Les Stromates/Livre second/Chapitre XXIII
Comme le désir et la volupté semblent appartenir au mariage, abordons aussi ce point. Le mariage est la première union légale de l’homme et de la femme, pour la procréation d’enfants légitimes. C’est pourquoi Ménandre le comique fait dire à un de ses personnages : « Je te donne ma fille pour engendrer des enfants légitimes. » Mais faut-il se marier ? Cette question est de celles dont la solution est subordonnée aux circonstances. Il faut que cet homme se marie ; il faut que cette femme se marie ; c’est dire : si cet homme, si cette femme se trouvent dans une certaine position. En effet, le mariage n’est une nécessité, ni pour tout individu, ni en tout temps ; mais à telle époque, à telle personne, jusqu’à un certain âge, il est convenable. Tout homme ne peut donc se marier avec une femme quelconque, ni en tout temps, ni même à toute fin et sans retenue ; mais celui-là qui se trouve dans telle donnée, qui a des vues sur telle personne, dont l’âge est tel, qui se marie en temps convenable et pour avoir des enfants ; mais celle-là qui est en tout semblable à l’homme dont elle est aimée, et qui ne le chérit ni par force ni par nécessité. C’est de là qu’Abraham, se défendant d’avoir sa sœur pour femme, dit : « Elle est ma sœur de père, mais non de mère, et je l’ai prise aussi pour femme, » nous enseignant qu’il ne faut point épouser les filles nées de notre mère.
Poursuivons brièvement nos recherches. Platon range le mariage parmi les biens extérieurs ; par le mariage se renouvelle sans cesse l’immortalité du genre humain ; par lui se prolonge dans l’éternité une chaîne perpétuelle de générations qui, de main en main, se transmettent la vie comme on se passe un flambeau. Mais Démocrite repousse le mariage et les enfants à cause des mille encombres de la paternité, et parce qu’elle détourne de fonctions beaucoup plus nécessaires. Épicure est du même sentiment, et avec lui tous ceux qui placent le bien dans la volupté et dans un calme que ne troublent ni les soucis ni la douleur. Selon les Stoïciens, le mariage et les enfants sont choses indifférentes ; selon les Péripatéticiens, ils sont un bien. Bref, ces philosophes, dont la doctrine n’allait pas plus loin que de vaines paroles, se firent esclaves des voluptés. Les uns eurent des concubines, les autres se livrèrent aux courtisanes, la plupart se souillèrent avec de jeunes garçons. Ces quatre ordres de philosophes, en se prostituant dans les jardins avec des femmes sans pudeur, honoraient par des actes la volupté. La malédiction, qui est portée par la loi sur l’attelage du bœuf et de l’âne, atteindra inévitablement ces hommes qui, tout en s’abstenant eux-mêmes de certaines choses qu’ils regardent comme nuisibles, les recommandent pourtant aux autres, et réciproquement. L’Écriture nous le déclara en peu de mots : « Prends garde de faire à un autre ce que tu serais fâché qu’on te fît. » Ceux qui approuvent le mariage disent : La nature nous a faits propres au mariage, comme le montre évidemment la distinction des sexes ; et ils répètent continuellement : « Croissez et multipliez-vous. » Quoiqu’il en soit, il leur paraît honteux à eux-mêmes que l’homme, ouvrage de Dieu, soit plus intempérant que les animaux privés de raison, qui ne s’accouplent pas au hasard et avec plusieurs femelles, mais avec une seule et d’une même espèce. Tels sont les pigeons noirs, les colombes, les tourterelles et les autres oiseaux semblables. Ils disent encore : « Celui qui n’a pas d’enfants s’éloigne de la perfection selon la nature ; car, il n’a pas de successeur de son sang à mettre en sa place. Or, celui-là est parfait, qui a tiré de lui-même un être semblable à lui, ou plutôt il le sera, lorsqu’il aura vu son fils faire de même ; c’est-à-dire, lorsque le fils sera parvenu à la même perfection que le père. » Le mariage est donc absolument nécessaire, et dans l’intérêt de la patrie, et pour avoir des héritiers de son propre sang, et pour coopérer au perfectionnement du monde, autant qu’il est en notre pouvoir. Car les poëtes déplorent un mariage incomplet et sans enfants, et ils déclarent heureux le mariage dont la fécondité fleurit de toutes parts autour de nous. Les maladies du corps attestent encore mieux la nécessité du mariage ; les soins dont la femme entoure son mari, et sa persévérance assidue me semblent autant remporter sur la constance des amis et des parents, qu’elle-même s’élève au-dessus d’eux, par son affection sympathique ; au-dessus de tous, par son empressement volontaire auprès du malade. Elle est vraiment, selon l’Écriture, une aide nécessaire. Aussi Ménandre, le poète comique, après avoir fait quelques reproches au mariage, met en regard les avantages qu’on y trouve, et répond ainsi à ces plaintes : Je ne suis pas heureux en ménage. — C’est que tu t’y prends mal.
Puis, il ajoute : « Tu ne vois que les soucis et les chagrins de l’union conjugale sans jeter les yeux sur les biens qu’elle procure, etc. etc. »
Le mariage vient également en aide à ceux qui sont avancés en âge, puisqu’il place auprès d’eux une femme pour les soigner, et qu’il élève les enfants issus d’elle, afin qu’à leur tour ils nourrissent la vieillesse de leurs parents. Car, selon le poëte tragique Sophocle : « Sous la terre qui nous recouvre, les enfants sont un nom qui nous survit. Ainsi, les morceaux de liège dont les filets sont garnis, les soutiennent à la surface de la mer, et préservent de la submersion les mailles de lin. » Les législateurs interdisent aux célibataires les hautes magistratures. Lacédémone imposait un châtiment non-seulement au célibataire, mais encore à celui qui ne s’était marié qu’une fois, ou qui s’était marié trop tard, ou qui vivait seul. L’illustre Platon veut que tout célibataire soit tenu de payer au trésor public la nourriture d’une femme, et de remettre aux magistrats les frais nécessaires à son entretien. Car, en s’abstenant du mariage et de la procréation, ils amènent, autant qu’il est en eux, la disette d’hommes et détruisent les cités dont se compose le monde. C’est, en outre, une impiété d’abolir la génération, puisqu’elle est d’institution divine. N’y a-t-il pas d’ailleurs quelque faiblesse de cœur et une pusillanimité indigne d’un homme, à fuir les relations domestiques avec une femme et des enfants ? car, ce dont la perte est un mal, le posséder est incontestablement un bien, et ainsi du reste. Or, perdre ses enfants, disent-ils, est un des plus grands maux ; avoir des enfants est donc un bien ; ce que je puis dire des enfants, je puis l’appliquer également au mariage. « Sans père, dit le poète, pas d’enfants ; sans mère, pas de fils conçu. »
Le mariage fait la paternité comme l’homme la maternité. Le vœu suprême d’une femme, selon Homère, c’est d’avoir un mari et une famille, non pas seulement un mari et une famille, mais avec eux la concorde et la bonne intelligence. Que pour d’autres, l’harmonie de cette union réside dans les voluptés, il n’en va pas ainsi de ceux qui aiment la sagesse ; le mariage ne les conduit qu’à cet accord fondé sur la raison et sur le Verbe. Il permet à l’épouse, non l’embellissement de la figure, mais l’ornement des mœurs ; il dit aux hommes : « Vous n’userez pas de vos femmes comme de maîtresses ; vous ne vous proposerez pas pour but unique les plaisirs des sens ; mais vous vous marierez pour avoir une aide pendant votre vie entière, et pour pratiquer une sévère tempérance. » L’homme, fruit du mariage, et pour lequel tout naît dans la nature, est d’un plus haut prix que le froment et l’orge que l’on sème en temps convenable. Or, voyez les agriculteurs, ils ne confient que sobrement à la terre les semences des blés. Il faut donc purifier le mariage des souillures qu’il peut amener, si nous ne voulons pas que les accouplements des animaux, pendant l’époque même du rut, ne nous couvrent de honte en gardant plus de réserve et plus de conformité à la nature que les unions humaines. En effet, plusieurs animaux, au temps marqué, s’éloignent aussitôt de la femelle, abandonnant le reste à la Providence ! Nous lisons dans les poètes tragiques que Polyxène, quoique égorgée et mourante, montra le plus grand soin à tomber avec décence, et à couvrir ce qu’il faut cacher aux yeux d’un homme. Le mariage fut aussi pour elle une calamité.
Ainsi donc, succomber sous l’effort des passions et leur céder la victoire, voilà le dernier degré de la servitude, comme les vaincre est la seule liberté. C’est pourquoi, d’après les divines Écritures, ceux qui ont violé les commandements, sont vendus aux étrangers ; c’est-à-dire aux péchés, qui sont contraires à la nature ; esclavage qui se prolonge jusqu’au moment de la conversion et du repentir. Il faut donc veiller sur le mariage, comme on veille sur une statue sainte, et le garder pur de toute profanation ; nous éveillant avec le Seigneur, nous endormant avec actions de grâces ; priant, et lorsque nous fermons les yeux, et lorsque brille le flambeau sacré de la lumière ; faisant de toute notre vie un témoignage pour le Seigneur ; possédant la piété dans notre âme, et retenant sous les lois de la tempérance jusqu’à notre corps ; car la tempérance et la mesure dans les paroles et dans les actions, sont choses vraiment agréables à Dieu. La voie de l’impudence est l’obscénité des paroles, qui produisent ensemble l’obscénité des actions.
Mais comme l’Écriture conseille le mariage, et ne permet pas de renvoyer l’épouse, le Seigneur établit formellement cette loi : « Vous ne renverrez pas votre femme, si ce n’est pour cause d’adultère. » Tout mariage contracté pendant que l’un des époux vit encore, est à ses yeux un adultère. La femme se met au-dessus des soupçons et de la calomnie, ajoute-t-il, en n’ajustant ni ses cheveux ni sa personne au-delà de ce qui convient, en se livrant avec assiduité à l’oraison et à la prière, en ne quittant que rarement sa maison, en écartant de sa présence, autant que possible, ceux qui ne sont pas de sa famille, et en préférant son intérieur à des conversations oiseuses. « Quiconque, dit le Seigneur, épouse une femme répudiée, commet un adultère avec elle. Quiconque répudie son épouse, commet un adultère avec elle, » c’est-à-dire la force d’être adultère. Non-seulement celui qui la répudie, mais celui qui l’a reçue est la cause de l’adultère, puisqu’il donne à la femme une occasion de pécher. S’il ne l’eût pas reçue, elle serait retournée vers son mari. Or, que prescrit la loi ? Pour arrêter la pente naturelle de l’homme vers le vice, elle veut que la femme adultère et convaincue de ce crime soit mise à mort ; si elle est de famille sacerdotale, elle sera livrée au feu. L’homme adultère est aussi lapidé, mais non dans le même lieu que sa complice, afin que leur mort n’ait rien de commun. Ainsi, la loi ancienne, au lieu de contredire l’Évangile, est d’accord avec lui. Comment cela ne serait-il pas, puisqu’ils émanent du même Dieu, l’un et l’autre ? La femme, coupable de fornication, vivante, il est vrai, pour le péché, est morte aux commandements. Celle qui pleure sa faute, au contraire, comme engendrée de nouveau par sa conversion, renaît à la vie spirituelle par la mort de l’ancienne prostituée, et la résurrection de la femme nouvelle qu’enfante la pénitence. L’Esprit saint confirme ces paroles, lorsqu’il dit par la bouche des prophètes : « Je ne veux point la mort de l’impie ; mais je veux que l’impie se convertisse. » Enfin les adultères sont lapidés comme morts, par la dureté de leur cœur, à la loi, contre laquelle ils se sont révoltés. Pourquoi le supplice est-il plus grand pour la fille du prêtre ? Parce qu’on exigera beaucoup de celui à qui l’on a donné beaucoup.
Ici s’arrête notre deuxième livre des Stromates, vu la longueur et le nombre des chapitres.