Les Symphonies(Laprade)/Les deux cimes

Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 89-92).



VI

LES DEUX CIMES



I


Aux grands monts la nature a fait des lots divers
Ainsi qu’aux grandes âmes :
De glaciers éternels ceux-là furent couverts,
Ceux-ci remplis de flammes.

Toujours dans leur cratère, ou lave, ou passion,
Grondent des voix latentes ;
Puis le volcan s’éclaire, à chaque éruption,
De gerbes éclatantes.

Jamais phare des cieux n’a lui d’un feu pareil.
Quand vient la nuit, il semble
Qu’un astre, ardent rival des splendeurs du soleil,
Surgit du mont qui tremble.

De ses jets flamboyants il embrase les airs.
Rougit les eaux voisines :

Son front fait envier sa couronne d’éclairs
Aux jalouses collines ;

Vers les flots qu’il embrase, en voyant ondoyer
Ce torrent d’étincelles,
On dirait que ce faîte est le vivant foyer
Des clartés éternelles.

Mais l’ombre va bientôt couvrir du mont géant
La lave refroidie ;
L’astre éphémère issu du cratère béant
N’était qu’un incendie.

Rien n’éclora de lui ! Nul rayon créateur
N’en peut sur nous descendre ;
Il ne pleut sur nos champs, de ce soleil menteur,
Qu’une infertile cendre.

Toi donc, que ces hauteurs ont souvent ébloui,
Gravis un jour leur cime :
Tu trouveras, au lieu de l’astre évanoui,
La nuit froide et l’abîme !

Le sein de la montagne, en proie à ces ardeurs.
Se ronge et se consume ;
Il exhale à ses pieds les impures odeurs
Du souffre et du bitume.

Telle est la passion : brillant foyer d’abord,
Chaleur, clarté sans ombres ;
Puis sa lave se change, au cœur dont elle sert,
En cailloux durs et sombres.

Et, si vient quelque enfant par l’éclair abusé
Il tombe au noir cratère,
En respirant, du mont que la flamme a creusé,
Un souffle délétère.




II



Préfère donc, mon âme, à cette cime en feu,
Dont l’éclair n’est qu’un piège,
Le sommet froid et pur, paré, sous un ciel bleu,
D’un long voile de neige.

Son rempart de glaciers t’épouvantait d’abord.
Sa froideur te repousse ;
Mais ses pieds sont fleuris, mais un flot clair en sort
Et coule dans la mousse.

Sitôt que le soleil, de ses lèvres d’amant
Portant la vie en elles,
Rougit sous ses baisers et presse doucement
Les neiges éternelles.

Ce mont n’a pas de feu, mais pas de gouffre obscur,
Pas de cendres éteintes ;
Mais les rayons du ciel embrasent son front pur
De leurs plus vives teintes ;

Il emprunte d’en haut tout l’éclat dont il luit ;
Sa blancheur se colore

De l’or ardent du soir, du bleu pur de la nuit.
Des roses de l’aurore ;

Ses pieds sont revêtus du frais émail des prés ;
Et ses flancs, pour ceinture,
Ont la chaste forêt où les chênes sacrés
Grandirent sans culture ;

Où le neigeux ravin, tout en fleur au printemps,
Nous offre un lit suave…
Mais le mont plein d’éclairs se hérisse, en tout temps,
De scorie et de lave.

Or, quand tout flot tarit, éternel réservoir,
Source où l’été s’abreuve,
ses grottes d’azur le glacier fait pleuvoir
L’eau mère du grand fleuve.

Telle est la froide cime : une vive lueur
Sur sa neige étincelle,
Et la fertilité coule avec sa sueur
Dès que son front ruisselle.

Ô mon cœur ! pour qu’en toi le sommet nourricier
Garde sa sève austère,
Sois donc ainsi ! pareil aux neiges du glacier
Plus qu’aux feux du cratère.