Les Tableaux de corporations militaires en Hollande
- I. Zur Geschichte der Schütter und Regenten-Stücke, extrait des Études sur l’art dans les Pays-Bas, par Hermau Riegel, 2 vol. ; Berlin, Weidmann, 1882. — II. De Amsterdamsche Schutters-Stukken, in en buiten het nieuwe Ryksmuseum, par D. -C. Meyer junior ; Oud-Holland, 1885 à 1889. — III. Les Chefs-d’œuvre du Ryksmuseum, par A. Bredius, 1 vol. in-folio, avec 125 héliogravures ; librairie de l’Art.
Partout et en tout temps l’esprit d’association a été capable de grandes choses ; mais nulle part il n’en a produit de plus grandes qu’en Hollande. Il y a fait le pays et le peuple lui-même dont il a fondé et maintenu l’indépendance politique et religieuse ; il a présidé aux plus importantes manifestations de la vie de ce peuple et, en groupant pour des actions communes toutes ses forces vives, il lui a conquis une grandeur matérielle et morale qui contraste avec le peu d’étendue de la contrée qu’il habite et les difficultés de toute sorte dont il lui a fallu triompher. Les diverses corporations dans lesquelles s’est personnifiée son activité ont aussi exercé sur son art une influence décisive, mais qui pendant longtemps avait été méconnue. M. H. Riegel, le premier, la signalait dans un travail dont les tableaux des associations militaires et civiles disséminés parmi les hôtels de ville, les doelen et les hospices de la Hollande lui avaient fourni les élémens. Seul le musée de Harlem, avec les grandes toiles qu’il possède de Hals et de quelques-uns de ses prédécesseurs, permettait autrefois de soupçonner l’importance de ces sortes de peintures, jusqu’à ce que l’établissement du Ryksmuseum vînt montrer la place capitale qu’elles ont tenue dans l’école hollandaise. En voyant réunies, autour de la Ronde de nuit et des Syndics de Rembrandt, les œuvres nombreuses et remarquables de peintres tout à fait oubliés, on rendit mieux justice à leur mérite, et leurs noms furent remis en pleine lumière. Depuis lors, un mouvement généreux de patriotique émulation s’est répandu de proche en proche pour créer ou restaurer une foule de musées municipaux, non-seulement à La Haye, à Dordrecht, à Utrecht, mais dans les moindres centres, à Gouda, à Bois-le-Duc, Middelbourg, Hoorn, Enkhuysen, Alkmar, De venter, Kampen, etc. Ces musées, les recherches et les découvertes qu’ils ont suscitées, nous valent dès maintenant un ensemble précieux d’informations nouvelles. Grâce à elles, il est devenu possible de suivre depuis ses origines jusqu’à son complet développement un genre propre à la Hollande, genre vraiment national, puisque des liens étroits le rattachent à son histoire.
Nous nous proposons d’étudier aujourd’hui parmi ces peintures celles qui ont trait aux corporations militaires. Très anciennement formées, ces dernières ont en général servi de types aux autres, et elles ont aussi joué un rôle prépondérant. Les transformations successives qui accusent leurs progrès et leur décadence correspondent donc plus directement aux vicissitudes mêmes du pays où elles ont pris naissance. Mais peut-être comprendrons-nous mieux toute l’originalité de cette branche considérable de l’art en constatant tout d’abord les différences profondes qui s’accusent à cet égard entre l’école flamande et l’école néerlandaise. Nous nous expliquerons plus clairement en tout cas la démarcation qui allait s’établir entre ces deux écoles, au moment même où les diverses provinces des Pays-Bas, primitivement unies sous une même domination, étaient violemment séparées par la politique.
L’esprit d’association, il faut le reconnaître, n’était pas moins développé en Belgique qu’en Hollande ; mais, suivant le tempérament de leur population respective, il a revêtu dans ces deux pays des formes bien différentes. Au point de vue de la civilisation, les provinces méridionales des Pays-Bas apparaissent les premières dans l’histoire. Une nature plus clémente leur avait procuré de bonne heure une vie plus facile et une culture supérieure. On sait à quel degré de prospérité et de raffinement étaient parvenues les Flandres sous les ducs de Bourgogne ; on connaît le luxe qui régnait à leur cour, les encouragemens qu’ils prodiguaient aux arts et les chefs-d’œuvre produits par les van Eyck et leurs successeurs immédiats. A Bruges, à Gand et plus tard à Anvers, la richesse était extrême, et comme à Florence et à Venise, les marchands promoteurs de cette richesse en faisaient le plus noble emploi. Les plus anciens documens nous les montrent groupés en de nombreuses corporations. Dans une étude sur les Gildes de la Belgique[1], M. A. Vandenpeereboom attribue à ces associations une origine Scandinave et, sans pouvoir leur assigner une date positive, il signale leur premier établissement dans les colonies saxonnes de l’ouest des Flandres. Les unes sont des gildes rurales, sortes de syndicats organisés pour la culture des terres, pour l’exploitation des forêts et surtout pour la conquête ou la protection des terrains pris sur la mer. Les autres, les gildes urbaines ou marchandes, embrassent toutes les branches du commerce et de l’industrie. Une gilde supérieure, la gilde communale, est généralement chargée de régler les rapports de ces associations entre elles et de faire concourir leurs efforts au bien de tous.
Dans chaque ville, ces gildes urbaines sont nombreuses et puissantes. Dès le XIIIe siècle, on parle d’une vieille halle de la gilde à Bruges. Cette ville, en 1361, avait cinquante-deux corps de métiers et soixante-trois en 1430. À cette dernière date, Ypres en possédait cinquante-deux ; Bruxelles, au XVIe siècle, en comptait cinquante et Malines quarante-quatre. On sait l’importance qu’avaient prise à Gand les vingt-sept métiers de tisserands et les cinquante-deux autres petits métiers, sous Jacques van Artevelde qui, agrégé d’abord à la corporation des tisserands, puis nommé doyen de toutes les gildes, exerça pendant près de huit années (1337-1345) un pouvoir dictatorial sur la Flandre entière. A Liège, en 1313, nul ne pouvait être appelé à des fonctions communales s’il n’était inscrit dans un corps de métier, et Louvain, Malines, Tournai, presque toutes les autres villes possédaient également leurs corporations. Chacune de ces sociétés avait ses franchises propres et ses statuts, souvent despotiques et compliqués, que les dignitaires élus avaient pour mission de faire observer. Des prescriptions sévères réglaient les conditions de travail de chaque métier, le mode de recrutement des maîtres, le nombre des apprentis et la durée de leur apprentissage, la quantité, la marque et le prix des produits mis en vente. En dépit de cette réglementation à outrance, le mouvement du commerce et de l’industrie était considérable et la supériorité de ces excellons ouvriers faisait rechercher leurs produits dans toute l’Europe. Guicciardini vante avec raison[2] leur habileté « en toutes choses manuelles, principalement en tant de beaux draps, tapisseries admirables, sayes, ostades, toileries, futaines et autres marchandises de toutes sortes et prix. » Il parle avec éloges de leur amour du travail, et les trouve « diligens, bientôt comprenant une chose et imitant soudainement tout ce qu’ils voient. » Ils ont eux-mêmes le génie des inventions, car « ils commencèrent non-seulement à faire les toileries, mais draps de plusieurs sortes ; pareillement en portèrent l’art en Angleterre et l’art de la teincture pareillement. » La seule ombre au tableau, c’est que ces gens a froids et posés en toute chose » sont grands buveurs ; « eux-mêmes le cognaissent et confessent. » Bien qu’offensé par ces excès qui frappent surtout un Italien, Guicciardini les trouve cependant excusables, « étant l’air du pays le plus du temps humide et mélancolique. »
Les seigneurs et le clergé, détenteurs de la propriété domaniale, étaient intéressés au développement de ces associations qui contribuaient si puissamment à leur propre richesse, car les impôts, les droits de péage dans les ports, les redevances prélevées par eux sur les marchés, sur le poids public, etc., dépendaient de l’importance des transactions. Mais avec ces bourgeois riches, pénétrés du sentiment de leur valeur, pleins d’énergie et de bon sens, les rapports n’étaient pas toujours faciles. La réciprocité seule des intérêts pouvait maintenir entre eux et leurs seigneurs la bonne harmonie. Or la sécurité extérieure, que par des contrats tacites ou formels ces derniers devaient garantir, était bien souvent compromise par des rivalités de ville avilie et par des compétitions de suzeraineté. De plein gré ou contraints, les gouvernans avaient donc consenti à l’octroi de libertés, au maintien ou à l’extension desquelles leurs sujets veillaient avec un soin jaloux. Les chartes où étaient énoncés ces privilèges étaient déposées à la maison échevinale dans de grands coffres de fer à plusieurs serrures, dont les administrateurs gardaient chacun une clef, après avoir prêté solennellement, sur un crucifix, le serment de faire respecter ces franchises[3]. Survenait-il quelque impôt nouveau ou quelque froissement, du haut du beffroi municipal les magistrats appelaient aux armes leurs concitoyens pour résister à la cupidité ou aux empiétemens du seigneur. De là ces luttes intestines et fréquentes qui ensanglantèrent la plupart des cités flamandes pendant toute la durée du moyen âge.
C’est parmi les notables des diverses corporations que se recrutaient les gildes militaires préposées au maintien de l’ordre intérieur et, au besoin, à la défense de la ville contre les ennemis du dehors. Elles formaient un corps d’élite, le métier des armes étant réputé le plus noble. Suivant la nature de leurs armes, ces gardes civiques étaient classés par catégories. Parmi eux, nous trouvons d’abord les archers qui rivalisent d’adresse en s’exerçant « au joli jeu de l’arc-balète. » Déjà, en 1213, leurs associations ou, suivant le terme usité, leurs « Sermens » sont légalement constitués à Bruxelles. Vers 1302, après la bataille de Courtrai, où la chevalerie française apprit, à ses dépens, à connaître la justesse de leur tir, les archers yprois se formèrent aussi en corporation. Les Sermens d’arquebusiers sont naturellement de date plus récente ; ils se subdivisent en coulevriniers, munis d’armes à feu portatives, et bombardiers ou maîtres ès-canons. Quelques sociétés d’escrimeurs, comme celle des épées à deux mains d’Anvers, s’étaient aussi formées plus tardivement. Partagés entre le désir de les employer à leur profit et la crainte de leur donner une puissance qu’ils pourraient tourner contre eux, les princes leur accordent des privilèges, tout en cherchant à les dominer, à les contenir. Avec la création des armées permanentes, ces associations deviennent sédentaires ; ce ne sont plus que des milices bourgeoises, exclusivement occupées au service de la cité. Elles ont la charge du guet, de la police des rues et des marchés, et lors des visites des princes, elles fournissent une garde d’honneur qui leur fait escorte jusque sur le territoire de la cité voisine.
Civiles ou militaires, toutes ces diverses corporations conservent dans les Flandres le caractère religieux qu’elles ont eu dès l’origine et qui est encore dans les mœurs de ce temps. Toutes sont placées sous l’invocation d’un saint, patron de la gilde : chacune a sa chapelle particulière, ou du moins son autel consacré à ce saint dans une des églises de la ville. C’est ainsi qu’à Gand, on voit la chapelle du Serment des arbalétriers de Saint-George, celle du Serment de Saint-Sébastien, celle des tisserands de laine. Dans la même ville, l’église Saint-Nicolas renferme les autels du Serment de Saint-Michel, de la gilde des médecins, ceux des gildes des charpentiers et des merciers ; celui des boulangers se trouve à Saint-Bavon et celui des marchands de vin à Saint-Jacques. Ce sont de véritables confréries qui rivalisent entre elles de luxe pour la splendeur de leurs autels, la richesse de leurs ornemens sacerdotaux et de leurs trésors, pourvus chacun de calices, d’ostensoirs, de missels et de tentures de prix. Les jours de fête, des distributions de pain et de viande sont faites aux pauvres après la messe. Tous les membres de la corporation doivent assister aux enterremens de leurs camarades défunts, dont ils portent eux-mêmes le cercueil au cimetière et, au retour, un repas leur est servi. Mais c’est surtout dans les processions que se manifestent le luxe et la pompe décorative qui répondent au goût de cette époque. Ces processions sont suivies par tous les corps de métiers avec leurs bannières, leurs dais, leurs reliquaires, leurs chandeliers, leurs blasons allégoriques et les statues des saints patrons des diverses communautés. Comme les trajets sont longs et que quelques-uns de ces objets sont parfois assez lourds, des serviteurs chargés de cannettes de vin ou de bière accompagnent les porteurs pour les réconforter de temps à autre[4]. Des indemnités de costume sont accordées aux dignitaires afin que leur tenue lasse honneur à la gilde, et l’on vérifie chaque année le drap et l’état de ces costumes.
Peu à peu, l’amour-propre aidant, l’usage s’était établi qu’à l’expiration de la charge qui leur avait été confiée et pour en conserver la mémoire, les dignitaires fissent un cadeau à la gilde. Cette gilde étant une véritable confrérie, on l’honorait surtout dans la personne de son patron : c’était un vitrail en l’honneur de ce saint, des vases sacrés ou des ornemens destinés à la chapelle qui lui était dédiée. Mais les tableaux étaient de nature à flatter davantage encore la vanité des donateurs, puisqu’ils leur procuraient l’occasion, en s’y faisant représenter, de perpétuer le souvenir des fonctions qu’ils avaient remplies. C’était là une pratique déjà ancienne, encouragée par le clergé comme pouvant contribuer à l’édification des fidèles et susciter parmi eux les libéralités et les pieuses fondations qui leur étaient ainsi proposées pour exemples. On ne l’a pas assez remarqué, ces portraits de donateurs, que les maîtres primitifs nous montrent debout ou agenouillés sur les volets des triptyques des cathédrales, ont puissamment aidé aux progrès de la peinture à ses débuts. Tant qu’il ne s’était agi pour celle-ci que de représenter le Christ, la Vierge et les saints, les formes hiératiques et les attributs conventionnellement assignés à ces diverses figures pouvaient suffire à en évoquer l’idée ; mais l’obligation de donner à des personnages vivans leur ressemblance exacte et de la rendre reconnaissable pour tous avait forcé les peintres à perfectionner la technique de leur art et, en étudiant de plus près la nature, à préciser et à assouplir leur dessin, à rechercher tour à tour la finesse du modelé et la vérité du coloris ; à démêler enfin dans une physionomie humaine les traits essentiels, ceux qu’il importe surtout d’exprimer fidèlement. Les doyens des gildes se conformaient à ces traditions quand, en confiant à quelque artiste en vue le soin de traiter, dans la vie du patron de la société, l’épisode qui leur paraissait le mieux répondre au programme de celle-ci, ils lui demandaient d’introduire leur propre portrait dans sa composition, tantôt modestement confondu parmi les témoins de la scène, tantôt au premier plan, en pleine lumière, tenant en main son livre de prières ou égrenant un chapelet.
Cette forme religieuse de l’hommage se retrouve d’une manière à peu près constante dans les tableaux de corporations des Flandres, depuis leur première apparition jusqu’au moment de la décadence des gildes et de la peinture elle-même. Ils ne présentent donc rien d’imprévu, rien de particulier à la Belgique. Ce sont à proprement parler des ex-voto dont les tableaux du même genre faits en Italie et en France, — comme les Echevins de la ville de Paris de Largillière, ou les Prévôts des marchands de Philippe de Champaigne, au Louvre, — nous fourniraient l’équivalent. Mais si peintres et dignitaires acceptent les usages établis, sans que les œuvres qu’ils exécutent ou qu’ils commandent aient un caractère national, du moins le nombre de ces œuvres ainsi offertes à leurs chapelles témoigne de l’importance et de la richesse que ces associations avaient acquises dans les Flandres.
Vers la fin du XVIe siècle, bien que des perturbations profondes se fussent produites dans l’état du pays, les tableaux de corporations continuaient invariablement à affecter la forme d’un hommage religieux rendu au patron de l’association. Même au cours du soulèvement de 1568 et pendant les cruelles répressions qui en marquèrent la suite, ces témoignages de la piété des gildes n’avaient jamais complètement fait défaut dans les Flandres. L’art ne montrait aucune trace des passions qui agitaient alors la contrée. Dans toutes ses manifestations, au contraire, on retrouvait la marque de l’esprit de docilité dont ce pays allait bientôt donner une nouvelle preuve. Plusieurs des associations militaires, en effet, n’avaient pris aucune part au mouvement et tandis qu’on les voyait partout en Hollande faire cause commune avec les révoltés, elles étaient restées fidèles à leurs croyances, sans essayer de secouer le joug de l’étranger. Avec le gouvernement de l’infante Claire-Isabelle et de l’archiduc Albert, les provinces méridionales fatiguées de la lutte acceptaient franchement une pacification qui leur rendait leurs franchises municipales. Grâce à la douceur de ce régime, elles avaient retrouvé leur ancienne prospérité. Non-seulement elles avaient conservé leur culte, mais la pompe des cérémonies chères à ces populations s’était encore accrue. En même temps, s’annonçait déjà la renaissance de l’école flamande, qui devait bientôt à Rubens son suprême éclat. Le génie du maître, son éducation, ses qualités décoratives, son art un peu cosmopolite et ce mélange d’italianisme qui s’alliait chez lui au vieil esprit flamand s’accordaient merveilleusement avec cette restauration de l’autorité espagnole et de la religion. Mais si à l’exemple de ses prédécesseurs immédiats ou de ses contemporains, comme M. de Vos, G. de Crayer, Martin Pépyn et P. van den Plas[5], Rubens a peint parfois pour certaines corporations des tableaux tels que la Descente de la Croix, exécutée en 1610 pour les arquebusiers d’Anvers, la Pêche miraculeuse de 1618 pour la chapelle des Poissonniers à Notre-Dame de Malines et la Vierge au Perroquet pour la société de Saint-Luc, il avait assez à faire, malgré sa prodigieuse fécondité, pour s’acquitter des commandes que lui adressaient à l’envi les souverains et les congrégations religieuses comme les récollets, les carmes et les carmélites, les augustins et les augustines, les capucins, les chartreux et les jésuites. On sait que l’église de ces derniers, à Anvers, ne possédait pas moins de trente-neuf de ses grandes compositions.
Ce n’est guère qu’à titre d’exception que nous pourrons signaler, parmi tous ces tableaux de corporations, une peinture d’Antoine Sallaert et deux autres de David Teniers qui répondent d’une manière excellente à leur destination. Il est vrai que deux d’entre elles étaient destinées à consacrer le souvenir de traits d’adresse princiers. Le 15 mai 1615, l’infante Isabelle qui aimait à se mêler aux récréations populaires, assistant à Bruxelles au tir du Grand-Serment, près de l’église du Grand-Sablon, avait elle-même atteint l’oiseau placé à la hauteur du clocher de cette église. Comme on peut le penser, un pareil succès avait été fêté par la foule et non-seulement la princesse était proclamée reine du Serment, mais pour reconnaître un événement si extraordinaire, la commune de Bruxelles lui votait un présent de 25,000 florins, et Sallaert était chargé de retracer le souvenir de cette action[6].
En 1652, le jour de la fête du Grand-Serment des archers de Bruxelles, l’archiduc Albert, invité aussi à tirer, avait également abattu l’oiseau, aux acclamations des magistrats et du populaire réunis sur la grande place. C’est cet épisode qu’à son tour Teniers avait dû traiter, en peignant pour le prince un important ouvrage qui fait aujourd’hui partie de la collection du Belvédère. Dans cette composition, et dans une autre du même genre, où il a représenté la Fête des arquebusiers d’Anvers et qui est devenue la propriété de la galerie de l’Ermitage, l’artiste s’est surpassé lui-même : l’animation de ces toiles, la vivacité et l’esprit avec lesquels sont indiquées les innombrables figures qui s’y trouvent réunies, l’accord heureux du ciel avec l’architecture, l’unité d’aspect et l’harmonie de l’ensemble font de ces deux tableaux les chefs-d’œuvre de Teniers. Enfin, au musée de Bruxelles, dans une autre peinture exécutée pour la corporation de Saint-Sébastien d’Anvers par Emmanuel Bizet et dans laquelle il a réuni les membres de cette association debout et en grand costume, nous aurions à louer également la finesse avec laquelle les traits individuels sont accusés dans tous ces petits personnages. Par malheur, et comme s’il avait eu honte de la simplicité d’un pareil sujet, l’auteur a groupé ces braves gens sous un portique avec galeries italiennes, d’un style tout à fait conventionnel, et il les fait assister, tout ébahis, au spectacle absolument inattendu de Guillaume Tell, s’apprêtant à percer de sa flèche la pomme posée sur la tête de son fils.
On le voit, à part les rares tableaux que nous venons de signaler, ceux des autres artistes flamands qu’ont employés les corporations ne dénotent pas plus d’invention que de souci de la réalité. On se tromperait d’ailleurs en pensant que les exigences de ceux qui leur commandaient ces tableaux ont pu paralyser leur talent. Livrés à eux-mêmes et travaillant pour leur propre corporation, ces artistes n’ont pas montré plus d’originalité.
S’agit-il de décorer le local de la gilde de Saint-Luc, ils épuisent à l’envi toutes les banalités, tous les lieux-communs de l’allégorie. Jacques Denys peint pour le grand salon de cette gilde une Apologie de l’étude du modèle vivant, et à l’occasion de son décanat, Antoine Goubau lui fait don d’une Étude des arts à Rome. Jordaens lui-même, dont le réalisme robuste se fût si bien accommodé de données moins creuses, y peint le Commerce et l’Industrie protégeant les Arts, et Théodore Boyermans, dans son Anvers, nourricière des arts, groupe à côté de l’Escaut, le bras appuyé sur son urne, le Temps présentant à la ville d’Anvers, — sous les traits de Marie Ruthwen, l’épouse de Van Dyck, — plusieurs enfans dont celle-ci encourage les premiers essais. Ces froides abstractions et ces subtilités répondaient pleinement au goût de l’époque. En même temps que les arts, d’ailleurs, les corporations elles-mêmes avaient peu à peu dégénéré. Ainsi qu’on l’a remarqué[7], en parlant des gildes militaires, à mesure que leur rôle allait s’amoindrissant, elles affectaient des allures plus martiales, « elles se donnaient des fifres, des tambours, d’inoffensifs canons, de brillans uniformes, des plumets et des panaches. » Aujourd’hui les corps de métiers ont tout à fait disparu ; mais les sociétés de tir qui subsistent encore en Belgique sont surtout restées fidèles aux traditions des banquets et des libations déjà si chères à leurs devancières.
L’insignifiance et le manque absolu d’originalité des tableaux de corporations dans les Flandres tiennent à la constitution même de ces sociétés, à leur effacement vis-à-vis de l’autorité politique ou religieuse. Tandis qu’elles y demeurent jusqu’au bout de véritables confréries, elles ont en Hollande une physionomie tout à fait différente. Si, par suite d’un développement plus tardif du commerce et de l’industrie, elles n’y sont pas tout d’abord aussi multipliées, elles arrivent bientôt à conquérir une place beaucoup plus considérable dans la vie publique. Associées au mouvement populaire, elles sont avant tout nationales et indépendantes. Aux prises avec des difficultés plus grandes, elles montrent une énergie et un courage supérieurs et contribuent pour une large part à assurer la liberté et la grandeur de leur pays. Ainsi que nous l’avons dit, à raison de leur importance, nous nous contenterons de nous occuper ici des corporations militaires qui d’ailleurs ont précédé les autres et leur ont généralement servi de modèles. Comme en Flandre, elles ont eu une origine religieuse, et les premières œuvres qu’elles inspirent à l’art ont un caractère religieux. De pareils ouvrages avaient été sans doute assez nombreux dans les églises des provinces septentrionales, mais presque tous ont disparu en 1566, pendant la terrible tourmente de la destruction des images qui amena en peu de jours la ruine de ces églises et de toutes les richesses artistiques qu’elles possédaient[8].
Favorisées, au début, par le clergé, les confréries militaires avaient pris un accroissement rapide. Dès 1310, nous trouvons établi à Harlem un ordre de Saint-Jean de Jérusalem et les portraits de plusieurs de ses dignitaires sont aujourd’hui exposés au musée municipal de Harlem. Le dimanche des Rameaux de l’année 1394, Willem, soigneur d’Abcoude et de Duursteede, fondait à Utrecht une association du même genre avec seize autres habitans notables de cette ville ; qui avaient, comme lui, visité le Saint-Sépulcre. La confrérie s’engageait à faire dire des messes pour les membres défunts ; elle se réunissait chaque année pour un repas et concourait à l’éclat de la procession des Rameaux, où ses membres portaient une image du Christ. Le but de cette association, aussi militaire que religieuse, était de réunir entre elles les personnes qui voulaient entreprendre le pèlerinage de la terre-sainte, dans des vues d’édification commune et aussi pour se prêter à l’occasion une aide mutuelle, car, en ce temps, un voyage si lointain à travers des contrées peu sûres, souvent ravagées par la guerre, n’était pas sans offrir bien des dangers[9]. Peu à peu le local des réunions avait été orné d’une série de tableaux représentant les membres de la confrérie et exécutés à leurs frais. Dans l’un d’eux, un artiste d’Utrecht, Jan Scorel, affilié à l’association, s’était peint lui-même, en 1525, avec vingt-quatre de ses confrères. Alors dans tout l’éclat de son talent et de sa renommée, Scorel venait de rentrer dans son pays natal, après de nombreuses aventures auxquelles l’avait entraîné son humeur un peu nomade[10]. Le titre de vicaire de l’église Saint-Jean, qu’il mettait à la suite de son nom dans ce tableau, ne paraît pas, du reste, l’avoir engagé à une vie très exemplaire. Quatre ans après, en effet, il peignait le portrait d’une demoiselle de Schœnhoven, qui devait, par la suite, tenir une assez grande place dans son existence, puisqu’il en eut six enfans. Quoique publiquement connue, cette liaison n’avait pas nui à sa carrière ecclésiastique, car à mesure que s’accroissait sa famille, il avançait en dignité, et dans un tableau du musée de Harlem, représentant treize membres de la confrérie de la terre-sainte, fondée dans cette ville, nous retrouvons Scorel également affilié à cette association, mais avec le titre de chanoine de Sainte-Marie d’Utrecht.
Dans le tableau de Harlem, comme dans les œuvres analogues que la corporation d’Utrecht fit successivement exécuter par le même artiste vers 1540 et en 1541, les associés sont représentés sur un seul rang, de profil et à la suite les uns des autres, tenant une palme à la main. Au-dessus de chaque personnage sont figurées ses armoiries, et au-dessous, sur un papier accroché à la boiserie, une inscription porte son nom et la date de son voyage. Notons dès cette époque le caractère purement civique qu’avaient déjà ces peintures. Bien qu’elles fussent exposées dans des églises et que les membres de ces associations formassent en réalité des confréries religieuses, les portraits de ces membres y sont seuls représentés, et l’on y chercherait en vain le Christ, la Vierge ou les saints patrons, qui constituent, au contraire, le sujet principal dans les tableaux analogues qu’on exécutait alors en Flandre. On comprend d’ailleurs que cette suite de personnages naïvement alignés et juxtaposés côte à côte n’offrît pas grande ressource pour une composition pittoresque. Il semble, au surplus, que Scorel, absorbé par une foule de travaux de toute sorte, — il était ingénieur en même temps que peintre et homme d’église, — n’ait pas accordé à ces collections de portraits le soin qu’il mettait d’ordinaire à ses portraits isolés. L’exécution est, en effet, assez sommaire, et, tout en montrant une certaine largeur dans le dessin, les têtes peintes avec des couleurs très délayées laissent paraître le trait de l’esquisse, comme si l’artiste, après en avoir nettement établi les contours, s’était appliqué à ménager ce travail initial, afin d’épargner sa peine. La confrérie d’Utrecht devait durer quelque temps encore après la mort de Scorel, et son illustre élève, Antonio Moro, avait peint pour elle les portraits réunis de deux chanoines de cette ville qui en faisaient partie, dans un tableau qui appartient aujourd’hui au musée de Berlin.
Il semble que ces associations avec leur organisation à la fois religieuse et militaire, leurs jours de fête consacrés, leurs repas annuels et leurs locaux ornés des portraits de leurs membres aient servi de types aux associations purement militaires de francs-tireurs, d’archers ou d’arquebusiers, qui bientôt allaient les remplacer. Au moment même où la Réforme supprimait en même temps que le clergé les commandes faites pour les églises aux artistes, ceux-ci voyaient s’ouvrir devant eux des voies nouvelles, et ils retrouvaient parmi leurs concitoyens les protecteurs qu’ils venaient de perdre. Comme en Flandre, les corporations de gardes civiques remontaient à une époque assez reculée et les noms de saint Sébastien, patron des archers, ou de saint George, patron des soldats, plus rarement ceux de saint Michel, de saint Antoine ou de saint Adrien, servaient à désigner les diverses compagnies. Là aussi, les princes et les gouvernans avaient d’abord protégé la création de ces sociétés en leur accordant des privilèges. C’est ainsi que les gildes des coulevriniers de Bois-le-Duc et de La Haye, fondées en 1525 et en 1538, devaient leur établissement à Charles-Quint, et ce prince faisait également cadeau à la gilde de Middelbourg d’un bocal en vermeil, aujourd’hui au musée de cette ville. Enfin, un vase sacré orné d’émaux, travail remarquable de l’orfèvrerie bourguignonne, avait été offert à la gilde de Saint-George de Gouda par Jacqueline de Bavière, sans doute après la victoire remportée par elle en 1425, aux environs de cette ville, et en 1428 cette princesse s’engageait gracieusement à fournir à cette corporation les 40 hérons destinés à ses exercices de tir.
Recrutées parmi les habitans notables de chaque cité, les corporations militaires venaient en aide à l’autorité, qui se déchargeait sur elles du soin de veiller à la sécurité publique. Comme dans les Flandres, elles fournissaient les gardes d’honneur pour la réception des princes et rehaussaient l’éclat des fêtes données à cette occasion. Chacune de ces sociétés avait naturellement son lieu de réunion, ou Doelen, et son champ de tir où tous les ans, au jour consacré, un concours solennel de tir était organisé. D’ordinaire, le but était un perroquet (papegai) suspendu en haut d’une longue perche, et les plus habiles tireurs obtenaient des récompenses. Les exercices terminés, on procédait à l’élection des chefs qui, avec le roi de tir, devaient administrer la corporation pendant le cours de l’année suivante ; après quoi les chefs sortans rendaient compte de leur gestion, et toute la troupe prenait ensuite place à un banquet. Les dignités de capitaine et de lieutenans étaient fort recherchées, et l’on choisissait généralement le porte-enseigne de la compagnie parmi les jeunes gens les plus riches et les mieux tournés ; aussi son costume était-il plus élégant. On comprend que la considération attachée à ces diverses fonctions était de nature à flatter l’amour-propre de ceux qui y étaient promus. Afin de perpétuer le souvenir d’un pareil honneur, les dignitaires prirent peu à peu l’habitude de se faire peindre et d’offrir leurs portraits à l’association pour orner les salles de son Doelen. Moyennant une dépense assez modérée, puisqu’elle était soldée par des cotisations réglées à l’avance entre les sociétaires et proportionnées à la fois à leurs grades respectifs, aux ressources dont ils disposaient et au talent de l’artiste, les Doelen se garnirent insensiblement de tableaux et devinrent à la longue de véritables musées. Comme toutes les villes de la Hollande ont eu leurs corporations militaires, on conçoit l’intérêt d’un genre de peintures qui dès lors était constitué et qui, lié aux destinées mêmes de la nation, va nous offrir, parallèlement aux phases diverses de son existence, l’histoire de son propre développement.
Comme nous l’avons vu pour les associations religieuses, les premiers tableaux de gardes civiques ne présentent qu’une série de portraits juxtaposés, sans aucune recherche de composition. Le plus ancien de ces tableaux que nous connaissions a été exécuté en 1527 pour un Doelen d’Amsterdam, par Dirck Jacobsz, fils d’un artiste très célèbre au XVe siècle, Cornelisz Van Oostsanen (Ryksmuseum d’Amsterdam, no 719). Nous y voyons dix-sept personnages en buste, alignés en deux files superposées, neuf en bas, huit en haut, comme si ces derniers étaient placés sur un gradin plus élevé. Deux d’entre eux tiennent leurs arquebuses ; les mains des autres sont représentées dans les attitudes les plus diverses, et il semble que l’artiste, en variant ainsi leurs mouvemens, ait voulu faire parade du talent qu’on lui reconnaissait à cet égard. L’habileté de Dirck Jacobsz sur ce point était, en effet, très renommée. Elle excitait l’admiration des amateurs de ce temps, et Van Mander rapporte même que l’un de ces amateurs, Jacques Rauwaert, avait offert une forte somme pour qu’on lui permît de découper plusieurs mains dans un tableau de l’artiste. Mais avec leurs regards profonds et pénétrans, les têtes de ces personnages ne sont pas moins remarquables. Le peintre, il est vrai, les a reproduites avec une fidélité absolue, sans tricher sur leur laideur, et l’expression de leur caractère individuel est si nettement marquée qu’on songe volontairement à Holbein. A voir ces visages imberbes, coiffés de barrettes noires, ces costumes uniformément noirs et ces airs sérieux, on dirait qu’il s’agit ici non pas d’une réunion de gardes civiques, mais d’une assemblée de docteurs traitant quelque austère controverse.
Cette gravité d’aspect, cette monotonie des attitudes, persisteront longtemps dans les tableaux de corporations militaires ; mais, par la suite, les peintres s’appliqueront graduellement à mieux préciser la signification de leurs œuvres. La difficulté pour eux était d’imaginer des actions qui permissent de grouper les personnages qu’ils avaient à représenter, tout en exprimant d’une manière évidente le caractère de l’association à laquelle ceux-ci étaient affiliés. Il eût été naturel de choisir à cet effet quelque épisode inspiré par les exercices de tir auxquels ils se livraient. Mais des scènes semblables paraissaient sans doute trop compliquées pour les procédés sommaires de composition alors en usage ; aussi, les artistes hollandais reculaient-ils devant cette représentation, et l’on est étonné de la timidité persistante et presque enfantine de leurs tentatives et de la lenteur de leurs progrès. La diversité qui s’introduit dans les costumes allait, du moins, leur fournir bientôt des élémens plus pittoresques, en même temps que l’habitude de laisser croître toute la barbe devait donner à la physionomie de leurs modèles un air plus martial. Cette dernière mode tend de plus en plus à s’établir, ainsi que nous le prouvent les tableaux de Cornelis Teunissen, un graveur habile, auteur d’une grande carte d’Amsterdam et qui exécuta aussi pour les Doelen plusieurs peintures importantes. Deux d’entre elles, datées de 1533 et de 1554, sont encore exposées à l’hôtel de ville. Dans la première, les seize membres de la corporation s’offrent à nous alignés en deux rangs, autour d’une table sur laquelle sont placés du pain, deux cruches de bière et deux chétives volailles à l’ossature saillante. Le régal assurément est assez mince, et c’est probablement la modicité de ce menu qui a valu à cet ouvrage le titre de Grand gala à un pfenning. Cependant, les convives font bon accueil à si maigre chère ; l’un d’eux même chante à gorge déployée. Tous ont des visages rudes et énergiques. Vers le haut de la toile, on aperçoit figuré sur un vitrail le patron du Doelen, un saint George à cheval. Dans le tableau de 1554, les personnages sont disposés sur trois files et l’un d’eux tient un faucon, un autre un hareng, un troisième une pomme. Cédant au courant d’italianisme qui, à cette date, commençait à envahir l’art des Pays-Bas, Teunissen a cru de bon goût d’emprunter à la campagne romaine le paysage qui sert de fond à sa composition : des ruines de temples avec un obélisque et une pyramide, et ces braves gens, avec leurs types franchement hollandais, semblent tout à fait dépaysés au milieu de cette nature. L’artiste, évidemment désireux de se distinguer de ses prédécesseurs, s’est mis hors de propos en frais d’imagination, mais il n’a pas su tirer de son sujet lui-même les ressources qu’il pouvait lui fournir. Dans un autre de ses tableaux exposé au Ryksmuseum et daté de 1657, nous le voyons multiplier outre mesure les intentions ; les dix-sept sociétaires qu’il a groupés en deux rangées superposées tiennent en main les objets les plus hétérogènes : une arquebuse, une tête de mort, un plat, un pot de bière, une plume, un verre de vin, etc. Les gestes sont gauches, les poses raides et compassées, les mains maigres, anguleuses et contournées. Quant aux figures elles-mêmes, comme s’il craignait de ne pas accuser suffisamment leur ressemblance, Teunissen a exagéré les différences de leurs types individuels et tellement insisté sur les contrastes des physionomies qu’il a poussé jusqu’à la charge l’accentuation de leurs traits. Avec leurs visages et leurs expressions farouches, quelques-uns ont une laideur presque bestiale et d’autant plus désagréable que tous regardent fixement le spectateur.
C’est un bien autre artiste que ce Dirck Barentsz qui, né à Amsterdam en 1534, fils et élève d’un peintre remarquable nommé Doove Barent, contribua largement pour sa part à orner les Doelen de sa ville natale. Le Ryksmuseum possède deux de ses ouvrages datés de 1565 et de 1566. Dans le premier, qui est aussi le mieux conservé, il a, comme d’ordinaire, disposé sur deux rangs quatorze membres de la garde civique, mais sans que cet arrangement présente la régularité absolue ou l’incohérence affectée des compositions de ses prédécesseurs. Le parallélisme des lignes est, en effet, interrompu dans la rangée inférieure, dont les figures, moins immobiles, plus librement agencées, ont aussi plus de naturel et d’aisance dans leur pose et dans leur expression. Ce sont des archers, car l’un d’eux tient en main une flèche ; un autre s’apprête à boire un verre de vin. La peinture est ici de qualité supérieure, et Dirck Barentsz s’y révèle comme un portraitiste de premier ordre. Si dans d’autres ouvrages, par exemple dans le triptyque de l’Adoration des bergers du musée de Gouda (dont l’attribution est loin d’être certaine), il ne se défend pas mieux que la plupart de ses contemporains de ce maniérisme qu’on prenait alors pour le grand art, il n’en laisse paraître aucune trace quand il se contente d’interpréter la figure humaine. Bien qu’il ait habité pendant sept ans l’Italie (de 1554 à 1561), où il était connu sous le nom de Teodoro Bernardi, il n’a conservé de son séjour au-delà des Alpes qu’une ampleur de facture, une noblesse et une franchise d’expression qui rappellent la manière du Titien, chez lequel il avait surtout étudié. Les types, il est vrai, accusent une origine septentrionale ; mais ces visages résolus, avec leurs yeux ardens et expressifs, ont un air de famille avec ceux des grands seigneurs vénitiens que peignait son maître, et Barentsz a sans doute prêté à ses modèles quelque chose de sa propre distinction. L’histoire nous apprend, en effet, qu’il avait l’esprit très cultivé, qu’il était bon musicien, latiniste consommé, et qu’il entretenait des relations suivies avec les hommes les plus éminens de son pays à cette époque, tels que Lampsonius et Marnix de Sainte-Aldegonde.
Pendant la période suivante, de 1566 à 1579, nous ne trouvons à signaler aucun tableau de gardes civiques. Les membres de ces corporations avaient mieux à faire à ce moment que de poser devant leurs peintres, et l’on sait la part qu’ils prirent à la défense et à l’affranchissement de leur patrie. Répondant à l’appel de Guillaume de Nassau, des compagnies de volontaires s’étaient formées parmi eux, en 1573, à Gouda, à Dordrecht, à Délit et à Rotterdam, pour venir au secours de Harlem assiégée, et le sentiment de patriotique solidarité qui poussait ainsi les gildes bourgeoises à s’unir contre l’ennemi commun finissait par amener le triomphe de l’indépendance nationale. Après la guerre, les associations militaires avaient vu croître leur nombre et leur importance. Dans la plupart des villes, surtout dans celles qui avaient le plus souffert, ces associations s’étaient reconstituées sur des bases plus larges, et leurs Doelen avaient été agrandis. Ils conservaient cependant leurs anciens noms, mais ce n’étaient plus là que de pures désignations qui n’impliquaient aucun caractère religieux. Quelques-unes de ces gildes, formées par dédoublement, se distinguaient simplement de celles qui leur avaient donné naissance par les dénominations de a nouvelle gilde de saint George ou de saint Sébastien ; » le plus souvent elles avaient trouvé à s’installer dans des églises ou des couvens devenus sans emploi. Une vive émulation régnait entre ces diverses sociétés, et les concours auxquels elles se conviaient mutuellement avaient pris plus d’extension. Le musée de Dordrecht possède un programme et une liste des « prix riches et nombreux » proposés en 1644 par les coulevriniers de la gilde de saint George de cette ville et la feuille imprimée sur laquelle sont représentés les modèles des vases offerts en primes était destinée à être affichée dans les Doelen de la région. Ces Doelen étaient aussi appropriés et meublés avec plus de luxe : des tapisseries en garnissaient les parois, et ils contenaient les archives, le trésor de la compagnie, ses étendards portant des inscriptions patriotiques : Pro aris et focis ; Hâc nitimur, hanc tuemur ; Concordia facit vim, etc. Sur les verres à boire étaient tracées des devises d’un caractère plus intime, comme : Amicitiœl Lœtare ! Aurea libertas, ou cette autre qui s’adressait à la fois aux hommes mariés et aux célibataires de la compagnie : Uxoribus et amoribus ! Quant aux tableaux qui formaient le principal ornement de ces lieux de réunion, on pourrait croire qu’après les grands événemens dont ils avaient été témoins et auxquels plusieurs d’entre eux avaient même pris part, les peintres allaient se proposer d’y retracer quelques-unes des actions d’éclat qui avaient illustré ces milices bourgeoises et d’en perpétuer ainsi le souvenir. Il n’en est rien ; nous les voyons, après comme avant la guerre, reprendre à l’envi le thème connu et aligner, ainsi que le faisaient leurs prédécesseurs, en longues files des personnages juxtaposés. Le seul progrès consistera à donner un peu plus de vie à ces portraits, à grouper les figures avec un peu plus d’art autour d’une table, le plus souvent le verre en main.
Parmi les villes où furent exécutés les travaux les plus considérables en ce genre, Harlem figure au premier rang. Après avoir été un des principaux centres de la résistance contre l’étranger, elle était destinée à devenir le foyer de production le plus actif et le berceau même de l’école hollandaise. De bonne heure, elle avait eu deux Doelen dont le plus récemment fondé, celui de saint George, occupait dès 1414 le local de l’ancien cloître Saint-Michel. Ce local ayant été détruit dans le grand incendie de 1576, la Société en avait fait construire un autre dans la Hauptstraat. En 1582, ces corporations militaires s’étaient notablement développées : elles comprenaient six compagnies chargées du service des postes et des patrouilles et elles étaient encouragées par la municipalité. L’année même qui suivit cette réorganisation, un peintre qui, malgré sa jeunesse (il n’était alors âgé que de vingt et un ans), comptait déjà parmi les plus célèbres, Cornelis de Harlem, fut chargé de l’exécution d’une grande toile destinée à orner un des Doelen de la ville. Un pareil travail semblait cependant peu fait pour le talent d’un artiste qui, avec Van Mander et Goltzius, s’était posé en apôtre fervent de l’art italien. Son Repas des gardes civiques de 1583 et celui de 1599 (tous deux au musée de Harlem) présentent un contraste frappant avec ses productions habituelles, inspirées le plus souvent par l’histoire sacrée ou profane. Autant, dans ces dernières, il est maniéré, plein d’affectation, heureux de montrer la subtilité de ses inventions et de faire parade de son habileté à peindre le nu, autant ici il est simple et paraît peu se soucier de ses procédés ordinaires de composition. Il semble que nous soyons en face d’une étude faite, sans aucun parti-pris, d’après nature, et il est curieux de voir un italianisant aussi renforcé oublier à ce point toutes ses préoccupations de style, toutes les réminiscences des maîtres qui lui sont chers, pour rester franchement Hollandais quand il lui faut traiter un sujet emprunté à la vie de son temps et de son pays. Les archers qu’il a représentés assis autour d’une table n’ont rien à voir avec les Grecs et les Romains. C’est avec une sincérité entière que l’artiste nous montre leurs mâles visages et leurs poses familières. Heureux de se trouver réunis et d’évoquer ensemble les souvenirs encore vivaces d’un passé glorieux, ils vident leurs brocs en vantant les bienfaits de l’indépendance récemment acquise à leur patrie. Ces repas de corps, célébrés d’habitude à l’époque de la fête annuelle des Doelen, ont également fourni le sujet des tableaux de gardes civiques exécutés à Harlem en 1600, 1610 et 1619 par Frans-Pietersz de Grebber qui, s’il ne fut pas l’élève de Cornelis, subit du moins son influence, et c’est la même donnée qu’a traitée un de ses disciples, Engels Verspronck, dans une autre grande toile où il a représenté en 1618 les coulevriniers du Doelen de saint George.
A raison de l’importance et de la richesse d’Amsterdam, les associations militaires y avaient aussi reçu un accroissement considérable. Elles existaient dès le XIVe siècle, et les gildes de saint George et de saint Sébastien avaient même joué un rôle très actif au siècle suivant ; puis à la suite de leur dissolution en 1517, les biens de la communauté avaient été vendus. En 1522, les coulevriniers avaient fondé un nouveau Doelen sous l’invocation de saint Michel. Mais Amsterdam n’avait pas eu à supporter, comme Harlem et Leyde, les longues et terribles souffrances d’un siège, et les cités voisines avaient pâti pour elle. C’est presque sans effort et sans aucune effusion de sang qu’elle avait chassé de ses murs les autorités et le clergé espagnols. Bien que restées en dehors de la lutte, ses corporations de francs-tireurs disposaient cependant d’une assez grande autorité, et c’est d’elles qu’en 1578 le bourgmestre et les échevins tenaient leur élection. Afin de neutraliser leur importance, une garde municipale avait été organisée l’année d’après, et en 1580 Guillaume d’Orange décrétait la fusion de ces deux corps. Divisés en plusieurs compagnies correspondant aux sections de la ville, ces gardes civiques, de concert avec des agens spéciaux, étaient chargés de veiller à la sécurité publique et de fournir chaque jour le nombre d’hommes nécessaire pour les patrouilles et les postes. Plus que partout ailleurs, les divers commandemens de ces milices bourgeoises étaient fort recherchés ; mais peu à peu les parades et les festoiemens avaient succédé à la simplicité des premiers temps. Ce caractère de luxe et d’ostentation, nous le trouvons dans les tableaux de Cornelis Ketel, un artiste alors très en vue, très justement apprécié à Amsterdam pour son talent de portraitiste et désigné par conséquent au choix des officiers de la garde civique qui voulaient paraître avec honneur sur les murailles de leur Doelen. Les tableaux du Ryksmuseum attribués à Ketel ne suffiraient guère à justifier sa réputation ; ils sont, en effet, pour la plupart, sinon douteux, du moins endommagés par le temps ou par les restaurations qu’ils ont subies. Quoiqu’il ait également souffert, celui qui porte la date de 1588 et qui représente la compagnie du capitaine Dirck Rosecrans assemblée dans le local de ses réunions, peut cependant nous donner quelque idée de son talent. Disposés suivant une longue frise, les personnages qu’il contient sont peints en pied et de grandeur naturelle ; mais nous croirions volontiers que les armes de prix qu’ils portent si fièrement, sans avoir jamais figuré dans aucun combat, ont été empruntées aux panoplies de quelque musée. On en imaginerait difficilement de plus belles, de plus enjolivées : cuirasses, rondaches ciselées, hallebardes, mousquets garnis d’ivoire, lourdes épées à deux mains ou fines lames à poignées artistement découpées, la collection est des plus complètes. Les costumes sont à l’avenant, diaprés, éclatans, des couleurs et des étoffes les plus variées. Sveltes, cambrés et bien pris dans leurs pourpoints, finement chaussés, les jambes serrées dans des bas de soie, le poing sur la hanche, la lance à la main, appuyés sur leur hallebarde, ou portant la bannière de la compagnie, tous ces jolis muguets se carrent, se pavanent, essaient à qui mieux mieux d’attirer l’attention. Les visages seuls montrent quelque énergie ; très nettement caractérisés, avec autant de pénétration que de sûreté, ils attestent le talent du maître. Mais quelle singulière troupe ! À voir leur désinvolture, leurs accoutremens, leurs poses, on dirait non des Hollandais, mais des raffinés du temps d’Henri II, de beaux seigneurs rompus à toutes les élégances de la mode. De fait, l’artiste, croyant sans doute flatter ses modèles, a peut-être mêlé à cette représentation des gardes civiques d’Amsterdam quelque réminiscence de la cour de France qu’il avait pu voir au temps de Charles IX, à Fontainebleau où il se trouvait en 1566. Ketel était un nomade, et son témoignage ne doit être accueilli qu’avec réserve, car c’était, de plus, un personnage assez excentrique dans ses allures. Nous avons raconté ici même[11], d’après Van Mander, dont les assertions sur ce point ont été récemment confirmées par des documens découverts dans les archives, comment cet homme qui avait acquis tant d’habileté et de réputation, s’était avisé sur le tard de se servir de ses doigts au lieu de pinceaux et avait même fini par peindre avec ses pieds, pour le plus grand ébahissement de ses contemporains.
Comme s’il voulait corriger ces confidences peu flatteuses pour les miliciens d’Amsterdam, un peintre de cette ville nous apporte sur eux des informations tout à fait opposées. Il est vrai que ce peintre c’est Aert Pietersen et qu’avec le fils du Lange Pier nous sommes assuré de rentrer dans le large courant de la tradition hollandaise. Peu soucieux des élégances exotiques auxquelles son prédécesseur était si sensible, Pietersen, dans son tableau du Ryksmuseum, daté de 1599, nous représente de nouveau ses compatriotes comme des hommes sobres et robustes, munis d’armes Sérieuses, presque uniformément vêtus de noir et rangés, ainsi que l’avaient fait les primitifs, en deux files superposées, dix en haut, neuf en bas. L’un d’eux tient un papier, un autre écrit sur un carnet, un troisième consulte un plan ouvert devant lui et sur lequel son voisin s’apprête à mesurer des distances avec un compas ; d’autres enfin portent des hallebardes ou des arquebuses. Les attitudes sont graves, les visages fermes et résolus, comme ceux de gens préoccupés de la tâche qu’ils peuvent avoir à remplir et bien décidés à faire en toute occasion leur devoir. On le voit, l’œuvre est de prix : elle ne nous offre cependant pas la mesure de ce que vaut Aert Pietersen, et à cette même date de 1599 ses Syndics de la halle aux draps, qui appartiennent également au Ryksmuseum, nous fourniraient une plus haute expression de son talent. C’est aussi comme peintres de corporations municipales qu’il conviendrait de parler de deux autres artistes d’Amsterdam, Cornelis van der Voort et Werner van Valckert, que nous devions pourtant mentionner ici à raison de leurs tableaux de gardes civiques, œuvres relativement assez médiocres et dépourvues d’originalité.
Avec le commencement du XVIIe siècle, l’École hollandaise avait pris conscience de sa valeur, et deux maîtres que leur renommée comme portraitistes désignait pour cet office allaient, en se consacrant presque exclusivement à l’exécution de tableaux de corporations, donner à ce genre de peinture un essor considérable. Nous voulons parler de Jan van Ravesteyn et de Frans Hals. Fixé de bonne heure à La Haye, où, dès 1598, il devenait membre, et, plus tard, doyen de la gilde de Saint-Luc, Ravesteyn est un des meilleurs portraitistes de cette période primitive, un de ceux qui ont le plus contribué à la complète émancipation de l’Ecole. Les associations militaires, dont il devenait bientôt le peintre attitré, n’avaient pas, à La Haye, une importance moindre qu’à Amsterdam ou à Harlem. Déjà, en 1614, un contemporain de Ravesteyn, Evert Crinsz van der Maes, avait été chargé de peindre pour elles trois officiers de la Compagnie blanche, qu’il avait représentés jusqu’aux genoux, tenant des hallebardes, et, au second plan, d’autres membres de leur association encore couverts d’armures. Trois ans après, une œuvre bien supérieure du même artiste nous montre un porte-étendard de la Compagnie d’Orange vêtu de rouge, le poing sur la hanche, tenant fièrement le drapeau aux couleurs nationales, peinture généreuse dont l’ampleur décorative et la belle tournure rappellent un peu les maîtres vénitiens que van der Maes avait pu étudier en Italie. Ce sont, au contraire, des qualités bien hollandaises d’entière sincérité, de conscience, de mesure parfaite et de savoir accompli que Ravesteyn manifeste dans ses tableaux de gardes civiques du musée municipal de La Haye. Une étroite solidarité n’avait jamais cessé de régner entre les milices bourgeoises et le Magistrat de cette ville : c’est de ce sentiment que l’artiste devait s’inspirer dans les divers ouvrages dont l’exécution lui fut confiée. Dans le premier d’entre eux, daté de 1616, l’épisode qu’il a choisi est la visite officielle faite par les membres de ces corporations à l’hôtel de ville. Vêtus de costumes variés, pourpoints ou cuirasses, casques ou chapeaux à plumes, vingt-cinq de ces membres descendent les degrés du Stadhuis, rangés en deux files superposées. Mais ces personnages trop nombreux pour les dimensions restreintes de la toile, — 1m,80 sur 2 mètres, — sont tellement pressés les uns contre les autres que la composition semble compacte et encombrée à l’excès. Le modelé des visages est, d’ailleurs, assez sommaire ; les ressemblances ne s’accusent guère que par la justesse des mises en place. Il y a plus d’air, plus d’aisance et un art plus consommé dans une œuvre plus importante aussi (1m,73 sur 4 mètres), postérieure seulement de deux années. Ravesteyn, tout en modifiant la donnée de sa composition, en a cette fois encore emprunté les élémens à la réalité. Tous les ans, au mois de mai, pendant la kermesse, les milices bourgeoises célébraient leur fête solennelle. À cette occasion, après le défilé de leurs troupes d’abord devant le stathouder entouré de sa famille, puis devant le Magistrat, les officiers étaient invités par la municipalité à une réception à l’hôtel de ville et à la suite d’une courte allocution du bailli, « un verre de vin frais » leur était offert. En prenant cette réception pour sujet de son tableau, Ravesteyn a eu l’heureuse idée de grouper, assis ou debout, les membres du Magistrat et les officiers auxquels ils souhaitent la bienvenue, autour d’une table vue obliquement ; cette perspective fuyante lui a permis de mettre un peu plus d’imprévu dans l’aspect de l’ensemble. Les intonations sont aussi plus pleines et le modelé comme l’expression des physionomies sont rendus plus délicatement. Une cordialité pareille anime tous les visages ; leur épanouissement donne à ce bel ouvrage, le chef-d’œuvre du maître, une franchise et une vivacité qui contrastent avec sa réserve et sa correction habituelles. Égal par le talent, le tableau de la Délibération des magistrats pour la construction d’un nouveau Doelen, en 1636[12] produit, en revanche, une impression de froideur qui tient non-seulement à la nature un peu abstraite du sujet, mais probablement aussi au mode de commande généralement usité à cette époque ; une inscription placée au bas même de cette toile : Privato uniuscujusq. sumptu, nous montre qu’on y recourut pour cet ouvrage. Chacun des personnages représentés payant une cotisation réglée à l’avance, on comprend les difficultés auxquelles l’artiste était ainsi exposé, forcé qu’il était de compter avec les exigences et les susceptibilités de tous ses modèles. Ayant tous versé la même somme, ils se croyaient les mêmes droits pour être mis également en lumière et à la belle place. Quand il s’agissait d’un tableau de quelque importance et dans lequel de nombreux personnages devaient figurer, la tâche était sinon impossible, du moins bien ardue et cette obligation de contenter tant de cliens d’humeur fort différente condamnait une façon d’agir qui imposait aux artistes de telles contraintes. C’est encore à la requête des officiers de la Compagnie blanche, et à leurs frais, qu’en 1638, Ravesteyn dut peindre six de ces officiers ; mais les proportions restreintes de son œuvre et le petit nombre des personnages lui permirent de se tirer à son honneur de cette commande.
Après ce qu’en dit Fromentin, nous n’avons pas à apprécier ici le talent de Frans Hals ; mais du point de vue spécial où nous sommes placé, il nous suffira d’étudier brièvement ses tableaux de gardes civiques dont le musée de Harlem possède, on le sait, la réunion presque complète. Bien que Hals, en 1616, fût déjà âgé de trente et un ans au moins, son Banquet des officiers du Doelen de Saint-George, qui porte cette date, est sa première œuvre connue. Aux scrupules et à la timidité qu’il y montre, à l’harmonie un peu austère de tous ces vêtemens noirs, aux colorations brunes qui dominent dans ses ombres, à sa facture elle-même, encore un peu lourde et appuyée, succéderont bientôt des intonations fraîches et claires, à la fois plus franches et plus fines, surtout cette virtuosité incomparable dont les deux Repas d’officiers de 1627 nous offrent le vivant témoignage. Mais s’il est un merveilleux exécutant, Hals n’est rien moins qu’un penseur, et il ne faut jamais avec lui s’attendre à de grands efforts d’esprit, ni à de grandes recherches de composition. Il va où le pousse son tempérament, un peu à l’aventure, se confiant à cette facilité magistrale qui souvent l’a tiré des plus mauvais pas. Sans prétendre renouveler les sujets traités par ses devanciers, il choisit d’instinct cette donnée des Repas qui convient le mieux à ses goûts et à son humeur. Même pour ses plus vastes toiles, l’arrangement de l’ensemble et la manière dont il disposera ses groupes sont les moindres de ses soucis. À part deux légers croquis du musée Teyler faits pour un des tableaux de 1627, le Repas des archers de Saint-Adrien, il aborde de front son œuvre sans étude préalable. En face de la nature qui stimule son ardeur de peindre et avec laquelle il entre résolument en lutte, il trouve aussitôt la pleine possession de ses moyens et cette exécution vraiment prodigieuse qui atteste les dons qu’il a reçus en même temps que la réalité de son savoir. Au dire d’Houbraken, Van Dyck, bon juge en ces matières, admirait plus que personne « une maîtrise de pinceau qu’il n’avait jamais rencontrée à ce degré et qui, du premier jet, sans y revenir, permettait à Hals d’établir les traits caractéristiques d’une physionomie, avec une sûreté et une décision incroyables. » Sans doute, à improviser ainsi sa composition, il y laisse bien des vides, du décousu, des incohérences ; on n’y songe guère, tant le sentiment de la vie éclate et circule généreusement dans ses toiles. Ces personnages qui causent, rient, boivent et mangent entre eux sans s’inquiéter du spectateur, sont d’ailleurs en pleine lumière, car le clair-obscur serait encore un reste de composition, et pas plus que la nature, Hals ne songe à faire un tableau ; il reporte simplement sur sa toile ce qui s’offre à ses regards. Mais si elles n’ont pour elles que leur réalité, ces figures, du moins, l’ont entière et puissante. À ceux qui posent devant lui, le peintre ne laisse pas le temps de se fatiguer, tant son œil est sûr et sa main alerte et docile. Vues de près, ces couleurs rapprochées sans être fondues, ces hachures et ces touches juxtaposées manifestent la vivacité d’un travail un peu expéditif ; à distance tout se tempère, tout s’harmonise, et l’ensemble reste frémissant. Les nuances, bien que distinctes, vibrent à l’unisson, les lignes s’animent et semblent protester contre l’immobilité des personnages. Ce n’est plus l’image, c’est l’illusion même de la vie qui s’agite sous vos yeux.
A Harlem, où s’écoula toute son existence et où il avait déjà donné des preuves réitérées de son talent, les concitoyens de Hals s’étaient attachés à leur peintre, et, à l’importance des commandes qu’ils lui ont faites, on peut mesurer la sympathie qu’ils avaient pour lui. Avec un peu d’ordre, le prix de ces commandes et des nombreux portraits qu’il peignit pour eux lui aurait assuré une vie honorable et des ressources suffisantes pour sa vieillesse. Mais après une carrière toujours besogneuse, Hals devait connaître l’indigence et finir misérablement, secouru par la charité publique. Toujours à court d’argent, il avait accepté de faire pour ses voisins de Délit, — ils avaient pourtant chez eux un artiste de la valeur de Mierevelt, — un tableau d’archers, aujourd’hui disparu. Quand, en 1037, les gens d’Amsterdam, séduits par sa réputation, l’attirèrent chez eux, probablement par l’appât d’une rémunération supérieure, Hals commença pour leur Doelen une grande toile dans laquelle plusieurs des personnages, notamment le porte-étendard, montraient déjà pleinement ce dont il était capable. Mais l’artiste ne put se décider à la finir, et, laissant inachevé cet ouvrage que Pieter Codde devait terminer après son départ, il regagna bien vite sa chère ville de Harlem, heureux d’y reprendre son labeur et son train de vie accoutumés. Ses compatriotes lui donnaient bientôt une nouvelle preuve de leur bienveillance en lui commandant, en 1639, le tableau des Officiers et sous-officiers du Doelen de Saint-George, dans lequel il s’est représenté lui-même. Il était vraiment là parmi les siens, ce gai compagnon. Membre de la corporation, il pouvait prendre familièrement ses aises et à l’occasion fraterniser le verre en main avec ceux de ses confrères qu’il avait à peindre. Aussi à la fin de ces séances, — il y paraît dans les tableaux de Hals, — les joues de ses modèles étaient fouettées de vermillon, leurs chairs plus moites, leurs yeux humides et brillans d’un éclat singulier. Échauffé par les libations qu’il partageait avec eux, se grisant de sa virtuosité elle-même, le peintre ne déposait pas toujours à temps sa palette. C’était comme une gageure pour lui d’émerveiller la galerie par la justesse et la rapidité de ses coups. Quoi d’étonnant si dans ces parades de maîtrise il dépassait quelquefois la mesure ; si, à côté de morceaux excellens et d’audacieuses réussites, il a des erreurs énormes et des incorrections qui s’étalent avec une désinvolture superbe ? Il estropie celui-ci, attache un bras de travers à cet autre ; ici c’est une tête posée effrontément sur l’épaule ; là un raccourci impossible ; un peu partout des mains bâclées à la diable. Mais c’est le maître, au surplus, qu’il est permis alors d’opposer à lui-même, et comme s’il pressentait qu’il aurait un jour à recourir à l’assistance de ses modèles, son tableau des Régens de l’hospice de Sainte-Elisabeth en 1641 reste le chef-d’œuvre de correction, de noblesse et de savoir d’un artiste que ses concitoyens cherchèrent en vain à tirer du désordre et de la misère.
À ce moment où la peinture de portraits était particulièrement en honneur, l’expression saisissante de la vie qui distingue toutes les œuvres de Hals devait assurer son succès. C’était en même temps la protestation la plus éloquente et la plus efficace contre l’invasion des doctrines académiques et contre cette manie d’italianisme qui avait eu cours en Hollande. Aussi l’influence que le maître de Harlem exerça sur ses contemporains fut-elle considérable et vivace. On peut la constater non-seulement chez ses élèves, mais même chez des artistes dont la manière contraste habituellement avec la sienne. Nous en retrouvons quelque trace dans cette grande toile des Officiers des coulevriniers de Harlem quittant leur Boelen, pour laquelle, — bien qu’elle eût été déjà signalée par Houbraken, — les noms de van der Helst, de Soutman et même de Ravesteyn avaient été successivement proposés. Mais des analogies positives d’exécution avec un tableau récemment entré au musée de Rotterdam et signé du nom de Hendrick Pot ont permis de le restituer à ce dernier. L’ampleur de facture qu’on y remarque et qui contraste si vivement avec la finesse de touche de ses petits tableaux, comme notre portrait de Charles Ier au Louvre, Pot l’avait sans doute gagnée au contact de Hals. Plus d’une fois, nous le savons, il avait eu l’occasion de le voir à l’œuvre, car son propre portrait figure dans deux des toiles de Hals, dont nous venons de parler, comme lieutenant dans celle de 1633, et comme capitaine dans celle de 1639, à côté du portrait du maître lui-même.
Il n’était pas rare, en effet, que les peintres fussent affiliés à ces associations militaires, et peut-être leur présence dans ces corporations contribuait-elle aux commandes que celles-ci faisaient à leurs confrères. Dans le meilleur des tableaux exécutés par Joris Verschooten pour les Doelen de Leyde, nous constatons également la présence d’un portraitiste renommé de cette ville, David Bailly, et au soin particulier avec lequel la tête intelligente et fine de ce dernier y est traitée, on peut même penser que Verschooten avait tenu à le satisfaire. La dépense occasionnée par ces tableaux de Leyde avait, d’ailleurs, été minime et nous apprenons par des documens qui les concernent que la part de cotisation pour chacun des membres, dont le portrait y figurait, ne s’élevait qu’à 12 florins. Peut-être les artistes, trouvant ainsi une occasion de se produire et d’entrer en relations avec ceux de leurs concitoyens qui pouvaient leur faire d’autres commandes, consentaient-ils à des réductions sur leurs prix habituels. Habiles et expéditifs comme ils étaient, ils pouvaient, d’ailleurs, s’acquitter rapidement de leur tâche et nous savons que cinq de ces tableaux de Verschooten, contenant chacun sept personnages, ont été exécutés par lui dans la seule année 1626 dont ils portent la date.
À ce compte, ce n’étaient pas seulement des centres importans comme ceux que nous venons de citer, mais des villes tout à fait secondaires qui pouvaient prétendre à orner leurs Doelen, en encourageant en même temps les artistes qu’elles possédaient. Dans toutes les parties de la Hollande et jusque dans les plus petites localités, on rencontre aujourd’hui des musées nouvellement créés dont ces tableaux de corporations forment le principal fonds et qui nous apprennent à connaître les noms de peintres provinciaux jusqu’ici tout à fait oubliés. À Gouda, c’est Jan Daems de Veth qui reçoit du conseil de guerre de cette ville 126 florins pour deux toiles datées de 1615 et 1619, et représentant l’une quatorze et l’autre vingt membres de la milice bourgeoise rangés sur deux files, œuvres d’une exécution sommaire et d’une sincérité un peu brutale. En 1642, dans la même ville, Wouter Pietersz Grabeth, petit-fils du célèbre verrier de ce nom, touche, de son côté, une somme de 400 florins pour un tableau assez médiocre dans lequel il s’est peint lui-même avec treize autres officiers d’une compagnie dont il avait été plusieurs fois capitaine de 1628 à 1642. À Alkmar, Zaccharias Paulusz, W. Bartius et Cesar van Everdingen nous montrent les chefs des corporations militaires de cette vaillante cité, le dernier dans plusieurs peintures, dont l’une, datée de 1641, est bien supérieure aux tableaux mythologiques par lesquels il s’est surtout fait connaître. À Hoorn, où l’ancien Doelen de 1615, avec sa porte d’entrée, surmontée d’une statue de saint Sébastien, sert encore aujourd’hui d’hôtellerie, nous trouvons au tribunal et à l’hôtel de ville de nombreux tableaux de gardes civiques exécutés de 1649 à 1655, par A. Rootius ; ouvrages assez corrects, mais d’un modelé un peu mou, de cet artiste qui, en son temps, iut presque aussi apprécié que Van der Helst. Delft et Middelbourg avaient aussi leurs peintres spéciaux, et l’on peut également voir au musée de Rotterdam trois tableaux de gardes civiques provenant de la petite ville de Goës, exécutés en 1616 et 1624 par C.-W. Eversdyck. Si la composition en est encore inexpérimentée et la facture un peu rude, ils prouvent du moins à quel point ces sortes de représentations étaient alors répandues en Hollande. Trop souvent, sans doute, les œuvres produites dans ces modestes localités sont assez vulgaires et à voir, exagérées encore par leurs portraitistes, les grâces compassées et les attitudes prétentieuses de ces braves bourgeois, le sourire vient facilement aux lèvres. Mais le sentiment qui les a poussés à commander ces ouvrages est respectable, et l’on comprend la fierté légitime qu’ils devaient éprouver quand le soir, après une journée consacrée aux affaires ou aux devoirs de leurs charges, ils pouvaient, entourés de leurs compagnons, évoquer les souvenirs glorieux du passé. En associant ainsi sur les parois de leurs Doelen leurs propres images à celles des héros des grandes luttes, ils prenaient en quelque sorte l’engagement d’imiter, à l’occasion, les exemples de courage que ceux-ci leur avaient laissés.
C’est à Amsterdam, on le conçoit, que ce genre de peinture allait atteindre son plus haut degré de développement. En même temps que les richesses y affluaient, c’était là aussi que les peintres les plus renommés se sentaient attirés. Mais, d’ordinaire, il faut bien le reconnaître, ils ne cherchaient guère à varier les données qu’avaient déjà si souvent traitées leurs prédécesseurs. Ainsi qu’il arrive quelquefois dans l’histoire de l’art, les rares tentatives de compositions un peu originales que nous aurions à signaler alors sont dues à des artistes médiocres, qui, ne pouvant se faire remarquer par leur talent, cherchaient du moins à se distinguer par l’ingéniosité de leurs combinaisons. Tel est, en effet, le seul mérite d’un tableau du Ryksmuseum, commencé par Claes Pietersz Lastman, le frère du maître de Rembrandt, et terminé après sa mort, en 1625, par Ad. van Nieulandt. Ayant à peindre les Officiers de la compagnie du capitaine Boom, Lastman a eu l’idée, en les représentant au nombre du huit avec leur chef, de rappeler une action militaire honorable pour cette compagnie qui avait pris part à la défense de Zwolle contre les Espagnols en 1623. Il les a donc placés en armes dans un paysage au fond duquel on aperçoit les remparts et une tour de cette ville, avec le reste de la troupe défilant la pique sur l’épaule, tambour en tête. Par malheur, l’arrangement de ces personnages, parés de leurs plus beaux costumes et plantés droits et raides les uns à côté des autres, est d’une simplicité tout à fait enfantine ; la peinture manque absolument de relief et les couleurs sont criardes et discordantes.
Parmi les peintres dont la critique s’est surtout occupée en ces derniers temps, il n’en est pas qui, mieux qu’Éliasz Pickenoy, soit digne de cette tardive réhabilitation[13]. Portraitiste célèbre et autrefois très goûté, il était peu à peu tombé dans un oubli profond. Les tableaux de corporations auxquels il avait principalement dû sa renommée, réunis aujourd’hui au Ryksmuseum, justifient complètement la vogue dont il jouissait près de ses contemporains. Le premier en date de ses tableaux de gardes civiques, la Compagnie du capitaine Willemsz Ruephorst, est de 1630. Il nous montre vingt-cinq personnages rangés suivant l’ordre anciennement adopté : onze en haut, appuyés sur une balustrade et vus jusqu’aux genoux, les quatorze autres à la partie inférieure et à mi-corps. La monotonie de ces deux lignes parallèles, isolées l’une de l’autre, n’est rompue que par la figure du porte-drapeau, dont les vêtemens clairs et élégans et la physionomie malicieuse contrastent avec les costumes sombres et les airs graves de ses compagnons. Le Banquet des gardes civiques du capitaine Jacob Backer, probablement de 1632, ne dénote pas non plus une grande recherche de composition. Il y a cependant plus d’art dans la manière dont les figures sont cette fois disposées en une seule file ; la silhouette générale a du mouvement, la lumière est bien répartie, les couleurs sont harmonieuses, et les types nettement caractérisés. Il semble qu’Elias ait vu les œuvres de Hals et s’en soit inspiré ; s’il a moins de brio, il est plus correct et son exécution, plus vive et plus ferme que dans le tableau précédent, manifeste un progrès réel. Dans leur variété extrême, quelques-unes des têtes sont superbes, notamment celle du capitaine, coiffé d’un chapeau noir et plus encore celle du joyeux compagnon aux cheveux grisonnans placé au-dessus de lui. En 1645, Elias essaie d’un autre arrangement et groupe sur le quai d’un des canaux du quartier aristocratique d’Amsterdam la Compagnie des gardes civiques du capitaine Jacob Rogh. Armés, en tenue de parade, ils vont partir pour l’exercice. Mais si cet arrangement, emprunté à la réalité même, prêtait à un aspect pittoresque, l’exécution est, en revanche, assez faible. Les figures sont trapues, les expressions communes, et l’on sent çà et là je ne sais quelle lassitude ; bien qu’Elias fût encore dans la force de l’âge, c’est un des derniers ouvrages qu’il ait peints, et il devait mourir peu de temps après.
Nous n’aurons pas à nous étendre beaucoup sur deux autres tableaux de gardes civiques exécutés par Th. de Keyser, un contemporain d’Elias, encore plus en vue que lui et comme lui exclusivement portraitiste. Le seul ouvrage connu où il ait abordé une donnée d’un autre genre, le Thésée et Ariane, de 1657, qui décore un dessus de cheminée de la Desolate Kammer, au palais du Dam, nous offre avec des figures de femme allongées à l’excès et aussi dépourvues de vie que de style, une disposition d’une gaucherie singulière. Ce n’est pas non plus par l’ordonnance que brille la Réunion de la compagnie du capitaine Allart Cloeck, datée de 1632. Cependant, un dessin du cabinet de l’Albertine, fait en 1630 par de Keyser, nous montre le soin qu’il avait pris à cet égard, en cherchant à grouper ses personnages autour des degrés d’un escalier sur le palier duquel on voit déjà, au premier plan, le capitaine, son lieutenant et le porte-étendard. Mais, ainsi que le remarque avec raison M. Meyer[14], la liberté et l’aisance relatives avec lesquelles les figures sont indiquées dans ce croquis ne se retrouvent aucunement dans l’œuvre définitive. La symétrie absolue et les fautes de proportion qu’on observe entre ces personnages si régulièrement répartis sont, au contraire, tout à fait choquantes. Si, dans la Compagnie du capitaine Symonsz de Vries, l’arrangement est plus heureux, tous ces visages inanimés, regardant invariablement le spectateur avec une expression pareille d’étonnement, ne laissent pas d’être assez déplaisans. Il est vrai qu’à la conscience scrupuleuse et au savoir consommé d’Elias, de Keyser joint ici une distinction plus haute de la facture, et avec une pâte plus abondante et des tonalités plus généreuses, une sûreté de touche qu’il ne pousse jamais jusqu’aux aventureuses virtuosités de Hals. Mais la supériorité de l’artiste se manifeste surtout dans ses tableaux de régens ou de régentes des associations charitables et dans ses portraits isolés. Le mérite et le charme de ces portraits, le tact exquis avec lequel il sait proportionner à leurs dimensions une facture tour à tour large ou précieuse par son fini, expliquent assez la faveur dont il jouissait près de ses concitoyens vers 1630 et l’influence indéniable qu’il exerça sur Rembrandt lui-même au moment où celui-ci arrivait à Amsterdam.
A côté de ces ouvrages d’artistes franchement hollandais et voués exclusivement à la pratique d’un genre de pointure propre à leur pays, il est curieux d’examiner, en passant, l’ouvrage d’un étranger tel que Joachim de Sandrart et de voir comment cet adepte du style académique a interprété un motif du même ordre. Noble lui-même, choyé par la société aristocratique, vivant en commerce étroit avec les beaux esprits de ce temps, Sandrart a peint pour le Doelen des arquebusiers d’Amsterdam un grand tableau que, probablement, il a offert à cette corporation : la Compagnie du capitaine Van Swieten s’apprêtant à escorter Marie de Médicis, lors de sa visite à Amsterdam, le 1er septembre 1638. On sait les fêtes dont cette visite avait été l’occasion, la population entière s’étant spontanément réunie à la municipalité pour rendre à l’exilée des honneurs vraiment royaux. En choisissant cet épisode pour sujet de son tableau, on pouvait croire que cet Allemand, muni par son éducation de toutes les ressources de son art, imaginerait des combinaisons imprévues qui trancheraient sur la monotonie des données généralement adoptées. Son tableau est cependant d’une banalité extrême. Les dignitaires de la compagnie s’y offrent à nous échelonnés suivant une ligne oblique qui laisse la composition sans appui ; les portraits sont fades et indécis, le ciel terne, l’architecture sans consistance, le premier plan vide et noyé dans une ombre opaque. Le buste de la reine posé sur une table et cinq vers tirés d’une poésie de J. Vondel, écrite pour la circonstance, rappellent seuls l’événement dont Sandrart a voulu consacrer le souvenir.
On le voit, parmi les peintres qui, jusque-là, avaient abordé ces sujets, la plupart acceptaient simplement la disposition adoptée par les peintres primitifs et ne se lassaient pas de juxtaposer, dans des attitudes plus ou moins variées, les portraits des personnages qu’ils avaient à représenter. Bien peu d’entre eux avaient essayé de renouveler cette donnée aussi rebattue ; mais la timidité de leurs essais ou l’insuffisance de leur talent condamnaient ces tentatives toujours hésitantes et incomplètes. Les plus hardis, ceux qui voulaient mettre plus d’animation dans leurs œuvres, se contentaient de réunir autour d’une table les membres des associations militaires et de nous les montrer délibérant ou buvant entre eux. Aucun n’avait eu l’idée de les peindre groupés dans une de ces actions communes, — exercices de tir, prise d’armes ou patrouilles, — qui étaient la seule raison d’être de ces associations. Chargé à son tour de l’exécution d’un grand tableau destiné à orner la salle nouvellement bâtie du Doelen des coulevriniers d’Amsterdam, Rembrandt n’était pas homme à subir le joug des traditions établies, ni même à se plier aux exigences qui n’avaient pas cessé de peser sur ce genre de peintures. L’épisode qu’il devait traiter lui avait-il été indiqué en même temps que la commande lui était faite, ou bien en avait-il eu lui-même la pensée ? de toute façon, il entendait conserver toute sa liberté. Devenu, presque dès son arrivée à Amsterdam, le portraitiste à la mode, il avait bien pu, momentanément du moins, garder quelques ménagemens vis-à-vis de ses modèles ; mais, depuis plusieurs années, il avait retrouvé son indépendance et il s’abandonnait de plus en plus à son humeur un peu fantasque. Comme on disait alors, il fallait désormais a non-seulement le payer, mais le prier. » Les grands tableaux et les compositions de son choix, dans lesquelles il pouvait se donner carrière, le tentaient maintenant davantage. On comprend cependant que le sujet qu’on lui proposait ainsi fût de nature à lui plaire. Emprunté à la réalité, il parlait aussi à son imagination, et il réveillait en lui les meilleurs souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Dès ses premières années, il avait pu voir la place que les corporations militaires tenaient dans sa ville natale. Quand, chaque année, au jour anniversaire de la délivrance, le 3 octobre, les cloches sonnant à toute volée, les membres de la milice bourgeoise défilaient fièrement à travers les rues de Leyde, en grand costume et musique en tête, pour se rendre à leurs manœuvres, le cœur du jeune artiste avait sans doute battu à leur passage, ému à la fois par le souvenir des grandes luttes auxquelles ils avaient été mêlés et par le spectacle pittoresque de tout ce mouvement, de ces costumes variés, de la foule qui se pressait autour d’eux.
Dans ces conditions, on conçoit avec quelle ardeur Rembrandt, déjà dans tout l’éclat de sa renommée, accepta la commande de l’œuvre importante qui lui était confiée. Il avait été probablement désigné par le capitaine de la compagnie, et, à raison de son talent, une somme de 1,600 florins lui avait été allouée pour son œuvre, somme bien supérieure à celles qui, jusque-là, avaient été attribuées à ses devanciers. La cotisation de chacun des personnages représentés, et qui devaient concourir à la dépense, montait en moyenne à 100 florins, un peu plus ou un peu moins, suivant la place plus ou moins en vue qu’il occuperait dans le tableau. Par son mariage avec une des filles du bourgmestre, Volckert Overlander, autant que par sa fortune, qu’il avait notablement augmentée lui-même, le capitaine Frans Banning Cocq était, à ce moment, un des hommes les plus considérables d’Amsterdam. Il avait acheté, en 1618, la seigneurie de Purmerland, et Jacques II l’avait anobli en 1620. Intelligent, homme de goût, il est vraisemblable qu’il n’avait pas songé à entraver la liberté de l’artiste. Le programme que celui-ci lui avait soumis était, au reste, bien fait pour flatter son amour-propre ; la perspective d’un sujet nouveau, autant que le nom de l’auteur, étaient de nature à attirer l’attention sur une œuvre dans laquelle la première place lui serait nécessairement réservée.
Après les nombreux commentaires dont elle a été l’objet et en dépit de cette appellation erronée de Ronde de nuit que l’on continue à lui donner, nous sommes aujourd’hui complètement fixés sur l’épisode que Rembrandt a voulu représenter. Une aquarelle, faite vers 1650-1660 pour un album appartenant à Banning Cocq, et demeuré en possession de sa famille[15], nous fournit, en effet, la désignation expresse du sujet : Le jeune seigneur de Purmerland donnant à son lieutenant, le sieur de Vlaerdingen, l’ordre de faire marcher sa troupe. Du vivant même de Rembrandt, aucun doute n’existait, d’ailleurs, à cet égard, et le titre sous lequel le tableau était alors connu nous est révélé par le témoignage d’un de ses élèves, le Danois B. Keilh. Ayant vécu pendant huit ans dans l’intimité de son maître et retiré vers la fin de sa vie en Italie, Keilh a fourni lui-même à Fr. Baldinucci les détails précieux que celui-ci nous a transmis sur Rembrandt, dans une notice dont, à notre avis, on n’avait pas tiré jusqu’ici un parti suffisant[16]. Au dire de Keilh, bien posé pour connaître les intentions de son maître, c’est bien, en effet, d’une Prise d’armes (ordinanza) qu’il s’agit ici, et comme, en réalité, Banning Cocq commandait la compagnie des gardes civiques de la première circonscription de la ville (Wyk no 1), il est possible, ainsi que le remarque M. Meyer, qu’une question de voisinage ait aussi milité en faveur du choix qu’on avait fait de Rembrandt. Celui-ci, ayant habité dans ce quartier jusque vers le milieu de 1639[17], avait dû se trouver en rapport avec quelques-uns des membres de cette compagnie, et certainement il avait assisté plus d’une fois à des scènes analogues à celle qu’il a peinte. La composition à laquelle il s’arrêta est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la décrire, et il n’est pas besoin non plus de rappeler à nos lecteurs les pages charmantes que Fromentin lui a consacrées ici même. Mais si le jugement que ce fin critique en a porté subsiste dans son ensemble, il convient de le rectifier sur plusieurs points. Tout en maintenant certaines réserves faites par lui, nous croyons qu’il est juste de décharger Rembrandt de quelques-unes des erreurs qui lui ont été imputées, et dont il n’est pas coupable. En ces derniers temps, la Ronde de nuit a été l’objet d’études nombreuses et intéressantes. Son histoire est désormais mieux connue, et bien des particularités curieuses nous ont été révélées sur les circonstances dans lesquelles elle a été exécutée, sur ses déplacemens successifs, sur les changemens et les mutilations qu’elle a subies. Enfin, le tableau lui-même a repris depuis l’an dernier un éclat merveilleux, grâce à un travail délicat dont M. Hopman s’est acquitté avec autant d’habileté que de prudence. Il y a donc lieu de tenir compte de ces élémens nouveaux d’appréciation et de voir dans quelle mesure ils peuvent modifier les idées de la critique au sujet d’une œuvre qui a déjà suscité de sa part tant de controverses.
Dans son empressement à traiter un sujet qui l’avait séduit, Rembrandt s’était mis aussitôt à la besogne. Bien que l’épisode choisi fût à la fois très compliqué et présentât de grosses difficultés, il semble cependant qu’il aborda cette grande toile sans une préparation suffisante. Du moins on n’en connaît pas d’esquisse d’ensemble. Tout au plus pourrait-on retrouver, dans un dessin à la plume appartenant à M. L. Bonnat, un croquis sommaire fait pour le groupe de Banning Cocq et de son lieutenant. Rembrandt devait chèrement expier, au cours de l’exécution de son œuvre, ce manque d’études préparatoires, qui explique, en tout cas, les inégalités, les défauts de proportion qui déparent cet ouvrage, les surcharges ou les repentirs qui y sont restés apparens. Il est certain encore que les armes de ces personnages sont bien hétérogènes, que leurs costumes sont d’une bigarrure extrême et que le désordre inouï qui règne parmi cette troupe donnerait une assez pauvre idée de sa discipline. Enfin, malgré toutes les explications proposées à ce sujet, plusieurs des figures demeurent énigmatiques, ces deux petites filles, par exemple, dont l’une porte un coq suspendu à sa ceinture. Serait-ce là, comme l’indique M. Meyer, une allusion au nom du capitaine ? Ou bien, comme il est plus probable, l’oiseau est-il un prix destiné aux exercices du tir ? ou enfin, comme le croit Fromentin, Rembrandt a-t-il simplement introduit ici ces deux enfans sans aucune intention, parce qu’il avait besoin de cette note claire dans l’arrangement de ses groupes et qu’elle « faisait bien » dans son tableau ? On a pu se demander également pourquoi ces gens étaient si agités, où ils allaient, où même ils étaient ? Des critiques en quête d’anecdotes ont proposé pour ces divers problèmes des solutions plus ou moins plausibles, cherchant quel fait historique a pu motiver cette prise d’armes ou s’évertuant, sans plus de succès, à localiser la scène, à déterminer exactement la porte d’où sort cette troupe affairée et le pont sur lequel elle passe. Sur ces divers points, nous le croyons, Rembrandt a donné libre cours à sa fantaisie. Parmi les élémens que lui fournis sait la nature, il a choisi ceux qui lui paraissaient les plus pittoresques pour les combiner avec ceux que lui suggérait son imagination et résumer ainsi, dans une œuvre originale, les traits essentiels et vraiment typiques d’une pareille donnée. Reconnaissons cependant qu’à première vue, un spectateur non prévenu ne saurait se méprendre sur les intentions du maître. C’est bien une Prise d’armes de la garde civique que nous avons sous les yeux. Les deux chefs se sont rendus au local de la compagnie, et, pour hâter la mise en marche de leur troupe, ils se portent eux-mêmes en avant. Le capitaine donne ses ordres à son lieutenant pendant que, derrière eux, le tambour bat le rappel et que le porte-étendard agite en l’air le drapeau. Chacun se presse, prend son arme, qui un mousquet, qui une lance ou une hallebarde ; les chiens aboient, et, au milieu du tumulte général, les enfans, toujours à l’affût de pareilles fêtes, se faufilent en courant parmi les groupes. On le voit, la composition répond nettement aux idées qu’éveille le sujet et ne laisse aucune équivoque. Mais un reproche plus sérieux lui a été fait par ceux qui la trouvent remplie et bondée à l’excès, sans aucun repos pour le regard, trop à l’étroit dans son cadre et comme pressée jusqu’à en sortir. Au centre, les pieds des deux chefs posent sur la bordure ; à droite le tambour et, à gauche, l’enfant qui court et l’homme assis sur le parapet du pont sont coupés d’une manière choquante par le cadre et finissent malencontreusement le tableau, qui, au lieu de s’apaiser vers ses bords et de s’enfermer dans des lignes bien définies, se termine par des coupures brutales et injustifiables. Ce sont là, en effet, des défauts très positifs que présente aujourd’hui cette grande toile ; mais à aucun degré ils ne sont imputables à Rembrandt. Dans son état primitif, son œuvre en était exempte, et seules les mutilations qu’elle a subies en sont la cause.
En dépit des affirmations de Vosmaer et de De Vries, qui, mus par un sentiment patriotique, les avaient niées, ces mutilations sont aujourd’hui établies de la façon la plus certaine. Au moment même où nous écrivions ces lignes, nous recevions de Hollande une excellente étude publiée dans un recueil justement estimé de ce pays : de Gids, et dans laquelle M. le Dr J. Dyserinck, après avoir exposé avec un sens critique remarquable l’état de la question, nous faisait connaître l’époque exacte où fut commis cet acte de vandalisme. De ses découvertes, faites récemment dans les archives, il résulte que la Ronde de nuit, après avoir été d’abord exposée dans la salle du Doelen pour laquelle elle avait été exécutée, fut transportée ensuite à l’hôtel de ville d’Amsterdam. Déjà résolue en 1682, cette translation, plusieurs fois différée, ne fut réalisée qu’à la fin du mois de mai 1715. C’est donc à ce moment qu’eut lieu la mutilation dont un restaurateur de tableaux de cette époque nous avait d’ailleurs conservé le souvenir. J. van Dyk, dans la description qu’il nous a laissée des peintures servant à la décoration de l’hôtel de ville[18] d’Amsterdam, nous apprend, en effet, que pour pouvoir placer la Ronde de nuit entre les deux portes de la petite salle du conseil de guerre, où elle fut transportée, « il avait fallu supprimer sur la droite de la toile deux personnages et sur la gauche la moitié du tambour, ainsi qu’on peut s’en assurer d’après le modèle exact qui se trouve entre les mains du sieur Boendermaker. » Si barbare que nous semble aujourd’hui un semblable procédé, on n’avait pas, au siècle dernier, grands scrupules à cet égard. Sans parler des amateurs ou des marchands qui, pour faire deux ou plusieurs tableaux d’un seul, le découpaient par morceaux[19], il n’est pas rare de rencontrer, dans les musées ou dans les collections privées, des peintures dont les dimensions primitives ont été modifiées suivant les convenances de leurs possesseurs. Désireux de les exposer à une place déterminée ou d’utiliser un cadre, ceux-ci les rognaient ou les agrandissaient sans vergogne, ou bien ils convertissaient en ovales des toiles rectangulaires. Quant à ce « modèle exact » qu’invoque Van Dyk à l’appui de son dire, et qui, pendant longtemps, avait passé pour une esquisse ou une répétition originale de la Ronde de nuit, c’est, en réalité, une copie exécutée par un peintre de sujets champêtres nommé Gerrit Lundens et à peu près contemporain de Rembrandt[20]. Faite avant le transport de la Ronde de nuit à l’hôtel de ville, cette copie, assez. fidèle dans l’ensemble, nous montre, en effet, la composition du maître dans son intégrité et concorde entièrement, d’ailleurs, avec l’aquarelle de l’album de M. de Graeff van Poelsbroek[21]. La similitude des proportions de l’une et de l’autre permet d’évaluer la dimension des bandes rognées autrefois à la toile de Rembrandt à 0m,67 sur la longueur et 0m,28 sur la hauteur. Nous pouvons donc, à l’aide des renseignemens dont nous disposons aujourd’hui, reconstituer par la pensée l’état antérieur à ces retranchemens et reconnaître qu’à l’origine la composition, mieux en toile, offrait dans le bas un jeu suffisant et sur les côtés un espace tranquille, enveloppé dans une demi-teinte. De plus, le groupe central, tout en conservant son importance, ne partageait pas, comme maintenant, en deux parties absolument égales le tableau, dont les masses étaient ainsi plus librement équilibrées, suivant un rythme plus harmonieux.
Bien qu’elles fussent aussi mieux entendues dans l’œuvre primitive, l’ordonnance du clair-obscur et la répartition des valeurs ne laissaient pas d’y présenter cependant quelques défauts : un fractionnement excessif de la lumière, des contrastes trop multipliés et offrant entre eux des écarts trop marqués. Mais si l’on ne saurait absoudre entièrement le maître de quelques-unes de ces fautes, d’autres ne sont pas non plus de son fait et proviennent uniquement des injures qu’a subies son œuvre avant d’arriver jusqu’à nous. On ne prenait pas grand soin des tableaux dans ces Doelen, qui étaient, à proprement parler, de véritables estaminets. La fumée des pipes et celle des feux de tourbe entretenus dans ces grandes salles devaient, à la longue, ternir les ouvrages qui y étaient exposés. Pour leur rendre un peu d’éclat, on les revernissait de temps à autre, sans faire suffisamment disparaître la saleté dont ils étaient couverts, et qui se trouvait ainsi emprisonnée sous ces couches successives. Van Dyck nous parle déjà des accumulations d’huile rance et de vernis dont il avait dû débarrasser la peinture de Rembrandt ; mais l’opération à laquelle il s’était livré n’avait pas eu, paraît-il, grande efficacité, car peu après l’obscurité avait de nouveau envahi l’œuvre ainsi restaurée. Les tons en étaient devenus si confus, les ombres si foncées, que Reynolds, qui la vit en 1781, pouvait à peine y reconnaître la main de Rembrandt. Son aspect alors n’expliquait que trop cette appellation de Ronde de nuit qui lui avait été donnée au siècle dernier et qui, avec les ténèbres toujours croissantes dont elle était envahie, pouvait paraître de plus en plus fondée.
Après avoir hésité longtemps, à raison des difficultés de l’entreprise, il fallut bien, à la fin, se résoudre au nettoyage, qui, effectué l’an dernier par M. Hopman, a complètement réussi. La couche d’huile et de vernis superposés, qui était devenue rugueuse et opaque, a été amincie et égalisée au doigt, puis rendue transparente, grâce aux émanations légères de l’alcool froid auxquelles la toile a été exposée. Le tableau, que nous avons revu cette année, a repris un éclat surprenant ; il saisit à première vue ceux qui croyaient le mieux le connaître et les oblige à revenir sur des critiques qui, jusque-là, n’étaient que trop justifiées par son état. En même temps que les noirs y apparaissent maintenant plus veloutés, plus savoureux, les clairs ont retrouvé leur brillante fraîcheur, et, bien que l’écart qu’ils offrent avec les tons foncés ait été ainsi encore augmenté, la transparence des ombres atténue cet effet et prévient la dureté. Les nuances, plus affirmées, ont désormais leur beauté propre et s’harmonisent mieux entre elles. Enfin, bien des morceaux qui passaient inaperçus se révèlent aujourd’hui à nous, et, en même temps que le regard aime à se poser sur une foule de détails agréables qu’on ne pouvait guère soupçonner auparavant, l’ensemble a gagné, comme unité et comme tenue. Cette opération si redoutée, à laquelle la commission du musée ne s’était résignée qu’à regret, a donc été couronnée d’un plein succès.
Est-ce à dire qu’elle aurait dû être menée plus avant ? Nous ne le pensons pas, un dévernissage complet présentant le danger trop réel d’entamer l’épiderme de la peinture et de la dépouiller de ces délicatesses d’exécution qui en sont comme la fleur. On a beaucoup parlé à ce propos, avec un peu d’exagération, ce me semble, de ces vernis colorés dont la mode aurait sévi au commencement de ce siècle et dénaturé plus d’un chef-d’œuvre des maîtres. Il fut un temps, paraît-il, où l’on aimait à voir jaune ; peut-être aujourd’hui, par une réaction assez naturelle, tient-on un peu trop à voir blanc. Qu’on cherche à débarrasser un tableau de ses souillures et à lui rendre autant que possible son état primitif, rien de mieux, quand l’opération est exécutée avec le soin et l’expérience nécessaires. Mais si, dans nos visites réitérées aux divers musées de l’Europe, nous avons quelquefois déploré l’aspect fumeux de certaines toiles, — et ce n’était pas toujours le vernis qui avait déterminé cet aspect, — plus souvent, hélas ! nous avons pu constater l’effet désastreux de ces dévernissages radicaux et de ces nettoiemens à outrance qui ont compromis ou même ruiné entièrement d’autres œuvres. La pratique des maîtres est très diverse, et les causes de détérioration des peintures sont aussi très variées : elles impliquent par conséquent de grandes différences dans les modes de traitement destinés à les remettre en état. Il n’est guère d’art plus difficile que celui de restaurateur de tableaux, et savoir s’arrêter à temps dans la régénération d’une œuvre endommagée constitue chez lui une des qualités les plus précieuses et les plus rares. Pour ce qui touche Rembrandt et la Ronde de nuit, quand M. Durand-Gréville, — qui est revenu à diverses reprises sur ce sujet, — souhaite de voir pousser plus avant une opération d’une nature aussi périlleuse, il nous semble qu’il cède, à son insu, à l’idée un peu absolue qu’il s’est faite de la clarté des tableaux du maître, et c’est là un point sur lequel il nous paraît juste de nous expliquer. Que dans cette prétendue Ronde de nuit Rembrandt ait voulu, — comme nous l’avons vu par le propos de Keilh, et comme Vosmaer l’a déjà dit expressément, — représenter un effet de plein jour, l’aspect seul du tableau suffit aujourd’hui à le prouver d’une manière irrécusable. On y chercherait en vain quelque trace d’un éclairage nocturne, et, à la direction de l’ombre portée par la main de Banning Cocq sur le pourpoint de son lieutenant, il est même permis de préciser la situation du soleil, placé à ce moment un peu à gauche et encore assez élevé au-dessus de l’horizon. Quant à parler de la clarté de cet effet de soleil et « de l’effet clair du tableau primitif, » les témoignages des contemporains sont trop décisifs, ils contredisent trop formellement cette assertion pour qu’il nous semble possible de l’admettre. Sans même rappeler ici les conditions dans lesquelles Rembrandt a exécuté son œuvre, ni les reprises et les surcharges dont elle porte la trace et qui, ainsi que Vosmaer l’a remarqué avec raison, ont certainement contribué à l’obscurcir, il est certain qu’à l’origine la peinture était très colorée, très montée de ton.
Les rapprochemens qu’invoque M. Durand-Gréville à l’appui de sa thèse n’ont, à aucun degré, l’éloquence qu’il leur attribue. Il n’est guère possible de trouver dans une aquarelle aussi sommaire que celle qui appartient à M. de Graeff des indications bien positives sur la tonalité de l’original. Fût-elle excellente et l’œuvre d’un artiste habile, elle n’atteindrait jamais la puissance d’une peinture à l’huile, surtout d’une peinture de Rembrandt. Or, si les renseignemens d’ensemble qu’elle nous a fournis pour la mise en place sont indiscutables, la gaucherie du dessin trahit dans les détails une main inexpérimentée, et la légèreté des couleurs n’autorise en rien les conclusions formelles qu’on prétendrait tirer d’une comparaison suivie entre des ouvrages aussi dissemblables. Bien qu’elle semble prêter à des rapprochemens plus efficaces, la copie de Lundens offre cependant avec son modèle des différences presque aussi notables. On croirait volontiers qu’avec la netteté et la précision un peu sèche du talent de l’auteur, elle devrait surtout être fidèle au point de vue du dessin. Cependant un examen tant soit peu attentif nous révèle des inexactitudes flagrantes dans les proportions et les types des personnages ; aucun d’eux n’est reproduit avec une ressemblance suffisante. A en juger par les tons peu rompus, la découpure des contours peu enveloppés, l’absence de profondeur des ombres, il est permis d’affirmer qu’au point de vue de la couleur et du clair-obscur, les trahisons d’un interprète si peu fait pour comprendre Rembrandt étaient encore plus accusées. Lundens s’est évidemment appliqué de son mieux ; mais avec des tons plus clairs et des nuances mieux affirmées, il n’a su rendre ni l’effet, ni l’harmonie de l’original ; les blancs de sa copie sont, il est vrai, plus blancs, les clartés sont plus vives ; il reste cependant fort au-dessous de l’éclat lumineux de Rembrandt.
En regard de ces rapprochemens hasardeux, nous avons, au contraire, des témoignages formels des contemporains, qui, sympathiques ou hostiles, n’ont pas varié dans leurs appréciations de la Ronde de nuit et de l’effet qu’elle avait produit lors de son apparition. C’est Vondel qui, opposant à Rembrandt, qu’il désigne à mots couverts sous le nom de « prince des ténèbres, » la « clarté » de Flinck, son élève, blâme « les ombres factices, les fantômes, le demi-jour » qui, pour un temps, avaient envahi la peinture hollandaise. C’est Hoogstraten qui, en 1678, après des éloges donnés à l’œuvre de son maître, regrette « qu’il n’y ait pas mis plus de lumière. » C’est Houbraken qui, peu de temps après, constate qu’après la vogue passagère de Rembrandt, « les vrais connaisseurs se détournèrent de lui lorsque les yeux s’ouvrirent et que la manière claire de peindre reprit de nouveau faveur. » De plus en plus, à ce moment, le maître tendait vers ces colorations blondes et ambrées auxquelles il se sentait porté. Au début de son séjour à Amsterdam, obligé de s’y faire sa place, il avait trouvé des peintres éminens, en possession de la faveur publique, et qui avaient d’abord exercé sur lui une influence très réelle ; de Keyser, notamment, avec lequel, dans ses portraits de cette époque, il présente des analogies si marquées que, plus d’une fois, on a pu les confondre. A leur couleur claire et légère, à leurs tons froids et argentins, à leurs ombres neutres et souvent même un peu verdâtres, les premiers portraits de Rembrandt, — comme les deux pendans du musée de Brunswick (1632 et 1633), le Willem Burgraef et sa femme (1633) des musées de Dresde et de Francfort, ou même des tableaux comme l’Enlèvement de Proserpine et la Judith de Berlin (1632), la Fiancée juive (163/i) et le Sacrifice d’Abraham de l’Ermitage, — se font reconnaître de loin et entre tous. Mais peu à peu la tonalité générale de l’artiste s’était animée en même temps que le clair-obscur devenait le principal objet de ses recherches. Ses ombres, plus lisibles, étaient aussi plus chaudes ; elles avaient parfois une telle force que, parmi les bruns dorés qui en formaient la base, des touches de vermillon pur trouvaient place sans faire tache. Tout en prenant son point de départ dans la nature, Rembrandt l’interprétait à sa façon, avec cette manière de voir de plus en plus personnelle qui devait caractériser son génie. Sans doute, quand il peint la Ronde de nuit, il essaie encore de se contenir. Préoccupé à la fois de l’harmonie du coloris et de l’effet lumineux, il hésite à subordonner, comme il le fera bientôt, un de ces élémens à l’autre ; il voudrait réunir la puissance du ton à celle du clair-obscur, deux choses difficilement conciliables. De là des violences ou des timidités également évidentes dans cette œuvre qui trahit encore la tension d’un esprit flottant et d’un dessein peu arrêté. Comme c’est un chercheur toujours inquiet, toujours en quête du mieux, ce n’est pas sans des arrêts ou des retours momentanés qu’il s’avancera dans ces voies où le premier il s’est engagé. Mais son génie l’y pousse, et, désormais plus libre dans ses allures, heureux des ressources nouvelles dont il a enrichi son art, il prend confiance en lui-même et manifeste plus résolument son originalité. « L’ombre, on a eu raison de le dire, devient la forme ordinaire de sa poétique, » et si ce n’est pas, ainsi que l’ajoute Fromentin, « avec la nuit qu’il fait du jour, » c’est certainement, du moins, avec de l’ombre. Sans s’interdire absolument les contrastes des couleurs, il inclinera graduellement vers cette peinture un peu monochrome où dominent les roux, les bruns ardens, les nuances fauves et les tons d’or, et, dans cette gamme relativement restreinte, il saura trouver des dégradations d’une variété et d’une délicatesse merveilleuses. Dès maintenant, le besoin de construire son tableau par l’effet est chez lui si impérieux qu’en cette occasion, ayant à ménager tant de gens qui peuvent lui être utiles, il ne s’avise pas que le parti auquel il s’est arrêté va mécontenter la plupart d’entre eux et amasser contre lui bien des animosités.
On s’explique facilement l’effet désastreux que produisit la Ronde de nuit. D’une manière générale, pour les Hollandais de ce temps, gens positifs et de sens rassis, amis de la clarté en toutes choses, cette façon de comprendre la lumière était bien faite pour les déconcerter. A plus forte raison, les intéressés n’étaient-ils guère disposés à admettre une dérogation aussi audacieuse aux idées reçues jusque-là. L’œuvre de Rembrandt leur semblait une hérésie, presque une indélicatesse envers eux-mêmes. Confians dans des traditions respectées, ils avaient payé pour être représentés dans leur ressemblance, et posés bien en vue ; et voici que le peintre auquel ils s’étaient adressés violait ouvertement les termes du contrat tacite qu’avaient accepté tous ses prédécesseurs. Les deux chefs mis en belle place, et tout à fait en évidence, ne pouvaient, il est vrai, songer à se plaindre, et l’on doit présumer que Banning Cocq avait été satisfait de la façon dont Rembrandt l’avait traité, puisque l’aquarelle exécutée par ses ordres, d’après la Ronde de nuit, avait trouvé place dans son mémorial de famille. Mais, sauf quatre ou cinq autres membres de la corporation, le reste de la troupe se trouvait assez mal partagé ; et, en se mettant au point de vue de ces braves gens, il est certain qu’ils avaient lieu de se plaindre et d’estimer peu correct le procédé de l’artiste à leur égard. Des visages noyés dans l’ombre, éclairés çà et là par quelque accroc de lumière ; d’autres à peine visibles, d’autres enfin d’une exécution très sommaire et par conséquent d’une ressemblance plus que douteuse, ce n’était pas là, assurément, ce qu’ils avaient attendu de lui. Sans tenir compte des conditions du genre telles qu’elles leur semblaient établies, il s’était préoccupé fort peu de leur personne et uniquement des nécessités esthétiques de sa composition. Avant tout, il avait voulu faire un tableau. De l’humeur dont il était, on peut croire qu’il ne s’inquiéta guère de leurs réclamations et que la façon dont il les accueillit acheva de les indisposer contre lui. Ne pouvant obtenir qu’il modifiât son œuvre, ils se donnèrent la seule satisfaction qui fût à leur portée, et, à défaut de leur ressemblance, ils voulurent du moins conserver le souvenir de leurs noms, en les faisant inscrire après coup sûr un écusson peint vers le haut de la toile[22]. Il semble que le peu de soin qu’on prit ensuite du tableau et les mutilations dont il fut l’objet attestent la persistance de ces griefs que, par une malchance inouïe, la Ronde de nuit allait expier jusqu’à notre temps. Quand, au sortir de l’espace restreint qu’elle occupait au Trippenhuis, il fut question de lui donner, dans le musée nouvellement construit, une place digne d’elle, on pouvait croire qu’après tant de cruelles épreuves le malheureux tableau avait épuisé le sort qui s’acharnait contre lui. Mais si l’intention de lui faire honneur était évidente, il faut bien convenir que les dispositions architecturales adoptées à cet effet ont été précisément à l’encontre du but qu’on voulait atteindre. Cette perspective en manière de trompe-l’œil qu’on lui a ménagée dès l’entrée de la longue galerie qui y aboutit, l’ornementation écrasante et gauchement luxueuse de la salle où il se trouve, la lumière à la fois crue et avare qui y tombe, les toiles de toute sorte dont il a fallu la meubler, ce sont là autant d’erreurs et de fautes de goût qui sautent aux yeux les moins prévenus. Il n’est que juste d’ajouter qu’après maint effort, l’aimable directeur du Ryksmuseum, M. Obreen, a tiré le meilleur parti possible de tant de conditions défavorables qui lui étaient imposées. En dépit de ces injures du temps aussi bien que de ces voisinages importuns, la Ronde de nuit, depuis le travail de régénération dont elle a été l’objet, si elle n’est pas le chef-d’œuvre de Rembrandt, comme trop souvent on l’a dit, demeure cependant un de ses tableaux les plus intéressans à étudier, un de ceux qui arrêtent et retiennent le plus longtemps le spectateur par tout ce qu’il lui suggère d’admirations et de critiques également légitimes, par ce mélange singulier de visions et de réalité qu’il lui offre réunies. Plus puissant, en vérité, que la nature elle-même, il a sa vie et sa lumière propres, et quand, après l’avoir considéré quelque temps, on détourne un moment le regard pour le reporter sur les toiles voisines, elles semblent pauvres, dépouillées, inertes et de tout point semblables, ainsi que le disait déjà Samuel van Hoogstraten, « aux images d’un jeu de cartes. »
Aussi, dans l’histoire des tableaux de corporations, la Ronde de nuit tient une place à part, autant par les qualités exceptionnelles de l’exécution que par l’originalité du motif. Alors que les prédécesseurs du maître s’étaient longtemps attardés à des données insignifiantes au point de vue pittoresque, sans aborder jamais celles qui auraient dû se présenter le plus naturellement à leur esprit, Rembrandt seul et d’emblée avait compris les vraies conditions de ce genre de peinture. Comme il l’avait fait dix ans auparavant avec la Leçon d’anatomie, comme il devait le faire près de vingt ans après avec les Syndics, il avait dépassé tous ses rivaux dans les diverses directions où ceux-ci s’étaient essayés. Pas plus qu’eux, il n’avait songé à recourir à des allégories pour rendre sa pensée ; mais il s’était affranchi de toutes les conventions où peu à peu ceux-ci s’étaient embarrassés. Partant de l’étude directe de la réalité, il en avait dégagé les traits qui lui avaient paru les plus caractéristiques, et passant par son esprit, exprimées par son pinceau, ces vivantes traductions de la nature avaient revêtu une forme à la fois simple et inattendue, élevée et familière, qui parle puissamment à notre imagination. C’est la glorification de la science elle-même qu’il nous avait permis d’entrevoir à travers la Leçon d’anatomie ; c’est à cet héroïsme civique, qui devait conquérir l’indépendance de la Hollande, qu’il nous fait penser en peignant une Prise d’armes d’une compagnie de la garde bourgeoise d’Amsterdam et cinq marchands de drap réunis autour d’une table pour discuter les intérêts de leur corporation lui suffiront pour nous montrer dans des types inoubliables la représentation la plus noble que les portraitistes hollandais nous aient laissée de leurs compatriotes. Inspirées par la réalité, ces trois œuvres nous invitent d’elles-mêmes à en franchir les bornes ; elles nous parlent d’idéal, et, dans leur progression lumineuse, en même temps qu’elles marquent les étapes de cette vie glorieuse, elles restent comme les témoignages irrécusables de la supériorité que nous avons reconnue au maître sur ses devanciers, et que ses successeurs feront encore paraître plus éclatante.
La postérité a donc vengé Rembrandt des critiques passionnées qu’avait soulevées son œuvre chez ses contemporains ; mais on comprend qu’après un mécompte aussi sensible à leur amour-propre, les gardes civiques ne songèrent plus à s’adresser à lui pour de pareilles commandes. Parmi les autres peintres et parmi les disciples mêmes du maître, ils savaient qu’ils pouvaient trouver des artistes plus dociles, plus disposés à se conformer à leurs désirs. Van der Helst faisait bien mieux leur affaire. Déjà trois ans auparavant, il avait peint pour eux la Compagnie du capitaine Roelof Bicker devant la brasserie du Coq, fêtant la nomination de ses nouveaux chefs. Rapprochée aujourd’hui encore au Ryksmuseum, — comme elle l’était autrefois dans leur Doelen, — de la Ronde de nuit, cette grande toile continue à provoquer des comparaisons également fâcheuses pour ces deux ouvrages. On n’imagine pas, en effet, deux expressions de l’art plus dissemblables. Avec tout son talent, sa correction et son habileté irréprochables, Van der Helst perd plus encore que Rembrandt à ce voisinage. On sent trop, à ce terrible contact, ce qui lui manque de charme et de poésie, et forcément on devient injuste envers lui. Sans même parler de Rembrandt, on trouve qu’il n’a ni la magistrale virtuosité de Hals, ni la mâle distinction de Th. de Keyser, et au lieu de goûter comme il faudrait un mérite qui, dans une école moins riche en portraitistes, assurerait sa place au premier rang, on mesure la distance qui le sépare de ces maîtres. Mais si, avec ses qualités d’ordre moyen, il s’efface aujourd’hui devant eux, la vogue dont il a joui pendant de longues années s’explique d’elle-même. Son bon sens, son savoir, la conscience toujours pareille de son exécution, font, en effet, de lui un des représentans les plus accomplis du tempérament hollandais et c’est lui, à tout prendre, qui nous a laissé les témoignages les plus fidèles des mœurs et du goût de son époque. Tandis qu’avec Rembrandt nous entrons dans un monde quelque peu imaginaire, transfiguré encore par l’atmosphère mystérieuse dans laquelle il se meut, Van der Helst nous offre, sous la pleine lumière d’un jour invariablement égal, des types bien réels et des actions franchement définies. Loin de renier les programmes acceptés, il s’y conforme de son mieux et presque seul, en face de l’influence jusque-là croissante de Rembrandt, il reste lui-même sans la subir. C’est aux anciennes traditions des Mierevelt, des Ravesteyn qu’il se rattache, et ses analogies les plus marquées sont avec Elias, qui a continué ces traditions et dont il a probablement fréquenté l’atelier. Sans doute, quelques-unes de ses figures sont assez vulgaires ; à la place des héros des anciens jours, avec leur mine austère, leur énergie un peu sombre et leur noblesse inconsciente, nous ne voyons plus ici que les visages épanouis d’honnêtes bourgeois, bons vivans, naïvement préoccupés de leur importance et de l’effet qu’ils produisent. Aucune ombre ne nous dérobe leurs traits ; tous se carrent et s’étalent, cherchant à qui mieux mieux à attirer notre attention. Les dimensions de cette longue frise (7m,50 de long sur 2 mètres de haut) ne permettaient guère, il faut en convenir, d’y concentrer l’effet ; mais Van der Helst n’y a même pas songé. Sans s’inquiéter de l’unité de son œuvre, sans sacrifier aucun des nombreux épisodes qu’il y a introduits, il multiplie hors de propos les détails, et de peur d’être mal compris, il appuie assez lourdement sur chacun d’eux. Tout cela est donc un peu trop souligné, un peu terre à terre, et l’animation factice de ces personnages groupés sans beaucoup d’art fait seule les frais de cette grande composition.
Sous le rapport de l’ordonnance, le Banquet de la garde civique dans la grande mile du Doelen de Saint-George, le 18 juin 1648, témoigne d’un progrès manifeste. Cependant, si les masses sont mieux réparties et un peu mieux reliées entre elles, les intentions ne sont guère plus élevées. Bien qu’il s’agisse cette fois de fêter la paix de Munster[23], on chercherait en vain dans l’œuvre de Van der Helst une allusion formelle à ce grand événement. La seule différence avec le tableau précédent que l’on y puisse signaler, c’est que non-seulement on y boit, mais qu’on y mange. Les membres de la corporation ont d’ailleurs bien fait les choses. Pour la circonstance, les grandes pièces d’argenterie ont été sorties du trésor et des vases de capacité rassurante rafraîchissent dans un grand bassin d’argent ; une servante apporte un paon dressé avec sa queue, sur la table déjà couverte de volailles, de viandes rongées jusqu’aux os et de ces pâtisseries compactes dont l’indigeste épaisseur atteste l’élasticité d’estomacs à toute épreuve. Intrépides, acharnés, silencieux, quelques-uns des convives poursuivent consciencieusement leur tâche, pendant que d’autres vident leurs verres ou des hanaps de contenance pantagruélique. Aussi, comme dans les toiles de Hals, les yeux sont allumés, les visages vermeils et luisans. Heureux de travailler ainsi à l’apaisement public, tous s’abandonnent à la sensualité de ces mangeailles plantureuses et de ces toasts réitérés. Les temps sont bien changés ! Tandis que chez les peintres primitifs, ces repas des corporations militaires n’étaient qu’un prétexte commode pour réunir autour de quelques harengs maigres des personnages graves comme des théologiens, parmi lesquels circulait modestement le broc d’étain, où à tour de rôle ils trempaient leurs lèvres, les grasses lippées avaient succédé à ces collations ascétiques. C’est en historiographe scrupuleux que Van der Helst nous raconte cette transformation des mœurs populaires, avec le flot toujours montant de la richesse publique. Dans une autre petite toile dont nous possédons au Louvre une réduction d’une qualité et d’une conservation supérieures, les Administrateurs de la gilde de Saint-Sébastien, en 1653, l’artiste nous fournit une nouvelle preuve de la progression de ce luxe, quand il nous montre les chefs de la gilde tenant en mains les vases précieux, les bocaux, les cornes à boire, les coupes montées, les baudriers en or et les insignes de toute sorte qui peu à peu sont venus grossir le trésor de leur Doelen. Dans ce tableau du Ryksmuseum et dans trois autres du même genre qui sont demeurés à l’hôtel de ville d’Amsterdam, les dignitaires seuls sont représentés ; élégans, bien parés, ils posent dans des attitudes étudiées. Avec l’inaction, la mollesse est arrivée, et en même temps que Van der Helst, G. Flinck nous fournit sur ses contemporains des informations pareilles aux siennes. Dès 1645, dans sa Compagnie du capitaine Albert Bas, Flinck a complètement répudié le style de son maître. Sa couleur gaie et fleurie, sa lumière partout répandue sans aucune recherche de clair-obscur, ne laisseraient guère soupçonner qu’il a été le disciple de Rembrandt. A ses aptitudes décoratives, à son goût plus raffiné, on le croirait plutôt sorti de l’atelier de Van Dyck, et ce n’était pas là assurément de quoi déplaire à ses compatriotes, dont il devint bientôt le peintre favori.
Le défaut de proportions, entre plusieurs des personnages, est la seule ressemblance qu’on pourrait observer avec la Ronde de nuit dans cette peinture d’ailleurs harmonieuse, chatoyante et agréable, exécutée librement et en pleine pâte. Mais si les talens se maintiennent encore pendant quelque temps dans l’école, les œuvres désormais seront de plus en plus dépourvues de caractère et d’expression. On sent qu’avec l’institution qui avait donné naissance à un genre de peinture vraiment national, ce genre lui-même s’est perverti : les conventions y abondent et les types se sont comme amollis. Le costume militaire n’est plus qu’un travestissement plus ou moins à la mode. On se fait peindre en garde civique comme on se déguise en berger ou en bergère, et le fils de Lievens, ayant à peindre un paisible ménage de ce temps, trouve de bon goût de représenter « Monsieur en Scipion et Madame en Pallas. « Il faut toute la bonne volonté du poète Jan Vos pour célébrer en 1055 la tournure guerrière de ces citadins faisant l’exercice sur la place du Dam et pour vanter leur allure « si martiale, qu’on les croirait nés sous le harnais[24]. »
En réalité, ce ne sont plus là que les vaines parades de grands enfans qui jouent au soldat. Peu à peu les tableaux des corporations militaires se feront de plus en plus rares ; en attendant qu’elles disparaissent tout à fait, celles-ci n’inspireront plus que des œuvres médiocres ou ridicules. Une des dernières est celle que F. Bol, un autre disciple de Rembrandt et presque aussi infidèle que Flinck aux leçons de son maître, exécutait en 1652, pour la compagnie des gardes civiques de la ville de Gouda, une grande toile brossée d’une manière expéditive, comme si l’artiste trouvait que ces bonnes gens en auraient toujours assez pour leur argent. Les corporations militaires avaient fait leur temps. Les troupes régulières se battaient maintenant pour elles ; elles n’avaient plus à affronter aucun danger, elles n’avaient plus de raison d’être, et devaient céder le pas aux associations municipales, charitables, scientifiques ou commerciales, qui dès lors absorbaient le meilleur de l’activité de la nation.
EMILE MICHEL.
- ↑ Insérée dans le recueil Patria belgica (Bruxelles, 1873).
- ↑ Description de tout le Pays-Bas, par L. Guicciardini ; in-folio, Anvers, 1567.
- ↑ Les Libertés communales en Belgique, par Alphonse Wauters ; Bruxelles, 1878 ; et les Mœurs et les Usages des corporations de la Belgique, par Félix de Vigne ; Gand, 1857.
- ↑ Félix de Vigne ; op, cit., p. 71, 72.
- ↑ Les Musées de Bruxelles et d’Anvers possèdent divers tableaux commandés à ces différens maîtres par plusieurs corporations marchandes ou charitables, tous conformes aux types déjà connus.
- ↑ Isabelle fît, d’ailleurs, un généreux usage de cette somme dont les revenus furent employés à doter annuellement six jeunes filles pauvres et méritantes. Un autre tableau de Sallaert, pendant du premier, représente la Procession solennelle, dite Procession des pucelles du Sablon, qui eut lieu à l’occasion de la cérémonie où, pour la première fois, cette dotation fut distribuée.
- ↑ Patria belgica, IIe vol., p. 243 et suiv.
- ↑ Dans notre siècle même, la barbarie et l’insouciance des municipalités ont encore contribué à la perte de ces peintures primitives. C’est ainsi que le catalogue du musée d’Utrecht nous apprend que, dans cette ville, les régens de l’hôpital Saint-Job firent vendre publiquement, le 8 juillet 1811, tous les tableaux contenus dans cet hôpital pour une misérable somme de 61 florins.
- ↑ Voir à ce sujet l’excellent catalogue du musée d’Utrecht, rédigé sur les notes qu’avait laissées M. de Vries, avec la collaboration de son ami M. A. Bredius et du savant archiviste d’Utrecht, M. S. Müller.
- ↑ M. le docteur Justi a consacré à la biographie de Scorel et à l’étude de son œuvre une notice aussi consciencieuse qu’intéressante dans le Jahrbuch der K. pretusitchm Kunst-Sammlungen, 1881, t. II, p. 202.
- ↑ Voir la Revue du 15 août 1886.
- ↑ C’est dans ce Doelen qu’est aujourd’hui installé le Musée municipal : quant au vieux Doelen, situé à quelques pas de là, il est devenu, en conservant son nom, un des hôtels les plus fréquentés de La Haye. Il en a été de même, du reste, pour le vieux Doelen d’Amsterdam.
- ↑ Voir l’intéressante notice consacrée à cet artiste par M. le docteur J. Six dans Oud Holland ; IV, p. 81.
- ↑ Oud-Holland ; III, p. 228.
- ↑ Il appartient maintenant à M. de Graeff van Polsbroek, ministre résident de S. M. le roi des Pays-Bas.
- ↑ Cominciamento e Progresso dell’arte dell’intagliare in rame, par Fr. Baldinucci ; Florence, 1686, in-4o.
- ↑ Ce n’est que dans le courant de l’été de cette année que Rembrandt s’installa dans sa maison de la Breestraat, où il devait rester jusqu’après sa déconfiture en 1656.
- ↑ Kunst en Historiekundige Beschryving vor alle de Schilderyen op het Stadhuis te Amsterdam, 1758.
- ↑ Comme exemples de cette barbarie, nous pouvons citer, entre autres, l’Enseigne de Gersaint, de Watteau, qui, séparée par le milieu, fut vendue comme deux tableaux distincts à Frédéric II, et une grande Vue de Dordrecht, un des chefs-d’œuvre d’Albert Cuyp, peinte sur un panneau scié autrefois et dont M. Holfort a pu, après un assez long intervalle, acquérir et rapprocher les deux moitiés.
- ↑ Après avoir fait partie de la collection Randon de Boisset, la copie de Lundens appartient aujourd’hui à la National Gallery.
- ↑ C’est probablement la copie de Lundens qui a servi à Claessens pour la gravure assez médiocre qu’il a faite de la Ronde de nuit en 1797.
- ↑ Ce cartouche, d’un style un peu postérieur à l’époque où fut exécutée la Ronde de nuit, ne se trouve, en effet, ni dans la copie de Lundens, ni dans l’aquarelle de M. de Graeff van Polsbroek.
- ↑ M. Riegel fait observer à cette occasion que la paix n’était pas encore tout à fait conclue à cette date, le traité définitif n’ayant été arrêté que le 8 septembre 1648 et promulgué le 21 octobre suivant ; mais, de fait, elle était déjà assurée par des traités partiels, notamment par l’accord survenu le 15 mai de cette année avec les Espagnols.
- ↑ Invydirige van’t Stadhuis ; vers 540 et suiv.