions commémoratives : ces tables, dont quelques-unes étaient fixées contre les parois du temple, comme l’indiquent encore les trous destinés à recevoir les clous et des blancs laissés dans le texte pour la place des attaches, contiennent des prescriptions relatives au rituel ou des résolutions votées en assemblée par le collège. Il s’agit par exemple, sur les tables VI et VII. d’une purification de la colline fisienne et d’une lustration du peuple iguvien.

Il faut d’abord prendre les auspices : la nature et le vol des oiseaux qui seront considérés comme un présage favorable sont stipules à l’avance entre l’augure et l’adfertor. L’épervier et le corbeau devront voler en avant, le pic-vert et la pie en arrière. Pendant l’inspection des oiseaux, l’augure se tiendra immobile et tourné du même côté; s’il fait un mouvement, s’il se retourne, les auspices seront nuls. Les limites du carré imaginaire à l’intérieur duquel les présages doivent se produire sont tracées dans le ciel ; pour permettre à l’augure de s’orienter, on indique les lieux correspondans sur la terre. Nous avons ici un fragment de la topographie des environs d’Iguvium. L’inscription, supposant que les présages ont été favorables, donne la formule que prononcera l’augure, après quoi la purification commence. Elle consiste dans une procession autour de la ville et dans une série de quatre ou plutôt de huit sacrifices successifs. Le premier est offert à la porte Trébulane : devant la porte Trébulane, on immolera trois bœufs à Dius Grabovius; derrière la porte Trébulane, on immole trois truies grasses à Trebus Jovius. Le second sacrifice est offert à la porte de Tersena. Devant la porte, on immole trois bœufs à Mars Grabovius; derrière la porte, trois jeunes porcs à Fisus Sancius. Le troisième sacrifice a lieu à la porte de Veïes : on immole trois bœufs devant la porte à Vofionus Grabovius, et derrière la porte trois brebis à Tefrus Jovius. Le quatrième sacrifice n’a pas lieu près d’une porte[9], mais à deux endroits qu’il faut probablement regarder comme des bois sacrés. Pour chacun de ces sacrifices, l’inscription énumère les dons accessoires qu’on doit offrir à la divinité, et elle entre quelquefois dans le détail des rites à suivre. Le double caractère que Cicéron dans sa République dit être le propre de la religion romaine se retrouve à Iguvium : une extrême simplicité des offrandes unie à une grande complication du rituel. Du lait, du vin, un peu d’encens, diverses sortes de gâteaux, composent le menu ordinaire des dieux : ce qui fait le mérite du sacrifice, c’est l’exacte observation de toutes les prescriptions liturgiques. « Si quelque chose, dit la table VI, a été omis, interverti, manqué, le sacrifice sera nul, tu retourneras à la porte Trébulane pour inspecter les oiseaux et pour tout recommencer. »

Les prières, dont quelques-unes sont citées in extenso, semblent conçues dans le même esprit. Elles présentent la même superfluité de mots, les mêmes répétitions, la même cautèle et le même attachement aux formules que Cicéron relevait chez les jurisconsultes romains. « Je t’ai invoqué, je t’invoque, Dius Grabovius, pour la Colline-Fisienne, pour le peuple iguvien, pour le nom de la Colline-Fisienne, pour le nom du peuple iguvien. Sois favorable, sois propice au nom de la Colline-Fisienne, au nom du peuple iguvien. Saint, je t’ai invoqué, je t’invoque, Dius Grabovius. Selon ton rite, je t’ai invoqué, je t’invoque, Dius Grabovius. Je te consacre ce bœuf ambarvale comme expiation pour la Colline-Fisienne, pour le peuple iguvien, pour le nom de la Colline-Fisienne, pour le nom du peuple iguvien. Dius Grabovius, sois enrichi de ces dons. Si le feu a été souillé sur la Colline-Fisienne, si dans la cité iguvienne des rites ont été omis, tiens la faute pour non avenue. Si quelque chose dans ton sacrifice est manqué, mal fait, transgressé, négligé, vicié, s’il est à ton sacrifice un défaut connu ou inconnu, Dius Grabovius, comme il est juste, reçois en expiation ce bœuf ambarvale. Dius Grabovius, purifie la Colline-Fisienne, purifie le peuple iguvien. Dius Grabovius, purifie le nom, les lares, les rites, les hommes, les troupeaux, les champs, les fruits de la Colline-Fisienne, du peuple iguvien. Purifie-les... »

On trouverait chez le vieux Caton, dans les formules de prières qu’il cite et qu’il donne comme modèle à l’agriculteur romain, des invocations et des précautions toutes semblables. En général, les religions qui ont divinisé les forces de la nature sont arrivées à un formalisme de ce genre; les Hindous, les Perses, ont des invocations presque identiques. Il s’agit moins d’obtenir la bienveillance que d’enchaîner la liberté du dieu. Le brahmane qui connaît le rituel dispose du ciel, et par le ciel il est le maître du monde. L’Italiote, sans aller aussi loin, croit que, s’il est fidèle à toutes les prescriptions sacrées, le dieu de son côté ne saurait manquer à son office.

Vient ensuite une seconde cérémonie : la lustration du peuple iguvien. Le sacrifice est offert non pas à Iguvium, mais sur différens points de la banlieue. Le prêtre, vêtu de la prétexte garnie de pourpre et accompagné de deux acolytes, conduit les victimes autour du territoire. Arrivé au point déterminé, il s’arrête et prononce contre tous les étrangers, Tadinates, Étrusques, Nariques, lapydes, une sentence d’éloignement. On a cru longtemps qu’il s’agissait d’un bannissement véritable; un examen plus attentif du texte doit faire penser que nous nous trouvons en présence d’une fiction légale, car on indique aussitôt à ces étrangers le moyen de se racheter de l’exil à prix d’argent. La lustration, à Iguvium comme à Rome, paraît avoir été l’occasion d’un recensement et d’un cens sur les étrangers. La procession achevée, le prêtre prononce une sorte d’imprécation contre les dieux du dehors, suivie d’une invocation aux dieux nationaux.

Un autre document intéressant nous est fourni par la table II, qui donne la liste des peuples participant tous les ans au sacrifice d’une truie et d’un bouc : parmi ces noms, il en est qui sont cités dans Pline au nombre des populations de l’Ombrie[10]. Chacune de ces tribus paraît avoir eu le droit de venir tous les ans chercher un morceau des deux victimes ; en retour, elle payait une contribution de blé à la corporation attidienne. Un usage analogue existait à Rome. Denys d’Halicarnasse raconte que Tarquin le Superbe, après avoir constitué l’union des Latins, des Herniques et des Volsques, et élevé sur !c mont Albain le sanctuaire où quarante-sept villes tenaient leurs réunions annuelles, décida qu’aux fériés latines chaque peuple aurait sa part du taureau immolé en l’honneur de Jupiter Latiaris; en retour, ces peuples alliés envoyaient des agneaux, des fromages, du lait, des gâteaux. Cet usage, qui existait encore au temps d’Auguste, s’appelait la risceratio.

Une autre inscription nous laisse entrevoir l’organisation intérieure de la confrérie. Il ne semble pas que les frères attidiens résidassent habituellement auprès du temple : ils se réunissaient à des jours fixes pour vaquer à leurs cérémonies, pour dîner ensemble et pour examiner la gestion de l’adfertor. Encore ne paraissent-ils pas avoir été très exacts à ces rendez-vous. C’est du moins ce qu’on peut inférer de l’insistance avec laquelle l’inscription dit deux fois : « Si la majorité des frères attidiens qui seront venus est d’avis... » Les affaires de la confrérie paraissent être concentrées dans les mains du personnage déjà plusieurs fois mentionné sous le nom d’adfertor. C’est lui qui est chargé de diriger les sacrifices et les lustrations, de fournir les objets nécessaires aux cérémonies ; je crois que le nom porté par ce personnage fait allusion à ses fonctions. Dans la langue des Tables eugubines, fertu a souvent le sens « qu’il fournisse; » de même le mot d’adfertor désigne, à ce que je crois, le fournisseur ou le procurateur des sacrifices. Cela ne veut pas dire qu’il ne soit pas revêtu d’un caractère public et sacré. Je ferai à ce propos une autre observation. Parce que les Tables eugubines contiennent de nombreux détails liturgiques, les interprètes de ces inscriptions ont ordinairement pensé que c’étaient des instructions pour le sacrificateur. On a cru y lire par exemple des indications sur la manière de découper la victime, de présenter les entrailles, d’offrir des libations. Telle n’était point, selon moi, l’intention principale de ceux qui ont fait graver ces tables : ils ne songeaient point à transmettre des instructions qui se donnaient sans doute mieux de vive voix et par l’exemple. L’opération essentielle, qui est de tuer la victime, n’est même pas mentionnée une fois. Ces inscriptions se proposent surtout d’énumérer les objets à fournir par les différentes personnes occupées au sacrifice, et notamment par l’adfertor, ainsi que de fixer la taxe des redevances qu’il percevra sur les croyans après chaque opération, et dont une partie doit être versée dans la caisse de la communauté. On comprend que des indications de ce genre aient été mises par écrit et affichées dans le temple pour éviter les contestations et pour assurer les droits de chacun.

Cet ensemble de circonstances ne nous transporte pas précisément dans un temps de grande ferveur religieuse, mais plutôt vers une époque de décadence, où l’ancien culte, abandonné à des mains intéressées, se propose surtout de maintenir, à l’aide de son rituel, un certain nombre de droits fiscaux. Cette particularité peut nous aider à pressentir l’âge des inscriptions. Un autre indice nous est donné par la forme des lettres. A cet égard, les tables en écriture étrusque ne peuvent être d’un grand secours, car ce que nous savons jusqu’à présent de l’épigraphie tyrrhénienne est trop peu de chose pour fournir des dates certaines. Il n’en est pas de même pour les tables en écriture latine : d’après certains signes bien connus, tels que l’emploi fréquent des lettres doubles, nous pouvons fixer l’âge approximatif de ces tables à la fin du VIIe siècle de Rome. Si nous reculons encore la limite, ce qu’il est prudent de faire pour des inscriptions qui appartiennent à une ville de province, nous arrivons au règne d’Auguste. C’est le temps où, sous l’inspiration du maître, les vieux cultes étaient partout remis en honneur[11]. Les autres tables sont certainement plus anciennes : on ne sera sans doute pas loin de la vérité en les attribuant au II* siècle ou au plus tard au commencement du Ier siècle avant Jésus-Christ; différens indices doivent faire penser qu’une partie d’entre elles sont des copies de documens d’un âge antérieur.

La lecture de ces textes rappelle à l’esprit une autre série de textes, ceux-là en langue latine, qui offrent avec nos tables une ressemblance frappante. Nous voulons parler des actes du collège des frères arvales. Un hasard pareil à celui qui nous donna les Tables eugubines fit retrouver vers la fin du siècle dernier, à quelques milles de Rome, l’emplacement du temple des Arvales, ainsi qu’un grand nombre d’inscriptions qui le décoraient. Il y a huit ans de nouvelles fouilles pratiquées au même endroit augmentèrent notablement le nombre des inscriptions, de sorte qu’à certaines lacunes près nous pouvons dire que nous possédons les archives du collège depuis Tibère jusqu’à Héliogabale. Le culte des Arvales est d’une haute antiquité : une tradition le faisait remonter jusqu’aux douze fils d’Acca Larentia, la nourrice de Romulus. Le collège se composait de douze prêtres qui se donnaient le nom de frères, probablement par allusion à cette ancienne fable. Ils étaient voués au culte d’une déesse que nous ne trouvons mentionnée nulle part ailleurs, Dea Dia. Tous les ans, au printemps, ils célébraient en l’honneur de cette divinité une grande fête qui était l’occasion d’une réunion solennelle. Cependant ce ne sont pas les anciens actes des Arvales qui nous ont été conservés : tous les documens que nous avons sont postérieurs à la réorganisation du collège sous Auguste.

Quand on rapproche ces inscriptions de celles qui nous viennent d’Iguvium, on ne peut s’empêcher de remarquer, malgré la triple différence de la langue, du temps et de l’importance relative des deux villes, les plus singulières coïncidences. C’est le même culte de divinités champêtres, ce sont les mêmes cérémonies et les mêmes prières. Le célèbre chant des Arvales, si heureusement conservé dans le compte-rendu d’une séance du temps d’Héliogabale, présente des mots et des tours qui rappellent ceux de la langue ombrienne. Il était probablement gravé sur une table analogue aux Tables eugubines. Il est vrai que l’étonnante fortune qui avait fait de la ville de Romulus la capitale de l’univers s’est étendue au collège des frères arvales. Les magistri successifs du collège s’appellent Tiberius Cæsar, Caius Cæsar, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Domitien, Trajan, Antonin, Marc-Aurèle. Les plus grands événemens de l’histoire du monde, l’anniversaire de la bataille d’Actium, les défaites des Germains, la découverte des complots tramés contre la vie des empereurs, sont mentionnés dans les procès-verbaux et donnent lieu à des actions de grâces. Les frères arvales sont choisis parmi les plus illustres des familles patriciennes de Rome, les Domitius, les Paulus, les Fabius, les Corvinus, les Silanus, les Memmius. Dans les repas que les inscriptions n’ont garde d’oublier, ce sont des fils de sénateurs qui servent à table, et tout le luxe de la Rome impériale est déployé. Des sommes considérables en or et en argent sont offertes à la caisse de la communauté : aux anciennes réjouissances s’en viennent joindre de toutes nouvelles, telles que les courses de quadrige, ou le spectacle des exercices de voltige à cheval. En présence de cette pompe, on se rappelle involontairement les vers de la première églogue :

Sic canibus catulos similes...


Mais à travers cette énorme distance, il n’en est que plus intéressant d’observer l’accord qui persiste dans le fond du rituel. L’un et l’autre groupe de documens nous offrent le modèle des mêmes cérémonies, la même corporation de douze frères, et il n’est sans doute pas téméraire de penser que nous avons ici un double spécimen d’un même culte italiote. Les frères attidiens nous apparaissent à certains égards comme les frères arvales d’Iguvium.

Malgré leur aspect à première vue un peu étrange, les Tables eugubines se laissent donc ranger sans peine à une place bien définie dans l’histoire des religions de l’Italie ancienne. Elles complètent sur certains points, elles confirment sur d’autres ce que nous savions en cette matière; mais, quelle qu’en soit la valeur comme document archéologique, c’est surtout en linguistique qu’elles ont une importance capitale. Elles nous représentent à elles seules à peu près tout ce qui reste d’un antique idiome de l’Italie; on peut noter à ce propos une différence caractéristique dans l’histoire du latin et du grec. Tandis que la langue hellénique est parvenue jusqu’à nous, représentée par quatre dialectes principaux, sans compter une foule de variétés provinciales, le latin, faisant peu à peu le vide autour de lui, a partout étouffé ses frères, si bien que, sans quelques heureuses trouvailles, il aurait l’air d’être seul de son espèce. Cette extinction s’est produite graduellement : encore au temps de Titus on parlait osque à Pompéi, comme l’indiquent les inscriptions de cette ville; et les Tables eugubines sont la preuve qu’une corporation religieuse d’une ville de l’Ombrie a pu, longtemps après la conquête romaine, se servir de l’idiome indigène. L’influence de Rome se révèle seulement par quelques mots, comme le nom de kvestur (questeur), donné à l’un des magistrats de la confrérie, par la manière toute latine de marquer les chiffres, par la substitution sur les deux dernières tables des caractères latins aux caractères étrusques, qui étaient sans doute devenus d’un usage plus rare.

Quelle est donc l’idiome des Tables eugubines? Il ne peut y avoir à ce sujet aucun doute. C’est un proche parent du latin, un de ces idiomes italiques, à moitié romains, que Varron a heureusement caractérisés en les comparant à des arbres qui, plantés sur la limite de deux champs, font serpenter leurs racines des deux côtés de la borne. On devine dès lors l’intérêt qui s’attache à l’étude grammaticale de cette langue. Les faits que l’on constate sont de deux sortes. A certains égards, l’ombrien est déjà plus avancé que le latin dans la voie de l’altération : il peut jusqu’à un certain point être considéré comme un avant-coureur des langues romanes. A d’autres égards, il est resté, comme cela arrive assez souvent aux patois, plus archaïque que le latin, et il a conservé des mots et des formes qui sont sortis de cette langue. Nous donnerons un ou deux exemples de l’un et de l’autre ordre de faits en commençant par ceux où l’ombrien se rapproche des langues modernes.

Tout le monde sait, depuis que la philologie a cessé d’être une science fermée au grand nombre, quelles sont les principales différences qui séparent le latin des idiomes romans, du français par exemple. Les mots se resserrent et perdent une partie de leurs syllabes : celles qui précèdent et celles qui suivent la syllabe frappée de l’accent tonique sont ordinairement sacrifiées. Ce fait se produit déjà en ombrien : populum devient poplom, ce qui est déjà notre français peuple; vestitus (revêtu) devient vestis et piatus (consacré) fait pohaz. D’autre part la déclinaison s’appauvrit : nous voyons par exemple en français que le pronom relatif, au lieu des cinq cas du latin, n’en a plus que deux : qui et que. De même en ombrien le neutre du pronom relatif commence à servir pour le masculin, et le singulier est employé là où les règles d’accord exigeraient le pluriel. Il s’est trouvé de nos jours des philologues à idées aventureuses qui n’ont pas craint de soutenir (voulant probablement faire honneur à notre vieille Gaule) que le français est non pas une langue dérivée du latin, mais un frère du latin, non moins ancien et non moins primitif. Ces savans n’ont pas manqué d’appeler au secours de leur thèse le dialecte des Tables eugubines : il y a là en effet des phénomènes de décomposition qui annoncent déjà ce qui devait se passer dans la Gaule quatre ou cinq siècles plus tard; mais il est aussi des parties par où l’ombrien se montre plus ancien et mieux conservé que le latin. Ainsi certaines formes du verbe, certaines flexions du nom, qui ont disparu de la langue latine ou qui ne s’y trouvent plus qu’à titre d’exception, sont ici d’un usage courant. Je citerai seulement les génitifs en as, qui ne sont restés en latin que dans le seul mot pater-familias. Un des attraits de cette étude est de trouver employés en leur sens propre des termes qui en latin n’ont plus qu’un sens secondaire ou détourné. Ainsi mestra (pour maistra) est un adjectif féminin signifiant « plus grande, » tandis qu’en latin magister est devenu substantif et désigne toujours le maître : des expressions comme magister equitum (le plus grand parmi les cavaliers) nous laissent encore voir de quelle façon s’est opéré ce changement. Le mot filius veut dire « le fils » en latin : l’ombrien sues filios (des cochons de lait) nous montre que le sens originaire est « nourrisson[12]. » Certains renseignemens donnés par les poètes ou par les grammairiens trouvent une confirmation inattendue. Ainsi Nonius Marcellus cite un passage de Varron d’après lequel les gâteaux sacrés étaient soumis à une sorte de purification : cela s’appelait liba februare[13]. Cette opération est maintes fois prescrite sur nos tables (fur fatu). Il y a aussi une purification pour les brebis, ce qui est le commentaire d’un endroit des Fastes d’Ovide où le poète nous montre à la fête des Palilies les brebis qu’on faisait sauter par-dessus un feu de soufre. Un épisode assez étrange de l’Enéide reçoit de la comparaison du rituel iguvien un rayon de lumière. On se rappelle que les compagnons d’Énée, débarqués en Italie, font un repas dans lequel ils mangent les gâteaux qui leur avaient servi de plats :

Heus! etiam mensas consumimus?...


s’écrie le jeune Iule. À ces mots, Énée remercie les dieux, une prophétie qui les condamnait à manger leurs tables se trouvant accomplie. Quel est le sens de cette histoire? Un des gâteaux offerts à la divinité s’appelle en ombrien mensa. On sait que les mots à double signification ont de tout temps joué un grand rôle dans les oracles et les légendes populaires. Virgile, un peu à court de traditions, n’a pas jugé cet épisode au-dessous de la dignité de son épopée.

Il est temps de nous arrêter, heureux si nous avons pu montrer aux esprits cultivés l’intérêt de ce genre d’étude. L’histoire naturelle enseigne que la lutte pour la vie a fait disparaître dans le monde organisé un grand nombre de variétés qui servaient d’intermédiaires entre les espèces. Il en est de même en philologie et en histoire. La langue latine a détruit quantité d’idiomes qui étaient plus ou moins ses frères. La république romaine a absorbé des centres politiques et religieux qui étaient, dans un ordre inférieur, autant de petites Romes. La science doit, toutes les fois qu’elle le peut, chercher à combler ces lacunes : à côté de la souche principale, elle examine avec curiosité ces obscurs parens, qui, moins comblés par la fortune, sont restés plus près des origines, et qui ont parfois mieux conservé l’ancien aspect du type héréditaire.


MICHEL BREAL.

  1. La minute de l’acte de vente, qui a donné lieu à de nombreuses discussions, existe dans les archives de la commune.
  2. Nous suivons ici le récit d’un historien qui nous paraît digne de foi à tous égards, le jurisconsulte et protonotaire apostolique Antonio Concioli, qui était lui-même originaire de Gubbio, et qui a écrit en 1673 un livre sur les coutumes de sa ville natale. Son témoignage a été plusieurs fois contesté. Il nous est impossible d’entrer ici dans cette discussion : disons seulement que les doutes élevés contre Concioli nous semblent peu justifiés et que les documens nouvellement découverts qu’on a invoqués contre lui parlent plutôt en sa faveur.
  3. Le président portait le titre de lucumon.
  4. Nous ne savons trop pourquoi Lepsius, qui rend justice aux services rendus par Bourguet, l’accuse de jactance et de vanité; nous n’avons rien trouvé de semblable dans les écrits de Philalèthe.
  5. Il faut traduire « qu’il y ait un sacrifice. » Uhtur est le mot latin auctor.
  6. Histoire de l’Académie des Inscriptions, t. XVIII, p. 107.
  7. En France, M. Louis de Baekor a étudié le rituel ombrien en le rapprochant du rituel mosaïque. Les Tables eugubines, Paris 1867.
  8. Grâce à l’obligeant intermédiaire de M. G. Conestabile, nous avons reçu les photographies des Tables eugubines de M. le marquis Ranghiasci-Brancaleone, qui continue à Gubbio la libérale tradition d’une famille étudiant avec amour le passé de son pays. Ces photographies, reproduites par l’héliogravure, accompagneront une prochaine publication.
  9. Les villes étrusques, au témoignage des anciens, avaient généralement trois portes, chacune consacrée à une divinité différente. Le quatrième côté de la ville était fermé. Telle était aussi la disposition de Rome sous ses premiers rois; telles sont restées les dispositions du temple romain et du camp romain.
  10. Une de ces tribus, les Curiates, est donnée par Pline (III, 19) comme éteinte : Interiere Curiates. Ceci nous fournit une limite extrême au-dessous de laquelle on ne saurait placer la date des tables; mais il n’est pas douteux qu’elles ne soient considérablement plus anciennes.
  11. Gaston Boissier, la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, livre Ier, chap. Ier.
  12. On peut rapprocher ce qui s’est passé en français, où infans (l’enfant qui ne parle pas encore) a donné le terme général d’enfant, sans compter infanterie et fantassins.
  13. Voyez la savante édition de Nonius Marcellus, récemment donnée par M. Louis Quicherat, p. 118.