Les Stromates/Livre quatrième/Chapitre XIII
Valentin s’exprime en ces termes dans une homélie : « Vous êtes immortels dès l’origine ; vous êtes les fils de la vie éternelle, et vous avez voulu répartir la mort entre vous, afin de la dépenser, de la détruire, et que la mort mourût en vous et par vous. Supposez le monde en ruines ; pour vous, vous n’éprouveriez point la dissolution ; vous êtes les rois de la créature, et vous avez pouvoir sur l’empire de la mort. »
Valentin suppose, avec Basilide, une élection par droit de naissance, et une race privilégiée qui descend sur notre terre pour exterminer du milieu des hommes la mort, œuvre funeste du mauvais principe qui a créé le monde. Voilà pourquoi le sectaire s’appuie de cette parole de la Genèse : « Nul homme ne verra la face de Dieu sans mourir, » pour soutenir que Dieu est l’auteur et la cause de la mort. C’est du moins ce qu’il insinue quand il dit : « Autant l’image est inférieure au modèle vivant, autant le monde est au-dessous de l’Æon vivant. Quelle est donc la cause de l’image ? La majesté du modèle qui a fourni au peintre le type, afin que la gloire en resplendît par le nom qu’il lui communique. En effet, ce n’est point d’après sa propre vertu que l’image a été reproduite ; le nom de la figure que reproduit l’image supplée à l’imperfection de l’œuvre. Ce qu’il y a d’invisible en Dieu nous explique le monde corporel. » Comme le Créateur est appelé dans l’Écriture Dieu et Père, Valentin le nomme image du vrai Dieu et prophète ; il transforme en peintre la sagesse, qui reproduit l’image pour glorifier l’invisible. « Les êtres qui naissent de l’accouplement, voilà les plérômes, dit-il ; ceux qui procèdent d’un seul principe, ne sont que des images. » Mais puisque les substances visibles n’appartiennent pas au Dieu invisible, l’âme, substance intermédiaire, c’est-à-dire différente est donc l’émanation d’un esprit différent, une insufflation qui la fait âme et image de l’esprit. » En un mot, les Valentiniens prétendent que leurs intentions sur le Démiurgue, rival du Créateur, ont été exprimées d’avance par une image sensible dans le passage où la Genèse raconte la création de l’homme. Il y a mieux : ils font descendre jusqu’à eux cette ressemblance, affirmant que ce souffle dont l’esprit, d’une nature différente, les a remplis, était inconnu au Démiurgue. Lorsque nous viendrons à prouver qu’il n’y a qu’un seul et même Dieu, proclamé par la loi, les prophètes et l’Évangile, nous combattrons ces doctrines : cette question est dominante. Pour le moment, allons au plus pressé. S’il est vrai que la race privilégiée soit descendue pour détruire la mort, ce n’est donc pas le Christ qui l’a détruite, à moins qu’on ne lui donne la même essence qu’aux membres de la race favorisée. Mais s’il l’a anéantie pour qu’elle n’atteignit point la race privilégiée, les membres de cette race, émules qu’ils sont du Démiurgue, et d’après la formule de leurs dogmes, soufflant dans leur image la vie supérieure de l’âme, dont l’essence est intermédiaire, ne détruisent donc pas la mort, quand même ils feraient intervenir ici la Mère pour cette destruction. Ou bien, s’ils soutiennent que c’est de concert avec le Christ qu’ils livrent assaut à la mort, qu’ils confessent ouvertement ce dogme mystérieux, puisqu’ils ne craignent pas d’attaquer la divine puissance du Démiurgue, en réformant ses créatures comme s’ils lui étaient supérieurs, et en s’efforçant de sauver de la dissolution cette image charnelle, que lui-même n’a pu affranchir de la corruption. À ce compte, le Seigneur aussi serait d’une nature meilleure que le dieu Démiurgue ; or, quel fils a jamais lutté contre son père, et cela entre dieux ? Mais que le Seigneur tout-puissant, que le Démiurgue, ou Créateur de toutes choses, soit le père du fils, nous remettons à le prouver dans la discussion où nous combattrons l’hérésie, suivant notre promesse, en montrant qu’il n’y a qu’un seul et même Dieu, proclamé par le fils.
L’apôtre, en nous exhortant à la patience dans les afflictions, nous dit : « Cela vient de Dieu, qui vous a fait la grâce, non-seulement de croire en Jésus-Christ, mais encore de souffrir pour lui, et qui vous a engagés dans le même combat où vous m’avez vu et où vous avez appris que je suis encore. Si donc il y a quelque consolation en Jésus-Christ ; s’il y a quelque douceur et quelque soulagement dans la charité ; s’il y a quelque union dans la participation du même esprit ; s’il y a quelque tendresse et quelque compassion parmi nous, rendez ma joie parfaite, restant tous unis, n’ayant tous qu’un même amour, un même esprit et les mêmes sentiments. Mais si, après avoir offert à Dieu le sacrifice de votre foi, il faut que mon sang soit répandu sur la victime, j’en aurai de la joie, et je m’en réjouirai avec vous tous. » Je le demande, comment le même apôtre, après avoir dit aux Philippiens qu’ils participent de sa grâce, les appellerait-il hommes unis dans le même esprit et organisations animales ? De même, plus bas, quand il parle de lui-même et de Timothée : « Je n’ai personne, écrit-il, qui soit autant uni avec moi d’esprit et de cœur, ni qui se montre plus sincèrement prêt à prendre soin de ce qui vous touche ; car tous cherchent leurs propres intérêts et non ceux de Jésus-Christ. » Que les hérétiques, nommés plus haut, ne nous fassent donc plus l’injure de nous appeler organisations animales, (psychiques). J’en dis autant aux Phrygiens ; car ils attachent cette même flétrissure à ceux qui ne croient pas à la nouvelle prophétie. Nous réfuterons leur doctrine lorsque nous traiterons de la prophétie.
Il faut donc que l’homme parfait s’exerce à la charité, et par elle s’élève jusqu’à l’amitié de Dieu, en accomplissant ses préceptes par amour pour lui. Quand le Seigneur nous enjoint d’aimer nos ennemis, il ne nous recommande pas d’aimer le mal, l’impiété, l’adultère, le vol, mais d’aimer le voleur, l’impie, l’adultère, non pas en tant qu’ils pèchent et qu’ils couvrent d’ignominie la dignité d’homme, mais en tant qu’ils sont hommes et l’œuvre de Dieu. Le péché est indubitablement un acte, il n’est pas une substance. Voilà pourquoi il n’est pas l’ouvrage de Dieu. Nous disons que les pécheurs sont ennemis de Dieu ; pourquoi ? parce qu’ils sont les ennemis des préceptes contre lesquels ils se révoltent. Par une raison contraire, nous nommons amis de Dieu ceux qui se soumettent aux commandements. Amis donc, à cause des liens volontaires qui unissent ceux-ci à Dieu ; ennemis, à cause de l’éloignement volontaire qui les sépare de Dieu. L’inimitié et la haine n’existeraient point sans l’existence d’un ennemi et d’un pécheur.
« Tu ne désireras point » Ce commandement y ainsi que l’ont pensé les hérésiarques qui distinguent du premier dieu le Démiurgue ou créateur, ne nous défend pas de désirer les choses désirables, en tant qu’elles seraient étrangères et du domaine de l’autre dieu. Ce commandement ne flétrit pas davantage la génération, comme si elle était un acte abominable ; c’est là une doctrine impie. Nous disons que les choses du monde nous sont étrangères, non qu’elles soient déshonnêtes et mauvaises en elles-mêmes, non qu’elles n’aient rien de commun avec le Dieu, maître de l’univers, mais parce que, hommes d’un jour, nous ne vivons pas éternellement au milieu d’elles. Envisagées sous le rapport de la possession, elles nous sont étrangères, puisqu’elles nous échappent pour passer aux mains de nos successeurs ; sous le rapport de l’usage, elles sont à chacun de nous, puisque c’est pour nous qu’elles ont été créées, dans la mesure toutefois où il est nécessaire que nous soyons mêlés à elles pendant notre apparition ici-bas. Il faut donc user dans les limites de la nature des choses dont le précepte nous éloigne sagement, nous tenant en garde contre tout excès et contre toute affection aux biens matériels.