Les Stromates/Livre quatrième/Chapitre XXVI

Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 358-363).
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Livre quatrième

CHAPITRE XXVI.
Comment le véritable Gnostique use du corps et des choses de la terre.

Nous connaissons maintenant l’impiété de ces téméraires qui s’emportent contre la création et condamnent le corps, sans se rappeler que l’organisation de l’homme est droite, afin qu’il puisse contempler le ciel ; que le mécanisme de nos sens est dirigé vers l’acquisition de la connaissance ; qu’enfin la disposition de nos membres et de toutes les parties de nous-mêmes a été combinée pour la pratique du bien, mais non pour la volupté. De là vient que la maison de notre corps peut recevoir l’âme la plus précieuse aux yeux de Dieu, et qu’elle est jugée digne du Saint-Esprit par la sanctification intérieure et extérieure, achevée quelle est par la purification de Jésus-Christ. De plus, la conséquence réciproque des trois vertus se trouve dans le Gnostique, puisqu’il s’élève vers Dieu par la triple action de la morale, de la nature et de la raison. Car la sagesse est la science des choses divines et humaines ; la justice établit un harmonieux accord dans toutes les parties de l’âme ; et la sainteté consiste à rendre à Dieu, le culte qui lui est dû. Vous accusez la chair, dites-vous, et à cause de la chair, l’acte de la génération ; et vous alléguez, à l’appui de votre condamnation, ces paroles d’Isaïe : « Toute chair n’est que de l’herbe, et toute la beauté « de l’homme ressemble à la fleur des champs. L’herbe s’est desséchée ; la fleur est tombée ; mais la parole du Seigneur subsiste dans toute l’éternité. » Eh bien, écoutez le Saint-Esprit lui-même. Il va expliquer par la bouche de Jérémie la question qui nous occupe : « Je les disperserai comme la paille qui est emportée par le vent dans le désert. Voilà le sort et la part que j’ai réservée à ton incrédulité, dit le Seigneur ; et parce que tu m’as oublié et que tu as espéré dans le mensonge, moi aussi, j’exposerai devant tous ta nudité, et ton ignominie paraîtra, et ton adultère, et tes hennissements de débauche, etc. » Qui donc est désigné ici par la fleur des champs ? qui marche selon la chair ? quels sont les hommes charnels, selon l’expression de l’apôtre ? Ceux qui vivent dans le péché. En effet, que l’âme soit la partie la plus noble de l’homme, et le corps la partie inférieure, c’est un point avoué universellement. Mais ni l’âme n’est par sa nature un bien, ni le corps par sa nature un mal. De ce qu’une chose n’est pas un bien, il ne s’ensuit pas directement qu’elle soit un mal : il est une classe de choses qui tiennent le milieu entre le bien et le mal, et ce que l’on rejette ou ce que l’on approuve rentre dans cette catégorie. Il fallait donc que l’homme, dont l’organisation tombe sous les sens, fût composé de principes différents, mais non opposés, le corps et l’âme. Les bonnes actions, comme étant d’une nature meilleure, se rapportent donc toujours à ce principe supérieur, auquel a été donnée la domination ; les œuvres de la volupté et du péché découlent du principe inférieur, de l’esprit de péché. Mais l’âme du sage et du Gnostique, exilée un moment dans le corps, comme un voyageur en pays étranger, use du corps avec une austère tempérance, et se garde bien de montrer pour lui trop d’indulgence ou d’affection, disposée à quitter ce pavillon corruptible, aussitôt que l’ordre de son rappel lui sera signifié ; « Je suis une étrangère ici-bas, dit-elle avec Abraham, je suis une voyageuse parmi vous. »

Basilide a fondé sur ces paroles son dogme de l’élection privilégiée et d’une naissance supérieure à celle de ce monde. Dogme impie et menteur ! toutes les créatures sont l’ouvrage d’un seul et même Bien : personne qui, par sa nature, soif étranger dans ce monde, puisqu’il n’y a qu’une nature comme il n’y a qu’un Dieu. L’élu toutefois vit ici-bas comme un étranger, sachant qu’il faut tout posséder, mais tout abandonner ensuite ; il ne dédaigne pas de toucher aux trois sortes de biens que reconnaissent les Péripatéticiens : il y a mieux, il use du corps comme un voyageur qui, parti pour une contrée lointaine, entre dans les hôtelleries et dans les maisons qu’il rencontre sur sa route, prenant soin des choses de ce monde et du toit qui l’abrite ; mais laissant tout, demeure, possession, usage, sans leur donner un moment de regret ; suivant avec un joyeux empressement les pas du guide qui l’emmène hors de la vie, ne se retournant jamais pour regarder derrière lui ce qu’il quitte, remerciant Dieu de son pèlerinage ici-bas, le bénissant pour son rappel, et saluant avec amour la demeure qui lui a été préparée dans le ciel. « Nous savons, dit l’apôtre, que si cette maison terrestre où nous habitons vient à se détruire, Dieu nous donnera dans le ciel une autre maison, une maison qui ne sera point faite de main d’homme, et qui durera éternellement. C’est pourquoi nous gémissons, désirant être revêtus de la gloire qui est en cette maison céleste, si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus. Parce que nous marchons vers lui par la foi, et que nous ne le voyons pas encore à découvert. Et nous aimons mieux être séparés de ce corps pour jouir de la vue de Dieu. » Nous aimons mieux ! ce dernier mot est un terme de comparaison : or, on ne compare entre elles que les choses susceptibles de ressemblance. Ainsi, l’homme qui est plus courageux que les autres, est plus courageux que les hommes de cœur ; et très-courageux par rapport à celui qui n’a pas de courage. Voilà pourquoi Paul ajoute : « Toute notre ambition est d’être agréables à Dieu, que nous vivions loin de lui, ou que nous soyons déjà en sa présence. » Agréables à Dieu ! c’est-à-dire au Dieu unique, auteur et créateur de toutes choses, du monde aussi bien que de ce qui est au-dessus de ce monde.

J’applaudis à ce mot d’Épicharme : « Si tu as été pieux du fond du cœur, tu ne souffriras aucun mal après la mort. Ton âme vivra éternellement là-haut. » Je n’applaudis pas moins à ces vers du lyrique : « Les âmes des impies sont emportées çà et là sous la terre par un tourbillon de sanglantes tortures, et elles sont comme assujetties à un joug inévitable de maux et de supplices. Les âmes pieuses, au contraire, habitent le ciel, et célèbrent par des hymnes d’allégresse le roi des bienheureux. » Qu’on ne vienne donc plus nous dire que l’âme est envoyée du ciel sur la terre, pour y subir une destinée indigne d’elle ; car Dieu fait tout pour le mieux. Mais l’âme qui a embrassé volontairement la vie la plus droite selon Dieu et selon la justice, échange la terre contre le ciel. Job, qui parvint à la connaissance, a donc raison de dire : « Je sais maintenant que vous pouvez tout et que rien ne vous est impossible. En effet, quel est celui qui m’apprend des choses que j’ignorais, des merveilles que je ne connaissais pas ? Mais je n’ai que du mépris pour moi-même et je me regarde comme de la terre et de la cendre. » Pourquoi cela ? C’est que l’ignorant est sujet au péché, terre et cendre seulement, tandis que l’homme, parvenu à s’affermir dans la connaissance, et assimilé par elle à Dieu, autant qu’il est donné toutefois à la faiblesse humaine, marche dès lors selon l’esprit, et conséquemment arrive à l’élection. Voulez-vous une nouvelle preuve que l’Écriture appelle du nom de terre les insensés et les rebelles à Dieu ? Le prophète Jérémie va vous la fournir dans ce qu’il dit de Joachim et de ses frères : « Terre ! terre ! écoute la parole du Seigneur ; écris que cet homme sera déposé ! » Voilà qu’un autre prophète élève, aussi la voix : « Cieux, écoutez ! terre, prête l’oreille ! » Il appelle audition l’intelligence, et ciel l’âme du Gnostique dont l’unique soin est la contemplation des choses célestes et divines, et qui, par cette raison, est devenue israélite. Par opposition, il flétrit du nom de terre celui qui a préféré l’ignorance et la dureté du cœur. Prête l’oreille ! Le prophète s’adresse ici aux organes de l’ouïe, donnant ainsi pour partage les sens à ceux qui s’occupent des choses sensibles. C’est d’eux que le prophète Michée a dit : « Écoutez la parole du Seigneur, peuples, qui habitez avec les douleurs. » — « Point du tout, dit à l’épouse d’Abraham le Seigneur qui juge la terre ; car celui qui ne croit point selon la parole de vie est déjà jugé. »

On trouve aussi dans le livre des Rois le jugement et la sentence du Seigneur ainsi formulée : « Dieu exauce les prières des justes ; il ne sauve pas les impies parce qu’ils refusent de le connaître. Dieu, en effet, ne peut rien faire qui répugne à la raison. » À ces paroles que répondra l’hérésie, puisque l’Écriture déclare que ce Dieu tout-puissant est bon, et qu’il ne peut jamais être l’auteur du vice et de l’iniquité ? — S’ils n’ont pas connu Dieu, l’ignorance est le principe de leur erreur. — Dieu ne peut rien faire qui répugne à la raison, répliquait les livres saints. « Car celui-ci, dit le prophète, est notre Dieu ; il n’est pas d’autre Sauveur que lui. — Dans Dieu, point d’injustice » suivant les expressions de l’apôtre.

Le prophète nous enseigne encore clairement quelle est la volonté de Dieu et en quoi consiste le progrès gnostique. « Et maintenant, Israël, qu’est-ce que le Seigneur votre Dieu demande de vous, sinon que vous craigniez le Seigneur votre Dieu, et que vous marchiez dans toutes ses voies ? » Vous l’entendez ; il ne demande de vous qui avez le pouvoir de choisir l’œuvre du salut, rien autre chose sinon « que vous l’aimiez et que vous ne serviez que lui seul. » Que veulent donc les Pythagoriciens, quand ils recommandent de prier à haute voix ? Leur semble-t-il que Dieu ne puisse entendre ceux qui prient à voix basse ? Je n’en crois rien ; ils pensent que des prières, prononcées sans rougir devant un nombreux concours d’assistants, ne manqueront pas d’être justes.

Quant à nous, nous traiterons un peu plus tard de la prière, lorsqu’il en sera temps.

Nous devons faire des œuvres qui crient vers le Seigneur, ou « nous souvenir que nous marchons en plein jour. » — « Que vos œuvres brillent. » — « Voici l’homme, et ses œuvres le précèdent. Car voici Dieu et ses œuvres. » Il faut que le Gnostique imite Dieu, autant qu’il lui est possible. Ne me souvient-il pas que les poëtes, dans leurs écrits, nomment les élus des êtres semblables aux dieux en beauté ; ici, ils les font descendre d’une race divine ; là, ils sont les égaux de Dieu ; plus loin, ils leur donnent une sagesse rivale de celle de Jupiter ; ils ont la prudence des dieux ; ce sont des êtres pareils aux dieux ; que vous dirai-je, sinon que l’on reconnaît dans ces diverses qualifications le plagiat de ces paroles de Moïse : « À l’image et à la ressemblance de Dieu ? » Écoutez Euripide : « Des ailes d’or sont attachées à mes épaules ; j’ai chaussé le brodequin ailé des Sirènes. Ainsi porté dans les airs, je traverserai les plaines du ciel, et j’irai m’entretenir avec Jupiter. »

Pour moi, je supplierai l’esprit du Christ de me transporter dans ma Jérusalem chérie.

Les Stoïciens aussi disent, « qu’à proprement parler, il n’y a d’autre cité que le ciel ; que les cités d’ici-bas ne sont pas des cités véritables. Elles en portent le nom ; la réalité leur manque. » En effet, une cité me représente une chose bonne ; un peuple, une agrégation d’hommes vertueux, une multitude gouvernée par la loi, comme l’Église par le Verbe. La cité indestructible, que l’ennemi ne peut assiéger, que la tyrannie ne peut opprimer, c’est la volonté de Dieu accomplissant sur la terre comme dans le ciel. Les poëtes nous donnent quelques traits de cette cité dans leurs ouvrages. Ces cités hyperboréennes, ces plaines d’Arimaspe, ces Champs-Élysées sont les républiques des justes. Nous savons aussi que « la république de Platon est placée dans le ciel comme un modèle idéal. »