Les Stromates/Livre second/Chapitre XV

Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 155-159).
Livre second
CHAPITRE XV.
Sur les différentes sortes d’actes volontaires et de péchés qui en résultent.

Le libre arbitre s’exerce dans le domaine du désir, du choix ou de la pensée. Nous savons déjà que le péché, le malheur, le crime ou la violence se touchent réciproquement par quelques points. Ainsi le péché est de vivre dans la luxure et dans l’intempérance. Le malheur est de tuer involontairement un ami pour un ennemi ; le crime est, par exemple, de violer les tombeaux ou les temples, La méprise est en défaut sur ce qu’il faut faire ou sur ce qu’il est impossible de faire : comme un homme qui tombe dans un fossé, ou par mégarde, ou par ce qu’il est trop faible pour le franchir, Mais il est en notre pouvoir de nous appliquer avec ardeur à l’étude de la discipline, et de prêter l’oreille aux préceptes ; nous aurons beau refuser de les apprendre, nous pécherons en nous livrant à la colère et à la volupté, ou plutôt nous ferons à notre âme de graves blessures. Écoutez le célèbre Laïus, disant dans la tragédie : « Rien ne m’est nouveau des avis que tu me donnes ; j’ai ma raison qui sait, mais la nature l’emporte. » Voilà comme on est esclave des passions. Médée aussi s’écrie sur la scène : « Je sais d’avance tout le mal que je vais faire ; la colère est plus forte que ma raison. » La vérité échappe aussi à Ajax près de se frapper lui-même : Non, s’écrie-t-il, rien ne déchire plus cruellement l’âme d’un homme libre qu’un déshonneur non mérité ! Ainsi je souffre, et l’épaisse souillure qui s’amoncelle sur moi me remue jusque dans les entrailles, et m’enfonce dans les flancs les aiguillons acérés de la rage. »

Tels sont les fruits de la colère ; la convoitise a rendu célèbres sur la scène tragique une foule d’autres victimes, Phèdre, Anthia, Ériphyle, qui vendit à prix d’or un mari qu’elle chérissait auparavant. La même passion a fait dire sur l’autre scène au comique Thrasonide : « Une petite fille de rien m’a entièrement subjugué. »

Si le malheur est une méprise de notre raison, si le péché volontaire constitue l’injustice, si l’injustice volontaire constitue la perversité, mon péché est donc un acte libre de ma volonté. C’est pour cela qu’il est écrit : « Le péché n’aura plus d’empire sur vous, parce que vous n’êtes plus sous la loi, mais sous la grâce ; » et que l’apôtre dit à ceux qui avaient eu foi : « Nous avons été guéris par ses meurtrissures. » Le malheur est un acte involontaire de quelqu’un envers moi ; mais l’injustice seule est volontaire, qu’elle vienne de moi ou d’autrui. Le psalmiste nous donne à entendre ces différences entre les péchés, lorsqu’il proclame heureux celui dont Dieu a effacé les iniquités et couvert les péchés, celui auquel ses autres fautes n’ont pas été imputées, et qui a été absous du reste : « Heureux celui à qui son iniquité a été pardonnée, et dont le péché a été couvert ; heureux l’homme à qui Dieu n’a point imputé son crime, et qui ne recèle point la fraude dans son âme ! » Cette grâce descend sur les élus de Dieu par l’entremise de Jésus-Christ notre Seigneur ; car la charité couvre la multitude des péchés. Celui qui les efface c’est le même Dieu « qui ne veut point la mort de l’impie, mais que l’impie se convertisse. » Les actes ne nous sont pas imputés, qui ne procèdent pas de notre volonté libre ; car, « quiconque aura regardé une femme par convoitise, dit le Seigneur, a déjà commis l’adultère. » Et le Verbe qui éclaire remet les péchés. « Et en ce temps-là, dit le Seigneur, on cherchera l’iniquité d’Israël, et elle ne sera plus ; le péché de Juda, et il ne sera pas trouvé. En effet, qui sera comme moi ? qui se tiendra devant ma face ? » Vous le voyez, il n’est proclamé qu’un seul et même Dieu bon, un Dieu qui rétribue selon les mérites, et qui remet les péchés. Saint Jean aussi paraît, dans la plus longue de ses épîtres, avoir enseigné qu’il existe des différences entre les péchés. « Si quelqu’un, dit-il, a vu son frère commettre un péché qui ne va point à la mort, qu’il prie, et Dieu donnera la vie à cet homme dont le péché ne va point à la mort. Mais il y a un péché qui va à la mort, et ce n’est pas pour ce péché-là que je dis qu’il faut prier. Toute iniquité est péché, mais il y a un péché qui ne va pas jusqu’à la mort. » David, et avant David, Moïse, nous dévoile, comme il suit, le sens spirituel des trois préceptes qu’il avait reçus. « Heureux l’homme qui n’est pas entré « dans le conseil de l’impie, » comme ces poissons qui vivent dans les ténèbres de l’abîme ; car les poissons sans écailles, auxquels Moïse défend de toucher, se nourrissent dans les profondeurs de la mer. « Heureux celui qui ne s’est pas arrêté dans la « voie des pécheurs », comme ceux qui, tout en paraissant craindre le Seigneur, imitent le pourceau qui crie lorsqu’il a faim, et qui, bien repu, ne reconnaît pas son maître. « Heureux celui qui ne s’est point assis dans la chaire de corruption », comme des oiseaux qui sont toujours prêts à fondre sur leur proie. Or, Moïse proscrit la chair du porc, celle de l’aigle, celle de l’épervier, celle du corbeau et celle de tout poisson sans écailles. Voilà ce que nous lisons dans Barnabé. Pour moi, j’ai entendu dire par un homme versé dans ces matières, que le conseil de l’impie signifie les Gentils ; la voie des pécheurs, l’opinion juive ; et la chaire de corruption, les hérésies. Un autre parlait plus juste en appliquant la première béatitude à ceux qui n’ont pas suivi les pensées mauvaises qui éloignent de Dieu, et la seconde à ceux qui ne sont pas restés dans la voie spacieuse et large, soit qu’ils aient été nourris sous la loi ancienne, soit qu’ils aient répudié l’erreur des Gentils. Quant à la chaire de corruption, il entendait les théâtres et les tribunaux, où l’on apprend surtout à marcher sous les étendards des puissances perverses et homicides, et à participer à leurs œuvres. Heureux celui dont la volonté s’accorde avec la loi du Seigneur ! Saint Pierre, dans sa prédication, appelle le Seigneur la Loi et le Verbe. En acceptant une autre interprétation, il semble aussi que le législateur ait voulu enseigner qu’on reçoit le péché de trois manières. Par les poissons muets, il nous signale d’abord les péchés relatifs à l’usage de la parole. Car, il est certes des occasions où le silence vaut mieux que la parole, quoique l’honneur du silence soit un honneur sans péril. Il nous signale les péchés en actions par les oiseaux qui vivent de chair et de rapines. Enfin, le pourceau se plaît dans la fange et dans les excréments, ce qui veut dire : gardons-nous des souillures de la conscience. Le prophète a donc raison de dire : « Il n’en est pas ainsi des impies ; ils sont pareils à la paille que le vent enlève de la surface de la terre. C’est pourquoi les impies ne se lèveront pas au jour du jugement. Ils sont déjà condamnés, puisque celui qui ne croit point est déjà jugé, et que les pécheurs ne se lèveront pas dans l’assemblée des justes. Les pécheurs sont déjà condamnés, pour qu’ils ne soient pas réunis à ceux qui ont vécu sans faillir ; » car Dieu connaît les sentiers du juste, et la voie de l’impie conduit à la mort. Le Seigneur montre de nouveau avec évidence, que les chûtes et les péchés sont le fait de notre volonté, lorsqu’il nous indique des remèdes appropriés aux maladies de notre âme, et que, par la bouche d’Ézéchiel, il déclare que nous devrions être guéris par nos pasteurs. Il accuse dans ce passage, à mon avis, quelques-uns de ces pasteurs qui n’avaient pas gardé les commandements : « Vous ne fortifiez point les faibles, vous ne guérissez pas les malades, s’écrie-t-il ; et il poursuit ainsi jusqu’à ces mots : Et nul ne les cherchait, nul n’était qui les ramenât ; car, il y aura une grande joie dans le cœur de mon père, dit le seigneur, pour un seul pécheur qui fera pénitence. » Voilà pourquoi Abraham est d’autant plus digne d’éloges pour avoir marché selon que Dieu lui a dit. De là un des sages de la Grèce a tiré cet apophthegme : « Suis Dieu. » « Les hommes pieux, dit Isaïe, ont le conseil prudent. » Or, le conseil est un examen pour trouver la « droite route au milieu des choses présentes ; et, le bon conseil est la prudence dans les délibérations. »

Mais quoi ? après le pardon de Caïn, Dieu n’a-t-il pas, en conséquence de ce pardon, introduit sur la terre Énoch, le fils du repentir, et n’a-t-il pas ainsi montré que le repentir engendre le pardon, grâce qui ne consiste pas dans la rémission, mais dans la guérison ? C’est ce qui arriva à Aaron, lors de l’érection du veau d’or. De là cette maxime d’un gage de la Grèce : « Le pardon est plus fort que le supplice. » Comme encore cet autre adage : « Rends-toi caution, et ton dommage est proche, » a été inspiré par ces paroles de Salomon : « Mon fils, si tu as engagé ta foi pour ton prochain, tu as donné ta main à un étranger ; car, à tout homme ses propres lèvres sont un filet solide, et il est pris par les paroles de sa propre bouche. » Enfin, la maxime : « Connais-toi toi-même, » a été puisée d’une manière encore plus mystique dans ces mots : « Tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu. » C’est pourquoi, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et ton prochain comme toi-même. » « Ces deux commandements, dit le Seigneur, renferment toute la loi et les prophètes. » Les paroles qui suivent sont dans le même sens que les précédentes : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous. C’est mon commandement que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés ; car le Seigneur est plein de compassion et de miséricorde, et il est le Christ pour tous. » Moïse, pour nous recommander plus clairement encore la maxime, connais-toi toi-même, répète souvent : « Prends garde à toi ! » C’est par les aumônes et par la foi que les péchés sont effacés, et c’est par la crainte du Seigneur que tout homme se détourne du mal. Or, la crainte du Seigneur est la sagesse et la science.