Les Symphonies(Laprade)/Symphonie des morts

Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 101-124).



LIVRE TROISIÈME






I

SYMPHONIE DES MORTS



à mon ami paul de magnan



I


Novembre aux cheveux gris s’est drapé dans sa brume ;
Il répand ses vapeurs sur le sillon qui fume.
Et, de ses fils d’argent croisés sur le gazon,
Tresse un premier linceul à la belle saison.
Près des bois, dépouillés comme un sombre ossuaire.
On pressent aux brouillards la neige mortuaire.


édith.

Combien, au temps du renouveau,
Quand les bourgeons naissaient à peine,

Combien le désert était beau,
Combien la nature était pleine !
L’Automne, hélas ! a récolté
Tous ses fruits dont j’étais avide ;
J’ai touché la réalité…
La terre est vide.

Mon âme avait, dans un ciel bleu,
Des amours lointains et tranquilles ;
Je rencontrais partout mon dieu,
Même à travers la nuit des villes.
Aux champs, des esprits, par milliers,
M’emportaient dans leur vol rapide…
Plein jadis d’hôtes familiers,
Le ciel est vide.

Ce monde n’a plus d’horizon,
Il est muré par les ténèbres ;
Et moi, dans sa morne prison,
J’entends glisser des pas funèbres.
Je vois, sous l’habit des vivants.
S’approcher un squelette aride ;
L’homme a jeté son âme aux vents…
Partout le vide.



II

L’ÉTÉ DE NOVEMBRE



Novembre a son été ! sous ses derniers soleils
Il est quelques beaux soirs, froids et pourtant vermeils ;
Mais toi, si tu n’y peux, dans tes brouillards moroses,
Tirer de ton jardin quelques suprêmes roses,
Près du feu vif et pur de l’antique manoir,
Va chercher le rayon qui manque à ton ciel noir.


ÉDITH.

Près du foyer héréditaire,
Je m’assieds comme un exilé ;
C’est là, surtout, qu’il faut se taire.
Car mon mal doit rester voilé.
L’âme à qui j’empruntais ma vie,
Elle dort sous le froid linceul…
Et dans ce monde où l’on m’envie,
Mon cœur est seul.

Quand, parfois, un mot de tendresse
Me rendrait mon deuil plus léger,
La lèvre à qui mon cœur s’adresse
Me parle un langage étranger.
Nous répétions si bien ensemble
Le même aveu sous le tilleul !…
Et, sous le toit qui nous rassemble,
Mon cœur est seul.


Ceux qui m’aiment d’amitié sûre,
À me voir ce front soucieux,
Craignant de toucher la blessure,
Devant moi sont silencieux.
Hélas ! je ne vois plus sourire
Les yeux indulgents de l’aïeul ;
Et, parmi nous, il semble dire :
Mon cœur est seul.

Sais-je, au moins, ce que tu dois être,
Toi qu’il endort sur ses genoux ?
Seras-tu digne de l’ancêtre ?
Auras-tu son cœur fier et doux ?
Je tremble, hélas, qu’un Dieu sévère
Ne te frappe, innocent filleul !
Tu n’auras pas connu ta mère !…
Mon cœur est seul.



III

LES FEUILLES MORTES



Chaque arbre a perdu sa couronne,
Et le rameau, chauve et tremblant,
Aux coups d’un vent aigu, frissonne
Sous ses longs fils de givre blanc.

Mais la feuille, encore amassée
En tapis, au bord du chemin,
Offre à ta rêveuse pensée
Un doux sentier jusqu’à demain.


Là, tu peux, d’un pas qu’elle allège,
Suivre encor tes lieux favoris,
Avant que la fange ou la neige
Du passé couvre les débris.

Viens saisir à leur jour propice,
Par la brume à demi voilés,
Les murs que le lierre tapisse
Et les vieux donjons écroulés.

Quand l’essaim des feuilles jaunies
Tourbillonne encor sur les bois,
C’est une heure où les agonies
Ont encor quelques douces voix.

Avant de plus mornes bruines
Viens donc, sans attendre le soir,
Si tu veux revoir tes ruines
Sans blasphème et sans désespoir.


édith.

Oui, je veux les revoir avant des jours plus sombres,
Avant que sous mes pas le sol en soit glacé ;
Des choses que j’aimais j’aime encor les décombres,
Et, dès longtemps, mon cœur habite le passé.
J’attache à ses débris mon regard qui s’épure ;
J’y vois fleurir encor mes printemps révolus,
Et, dans tes mille voix, je démêle, ô Nature,
Et j’écoute parler les temps qui ne sont plus.




IV

VOIX DES RUINES



LE DONJON.

Il s’est écroulé sur sa base antique
Le toit des aïeux, le toit rude et fier
Où l’honneur venait, d’une main rustique,
Pendre et la faucille et l’épieu de fer.

Il s’est écroulé sous des bras serviles !
Et, du vieux granit pris à ta maison.
D’obscurs étrangers pour des œuvres viles
Ont bâti des murs sans forme et sans nom.

Et toi, tu t’en vas sur la route adverse,
Vivant sous la tente, éphémère abri,
Que chaque saison déplace ou renverse,
Mais toujours plus loin du manoir chéri.

Perdant, chaque jour, avec le courage
Un trésor du cœur, un legs des tombeaux,
Tu vois, sur tes pas, fuir, à chaque orage,
Quelque souvenir qu’on met en lambeaux.

Si la ronce, au moins, les fleurs des ruines,
La nature, ornant ce que l’homme abat,
Venaient s’emparer des chères collines
Où germa ton sang, un jour de combat !


Mais du fier donjon il subsiste encore
Lâchement, hélas, du temps épargné
Un étage, au moins, que ton nom décore,
Un cintre où frémit ton chiffre indigné.

Là, peut-être, au coin de la cheminée
Où l’aïeul sacré dictait ses leçons,
Quelque fils d’esclave à bouche avinée
Souille tes vieux murs avec ses chansons.

Un juif, étalé sous ton blason morne,
A dressé l’échoppe en ta vieille tour ;
Et sur le créneau, qui devient la borne,
S’assied le tribun du vil carrefour.

Fuis donc, et bien loin ! toi qui tiens au culte
Des grands souvenirs et du toit natal ;
Va cacher ton nom sensible à l’insulte,
Et soustrais ton cœur au siècle brutal.

Fuis les temps nouveaux ; ce sol te repousse !
Il faudra mourir loin, sous d’autres cieux ;
Toi qui trouverais la tombe si douce
Auprès de ta mère et de tes aïeux.

Tu connus, au moins, les pleurs et la joie
Devant ce manoir, même abandonné ;
Tes enfants, jetés dans une autre voie,
Iront sans savoir où leur père est né.

Malheur à ton fils s’il a l’âme fière.
S’il a gardé pur le sang dont il sort !

Sa maison n’a plus une seule pierre
Pour marquer la fosse où sa mère dort.

Après son exil, au moins, l’hirondelle
Revient, sous le chaume, à son même nid ;
Toi, tu partiras, moins heureuse qu’elle,
Pour ne plus revoir ta tour de granit.

Nul homme, aujourd’hui, ne sème et ne cueille
Comme ses aïeux au même sillon ;
Le chêne est mobile autant que la feuille ;
Tout roule entraîné dans le tourbillon.


LA CHAPELLE.

Viens ! sous l’arceau qui reste à la vieille chapelle,
Sous cet abri qui tombe ainsi que les grands bois ;
Viens, dans l’ombre où l’esprit des aïeux te rappelle,
Prie et pleure encore une fois.

Tu vas voir des autels se disperser la pierre ;
Ton Dieu n’a plus d’asile et fuit l’homme vainqueur ;
Si tu connais encor la soif de la prière
Emporte ton Dieu dans ton cœur !

Ce chef-d’œuvre béni de l’artiste et du prêtre
Avec l’antique foi, demain, va s’écrouler.
Pleure et frappe ton front ! car tes mains ont, peut-être
Aidé ce siècle à l’ébranler.

Mais puisque la douleur à nos pieds te ramène.
Défends nos saints débris contre un passant moqueur ;

Et, pour garder une âme à cette chair humaine,
Emporte ton Dieu dans ton cœur !


LA VIGNE ET LE FIGUIER.

Il te restait, sous le chaume,

Un royaume
Peuplé par le souvenir,
Sous le figuier de ta vigne
Qui s’indigne
De ne plus t’appartenir.

Pour cacher, âme offensée,
Ta pensée,
L’enclos de ronce et d’ajonc
Forme une verte ceinture,
Aussi sûre
Que les créneaux du donjon.

Ce débris des champs prospères
De tes pères
T’aimait d’amour éperdu ;
Il portait, à pleines sèves,
Fruits et rêves…
Et c’est toi qui l’as vendu !

Tu pouvais, sous ce treillage,
Vivre en sage,
Fière ainsi qu’en ton manoir :
A la liberté fidèle.
Tenant d’elle

Ta noblesse et ton pain noir.


Tu l’as quitté cet asile !

Pour la ville,
Dont tu maudis les rumeurs ;
Pour la ville, où l’on respire
Le délire
Et la fièvre dont tu meurs.

Et ta vigne, hélas ! s’étonne,
Quand l’automne
Elle est prête à vendanger,
D’offrir ses pêches vermeilles
Et ses treilles

Aux enfants d’un étranger.



LES IMAGES.

Sur les débris du temple ils traînent leurs charrues ;
Ils ont brisé tes dieux dans le marbre vivant ;
Des tableaux paternels la toile flotte aux vents…
Grave bien dans ton cœur ces beautés disparues.

Pour la dernière fois, sous ces chastes couleurs.
Tu vois sourire encor les yeux de la madone ;
Pour la dernière fois cette blanche colonne
Brille au soleil, debout sous son chapeau de fleurs.

Austères et sereins, comme des dieux antiques,
Les aïeux cuirassés dont tu connais la voix,
Qui surveillaient tes fils jouant sous les portiques,
T’ont parlé de l’honneur pour la dernière fois.

Ils ne revivront plus avec leurs yeux de flamme,
Près de Jésus en croix saignant sous ces arceaux,

Ressuscités, chez vous, par ces nobles pinceaux
Qui prêtaient leurs couleurs à la beauté de l’âme.

Tes enfants n’auront plus la chère illusion
De ce portrait sacré devant qui l’œil ruisselle ;
Ta mère t’y sourit comme une vision,
Et du feu de ton cœur t’y garde une étincelle.

Ils ne sont plus, tous ceux dont l’esprit souverain
Pénétrait dans le marbre et le rendait sensible ;
Dont les doigts, en touchant ou la toile ou l’airain,
Faisaient jaillir une âme et briller l’invisible !

Ils sont bien morts ! et nul n’a suivi leur sentier.
Vers l’ignoble laideur l’homme se précipite ;
L’esprit s’est retiré de la chair décrépite ;
Et, l’idéal absent, l’art est mort tout entier.

Ah ! c’est là, c’est encore une auguste ruine,
Un grand culte expiré dont tu mènes le deuil,
Une mort que ce temps nie en son fol orgueil…
Dis adieu, pour toujours, à la beauté divine !


LA VIEILLE ARMURE

N’emporte pas ce fer ! laisse avec ces piliers
Crouler tes vieilles panoplies ;
Sous ces murs qu’animait l’esprit des chevaliers
Nous voulons être ensevelies.

Qu’importe à notre acier vos étuis de velours !
L’arme est faite pour la bataille.

Pour un vain ornement ces casques sont trop lourds :
Tes fils ne sont pas à ma taille.

À quoi nous gardez-vous ? épargnez à ce fer
Un sordide emploi qui le souille ;
Il trouve en ces débris un tombeau noble et fier ;
Qu’il meure ignoré dans sa rouille !

Entre vos faibles mains que puis-je devenir,
Moi, l’instrument des épopées ?
Emportez des aïeux quelque autre souvenir ;
Ne touchez pas à leurs épées.


CHŒUR DES VAMPIRES.

Nous sommes l’avenir ! nous venons par troupeaux,
Ronger sous leur drap d’or les restes des empires.
À nous vos champs, vos toits, vos armes en lambeaux ;
Vous êtes énervés, vos enfants seront pires ;
lis sont impuissants même à garder vos tombeaux,
À nous la chair des morts, nous sommes les vampires !

Nourris avec les loups dans les neiges du nord,
Eclos avec les vers dans les fanges des villes,
Nous allons réveiller l’Europe qui s’endort.
Le sceptre des saints rois échoit aux mains serviles,
Adieu les lois, les arts et les grandeurs civiles.
Ruons-nous sur le monde, ouvriers de la mort.





V


édith.

Ah, pourquoi, dans ces jours d’opprobre et d’épouvante,
Aux larves des tombeaux me gardez-vous vivante ?
Tout pâlit, tout s’éteint, jusqu’à votre soleil.
Dieu ! laissez-moi dormir de mon dernier sommeil.


LA CLOCHE DES MORTS.

Non ce n’est pas l’heure

Que tu dois bénir !
Ici-bas demeure
Pour te souvenir ;
Souffre, expie et pleure,

Avant de finir.

La tombe offre aux douleurs ses charmes ;
C’est le calme après les efforts.
Mais tu resteras sous les armes,
Car tu dois vivre pour tes morts ;
Les uns ont besoin de tes larmes.
Et les autres de tes remords.

Pendant les nuits sombres

De ce mois glacé,
Va sur les décombres
Et songe au passé ;
Marche avec nos ombres,

Ô cœur harassé !



FANTÔME.

Tu me revois avec surprise,

Tu pensais m’avoir oublié ;
Mais ne crois pas que la mort brise
La chaîne dont tu m’as lié.

Tu veux douter, cacher, peut-être,
Ton effroi sous un air moqueur…
Mais il faut bien me reconnaître
À ces blessures de mon cœur.

Tu sais quelles mains les a faites,
Tu les vis trop souvent saigner.
Ce n’est plus l’heure où, dans les fêtes,
Tu peux fuir et me dédaigner.

Mes larmes s’échappent encore…
Et cependant, même aujourd’hui
Comme autrefois je les dévore,
Pour t’exempter de leur ennui.

Quand tu creusais leur source amère,
Moi, je t’en demandais pardon
De ces pleurs, objets de colère
Et prétextes de l’abandon.

Dans ma tombe, encor, je le jure,
Ces plaintes de mon cœur aimant
Sont envers toi ma seule injure…

Va ! moi, j’aurais été clément.


Tu semblais toujours te défendre

D’un oppresseur sombre et fatal ;
Comment donc un amour si tendre
Pouvait-il faire tant de mal ?

En retour de toute ma vie,
T’ai-je demandé rien de plus,
Sans soupçons, sans jalouse envie,
Qu’un peu de tes jours superflus ?

Une des heures dépensées
Dans l’orgueil et ses faux plaisirs
Eût illuminé mes pensées
Et comblé mes humbles désirs.

Tu m’accordais, triste chimère,
Parfois, dans un transport soudain,
Quelques moments d’ivresse amère
Que j’expiais par ton dédain ;

Quelques éclairs d’une âpre flamme
Qui me pénétrait jusqu’aux os ;
Jamais un rayon de ton âme,
Jamais l’espoir et le repos.

Quand tu vins, à travers ma voie,
M’imposer ton cruel amour,
Je vivais, peut-être sans joie,
Mais sans avoir maudit le jour ;

Quand, pour exercer leur empire

Dont s’égayait ta vanité.
Tes yeux daignèrent me sourire

Dans un moment d’oisiveté.

Mon cœur ne t’avait point cherchée ;
Je te vis et je voulus fuir !
Par dépit, tu t’es attachée
À m’aimer, comme on doit haïr.

Il fallait, d’ailleurs, à ta bouche
Boire, ou dans l’argile ou dans l’or,
La volupté sombre et farouche,
Hélas ! que j’ignorais encor.

Je fus un instant le calice
Où ta soif horrible a puisé ;
Tu m’avais choisi par caprice,
Et ton caprice m’a brisé.

Tu sais dans notre lutte intime.
Tu sais les maux que j’ai soufferts,
Eh bien, tu semblais la victime,
Et tu te plaignais de tes fers !

De ma mort, dont toi seule est cause,
As-tu du moins porté le deuil ?
Peut-être, alors, un pli morose
De ton front a ridé l’orgueil.

Mais, si quelque larme suprême,
De tes yeux secs, un soir, coula,
C’est que tu pleurais sur toi-même.

Et que le remords était là.


Sur ma tombe que l’herbe cache,

Qui t’empêche encor de venir ;
N’y pourrais-tu, sans qu’on le sache,
Porter dans l’ombre un souvenir ?

Je le vois, ta terreur est grande
Lorsque mon nom t’est prononcé ;
Il fallait donc par quelque offrande
Satisfaire au ciel offensé.

De ton crime et de ma faiblesse
As-tu, dans quelques saints combats,
Bénissant le Dieu qui te blesse,
Accepté la peine ici-bas ?

Non !… près de mon humble croix noire
Tu n’osas pas venir pleurer
Une fois seule, et murmurer

Quelque parole expiatoire !


VOIX DES TOMBES.

Tu cherches vainement, dans ces funèbres nuits,
Ceux qui se partageaient le poids de tes ennuis
Et qui te donnaient leur courage.
Ô sont-ils ces grands cœurs, pour t’ouvrir leur trésor ?
Où sont-ils, pour sourire et pour pleurer encor
Tous ces amis du premier âge ?

Ceux à qui tout penser peut se montrer à nu,
À qui chaque recoin de notre âme est connu
Comme un logis l’est à ses hôtes,

À qui nous demandons leur sévère coup d’œil,
Confessant devant eux, sans honte et sans orgueil,
Les vertus ainsi que les fautes ;

Ceux qui, dans les travaux, les périls du chemin,
Combattaient à la fois du cœur et de la main,
Mieux que toi prenant ta défense ;
Ceux qu’on interrogeait, comme un passé vivant,
Sur ces vieux souvenirs racontés si souvent,
Ceux qui te rendaient ton enfance ?

Ceux-là n’ont pu lever le marbre du cercueil,
Pour donner le conseil avec le doux accueil ;
Leurs chères ombres sont absentes ;
Rien, pour eux, n’interrompt la morsure des vers :
Car on n’entend Jamais, des tombeaux entr’ouverts,
Sortir que des voix menaçantes.


AUTRES MORTS.

Nous sommes les plus froids d’entre les trépassés
Dormant dans la fosse éternelle ;
Nul cercueil n’a reçu nos cadavres glacés…
Mais ton âme les porte en elle.

Nos yeux sont sans regard, aussi bien que les yeux
Dont les vers ont creusé l’orbite ;
Nous marchons comme l’ombre, à pas silencieux…
Et pourtant notre chair palpite.

Nous vivions de ta vie, et le même soleil
Nous réchauffe encor l’un et l’autre ;

Quand la voix du passé vient troubler ton sommeil,
Elle interrompt aussi le nôtre.

Quand ce passé t’arrête et te force à songer
À la route par toi suivie,
Tu ne penserais pas à nous interroger,
Nous qui savons si bien ta vie.

Et pourtant, chaque jour, quand tu sors en rêvant,
Tu pourrais, en ouvrant tes portes,
Aller heurter du front notre spectre vivant…
Nous sommes les amitiés mortes.




VI

VISION



Si ton cœur des vivants n’obtient plus de pitié,
Si, lorsque ton effroi nous invoque à leur place,
Le sépulcre jaloux, dont un sommeil de glace,
Retient tes amis morts et jusqu’à l’amitié ;

Moi, je veille et j’entends ! et du fond de la tombe,
Je suis toujours présente à mon poste éternel ;
Tes cris sont arrivés à mon cœur maternel ;
Et le poids du cercueil en vain sur moi retombe ;

Je le soulèverai pour t’aller secourir !
Mon âme, en s’élançant, comme un feu du cratère,
Briserait l’épaisseur du ciel et de la terre,
Si Dieu, qui sait aimer, ne venait me l’ouvrir.


En vain un noir fantôme à tes côtés murmure,
En vain tout ce passé t’assiège en ton effroi,
Et les plus chères mains se dressent contre toi,
Je vis pour t’entourer d’une invisible armure.

Comme au temps où ma chair enfermait mon enfant,
Mon être entier frémit sitôt que tu tressailles ;
Ta mère sent, là-haut, près du Dieu triomphant,
Qu’elle te porte encore au fond de ses entrailles.

Va, Je sais tout de toi, les vertus et les torts ;
Je suis là comme aux jours où je pansais ta plaie ;
S’il passe à ton chevet un spectre qui t’effraie,
Moi, je te défendrai des vivants et des morts !


ÉDITH.

C’est donc vous, ô ma mère ! ô douce Providence,
Dont le cœur se donnait avec tant d’abondance ;
C’est vous, prête à quitter votre divin séjour
Pour me couvrir encor de pardon et d’amour !
Eh bien, lorsque j’entends votre voix indulgente,
Devant ce front heureux qu’une auréole argente
Le doute agite encor mon esprit révolté,
Le remords à mes pleurs mêle son âcreté ;
Je m’accuse, et, parfois, accusant Dieu lui-même,
Je sens frémir ma lèvre entr’ouverte au blasphème.
Car, malgré votre palme et ce bandeau de fleurs,
Je n’absous pas le ciel de vos longues douleurs,
Et mon cœur, si distrait par sa souffrance amère,
N’est pas guéri pourtant de la vôtre, ô ma mère !
Ah ! du moins si j’avais, à vous mieux soulager,

Rempli chacun des jours de ce temps passager ;
Si chaque heure, éprouvant mon active tendresse,
Ainsi que son angoisse avait eu sa caresse !
Mais que d’instants perdus en futiles soucis,
Qui, donnés à vos maux, les auraient adoucis !
Rien n’absoudra mon cœur, expiant ces journées
Du devoir filial lâchement détournées.
Quand de ce lit sacré je m’écartais d’un pas,
Pourquoi votre regard ne m’appelait-il pas ?
Pourquoi garder ainsi toute votre agonie
Sans partager son poids avec l’enfant bénie,
Laissant mes yeux dormir, par un sublime effort,
Quand les vôtres veillaient en face de la mort ?
Ah ! durant cette nuit, fin de votre martyre,
Peut-être accusiez-vous mon amour sans le dire !
Mais non ! et votre adieu, si clément et si doux,
Fut rempli de pardon et nous a bénis tous.
J’ai besoin des vertus de ce pardon si tendre ;
Contre ces nuits d’horreur lui seul peut me défendre !
Des spectres du passé qui m’attirent entre eux,
Un remords filial serait le plus affreux.


LA VISION.

À des maux effacés ne donnons plus de larmes ;
L’ombre de nos douleurs là-haut n’existe plus ;
Le souvenir qui reste à l’âme des élus,
À l’éternelle paix ajoute encor des charmes.

C’est pour toi, pour vous tous, ô mes êtres chéris !
Pour laisser mon exemple à ta foi défaillante,

Que j’acceptai la lutte et que j’y fus vaillante ;
C’est pour vous, près de Dieu, que j’en reçois le prix

Si je quitte le ciel durant vos nuits suprêmes,
C’est pour vous l’apporter ce prix de mes combats ;
Tu dois, quand mon regard t’apparaît ici-bas,
Oublier tes douleurs, tes fautes elles-mêmes.

Le Seigneur choisirait un autre messager
S’il avait contre toi des pensers de colère ;
Il t’aime, il te pardonne, il vient t’encourager,
Puisqu’il te parle ici par ma voix tutélaire.

Le rayon de mes yeux chassera loin de toi
Ces vapeurs d’un passé qui n’est plus qu’une cendre ;
Tout ce ciel ne m’est rien si je n’en puis descendre
Pour te nourrir encor d’espérance et de foi.

Si je n’y gardais pas ta place au sein du maître,
Si je n’y puis aimer ceux que j’aimais jadis,
Le Dieu qui fit mon cœur, et qui doit le connaître
Ne m’aurait pas donné, sans vous, son paradis.

Porte donc vaillamment ta douleur éphémère,
Tu blasphèmes de moi quand tu maudis le sort ;
Je ne t’engendrai pas pour l’éternelle mort.
Va ! crois-en un Dieu bon, si tu crois à ta mère.


ÉDITH.

Oui, nul amour en moi ne peut brûler pour Dieu,
Si du vôtre, ô ma mère, il n’emprunte son feu.

Quand la douleur m’étreint de sa main meurtrière
C’est votre nom, toujours, qui me sert de prière ;
Par lui seul je combats le doute frémissant ;
J’ai retrouvé l’espoir, rien qu’en le prononçant.


HYMNE DE LA MORT

Pourquoi, vous qui rêvez d’unions éternelles,
Maudissez-vous la mort ?
Est-ce bien moi qui romps des âmes fraternelles
L’indissoluble accord ?

N’est-ce donc pas la vie aux querelles jalouses,
Aux caprices moqueurs,
Qui vient, comme la feuille à travers ces pelouses,
Éparpiller vos cœurs ?

C’est sa main qui disjoint vos plus chères entrailles,
Vos âmes en lambeaux,
Et qui dresse entre vous d’aussi froides murailles
Que celles des tombeaux.

Moi, je vous réunis ; je vais, liant ma gerbe,
Aux champs les plus lointains ;
Et des cœurs divisés, de l’humble et du superbe,
Je confonds les destins.

C’est moi qui fais tomber les plus fortes barrières,
Qui brise tous les fers ;
J’ouvre un monde plus vaste aux vertus prisonnières
Dans l’étroit univers.


Chaque âme dans mon sein touche à toutes les âmes ;
Des bouts du firmament
J’assemble et je confonds les plus diverses flammes
Dans mon embrasement.

L’amour est, sous ma loi, pur de la jalousie
Qui l’empoisonne ailleurs ;
Il peut, sans rien ôter à l’idole choisie,
Se donner à plusieurs.

L’illusion si douce, ici-bas, t’est ravie ;
Tu vois partout le mal.
La mort conservera, mieux que n’a fait la vie,
Ton rêve d’idéal.

Viens, ô cœur fatigué, qui me craignis naguère,
Vois si je te trompais !
Repose-toi ! La vie est l’éternelle guerre,
Et moi je suis la paix.