Les Stances érotiques, morales et religieuses de Bhartrihari/03

TROISIÈME PARTIE.

LE RENONCEMENT.


1.

Victoire à Çiva le flambeau de la science ! Comme un flambeau, il jette une flamme étincelante avec l’agréable croissant qu’il porte sur la tête en guise de diadème ; comme un flambeau, il brûle ce papillon appelé l’Amour qui voltige en se jouant autour de lui ; de même qu’un flambeau concentre son éclat à l’extrémité de la mèche, Çiva fait briller le sien au sein de la félicité ; comme un flambeau enfin éclaire une maison, Çiva luit dans le cœur des ascètes d’où il chasse l’obscurité profonde, en dissipant l’aveuglement qui y règne.

2.

Les savants sont rongés d’envie, les princes sont infectés d’orgueil, le reste succombe sous le poids de sa sottise : comment pourrais-je arracher l’éloge de ma gorge ?

3.

Rien de ce qui arrive dans ce monde matériel ne me semble avantageux : les conséquences des bonnes œuvres me font trembler quand j’y réfléchis. Les grandes jouissances que procurent à la longue les grands mérites accumulés amènent à leur suite les peines cuisantes auxquelles sont exposés ceux qui se livrent à ces jouissances.

4.

J’ai parcouru une contrée qu’accidentent de nombreuses montagnes et je n’y ai fait aucun profit ; dépouillant la fierté qui convenait à mon rang et à ma naissance, j’ai consenti à servir les autres, mais je n’en ai pas retiré de fruit ; je me suis assis sans vergogne à la table des étrangers en proie comme la grue à une inquiétude constante. Ô ambition, toi qui te plais au mal, tu continues pourtant d’ouvrir tes mâchoires et tu n’es pas encore satisfaite !

5.

Dans ma soif d’un trésor, j’ai fouillé la surface de la terre, j’ai fondu les métaux dans la montagne, j’ai traversé les mers, j’ai fait aux princes une cour assidue, j’ai passé des nuits dans les nécropoles pour évoquer les morts au moyen de formules magiques : je n’ai pas amassé une obole. Ô concupiscence, me laisseras-tu maintenant ?

6.

J’ai supporté, quoi qu’il m’en ait coûté, les invectives des méchants dans l’espoir d’obtenir leurs bonnes grâces ; j’ai dévoré mes larmes et je me suis efforcé de sourire, malgré que mon cœur fût vide ; j’ai courbé humblement la tête devant les sots. Ô concupiscence, frivole concupiscence, me feras-tu danser encore ?

7.

À quoi n’avons-nous pas eu recours, insensés que nous sommes, dans l’intérêt de cette vie aussi éphémère que les gouttes d’eau qu’on voit sur la fleur du lotus ? Nous avons assez oublié la modestie pour commettre la faute de vanter nos propres qualités en présence de riches enivrés de leur fortune !

8.

Nous n’avons pas joui, mais nous avons été des sujets de jouissance ; nous n’avons pas fait pénitence, mais nous avons été macérés par les peines de la vie ; le temps n’a pas marché, mais nous avons vieilli ; nos désirs n’ont pas diminué, c’est nous qui nous éteignons.

9.

Mon visage est sillonné de rides, ma tête parsemée de cheveux blancs, mes membres défaillent, mes désirs seuls ont toute l’ardeur de la jeunesse.

10.

Le désir des jouissances a cessé pour nous, le respect des hommes a disparu, nos contemporains sont au ciel et bientôt nos amis que nous chérissons autant que la vie les y suivront ; nous ne pouvons nous lever que lentement et à l’aide d’un bâton ; une obscurité profonde s’est étendue sur nos yeux, notre corps, hélas ! est cassé et, pourtant, il tremble à l’approche de la mort.

11.

Il est une rivière appelée espérance ; ses eaux sont les désirs ; elle est agitée par les flots de la concupiscence ; elle a pour crocodiles les passions, pour oiseaux les réflexions ; elle mine l’arbre de la fermeté planté sur ses bords, le gouffre de l’aveuglement en rend la traversée très-difficile ; ses bords escarpés sont les montagnes des soucis : les victorieux ascètes au cœur pur qui en ont atteint l’autre rive sont remplis de joie.

12.

Ceux dont l’âme est éclairée par la joie du contentement goûtent un bonheur constant, ceux au contraire dont la pensée est troublée par le désir des richesses sont en proie aux tourments de l’ambition. Aussi, me demandé-je pour qui le créateur a fait le Méru, ce réceptacle des richesses ; l’immense quantité d’or qu’il contient ne satisfait que lui-même et, par conséquent, il n’a point de charme pour moi.

13.

Les objets des sens, quelle que soit la durée de leur union avec nous, nous abandonnent nécessairement un jour. Quelle différence y a-t-il à attendre qu’ils s’en aillent ou à les quitter spontanément ? Quand ils partent d’eux-mêmes, ils causent au cœur une douleur sans égale ; si c’est l’homme qui prend l’initiative de la séparation, il se procure le bonheur éternel de l’apaisement.

14.

Les hommes à l’âme pure qu’éclaire la science de Brahma font, à vrai dire, une besogne pénible en renonçant absolument aux richesses, quoiqu’elles soient la source des jouissances, et en abandonnant les objets de leurs désirs. Nous ne possédons pourtant en réalité ni nos acquisitions d’autrefois, ni celles d’aujourd’hui, car nous ne pouvons rien projeter de solide sur leur durée entre nos mains ; nous ne sommes donc pas en droit de dire que nous quittons des biens que nous ne tenons qu’en imagination.

15.

Les oiseaux viennent se poser sans crainte dans le sein des bienheureux qui habitent les grottes des montagnes, livrés à la contemplation de la lumière suprême, et boivent les larmes de bonheur qui coulent de leurs yeux ; pour nous, le meilleur de notre vie se passe à jouir de palais, de lacs aux belles rives, de parcs de plaisance, de jeux et de nouveautés qui sont uniquement évoqués par notre imagination.

16.

N’est-ce pas lamentable qu’on ait encore de l’attachement pour les objets des sens, quand on prend pour toute nourriture le repas sans saveur et unique fourni par l’aumône, qu’on a la terre pour couche, son propre corps pour serviteur, et pour vêtement une saie faite de cent haillons rattachés ensemble ?

17.

Les formes des femmes ont été célébrées par les meilleurs poëtes, malgré les critiques qu’elles méritent : leurs seins, ces deux excroissances charnues, ont été comparés à deux flacons d’or, leur visage, par toutes les ouvertures duquel sortent des sécrétions, a été assimilé à la lune…

18.

Le ministre comme le poëte n’est jamais délivré du poids des soucis : il tire de loin de nouvelles ressources (ou, un nouveau sens pour un mot), il méprise les discours du commun pour se plaire surtout à l’approbation de l’assemblée des sages, enfin, il atteint petit à petit une haute situation (ou, il fait un vers) en se conformant aux idées du monde.

19.

Le papillon vient, sans le savoir, se brûler au feu de la lampe ; le poisson vient, sans le savoir, se prendre à l’appât qui est attaché à l’hameçon ; nous, qui savons bien que les désirs ne sont qu’un réseau tissu de malheur, nous ne les abandonnons pas. Hélas ! combien est profond le gouffre de notre aveuglement !

20.

La terre est limitée par l’océan et l’océan lui-même ne s’étend qu’à une centaine de yojanas (1), le soleil de son côté mesure chaque jour dans sa course la circonférence du ciel : ainsi toutes les choses sont en général scellées par des bornes saillantes comme par un cachet, mais l’élan de la science des sages n’a pas de limites. Célébrons leur gloire !

21.

— « Ma maison est haute, mes fils jouissent de l’estime des grands, mes richesses sont incalculables, ma bien-aimée est ravissante et ma jeunesse dans sa fleur. » — Ainsi pense l’ignorant dans son aveuglement ; et, s’imaginant que tous ces avantages sont éternels, il s’enferme dans la prison de ce monde. Celui, au contraire, qui est assez heureux pour voir que tout ici-bas est éphémère se voue au renoncement et à la vie contemplative.

22.

Quel est le sage qui, voyant une malheureuse mère de famille n’ayant rien mangé depuis longtemps et dont les enfants affamés et hâves tiraillent à grands cris les haillons qui la couvrent, pourrait, pour apaiser la faim qui ronge ses propres entrailles, essayer de dire « donnez-moi » avec un bégaiement causé par la crainte de subir un refus qui lui clouerait ces paroles dans la gorge ?

23.

Ce pot difficile à remplir qu’on appelle le ventre se plaît à contrefaire : comme le voleur, il est très-habile à couper la bourse de la dignité ; comme la lune dont le pur éclat fait fermer les lotus de jour, il éteint toutes les meilleures qualités ; comme une hache, il tranche la liane luxuriante de l’honneur.

24.

Quand un homme affamé qui parcourt, pour donner quelque nourriture à son estomac creux, un village sacré ou une forêt profonde, va de porte en porte, ayant à la main une sébile recouverte d’un linge blanc, et frappe à celles qui renferment de vertueux brâhmanes, dont les sacrifices ont, par leur fumée, noirci l’entrée du logis, cet homme est honorable et trouve assistance — mais non pas celui qui vit misérablement, au jour le jour, au milieu de ses pareils.

25.

Les retraites de l’Himâlaya que rafraîchit la pluie fine projetée par les flots du Gange et dont les agréables plateaux rocheux sont fréquentés par les Vidyâdharas (2) ont donc cessé d’exister, que les hommes se plaisent à manger le pain d’autrui obtenu au prix de leur humiliation ?

26.

Est-ce que les grottes n’ont plus de racines ? Est-ce que les cascades ont disparu des montagnes ? Est-ce que les arbres ont perdu leurs branches chargées de fruits savoureux et d’écorce pour se vêtir, que l’on se presse pour contempler le visage de méchants hautains sur lequel on voit s’agiter les lianes des sourcils au souffle de l’orgueil que provoque un peu de richesse péniblement acquise ?

27.

Suis maintenant, ô mon cœur, une existence conforme à tes goûts en te nourrissant de racines et de fruits purs et en ayant pour couche la terre jonchée simplement d’un lit de bourgeons nouveaux ; lève-toi ! partons pour la forêt. Là nous n’entendrons pas même le nom de ces maîtres de bas étage dont l’aveuglement obscurcit le cœur et dont les paroles ressentent constamment l’influence du délire causé par la fièvre des richesses.

28.

Il est, dans chaque forêt, des fruits qu’on peut ramasser sans fatigue et au gré de ses désirs ; il est en tous lieux des rivières où coule en flots purs une eau fraîche et savoureuse ; il est partout de molles couches faites de jeunes pousses de liane, et pourtant des malheureux se morfondent à la porte des riches.

29.

Puissé-je, couché sur un lit de cailloux dans une grotte de la montagne, réfléchir, le cœur joyeux, aux moments où la méditation est interrompue, sur ces jours si longs au malheureux qui tend la main aux riches, et qui passent vite pour celui qui s’est habitué à se séparer des objets des sens !

30.

Un dieu : Vishnou ou Çiva ; un ami : prince ou ascète ; un séjour : la ville ou la forêt ; une épouse : une belle ou une grotte.

31.

Voilà un ascète ; il se nourrit d’aumônes, il vit parmi les hommes sans avoir de relations avec eux, tous ses actes ne dépendent que de lui, il se plaît à suivre une voie sur laquelle il est également indifférent de donner et de recevoir, il porte un manteau fait de haillons traînant sur les chemins rattachés ensemble, il est sans orgueil, sans égoïsme et n’éprouve qu’un désir, celui de goûter le nectar de l’apaisement.

32.

Dans la jouissance on craint de tomber malade, dans la noblesse on craint de déchoir, dans la fortune on craint le roi, dans l’élévation on craint l’abaissement, dans la puissance on craint les ennemis, dans la beauté on craint une jeune fille, dans la science on craint les contradicteurs, dans la vertu on craint les méchants, pour le corps on craint le dieu de la mort ; tout sur terre est exposé à la crainte, le renoncement seul en est exempt.

33.

Ce qui a vie est assailli par la mort ; la florissante jeunesse se retire à mesure que les années se succèdent ; le contentement est mis en fuite par la soif des richesses, et l’heureuse paix du cœur par les coquettes agaceries des jeunes filles ; les vertus sont déchirées par les envieux, les forêts sont infestées par les bêtes féroces, les princes sont victimes des méchants, les grandeurs périssent par l’effet de l’inconstance. Est-il quelque chose qui ne soit pas détruit ? Est-il quelque chose qui ne soit pas destructeur ?

34.

La santé de l’homme est détruite par les soucis et les maladies de toute sorte ; là, où la fortune est descendue, le malheur entre à sa suite comme par une porte ouverte ; la mort s’approprie tous les êtres les uns après les autres sans qu’ils puissent opposer de résistance pour échapper à leur sort. Qu’y a-t-il donc de solide dans ce que le tout-puissant Brahmâ a créé ?

35.

Les jouissances ont l’instabilité des hautes vagues qui s’entrechoquent, la vie s’évanouit en un clin d’œil, le bonheur de la jeunesse ne dure que peu de jours, l’attachement que nous portons à ce qui nous est cher n’a point de bases solides ; ô sages ! vous qui connaissez combien tout ce monde manque de réalité, employez activement votre intelligence habile à rendre service, à l’enseigner aux hommes.

36.

Les jouissances des hommes ont la mobilité de l’éclair qui serpente au sein du nuage ; leur vie n’a pas plus de consistance que l’eau suspendue dans les vapeurs aériennes que disperse le vent ; leurs désirs juvéniles manquent de solidité. Sages, qui Connaissez ces vérités, appliquez votre esprit à méditer sur l’union avec l’âme suprême, qu’il est facile d’accomplir au moyen de la contemplation dont la constance est l’instrument.

37.

La vie a l’instabilité des flots, l’éclat de la jeunesse ne dure que peu de jours, les biens sont aussi fugitifs que la pensée, toutes les jouissances n’ont que le scintillement éphémère de l’éclair dans la saison des pluies et les embrassements d’une bien-aimée qui vous presse sur son sein ne se prolongent pas ; ayez donc la pensée fixée sur Brahma afin de passer sur l’autre rive de cette mer effrayante qu’on appelle la vie.

38.

Dans le sein de notre mère, nous habitons à l’étroit et péniblement une demeure impure ; dans la jeunesse nos plaisirs sont contrariés par le chagrin que nous cause l’éloignement de nos bien-aimées ; la vieillesse aussi est pénible car nous devenons alors l’objet du mépris et des moqueries des jeunes filles aux beaux yeux. Hommes ! dites-moi s’il est en ce monde la plus légère parcelle de bonheur.

39.

La vieillesse est semblable à un tigre qui nous guette en nous menaçant, les maladies sont pareilles à des ennemis qui se ruent sur notre corps, la vie s’écoule comme l’eau d’une cruche cassée… Comment s’expliquer que, malgré cela, l’homme se livre au mal !

40.

Les jouissances diverses sont éphémères et pourtant ce sont elles qui constituent cette vie. Quel est donc, ô mortels, le but de vos agitations ? Assez de vaines fatigues ! Si mes paroles méritent d’être crues, faites pénétrer par la méditation votre âme purifiée par la rupture des cent liens de l’espérance, dans le séjour de bonheur qui lui est destiné et où elle entre en possession de ses désirs.

41.

Il est une science unique, suprême qui, une fois née, va se développant sans cesse ; celui qui la possède regarde tous les dieux, Brahmâ et Indra en tête, comme une poignée d’herbe sèche ; celui qui l’a goûtée trouve insipides toutes les grandeurs de ce monde, à commencer par la souveraineté des trois mondes. Sages, ne mettez pas votre plaisir dans des jouissances qui lui sont étrangères et passent en un clin d’œil (3).

42.

Hommage soit rendu au temps ! C’est grâce à lui que cette ville est charmante, ce roi puissant, cette foule de vassaux et ces conseillers expérimentés qui se tiennent à ses côtés, ces jeunes filles dont le visage rivalise de beauté avec la lune, ces fiers descendants de races royales, ces poëtes, ces récits, tout en un mot échoit en partage au souvenir.

43.

Cette maison, qui avait autrefois plusieurs habitants, n’en a plus qu’un seul maintenant ; cette autre, qui n’en avait qu’un d’abord, en a eu plusieurs ensuite, et a fini par n’en plus avoir. C’est ainsi que Kâla et Kâlî (le Temps et la déesse de la destruction) jouent ensemble, sur l’échiquier du monde, avec deux dés qui sont le jour et la nuit, et les hommes comme pièces d’échec.

44.

La vie diminue chaque jour ; à mesure que le soleil se lève et se couche, dans le tracas des affaires, sous le poids de mille soucis, on ne se rend pas compte du temps qui s’écoule ; on voit sans frémir les hommes qui naissent, vieillissent, souffrent et meurent : ce monde a bu la liqueur de l’imprévoyance et de l’aveuglement, et il s’est enivré.

45.

Les hommes dépourvus d’intelligence, s’imaginant que le même jour et la même nuit recommencent indéfiniment, courent se remettre à la peine comme auparavant et reprennent chacun en silence la tâche commencée. Hélas ! comment ne rougissons-nous pas de la folie avec laquelle nous les imitons en souffrant les tourments de cette vie dont toute l’occupation consiste à jouir à diverses reprises des mêmes objets ?

46.

Nous n’avons pas dirigé, comme il le fallait, nos méditations vers l’Être suprême, de façon à briser le cercle de la transmigration ; nous n’avons pas accumulé les mérites capables de nous ouvrir les deux battants de la porte du ciel ; nous n’avons pas, même en rêve, serré dans nos bras une femme aux charmes ravissants : nous ne sommes que des haches qui avons abattu l’arbre de la jeunesse de notre mère.

47.

Nous ne nous sommes pas rendus maîtres sur cette terre de la science qui sied aux hommes bien élevés et au moyen de laquelle on impose silence aux contradicteurs ; nous n’avons pas porté notre gloire jusqu’aux nues en enlevant à la pointe de l’épée les bosses que l’éléphant porte sur le front ; nous n’avons pas sucé au lever de la lune le nectar que distille la lèvre charmante d’une bien-aimée : notre jeunesse, hélas ! s’est usée sans fruit, comme une lampe dans une maison vide.

48.

Nous n’avons pas acquis la science pure, nous n’avons pas amassé de richesses, nous n’avons pas obéi d’un cœur soumis aux ordres de nos parents, nous n’avons pas pressé dans nos bras, même en rêve, des jeunes filles aux grands yeux pleins de vivacité : tout notre temps s’est passé comme celui des grues à mendier le pain d’autrui.

49.

Ceux qui nous ont donné le jour sont bien loin de nous, nos camarades d’âge ne vivent plus que dans notre souvenir : notre chute devient chaque jour plus imminente, et notre situation est pareille à celle d’un arbre planté sur la rive sablonneuse d’une rivière.

50.

La vie de l’homme est limitée à cent ans : la nuit en prend la moitié, la moitié de l’autre moitié est absorbée par l’enfance et la vieillesse ; le reste se passe au milieu des maladies, des séparations et des adversités qui l’accompagnent, à servir autrui et à vaquer à d’autres occupations analogues. Où trouver le bonheur dans une existence qui ressemble aux bulles que produit dans l’eau l’agitation des flots ?

51.

L’homme a un moment d’enfance, puis un moment de jeunesse amoureuse ; il est un moment sans fortune et un moment comblé de richesse ; à la fin de sa vie quand il succombe sous la vieillesse et qu’il a le corps couvert de rides, il se retire comme un acteur derrière le rideau qui masque la demeure de Yama (4).

52.

Tu es roi ; nous, nous sommes des maîtres écoutés dont la grandeur et l’autorité reposent sur la sagesse. Tes richesses font ta gloire ; les poëtes célèbrent la nôtre dans toutes les contrées de l’univers. Ainsi, ô dispensateur des honneurs, il n’y a pas entre nous une grande distance, et, si tu nous dédaignes, nous, nous éprouvons, pour tout ce qui nous entoure, une indifférence et un détachement absolus.

53.

Ô Roi ! tu exerces ton empire sur des richesses, nous exerçons le nôtre sur des discours ; tu es un héros, nous, nous possédons une habileté que rien ne saurait détruire, à calmer la fièvre d’orgueil des critiques ; ceux qu’aveuglent les richesses te font la cour, moi je reçois les hommages des hommes qui désirent entendre comment on enlève les taches de l’esprit ; si tu n’as rien à tirer de moi, j’ai encore moins à tirer de toi.

54.

Je me contente d’écorces d’arbres pour vêtements, à toi, il faut de riches mousselines. Nous sommes également satisfaits, et cette différence n’en est pas une : le pauvre est celui dont les désirs sont vastes. Parmi ceux dont le cœur est content, il n’y a ni pauvres, ni riches.

55.

Je ne puis approuver la conduite des hommes sans frein dont un breuvage enivrant — une poignée d’or — a troublé tous les sens. N’y a-t-il pas, en effet, à l’usage de chacun assez de fruits pour la faim, de l’eau douce pour la soif, la terre pour couche et l’écorce des arbres pour vêtements ?

56.

Mangeons le pain de l’aumône, n’ayons pour vêtements que l’air qui nous enveloppe, couchons sur la terre : qu’aurons-nous à faire aux princes ?

57.

Nous ne sommes ni des acteurs, ni des libertins, ni des chanteurs, ni des conteurs renommés et licencieux, ni des femmes courbées sous le poids de leurs seins ; qu’avons-nous à nous approcher du roi ?

58.

Ce monde a été créé par de grands sages, d’autres l’ont possédé, d’autres qui en avaient fait la conquête l’ont rejeté comme un vil fétu (5) ; il est aussi dans cet univers quatorze autres sages qui gouvernent les mondes (étagés au-dessus et au-dessous de la terre) : comment s’expliquer ces accès de folie qui s’emparent des hommes par suite de la possession de quelques villes ?

59.

Il ne se passe pas un instant sans que des centaines de princes ne se disputent la jouissance de cette terre, et cependant les rois mettent leur orgueil à la posséder. Les maîtres se réjouissent follement d’en acquérir la plus mince parcelle, tandis qu’ils devraient s’en abstenir avec répulsion.

60.

Toute cette motte de terre qu’entoure une ceinture d’eau n’est qu’un atome ; une foule de rois en jouissent après en avoir fait le partage au prix de cent combats et souffrent cruellement quand il faut qu’ils donnent quelque chose. Combien, à plus forte raison, les misérables sujets ! Honte ! honte aux hommes vils qui leur demandent un peu d’or !

61.

Celui-là est véritablement né, sur la tête duquel l’ennemi du dieu de l’amour (Çiva) a placé en guise de parure un crâne blanchi. Quelle n’est pas la malignité sans égale de la fièvre d’orgueil dont souffrent les hommes que quelques-uns seulement de ceux qui appliquent leur intelligence à soutenir leur vie s’inclinent aujourd’hui devant lui ?

62.

Pourquoi t’es tu jeté, ô mon cœur, dans un dédale de misères en essayant chaque jour et par divers moyens de te concilier la bienveillance des autres ? Si tu étais toi-même concilié et apaisé, ta volonté purifiée verrait éclore en elle les dons de la pierre précieuse magique (6) et tous tes désirs obtiendraient leur accomplissement.

63.

Pourquoi, ô mon cœur, ces vaines agitations ? Repose-toi quelque part. Les choses sont comme elles se font et pas autrement. Oublie le passé, ne pense pas à l’avenir et goûte les plaisirs d’ici-bas qui arrivent et disparaissent à l’improviste.

64.

Éloigne-toi, ô mon cœur, de ce gouffre au fond duquel s’agitent, avec tant de fatigues, ceux qui poursuivent les objets des sens ; prends la route du salut sur laquelle toutes les peines s’apaisent en un instant ; réunis-toi à l’âme suprême et quitte ta propre voie qui est instable comme l’onde ; ne mets plus ton plaisir dans les choses périssables ; sois-moi enfin favorable !

65.

Ô mon cœur, purifie-toi de l’aveuglement, place ta joie en celui qui porte pour diadème une moitié de la lune (Çiva), prends plaisir à te fixer sur les rives de la rivière du ciel (le Gange). Quelle confiance pourrais-tu avoir dans les flots, les bulles qui se forment à la surface de l’eau, les traits de l’éclair, les biens de la fortune, l’extrémité des flammes, les serpents et les gués des torrents (toutes choses mobiles et instables) ?

66.

N’accorde aucune confiance, ô mon cœur, à l’inconstante déesse de la fortune ; c’est une courtisane vénale qui abandonne ses amants sur un froncement de sourcil du prince. Prenons la saie d’ascète et allons de porte en porte dans les rues de Bénarès, en attendant que l’aumône nous tombe dans la main que nous tendons en guise d’écuelle.

67.

Si, sous tes yeux, retentissent des chants agréables, qu’à tes côtés soient assis d’excellents poëtes venus du sud et que derrière toi résonne le cliquetis charmant des bracelets de jeunes filles tenant à la main des chasse-mouches faits de queues d’yacks, goûte avec avidité aux voluptés mondaines ; sinon, ô mon cœur, plonge-toi sans tarder dans la contemplation exempte de tout exercice de la pensée.

68.

On jouit d’une prospérité qui permet de réaliser tous ses désirs. Après ? On a mis le pied sur la tête de ses ennemis. Après ? On a consacré ses richesses à élever ses favoris. Après ? On vivrait des milliers d’années. Après ?

69.

Se consacrer au culte de Çiva, avoir dans son cœur la crainte de l’éternelle succession de la naissance et de la mort, se détacher de ses proches, échapper aux émotions diverses que produisent les passions amoureuses, se reléguer dans des forêts désertes, loin des fautes auxquelles donne lieu la fréquentation des hommes, voilà le renoncement, et que saurait-on désirer de plus ?

70.

Dirige donc ta pensée sur Brahma, l’être immortel, immuable, suprême, qui se développe spontanément, et abandonne ces illusions mauvaises (ou, qui ne reposent que sur le non-être) ; tout ce qui s’y rattache, comme la jouissance de régner et les autres, n’est estimé que par des hommes qui méritent la pitié.

71.

Tu descends aux enfers, tu montes aux cieux, tu parcours, ô mon cœur, dans ton instabilité tous les points de l’horizon. Comment se fait-il que, dans tant d’agitations, tu ne penses pas à Brahma, l’être pur qui repose en lui-même ? Est-il possible sans cela d’obtenir l’apaisement ?

72.

Ô Terre, ma mère ! Air, mon père ! Feu, mon ami ! Eau, ma sœur ! Éther, mon frère (7) ! Voici le dernier hommage que je vous rends, les mains jointes. Brillant de l’éclat de tous les mérites que j’ai acquis en vivant au milieu de vous, délivré de mon aveuglement par la science pure, je vais me confondre avec l’âme suprême.

73.

Celui qui règne dans le monde des dieux a debout auprès de lui des éléphants somnolents dont les tempes sont ouvertes pour livrer passage à la liqueur qui en jaillit à l’époque du rut ; à la porte de son palais hennissent des chevaux fougueux et couverts d’or ; il est réveillé de son sommeil au son des luths, des flûtes, des tambours, des trompettes et des cymbales ; — les honneurs réservés à la vertu ont tout l’éclat de ceux-là.

74.

Le corps s’est replié sur lui-même, la démarche est hésitante, les dents s’ébrèchent, la vue s’éteint, la surdité est survenue, la bouche laisse échapper la salive, les familiers ne tiennent plus compte de ce qu’on dit, l’épouse n’obéit plus. La vieillesse, hélas ! est une triste période de la vie : le fils lui-même devient un ennemi.

75.

Quand les jeunes filles ont remarqué une tache blanche dans la chevelure d’un homme, elles y voient par excellence un signe qui excite au mépris et elles l’évitent comme elles se détourneraient de la fontaine d’un paria que désigne un morceau d’os planté auprès.

76.

Tandis que le corps est fort et bien portant, que la vieillesse est éloignée, que les sens ont toute leur vigueur et la jeunesse toute son énergie, le sage doit consacrer les plus grands efforts au salut de son âme. C’est peine perdue de creuser un puits quand la maison brûle.

77.

Notre vie ne dure qu’un clin d’œil, et nous ne savons que faire ! Nous livrerons-nous à la pénitence sur le bord des divines eaux du Gange ? Entourerons-nous de nos respectueux égards une épouse vertueuse ? Nous désaltérerons-nous aux sources de la science ou à la coupe d’ambroisie que remplissent les poëtes de tous les genres ?

78.

Le maître est difficile à contenter, les princes ont les pensées plus rapides que les pieds des chevaux ; nous avons pourtant des ambitions temporelles et nous nous donnons comme but un poste élevé. Dans l’intervalle, la vieillesse mine notre corps et la mort met fin à notre vie. Ami, il n’est pas en ce monde d’autre moyen de salut pour le sage que la pénitence.

79.

La considération n’existe plus, la vigueur du corps est entamée, les sollicitations n’obtiennent que de vains résultats, les parents sont morts, les serviteurs sont partis, la jeunesse s’est évanouie petit à petit ; il ne reste aux sages qu’un parti convenable à prendre : se fixer sur les rochers que purifient les flots du Gange, ou dans une grotte d’une reine des montagnes, ou dans un antre ombragé de broussailles.

80.

Agréables sont les rayons de la lune, agréables, au sein des forêts, les clairières tapissées de gazon, agréable, le plaisir qu’on trouve dans la fréquentation des sages, agréables, les récits des poëtes, agréable, le visage de la bien-aimée sur lequel roule une larme que le dépit a fait naître ; mais adieu l’agrément de toutes ces belles choses, si l’on vient à penser combien elles sont fugitives !

81.

N’est-il pas agréable d’habiter un palais ? Le chant et la musique ne font-ils pas plaisir à entendre ? Ne goûte-t-on pas un bonheur suprême dans la société de celle qu’on aime autant que la vie ? Et cependant les sages considérant toutes choses comme aussi vacillantes que la flamme de la lampe agitée par l’air que mettent en mouvement les ailes du papillon voltigeant alentour, sont partis pour la forêt.

82.

Quoique nous ayons observé les trois mondes dans tous les sens, nous n’avons jamais vu ni connu par ouï-dire d’homme qui soit parvenu à attacher au poteau de la continence un éléphant dont le cœur est enflammé par les désirs véhéments que lui inspire sa femelle.

83.

Les désirs se sont flétris dans notre cœur, la jeunesse a quitté nos membres, nos vertus sont restées stériles faute d’appréciateurs. Que convient-il de faire ? Le Temps, ce dieu puissant, et la Mort impitoyable s’avancent avec précipitation. Nous n’avons pas porté nos méditations aux pieds du meurtrier du dieu de l’amour (Çiva) et pourtant c’est notre seul moyen de délivrance.

84.

Il n’est pas pour moi de différence essentielle entre Çiva, le maître des mondes, et Vishnu, l’âme de l’univers ; cependant ma dévotion s’adresse à celui qui porte pour diadème un croissant (Çiva).

85.

Quand serons-nous assis avec bonheur et le visage sillonné de larmes de joie durant les nuits silencieuses sur un banc de sable de la rivière du ciel (le Gange), éclairé par les pâles clartés de la lune rayonnante, nous éloignant avec effroi de la diversité des apparences matérielles et criant à haute voix Çiva ! Çiva ! Çiva !

86.

Quand est-ce que, tous nos biens étant épuisés, nous nous rendrons, le cœur rempli d’une tendre compassion et rappelant à notre souvenir combien l’expérience des choses mondaines est vaine et pénible, dans une forêt sacrée où nous passerons des nuits éclairées par les rayons de la lune d’automne en réfugiant uniquement notre pensée aux pieds de Çiva ?

87.

Quand est-ce qu’ayant fixé mon séjour à Bénarès sur le bord de la rivière des dieux (le Gange), vêtu d’un pagne qui couvre ma nudité, tenant les mains jointes au-dessus de ma tête et m’écriant « Ô ! époux de Gaurî (8), destructeur de Tripura (9) Çamba (10), Çiva aux trois yeux, sois-moi favorable », je verrai mes jours passer comme un clin d’œil ?

88.

Quand est-ce, ô Seigneur, qu’après avoir fait mes ablutions dans les eaux du Gange, t’ayant honoré avec des fleurs et des fruits purs, méditant sur l’objet suprême de la pensée dans la grotte de la montagne, au fond de laquelle je reposerai sur un lit de cailloux, trouvant ma satisfaction en moi-même, me nourrissant de fruits et écoutant attentivement les paroles de mon précepteur spirituel, je pourrai, ô l’ennemi du dieu de l’amour, me délivrer du malheur inséparable de la cour qu’on fait à des hommes ayant le même nombre de mains et de pieds que soi ?

89.

Je tiens pour indépendants au suprême degré ceux qui ont pour couche un lit de cailloux, pour demeure l’antre d’une montagne, pour vêtements l’écorce des arbres, pour amies les gazelles, pour nourriture les fruits savoureux des arbres, pour breuvage l’eau qui tombe des cascades, pour épouse voluptueuse la science et qui n’élèvent pas les mains jointes au-dessus de leurs têtes en guise de soumission.

90.

Quand serai-je, ô Çiva, un solitaire sans désirs, apaisé de cœur, me servant de la main comme d’une coupe (pour boire ou mendier) sans autres vêtements que l’air dont je serai enveloppé et capable de déraciner l’œuvre (afin d’en voir cesser les effets et de m’unir ainsi à l’âme universelle) ?

91.

Nous avons souffert, mais sans patience ; nous avons perdu le bonheur qu’on trouve dans sa maison, mais nous ne l’avons pas abandonné volontairement ; nous avons subi péniblement le chaud et le froid, mais l’esprit de pénitence nous faisait défaut ; nous avons médité dans un profond recueillement sur les richesses, mais non pas sur la nature de Çiva : tout ce que font les ascètes nous l’avons fait, mais les fruits qu’ils recueillent de leurs œuvres ne nous sont pas dus et nous échapperont.

92.

Pourrions-nous envier la souveraineté des trois mondes quand, couverts d’un pagne formé de cent haillons rattachés ensemble et d’un manteau semblable, sans soucis d’aucune sorte, vivant d’aumônes faciles à recueillir, couchant dans un cimetière ou dans la forêt, nous jouissons de notre libre arbitre en toute indépendance, allons où nous voulons et pratiquons sans cesse la vie contemplative avec constance et d’un cœur apaisé et toujours fixé sur son but ?

93.

La terre est sa couche, les tiges de liane ses coussins, le ciel son pavillon, la lune sa lampe ; les points cardinaux sont les jeunes filles qui, avec les zéphyrs en guise d’éventails, agitent l’air autour de lui… Le religieux mendiant, bien qu’ayant renoncé à tous ses désirs, est, dans la retraite où il repose, pareil à un prince sur la terre.

94.

Un lambeau de terre, une mince parcelle de l’univers pourrait-elle troubler le cœur du sage ? Les sauts de la çapharî (11) suffisent-ils à agiter l’Océan ?

95.

A-t-on la bouche desséchée par la soif ? on prend des rafraîchissements agréables ; est-on tourmenté de la faim ? on savoure du riz mêlé de viande et d’autres assaisonnements ; le feu de l’amour s’allume-t-il dans les veines ? on serre tendrement une femme dans ses bras. L’homme s’imagine à tort qu’il fait bien en combattant la maladie avec de tels remèdes.

96.

Ô vénérable Lakshmi (12), accorde tes faveurs à d’autres et ne cherche pas à me posséder. Ceux qui sont avides de jouissances, voilà tes esclaves ; mais quel pouvoir as-tu sur ceux qui sont voués au renoncement ? Le vase fait de feuilles de palâça (13) cousues ensemble, destiné à recevoir les aumônes est purifié, et je veux désormais vivre en religieux mendiant.

97.

L’aumône n’est pas difficile à obtenir en prenant le chemin suivi par le grand Râma (14), la terre est remplie de fruits, la belle peau d’une gazelle peut tenir lieu de vêtements ; qu’on se réjouisse ou qu’on s’attriste, la conséquence des œuvres reste toujours la même. Qui pourrait abandonner le dieu aux trois yeux (Çiva) pour s’incliner devant un homme qu’aveugle un peu d’or ?

98.

« Est-ce un chandâla (15), un brâhmane, un çûdra (16), un pénitent, un grand ascète dont l’esprit sait pénétrer la vérité suprême ? » — Tandis que le monde parle d’eux et pose ces questions, les sages voués à la vie contemplative suivent leur chemin sans éprouver ni colère ni joie.

99.

Que ceux-là distribuent des malédictions qui en ont toujours à la bouche ; nous, nous sommes incapables d’en donner parce que nous n’en avons point. Il y a en ce monde un proverbe qui dit qu’on ne donne que ce qu’on a ; comment faire, en effet, pour fournir une corne de lièvre ?

100.

Jadis la science servait à ceux dont le cœur est pur pour dissiper leurs chagrins ; avec le temps, les mondains l’ont mise en fuite en se livrant aux jouissances sensuelles ; maintenant qu’elle voit les possesseurs d’un lopin de terre mépriser les livres qui l’enseignent, elle s’éloigne, hélas ! chaque jour de plus en plus.