Les Stances érotiques, morales et religieuses de Bhartrihari/01

LES STANCES
Érotiques, Morales et Religieuses
DE BHARTRIHARI.

PREMIÈRE PARTIE.

L’AMOUR.


1.

Hommage à ce dieu adorable armé d’une fleur (l’Amour), dont la parole ne saurait redire les exploits divers et par qui Çiva, Brahmâ et Vishnu (1) ont été constamment tenus en esclavage dans la demeure des jeunes filles aux yeux de gazelles.

2.

Par leur sourire, leur grâce, leur pudique réserve, leur timidité, leurs œillades obliques lancées avec des yeux à demi voilés, leur babil, leurs querelles, leur enjouement, par tout ce qui est en elles, les femmes nous enchaînent.

3.

Sourcils charmants, œillades voilées, regards obliques, paroles tendres, sourires pudiques, lent départ qui n’est qu’artifice amoureux bientôt suivi d’une pause : voilà les charmes et les armes de la femme.

4.

Le visage de lotus des nouvelles mariées dont les yeux si vifs sont tantôt assombris par le froncement de leurs beaux sourcils, tantôt intimidés par la modestie, tantôt effarouchés par la crainte, tantôt stimulés par le désir, resplendissent comme des champs de lotus bleus qu’on voit à l’horizon.

5.

Les jeunes femmes ont pour parure naturelle un visage qui ne craint pas la rivalité de la lune, deux yeux capables de rendre ridicule la beauté du lotus, un teint qui l’emporte sur l’éclat de l’or, une forêt de cheveux comparable à un essaim d’abeilles, des seins qui ont ravi leur charme aux grosseurs (2) que portent sur le front les éléphants en rut, des hanches robustes et une voix d’une douceur exquise.

6.

Léger sourire sur les lèvres, regards empreints à la fois de hardiesse et de timidité, babil auquel l’enjouement juvénile a prêté tout son charme, fuite et retour précipités, amusements folâtres et continuels : tout n’est-il pas ravissant chez la femme aux yeux de gazelle qui atteint l’adolescence ?

7.

Quel est le plus beau des spectacles ? le visage respirant l’amour d’une jeune femme aux yeux de gazelle. Quel est le plus suave des parfums ? son haleine. Quel est le plus agréable de sons ? sa voix. Quelle est la plus exquise des saveurs ? la rosée dont sont humectés les boutons de fleurs qui forment ses lèvres. Quel est le plus doux des contacts ? celui de son corps. Quelle est l’image la plus agréable sur laquelle la pensée puisse s’arrêter ? ses charmes naissants. Tout en elle est plein d’attraits (3).

8.

Est-il un cœur que ne soumettraient pas, par leurs regards furtifs pareils à ceux des gazelles aimables et confiantes, ces jeunes filles dont le choc des bracelets mobiles, ainsi que la ceinture et les anneaux qu’elles ont à leurs pieds produisent un cliquetis plus agréable que le bruit que les flammants font entendre en marchant (4) ?

9.

Est-il un homme sur terre que ne captive pas une belle dont le corps est poudré de safran, sur les seins dorés de laquelle tremble un collier de perles et qui, pareille au flammant, fait retentir les anneaux dont ses pieds de lotus sont entourés ?

10.

Les poëtes qui ne cessent d’affirmer que les belles sont faibles ont sans doute l’esprit de travers. Indra (5) lui-même et les autres dieux ont été vaincus par les regards qu’elles leur ont jetés de leurs yeux aux vives prunelles. Comment peut-on dire qu’elles sont faibles ?

11.

Le dieu de l’amour est certainement aux ordres de cette belle, puisqu’il se rend là, où le jeu de ses regards lui dit d’aller (6).

12.

Tes cheveux sont relevés en chignon (ou, pratiquent l’ascétisme), tes yeux s’étendent jusqu’au delà des oreilles (ou, ont parcouru les livres saints d’un bout à l’autre), ta bouche est garnie de deux rangées de dents (ou, de brâhmanes) qui brillent d’une pureté naturelle, le globe de tes seins a l’éclat de perles enchâssées (ou, de délivrés réunis pour jamais à l’âme suprême). Et pourtant, ô fille à la taille élancée, ton corps, qui offre un spectacle si propre à calmer les sens, jette le trouble dans nos cœurs (7).

13.

Quelle est, ô ma belle, cette adresse inconnue jusqu’ici, grâce à laquelle tu perces les cœurs en te servant des cordes de l’arc (ou, de tes charmes) au lieu de flèches ?

14.

Le flambeau peut luire, le feu éclairer, le soleil, la lune et les étoiles briller : sans ma bien-aimée aux yeux de gazelle, la terre reste pour moi dans l’obscurité.

15.

 

16.

Avec des seins pesants (ou, pareils à la planète Jupiter), avec son visage qui a l’éclat de la lune et ses pieds qui se meuvent lentement (ou, qui ressemblent à la planète Saturne) elle brille comme si elle était formée de planètes.

Pourquoi te troubler, ô mon cœur, si sa gorge est opulente, si ses hanches ont une allure séduisante, si son visage est charmant ? Si tu désires ces trésors, fais le bien, car sans les bonnes œuvres on n’obtient pas les objets de ses souhaits.

18.

Que les personnages respectables nous disent avec précision, après avoir écarté toute cause de partialité et bien considéré la chose, si nous devons offrir nos hommages aux flancs des montagnes ou à ceux des jeunes filles enjouées qui se livrent aux jeux d’amour.

19.

 
 

20.

Avec son visage beau comme la lune (ou, comme une sorte de pierre précieuse appelée pierre lunaire), ses cheveux d’un noir foncé (ou, d’émeraude), ses mains qui ont le teint du lotus (ou, de rubis), elle brille comme si elle était faite de pierres précieuses.

21.

Que ne font pas les jeunes filles aux beaux yeux qui se sont emparées petit à petit du cœur des hommes ? Elles les troublent, les enivrent, les persiflent, les menacent, les ravissent et les plongent dans le désespoir.

22.

Une belle à la taille svelte se promenait sous les arbres de la forêt, en se reposant de temps en temps ; ayant enlevé de la main le mouchoir qui lui couvrait les seins, elle renvoya à la lune les rayons dont elle la frappait.

23.

Quand elles sont absentes, nous aspirons à les voir ; quand nous les avons vues, nous n’avons plus qu’un désir, celui de jouir de leur étreinte ; quand nous sommes dans les bras des belles aux yeux allongés, nous ne voudrions plus nous en arracher.

24.

Une fleur de jasmin épanouie sur la tête, du sandal mêlé de safran sur le corps, une ravissante bien-aimée sur le cœur : voilà le ciel complet.

25.

Les jeux d’amour avec une femme de bonne naissance sont remplis de charme. D’abord elle dit « non, non » et semble dédaigner les caresses, puis des désirs viennent à naître sans que la pudeur disparaisse, ensuite la résistance se relâche et la fermeté est abandonnée ; enfin elle ressent vivement le secret plaisir des ardeurs amoureuses et, laissant de côté toute crainte, goûte un bonheur inexprimable qui lui fait crisper les membres.

26.

Heureux ceux qui baisent le miel des lèvres des jeunes femmes couchées dans leurs bras, la chevelure dénouée, les yeux langoureux et à demi clos et les joues mouillées de la sueur qu’a provoquée la fatigue des plaisirs d’amour.

27.

Dans les plaisirs voluptueux, quand les yeux se ferment et qu’on perd sentiment, c’est alors qu’a lieu la conclusion de la scène d’amour pour les deux amants,

28.

C’est une inconvenance et une anomalie que les hommes éprouvent dans la vieillesse même des émotions amoureuses, et que les femmes aux belles hanches ne voient pas arriver le terme de leur vie ou de leurs désirs à l’époque où leurs seins perdent leur fermeté.

29.

En ce monde, l’amour a pour effet d’unir deux cœurs en une même pensée. Quand les sentiments des amants ne sont pas confondus, c’est comme l’union de deux cadavres.

30.

Les jeunes filles aux yeux de gazelles nous ravissent en tête à tête par leurs discours pleins d’abandon ; ils témoignent d’un doux penchant, ils débordent de tendresse, la passion les entrecoupe, ils abondent en paroles aimables, ils sont empreints de naïveté, ils respirent la joie, ils ont un charme naturel, ils sont dignes de confiance et font naître l’amour.

31.

Il faut se reposer dans les eaux du Gange qui lavent les souillures du péché, ou sur les seins ravissants et ornés de colliers de perles d’une toute jeune fille.

32.

Le cœur des jeunes filles ne reste cruel en présence de leurs bien-aimés que jusqu’au premier souffle du zéphir printanier chargé des parfums du sandal.

33.

Les vents sont chargés de parfums, les arbres se parent de nouveaux bourgeons, les abeilles ardentes font entendre leurs bourdonnements et les kokilas leurs chants agréables ; la sueur que provoquent les jeux d’amour perle çà et là sur le visage, brillant comme la lune, des jolies femmes. Est-il quelque chose au monde dont les charmes ne s’éveillent pas dans une nuit de printemps (9) ?

34.

Au printemps, les doux accents de la femelle du kokila  (10) et le souffle des zéphirs qui viennent des monts Malayas  (11) mettent à la torture ceux qui sont séparés de leurs bien-aimées. Dans le malheur, l’ambroisie elle-même devient poison.

35.

Il est agréable de passer son temps en jeux d’amour aux côtés de sa bien-aimée ; les chants harmonieux du kokila réjouissent l’oreille ; les lianes en fleur ont des charmes ; on trouve du plaisir dans la société des gens d’esprit ; quelques-uns admirent les rayons de la lune, d’autres ont le cœur et les yeux ravis par le spectacle des belles nuits du mois Chaïtra  (12).

36.

Voici le moment (le printemps) où les femelles des kokilas sont remplies d’ardeur à la vue des tiges fleuries de l’arbre mango, signal de l’offrande de regrets que font les épouses des absents sur l’autel de la séparation. En même temps, les vents qui viennent des monts Malayas ravissent leurs parfums aux jasmins nouvellement épanouis et diminuent l’abattement général.

37.

Qui ne sentirait les désirs naître dans son cœur au printemps, alors que tout l’espace est rempli des parfums que répandent à profusion les étamines des fleurs du mango et que les abeilles sont irritées par le miel à la douce saveur ?

38.

En été, de belles filles aux yeux de gazelles dont les mains sont humides du suc transparent du sandal, des chambres de bain, des fleurs, l’aspect de la lune, un doux zéphyr, des bouquets odorants et une terrasse aux parois blanchies augmentent le plaisir et le désir.

39.

Couronnes dont l’aspect réjouit le cœur, zéphyr qu’agite l’éventail, rayons de la lune, parfum des fleurs, lac frais, poudre de sandal, vin clair, terrasse d’un palais bien blanche, vêtement très-léger, femme aux yeux de lotus — tels sont les agréments que les heureux ont en partage quand la chaleur les accable.

40.

Palais que la chaux a rendu éblouissant de blancheur, lune dont les rayons brillent d’un pur éclat, lotus du visage des bien-aimées, effluves parfumées du sandal, couronnes qui réjouissent le cœur — tout cela met en émoi l’âme de l’homme sensuel, mais ne touche pas celui qui a renoncé à tout commerce avec les objets des sens.

41.

Est-il quelqu’un dont la joie ne soit pas accrue quand la saison des pluies vient allumer l’amour, sous sa parure de jeune fille, embaumée des parfums des jasmins en fleurs et chargée de nuages (ou, de seins) gonflés et épais ?

42.

Est-il un homme heureux ou malheureux dont les désirs ne s’éveillent pas quand le ciel est couvert de nuages, les plaines émaillées de fleurs, les vents chargés des parfums qu’exhalent les jeunes tiges du kutaja et du kadamba (13), et que les forêts retentissent joyeusement du cri des paons ?

43.

Sur sa tête, une épaisse couche de nuages ; de chaque côté, des montagnes sur lesquelles dansent les paons ; à ses pieds, le sol émaillé des fleurs blanches de kandalî (14) — où le voyageur peut-il porter de préférence ses regards ?

44.

Les éclairs serpentent dans le ciel pareils à des lianes, les parfums du kétaki (15) circulent dans les airs, le tonnerre éclate au sein des nuages amoncelés. on entend les cris confus des paons qui se livrent à leurs jeux. Comment les jeunes filles aux beaux cils passeront-elles séparées de leurs bien-aimés ces jours où tant d’agréments se trouvent réunis ?

45.

Quand l’obscurité est si épaisse qu’une aiguille ne pourrait la traverser, que le ciel retentit du bruit des nuages amoncelés, que l’eau se précipite en torrents du haut des rochers, c’est, je crois, le jeu des éclairs, ravissant comme l’éclat de l’or, qui indique aux audacieuses jeunes filles dont les beaux yeux sont à la fois réjouis et éblouis, le chemin qu’elles ont à suivre pour trouver leurs amants.

46.

À la saison des averses, quand les bien-aimés ne peuvent quitter la maison, les belles aux yeux allongés qui tremblent de froid les serrent étroitement dans leurs bras ; puis s’élèvent des vents chargés d’une pluie glaciale qui font disparaître la fatigue causée par les plaisirs d’amour. C’est ainsi que, dans la société de celles qu’on aime, une laide journée devient belle pour les heureux amants.

47.

Le malheureux dont les membres sont rompus et énervés par les transports passionnés du plaisir, chez lequel est née une soif inextinguible et qui désire une liqueur enivrante sur la terrasse isolée où il a passé la moitié de la nuit, ne boit pas l’eau glacée et d’une transparence égale à celle des rayons de la lune, que lui offre dans une cruche le bras languissant et pareil à une liane d’une bien-aimée épuisée par la volupté.

48.

Heureux ceux qui en hiver reposent voluptueusement dans une chambre, ayant pour nourriture du lait caillé frais et du beurre, couverts de vêtements rouges, portant une épaisse couche de poudre de safran sur leurs membres qu’ont brisés tous les jeux d’amour, enlaçant dans leurs bras une bien-aimée aux seins luxuriants et mâchant à pleine bouche des feuilles et des noix de bétel.

49.

Les vents qui soufflent en hiver se conduisent ouvertement envers les belles comme s’ils étaient leurs bien-aimés : ils embrassent les fossettes de leurs joues ; ils font entrechoquer bruyamment leurs lèvres en se jouant dans les boucles qui encadrent leur visage ; ayant enlevé le corset qui enveloppe leur poitrine, ils mettent leurs seins en chair de poule ; ils font grelotter leurs cuisses et ils détachent le pagne qui ceint leurs larges hanches.

50.

Le vent qui souffle dans la saison d’hiver agit d’ordinaire comme un amant à l’égard des belles : il met en désordre leur chevelure, il leur fait cligner les yeux, il chiffonne leurs vêtements avec violence, il met leur corps en chair de poule, il arrive petit à petit à les faire trembler dans ses embrassements et fouette incessamment leurs lèvres qui grelottent en laissant échapper des murmures.

51.

Les objets des sens qui forment le but des vains efforts des hommes, manquent de réalité ; soit. On peut même les mépriser et dire qu’en eux résident tous les vices. Cependant, quelle n’en est pas la puissance pour qu’ils brillent d’un éclat si grand, si difficile à exprimer, dans le cœur même de ceux dont toute la pensée est dirigée vers la vérité (16) ?

52.

Que vous soyez précepteurs d’élèves dont la pensée est dirigée vers l’objet du Véda et que nous soyons disciples de poëtes aux discours élégants, il n’en est pas moins vrai que sur terre la vertu suprême est de rendre service à autrui et qu’il n’est de charmant dans ce bas monde que les belles aux yeux de lotus.

53.

À quoi bon de longs discours dépourvus d’application ? Les hommes ont à choisir ici-bas entre deux cultes : celui des belles jeunes filles qui n’aspirent qu’à jeux et plaisirs d’amour toujours renouvelés, et que fatigue le poids de leurs seins ; ou celui qu’on rend dans la forêt à l’être absolu.

54.

Hommes, je vous le dis en vérité, en toute indépendance et conformément à un axiome admis par tous les peuples : rien n’est charmant que les jeunes filles aux belles hanches, et rien ne cause davantage notre malheur.

55.

Le flambeau du vrai discernement ne luit pour les sages que tant qu’il n’a pas été frôlé par le bord des regards rapides des jeunes filles aux yeux de gazelles.

56.

Il n’est que les docteurs ayant sans cesse à la bouche l’écriture sacrée pour parler, et seulement du bout des lèvres, de renoncer à l’amour. Qui serait capable de fuir les hanches ornées de ceintures bruyantes auxquelles sont suspendues des perles rouges, des jeunes filles aux yeux de lotus ?

57.

Le faux sage qui médit des femmes trompe les autres et lui-même, car le fruit de la pénitence est le ciel, et le ciel offre les Apsaras (17) à ceux qui l’obtiennent.

58.

Il est sur terre des héros capables de couper les bosses qui se trouvent sur le front de l’éléphant en rut ; il en est même d’assez adroits pour tuer un lion furieux ; mais je le déclare à la face des forts, il ne s’en trouve guère qui puissent avec toute leur vaillance abattre l’orgueil du dieu de l’amour.

59.

L’homme ne reste dans la bonne voie, ne maîtrise ses sens, ne garde le sentiment de l’honneur, ne conserve de retenue que tant que son cœur n’a pas été atteint, ni ses fermes résolutions détruites par les flèches des regards des femmes lascives — flèches empennées de leurs cils noirs et décochées avec les arcs de leurs sourcils.

60.

Ce que femme entreprend dans un accès de passion amoureuse, Brahmâ lui-même n’a pas le courage d’y mettre obstacle.

61.

La grandeur, la science, la noblesse et la prudence ne durent qu’autant que le feu du dieu aux cinq flèches (l’Amour) ne s’est pas allumé spontanément dans les membres.

62.

Les savants, les hommes célèbres par leur bonne éducation, ceux qui possèdent la connaissance de l’âme suprême ne sont eux-mêmes que rarement des vases de bonnes œuvres en ce monde, où la liane des sourcils arqués des jeunes filles aux beaux yeux est comme la clé avec laquelle s’ouvre la porte de la cité infernale.

63.

Un chien maigre, borgne, boiteux, sourd, ayant la queue coupée, rempli d’ulcères, souillé de pus, couvert de vermine, épuisé par la faim, affaibli par l’âge et dont la gueule est déchirée par les tessons qu’il ronge, poursuit encore les chiennes : le dieu de l’amour tourmente jusqu’aux mourants.

64.

Les fous qui fuient la femme — ce sceau manifeste du dieu dont l’étendard est un poisson (l’Amour) au moyen duquel on est assuré de la possession de tous les biens — n’obtiennent que de vains fruits de leur sottise et ce dieu les châtie cruellement : ceux-ci vont nus et ont la tête rasée, d’autres ont la chevelure partagée en cinq tresses, d’autres enfin n’en ont qu’une au sommet de la tête et portent des crânes humains pour parure (allusion aux différents signes extérieurs adoptés par les ascètes).

65.

Viçvâmitra, Parâçara et d’autres grands ascètes, qui ne vivaient que de vent, d’eau et de feuilles, ont perdu leur sagesse à la vue du visage de lotus d’une belle femme. Le jour où des hommes qui se nourrissent de riz mêlé de beurre, de lait frais et de lait caillé parviendront à maîtriser leurs sens, les monts Vindhyas (18) traverseront l’océan à la nage.

66.

Dans ce monde qui n’est que vanité, comment les hommes au cœur pur, dont la honte qu’ils ont recueillie en faisant leur cour à la porte du palais des mauvais princes a abaissé la fierté, pourraient-ils regagner l’honneur, s’il n’y avait pas de jeunes filles dont la beauté a tout l’éclat de la lune à son lever, dont les yeux ressemblent aux lotus, qui portent des ceintures bruyantes et mobiles, et auxquelles le poids de leurs seins fait ployer la taille ?

67.

Puisqu’il y a dans l’Himâlaya des lieux de félicité remplis de grottes qu’habitent de saints ascètes, des arbres que frottent les épaules du sanglier de Çiva, des rochers que lavent les eaux du Gange, quel est le sage qui consentirait à souiller son honneur en courbant le front (dans les cours), sans les femmes — ces flèches du dieu de l’amour — aux yeux pareils à ceux des jeunes gazelles apprivoisées ?

68.

Vivent les jeux folâtres des belles filles aux yeux de gazelles ! Ils ont le parfum naissant de la luxuriante jeunesse, ils marquent le début des ardeurs voluptueuses, ils sont le gage des conquêtes réservées au dieu de l’amour, ils s’emparent tout doucement des cœurs, ils sont les précepteurs uniques des sentiments qui s’éveillent alors dans les âmes.

69.

Est-il un homme en ce monde, ô prince, qui ait traversé l’océan de ses désirs ? À quoi servent les richesses quand la jeunesse et l’amour, son compagnon fidèle, ont disparu ? Courons donc avant que la vieillesse qui s’avance sans perdre un instant ait ravi leur beauté, auprès de nos bien-aimées qui nous regardent avec leurs grands yeux pareils à des lotus bleus épanouis.

70.

Il n’est ici-bas qu’un jardin rempli de fleurs pernicieuses : c’est la jeunesse. Elle est le temple unique de la passion, la cause de peines plus cuisantes que n’en feraient endurer cent enfers, la semence d’où naît la folie, le rideau de nuages qui couvre la lune de la science, la seule amie du dieu de l’amour, la chaîne des fautes de toute nature.

71.

Est-il un homme assez heureux pour ne pas subir de changement quand arrive l’adolescence — cette pluie qui arrose l’arbre d’amour, cette source d’où jaillit le suc des tendres amusements, cette compagne chérie du dieu puissant (l’Amour), cette mer d’où sort la perle des paroles gracieuses, ce spectacle qui a pour les yeux des jeunes filles les mêmes charmes que possède la pleine lune pour le chakor (19) cet écrin qui contient le trésor de la beauté ?

72.

En apercevant une femme, qui n’est en l’examinant de près qu’une petite fille malpropre, le sage lui-même s’enflamme, se réjouit, éprouve des désirs et la comble d’éloges en s’écriant avec ardeur : « C’est ma bien-aimée. » « Elle a des yeux de lotus. » « Quelles larges hanches ! » « Quels seins relevés et opulents ! » « Son visage a la beauté du lotus. » « Ses sourcils sont charmants. » Hélas ! quelles sottises fait commettre l’aveuglement de la passion.

73.

Si vous pensez à elle, vous éprouvez une peine cuisante ; si vous la voyez, votre esprit se trouble ; si vous la touchez, vous perdez la raison : comment peut-on l’appeler bien-aimée ?

74.

Elle n’est faite d’ambroisie que tant qu’elle est sous les yeux. A-t-elle disparu de la portée du regard, elle est plus vénéneuse que le poison.

75.

Une femme aux belles hanches est à la fois ambroisie et poison : nous aime-t-elle, c’est une liane qui produit l’ambroisie ; a-t-elle de l’aversion pour nous, c’est une plante vénéneuse.

76.

Par qui a été fabriqué ce dédale d’incertitudes, ce temple d’immodestie, ce séjour d’inconsidération, ce réceptacle de fautes, ce champ de méfiance semé de cent fourberies, cette barrière de la porte du ciel, cette bouche de la cité infernale, cette corbeille remplie de tous les artifices, ce poison qui ressemble à l’ambroisie, cette corde qui lie les mortels au monde d’ici-bas, cette étrange machine — la femme, en un mot ?

77.

La lune n’a pas pris réellement la forme de leur visage, il n’est pas vrai qu’une couple de lotus soit devenue leurs deux yeux, ni que leur corps élancé ait été fait avec de l’or ; mais les gens simples ont été induits en erreur par les poëtes et, tout en sachant bien que le corps des belles aux yeux de gazelle est fait de peau, de chair et d’os, ils lui rendent un culte superstitieux.

78.

Les grâces lascives sont innées chez les femmes voluptueuses et elles enflamment le cœur des fous : les couleurs du lotus lui sont accordées par la nature, et c’est en vain que l’abeille rôde alentour.

79.

Il y a sans doute du miel sur les lèvres des jeunes filles au corps svelte dont le visage de lotus est d’une exquise beauté et semble avoir ravi l’éclat de la pleine lune ; mais avec le temps ce miel deviendra extrêmement amer comme le fruit de la coloquinte, et se changera en poison funeste.

80.

Cette rivière, qui a l’aspect d’une belle — car les sillons formés par ses ondes ressemblent aux trois rides du corps de la femme, les couples de cygnes dont elle est couverte rappellent deux seins relevés et opulents et elle a pour visage les lotus qui brillent sur ses eaux — est le séjour de monstres terribles. Hommes ! si vous ne voulez pas tomber dans l’océan du monde d’ici-bas, éloignez-vous d’elle.

81.

Elles babillent avec l’un, envoient à un autre des œillades provocatrices ; un troisième occupe leur cœur et leur pensée. Quel est le véritable bien-aimé des femmes ?

82.

Les femmes ont du miel dans leurs paroles et du poison dans le cœur. Aussi leur suce-t-on les lèvres, tandis qu’on leur frappe (presse) la poitrine avec les mains.

83.

Ami, fuis bien loin de la femme — ce serpent : ses regards obliques sont un venin dévorant, sa nature est méchante, ses manières folâtres ressemblent aux mouvements de la crête de certains reptiles ; mais il est des remèdes qui guérissent ceux qu’a atteints la dent des serpents véritables, tandis que les conjurateurs eux-mêmes abandonnent l’homme mordu par ce serpent subtil qu’on appelle une bien-aimée.

84.

Le dieu de l’amour est un pêcheur ; la femme est la ligne qu’il jette dans la mer de ce monde ; l’homme est le poisson que le désir fait mordre à la lèvre qui sert d’appât ; l’Amour l’amène bientôt à lui et le fait griller sur le feu de la passion.

85.

Ô cœur en voyage ! ne t’égare pas dans l’épaisse forêt du corps d’une belle, ni dans les défilés de ses seins, car l’Amour y est aux aguets, comme un voleur de grand chemin.

86.

J’aimerais mieux être aperçu par un serpent allongé, mobile, à l’allure sinueuse, brillant, furtif, doué de l’éclat du lotus bleu, que par son œil digne des mêmes épithètes. Il est en tous pays des médecins en grand nombre dont les services sont prêts pour la guérison d’une morsure, mais quand on a été touché des regards d’une belle il n’est, à mon avis, ni médecin, ni remède.

87.

— « Écoute ce chant agréable, vois cette danse, goûte ce mets savoureux, aspire ces parfums, touche ces seins voluptueux. » — Les sens détournés de l’objet suprême et habiles à atteindre leur propre satisfaction, t’égarent çà et là par ce langage et tu es trompé par tous les cinq.

88.

La folie causée par le dieu de l’amour, qui donne lieu à un état étrange par suite du vertige qu’elle introduit dans le corps et qui fait que les yeux errent çà et là et roulent dans leurs orbites, ne se dissipe pas au moyen d’incantations ; ce n’est pas une maladie que les médecins puissent guérir et les différents remèdes qu’on emploie contre elle sont hors d’état de la faire cesser.

89.

Qui pourrait s’éprendre de ces esclaves vénales qui offrent pour un peu d’or leur corps ravissant à un aveugle de naissance, à un homme hideux de figure, à un vieillard aux membres flétris par l’âge, à un rustre, à un individu de basse naissance, à un lépreux ? Ces femmes sont des glaives qui coupent la liane merveilleuse du discernement.

90.

Les courtisanes sont les feux du dieu de l’amour, elles l’alimentent avec leur beauté, et les libertins viennent y sacrifier jeunesse et richesse.

91.

Est-il un homme de bonne famille qui voudrait embrasser les lèvres, quelque charmantes qu’elles soient, d’une courtisane, jouet immonde des espions, des soldats, des voleurs, des esclaves, des comédiens et des débauchés ?

92.

Heureux ceux dont le cœur ne se pervertit pas à la vue de la beauté des femmes aux yeux vifs et allongés, aux seins que la sève de la jeunesse a remplis, arrondis et gonflés, aux trois sillons pareils à des lianes qui serpentent sur leur ventre grêle !

93.

À quoi bon, jeune fille, ces œillades amoureuses, ces jeux de regard avec les paupières à demi closes ? Cesse, cesse tes agaceries : ta peine est inutile. Je ne suis plus le même qu’autrefois ; ma jeunesse s’est enfuie ; toutes mes pensées sont dirigées vers la retraite ; mon aveuglement est dissipé, et je considère ce monde entier comme un vil fétu.

94.

Cette jeune fille dirige sans cesse sur moi un œil qui a ravi leur éclat aux pétales du lotus bleu. À quoi vise-t-elle ? Mon égarement a cessé, les ardeurs de la fièvre résultant de la blessure que m’avait faite la flèche du cruel dieu de l’amour sont éteintes, et pourtant la malheureuse ne se tient pas en repos.

95.

Tant que les bonnes œuvres sont nombreuses, on jouit avec sécurité d’un palais resplendissant de blancheur, de jeunes femmes ravissantes, d’une prospérité dont l’éclat du parasol blanc est le signe (c’est-à-dire, de la puissance souveraine) ; la provision en est-elle épuisée ? tout se disperse en un clin d’œil de chaque côté comme un collier de perles dont le fil s’est brisé dans les jeux ou les querelles d’amour.

96.

Celui qui maîtrise ses sens voit briller en lui l’union constante et indissoluble de l’intelligence et de l’âme suprême, qui découle d’une application assidue aux pratiques pieuses ; mais qu’a-t-il à faire des causeries avec les bien-aimées, du miel de leurs lèvres, de la lune de leur visage, des jeux d’amour accompagnés de soupirs et des plaisirs voluptueux dans lesquels on presse leurs seins arrondis ?

97.

Holà ! dieu de l’amour, pourquoi te fatiguer la main à faire retentir ton arc ? Holà ! holà ! kokila, pourquoi ces accents délicieux, mais inutiles ? Ô belle ! c’est assez de regards jetés du coin de l’œil remplis à la fois d’amour, de malice, de naïveté, de douceur et de vivacité. Mon cœur est plongé dans l’ambroisie du recueillement aux pieds de celui qui a la lune pour diadème (Çiva), que je couvre de mes baisers.

98.

Quand j’étais dans l’ignorance produite par l’obscurité où m’égarait l’amour, je ne voyais ici-bas que la femme. Maintenant que je me suis plu à frotter mes yeux avec le spécifique de la vraie science, tout a pris, à mes regards, un aspect uniforme et je n’aperçois dans les trois mondes que Brahma (20).

99.

Celui-ci marche dans la voie du renoncement, celui-là s’égare dans les sentiers de la politique, un autre prend son plaisir dans l’amour : chacun, ici-bas, va de son côté (21).

100.

Ce qui ne nous plaît pas, quelle qu’en soit la beauté, ne fixe pas nos désirs : les fleurs de lotus diurnes n’éprouvent pas de penchant pour celle dont les rayons sont d’ambroisie (la lune), malgré ses charmes.