LES SQUATTERS


SOUVENIRS D’UN ÉMIGRANT.




PREMIÈRE PARTIE.




J’ai sous les yeux des lettres écrites des points les plus opposés de l’Amérique du Nord, par un jeune émigrant dont la révolution de février a brusquement déplacé l’existence. Dernier rejeton d’une famille historique, George de L… n’était pas un de ces esprits inquiets que l’influence d’une étoile errante pousse de contrée en contrée à la poursuite de quelque chimère. D’un caractère tranquille et rêveur, ennemi de tout changement, il était de ces hommes qui regardent la vie couler comme un fleuve, sans s’inquiéter d’où viennent ses eaux, sans se demander où elles iront se perdre. C’est à la nécessité qu’il avait obéi en quittant la France après avoir recueilli à la hâte les débris de son patrimoine. Il avait disparu sans que personne eût été informé de son départ ; quand, les premiers jours de trouble passés, la société, un peu remise de son émoi, avait pu compter ses morts et ses blessés, alors seulement les amis de George de L… avaient remarqué son absence. Bientôt cependant j’avais eu de ses nouvelles, et les premières lettres qu’il m’écrivit ne furent qu’une sorte de prélude à une assez volumineuse correspondance où il y avait à la fois l’abandon d’un journal de voyage et l’intérêt d’un roman. Ce qui me frappa surtout dans les longues confidences de George de L…, ce fut le contraste de deux pays, de deux civilisations, qui s’y reflétaient parfaitement. En quelques mois, le jeune émigrant avait fait l’essai de deux existences, celle du colon cultivateur dans les solitudes de la Virginie et celle du chercheur d’or sur les grèves de la Californie ; il avait pu les comparer, en apprécier mûrement les inconvéniens, ainsi que les avantages. On ne s’étonnera pas que je me sois plu à recueillir ces impressions, qui étaient pour moi autant de souvenirs : j’avais vu moi-même les lieux que George décrivait complaisamment, j’avais vécu au milieu des rudes populations qu’il visitait. Un autre motif me rendait cette correspondance intéressante : j’y trouvais de vifs aperçus sur les profondes révolutions qui menacent le Nouveau-Monde comme l’Europe. Je comparais le présent de l’Amérique à son avenir, et les villes mêmes qu’avait traversées le voyageur me facilitaient cette comparaison ; la Nouvelle-Orléans, New-York et San-Francisco, par exemple, me semblaient représenter les faces les plus curieuses de ce monde naissant, ses grandeurs passées et ses grandeurs nouvelles : d’une part, la richesse acquise péniblement et courageusement par la culture ; de l’autre, les faciles et merveilleuses conquêtes du chercheur d’or. C’était, en un mot, l’Amérique d’hier et l’Amérique d’aujourd’hui qui se trouvaient opposées l’une à l’autre dans leurs plus pittoresques aspects.

Par une singularité digne de remarque, ces deux points extrêmes du même continent, New-York et San-Francisco, semblent rapprochés par l’identité des conditions géographiques. La première de ces villes, à l’est et sur l’Atlantique, regarde l’Europe ; la seconde, à l’ouest, sur l’Océan Pacifique, est en face de l’Asie. Les fondateurs de New-York, comme ceux de San-Francisco, durent être frappés par l’aspect d’une immense baie, abritée contre les vents du large par une ceinture de collines verdoyantes, et au fond de laquelle venaient se déverser deux larges fleuves. Des deux côtés, d’ailleurs, on retrouve les mêmes avantages naturels. Le Rio-San-Joaquin et le Rio-Sacramento sont pour San-Francisco ce que l’Hudson et la Rivière de l’Est sont pour New-York il n’y a que les noms à changer. Aujourd’hui encore la race anglo-saxonne remplace à San-Francisco la race espagnole, comme elle remplaçait à New-York, il y a deux siècles à peu près, les colons hollandais. Ici toutefois il y a un premier contraste à noter. À New-York, la race anglo-saxonne n’a plus qu’à maintenir une prospérité acquise et développée par de longs efforts ; à San-Francisco, elle voit cette prospérité naître et grandir déjà avec une rapidité merveilleuse. En d’autres termes, la capitale commerciale de l’Union américaine ne fait aujourd’hui que raconter l’histoire future de San-Francisco. Cette vaste baie de New-York, jadis déserte, est trop resserrée maintenant pour les navires qui s’y pressent de tous les points du monde. Sur les hauteurs, autrefois inhabitées, qui dominent l’entrée de la baie, au milieu des bois et des jardins, toute une ville de maisons de plaisance s’élève, oisive et silencieuse, au-dessus de la ville affairée, qui fait sans cesse monter vers le ciel, avec la vapeur de ses usines, le bruit joyeux de son activité commerciale. Entre les rives escarpées de l’Hudson, entre les bords plus adoucis de la Rivière de l’Est, les bateaux à vapeur se croisent en tous sens et annoncent leur passage par des colonnes de fumée auxquelles répond de loin, dans la campagne, la traînée blanchâtre des locomotives, car New-York est le centre des chemins de fer de l’Union. Puis la nuit, quand les feux de la ville sont éteints, quand les falots des navires ne brillent plus dans la baie, le phare de Sandy-Hook, les signaux des montagnes de Neversink, éclairent encore de leurs feux tournans ou fixes la marche des navires qui cherchent à franchir la passe des Narrows.

La baie de San-Francisco est loin de présenter un aspect aussi animé ; mais la race anglo-américaine a signalé sa présence en Californie par une activité qui ne peut manquer d’amener une transformation prochaine. En attendant, je ne puis m’empêcher de préférer aux brillans aspects de New-York les paysages solitaires de San-Francisco. Le long des deux bras de terre qui s’avancent pour protéger l’enceinte de la ville mexicaine, la mer brise en gerbes écumantes jusqu’au pied des cèdres qui la bordent. Au milieu de la baie, qui ressemble à un lac tranquille, quelques navires, perdus dans l’immensité, dessinent leurs mâts isolés sur l’éternel azur du ciel mexicain. Ici c’est un bâtiment américain peint en blanc, indolemment balancé par la houle, comme un albatros gigantesque ; plus loin, un baleinier, aux flancs souillés de sang et de graisse comme le tablier d’un boucher, se répare entre deux campagnes, et la mer disparaît autour du bâtiment sous un essaim blanchâtre de goélands affamés. Au loin, des îles nombreuses s’élèvent comme des obélisques ou s’allongent comme des corbeilles de verdure au-dessus des eaux. Enfin, au pied de hautes collines et à l’extrémité du promontoire qui ferme la rade du côté du nord, quelques maisons en pisé, aux murs blanchis, se groupent au bord de la mer comme une troupe de mouettes prêtes à prendre leur essor. C’est la ville mexicaine de San-Francisco, telle du moins que je l’ai vue il y a peu d’années. Si, de la hauteur où elle est située, on étend ses regards, par-delà l’enceinte de la baie et l’embouchure des deux fleuves, le Sacramento et le San-Joaquin, jusqu’à la ligne orientale de l’horizon, on aperçoit une longue chaîne de montagnes que couronnent d’épaisses forêts de cèdres centenaires, et derrière lesquelles se dresse le sommet escarpé du pic du Diable. C’est un splendide paysage, mais où il ne faut chercher aucune de ces traces d’activité industrielle qui donnent un caractère particulier aux rives de l’Hudson. À peine de temps à autre un canot ou une pirogue remonte les deux fleuves solitaires, où les élans et les chevaux sauvages viennent se désaltérer en paix. Si, du milieu de la plaine inhabitée qui attend une ville, derrière une colline ou derrière un bouquet d’arbres s’élève quelque fumée vagabonde, cette colonne bleuâtre, doucement balancée par la brise, n’annonce point une locomotive, mais le foyer d’une troupe d’Indiens chasseurs ou de trappeurs américains qui font halte dans les solitudes. Là, plus de phares la nuit pour guider les navires à travers les écueils de l’Océan, mais parfois un rayon furtif de la lune qui verse ses lueurs bleuâtres sur l’un des pics neigeux de la Sierra-Nevada.

Comme moi-même, le jeune exilé avait pu comparer ces divers aspects du monde américain, la vie méridionale dans son insouciance sauvage, l’ardeur fiévreuse des émigrans de toute race et de tout pays, la civilisation anglo-saxonne dans sa puissante activité. De quel côté sont les conquêtes durables et les plus glorieux triomphes ? De quel côté aussi est l’avenir de la société américaine ? Toutes ces questions se pressaient en moi quand je me rappelais le contraste si éloquent de San-Francisco et de New-York. Le récit que j’emprunte aux lettres de George de L… y répondra peut-être.


I

Après une traversée de trente-cinq jours, notre bâtiment, parti du Havre, arrivait à l’endroit où le Mississipi, encore invisible, pousse au milieu de l’Océan ses flots jaunis, et où l’Océan s’écarte respectueusement devant l’impétuosité du père des fleuves. C’est à ce moment que je m’interrogeai une dernière fois avant de débarquer dans ma nouvelle patrie. Quelles ressources apportais-je dans ce monde inconnu ? quelles chances de fortune m’offrait cet exil dont je ne pouvais fixer le terme ? Au temps de ma prospérité, j’avais acheté, pour la somme de 5,000 francs, une concession de terrain aux États-Unis d’Amérique. Le prix de ces terrains, médiocre d’abord, avait successivement augmenté en passant de main en main. Mon but alors n’avait été que de rendre service à un ami dans l’embarras, qui me sut un gré infini de lui payer 5,000 francs la possession de cinq cents acres (deux cent cinquante hectares) de terres vierges au-delà de l’Atlantique, dans l’état de Virginie. L’acte de cession était parfaitement authentique, dûment enregistré à la cour du comté où était située la concession. Le défrichement de ces terres incultes devenait, avec le quart d’une année de mes revenus, c’est-à-dire 6,000 francs, ma seule ressource au lendemain de la révolution de février. Mon parti avait bientôt été pris. J’étais allé déjeuner une dernière fois au Café de Paris, et le soir j’étais au Havre. Un navire, le Queen Victoria, partait le lendemain pour la Nouvelle-Orléans. J’avais pris passage à son bord, et, quelques momens après, la terre de France n’était plus à mes yeux que comme une fumée bleuâtre confondue avec les brumes lointaines de l’horizon.

J’étais encore sous l’impression de mes tristes pensées, quand on signala l’embouchure du Mississipi. Mon cœur se serra, je l’avoue, à l’aspect de ces deux rives basses, inondées, fangeuses, entre lesquelles des eaux limoneuses écument et bouillonnent en roulant une avalanche d’arbres déracinés et d’amas de terre arrachés aux berges du fleuve géant. Ces nuées d’oiseaux tourbillonnant au milieu des vapeurs que dégage la masse des eaux, ces arbres charriés comme des brins de paille, montrant alternativement leurs puissantes racines ou leurs feuillages souillés, ces îlots entraînés par la force irrésistible du courant, tout m’offrait l’image de la désolation et du chaos. Le navire entra dans le fleuve aux rives toujours noyées et large comme une mer intérieure. À partir du petit village de la Balise, composé de quelques huttes de pêcheurs, il s’avança plus rapidement, traîné par un remorqueur. Nous approchions du terme de cette longue navigation. Déjà des traces de culture se laissaient voir : nous aperçûmes des rizières d’abord, puis des champs de cannes à sucre ; enfin, nous vîmes surgir au loin une forêt de mâts et de cordages, qui désignait l’emplacement où, protégée par sa levée contre les invasions du fleuve, s’élève et grandit chaque jour la reine du Meschacébé, la Nouvelle-Orléans.

Ceux qui ont visité la Nouvelle-Orléans savent quel aspect étrange présente à un Européen la population noire et blanche qui afflue dans ses rues ; ils savent aussi combien est singulière, à l’époque des crues du fleuve à peine contenu par la levée, la perspective de ces mille ou douze cents navires qui semblent flotter au-dessus de la ville. C’était sur cette levée que je me plaisais surtout à me promener, et, tout en pensant à la patrie absente, je passais de longues heures à contempler le cours impétueux du Mississipi. J’avais pris des renseignemens sur la direction que je devais suivre pour me rendre dans mon domaine, et je me disais que ces eaux écumantes avaient baigné peut-être les terres qui attendaient mon exploitation. En effet, ma propriété était située près d’un affluent de l’Ohio, qui lui-même verse ses eaux dans le Mississipi. On m’avait tracé d’avance mon itinéraire. Il s’agissait de remonter le Mississipi jusqu’à son embranchement avec l’Ohio, de remonter encore ce second fleuve jusqu’au village de Guyandot, puis, laissant là le bateau à vapeur, de m’enfoncer à vingt-cinq lieues dans les terres, sur la rive droite de l’Ohio. Là, entre la rivière de Guyandot, qui se jette dans le fleuve près du village du même nom, et une autre rivière nommée le Sandy-Creek, s’étendaient les deux cent cinquante hectares de forêt dont j’étais seigneur suzerain. En quel endroit précisément ? comment reconnaître les terrains qui m’appartenaient ? C’est ce que j’ignorais ; mais l’essentiel était d’avoir ces données premières, sauf à les compléter en arrivant sur les lieux. Je résolus donc de me mettre sans plus tarder en quête de ma propriété, et, secouant la torpeur qui commençait à m’envahir sous un ciel torride, je m’arrachai aux délices énervantes de la Capoue américaine pour aller me retremper au milieu des brises du désert.

Près de cinq cents bateaux à vapeur de toutes dimensions et plusieurs milliers de bateaux plats (flat boats) sillonnent en toute saison l’Ohio et le Mississipi. J’avais pris passage sur un de ces énormes steamers américains que je comparerais volontiers à nos établissemens de bains chauds sur la Seine. Je fus frappé du singulier contraste que présente le spectacle animé du fleuve avec l’aspect désolé des deux rives. Des champs, des landes incultes, des marécages où les alligators fuient la présence de l’homme, se succèdent tristement durant une navigation d’une centaine de lieues. Je ne trouvai une diversion à la fatigante monotonie de ce paysage que dans l’étrange réunion de passagers au milieu de laquelle je me voyais jeté. Les principaux états de l’Union y étaient représentés. À l’étage inférieur du bateau, quelques centaines de mariniers des flat boats, devenus simples passagers sur le steamer, faisaient leur cuisine, chantaient, buvaient, entassés dans un étroit espace. Des Canadiens, de retour des prairies du Missouri, du Nouveau-Mexique ou des Montagnes Rocheuses, regagnaient les froides contrées du nord et se racontaient leurs périlleux voyages ou leurs luttes avec les hordes indiennes. Le pionnier de l’ouest, la carabine sur l’épaule, se croisait sur le pont du bâtiment avec le marchand d’esclaves de la Virginie. Les quakers et les quakeresses, reconnaissables, les uns aux larges basques de leurs habits, les autres à leurs chapeaux de soie grise, gardaient au milieu de ces hommes bruyans et affairés leur modeste allure et leur démarche compassée. Un gentleman raide et taciturne était assis près d’une jeune fille, qui, sous la garde de son fiancé et sous l’égide des mœurs américaines, entreprenait un voyage de plaisir. À côté d’un groupe de défricheurs du Kentucky, on voyait une famille de la Louisiane qui allait passer l’été dans ses possessions de la Virginie, et les femmes créoles, fleurs françaises épanouies dans toute leur beauté sous le ciel américain, formaient un contraste plein de charme avec les rudes Kentuckiens aux formes herculéennes. Mon regard errait de l’un à l’autre de ces types d’une société si nouvelle ; mais, s’il s’arrêtait çà et là avec complaisance, c’était surtout quand il croyait reconnaître, parmi tant de figures étrangères, quelque pâle voyageur de l’ancien monde, exilé comme moi peut-être dans le nouveau par les révolutions du pays natal.

Parfois un mouvement inusité régnait à bord : c’était quand les mariniers passagers interrompaient leurs chants ou leur cuisine pour aller charger à terre les bois empilés sur la rive, ou quand notre bâtiment rencontrait des trains de bateaux redescendant le cours du fleuve. Alors les bateliers échangeaient entre eux des hourras qui allaient réveiller au fond des forêts voisines des échos formidables. Quelquefois aussi la foule des passagers se précipitait sur les lisses du bateau pour assister à la lutte de deux steamers rivaux. Les chaudières, gorgées de vapeur, nous assourdissaient de leurs sifflemens ; les palettes des roues battaient convulsivement le fleuve, dont les vagues bouillonnantes allaient au loin blanchir la rive et courber les roseaux, jusqu’au moment où du vapeur distancé partaient des cris de colère couverts par le cri de triomphe du capitaine victorieux. Les chefs des deux équipages jouaient leur vie et la nôtre dans ces téméraires parties avec une audace tout américaine.

C’était le soir surtout, à l’heure où le pont redevenait calme et solitaire, que la nature du Nouveau-Monde se révélait à moi dans sa sévère majesté. La plupart des passagers dormaient dans leurs cabines ; quelques voyageurs plus intrépides s’étendaient, enveloppés de leurs manteaux, sur les bancs restés vides. J’étais presque toujours de ces derniers, et j’ai passé ainsi quelques-unes des plus douces heures de mon voyage. Au tumulte du jour avait succédé un silence complet, que troublaient seuls le sourd retentissement de la machine, la voix du timonier et le craquement des arbres submergés que broyait sous l’eau la quille du navire. Les falots de poupe répandaient sur le fleuve assombri d’incertaines lueurs. Sur la nappe noire des eaux paisibles glissaient silencieusement de longs trains de ces mêmes bateaux plats si bruyans le jour. Un steamer passait auprès de nous comme un tourbillon et se perdait bientôt dans l’ombre, couronné d’un panache de fumée pailleté d’étincelles. Des feux brillaient sur les rives, comme des phares lointains, et signalaient la hutte ou le bivouac d’un squatter. Il y avait un charme indicible dans ces aspects nocturnes ; mais à ce charme se mêlait parfois une tristesse que j’essayais vainement de combattre. Qu’étais-je, moi rêveur inutile, parmi ces hommes habitués dès l’enfance à lutter contre la nature et à porter en tous lieux leur énergique activité ? Qu’allais-je faire au milieu de ces solitudes, et dans quel monde inconnu ma vie devait-elle s’achever ? Les chênes gigantesques qui se dressaient sur la rive me semblaient alors prêts à me barrer le passage, comme autant de sombres fantômes, et dans la plainte monotone que le vent de la nuit arrachait aux forêts primitives, je croyais surprendre de lugubres prédictions.

Un seul des passagers paraissait partager mon goût décidé pour les rêveries nocturnes ; jamais il ne lui arrivait de quitter le pont, même dans les nuits froides, où je ne restais que peu d’instans hors de la cabine. Un matin, je résolus de l’interroger, et j’appris que, Français comme moi, il avait comme moi quitté son pays après la révolution de février. Je lui rendis confidence pour confidence. — Vous avez pris le bon parti, me dit-il, le seul qui restait à prendre. — Et il commença le récit assez curieux d’une de ces existences agitées qui, en Amérique comme en Europe, cherchent à se fixer sans jamais y réussir. Mon compagnon de voyage était un de ces mille jeunes gens qui, attirés à Paris par une fausse vocation littéraire, ne tardent pas à expier leur erreur dans une lutte pénible contre la misère. Il était arrivé à la Nouvelle-Orléans avec un capital d’une trentaine de francs, son passage une fois payé, et comptait moins sur d’aussi faibles ressources que sur un roman qu’il apportait en portefeuille. Un ami, à qui il avait caché sa détresse pour ne pas décourager son zèle, lui avait heureusement trouvé un éditeur, et c’était avec le produit de la vente de son manuscrit que le romancier voyageait sur le Mississipi, à la recherche, comme moi, d’une propriété territoriale. Son livre n’ayant eu aucun succès, il avait renoncé aux aventures littéraires, et s’était résigné à acheter pour cent francs dix acres de forêts vierges ; il avait payé ses dettes d’auberge, fait emplette d’une carabine du Kentucky, d’une hache de l’Illinois, et obtenu du capitaine de notre steamer qu’on le transportât à prix réduit, sauf à ne lui accorder que la place au feu et non au couvert. Moyennant cet arrangement, chaque lieue que le romancier devenu planteur faisait vers son domaine lui coûtait à peine dix centimes de France[1].

La philosophique insouciance de mon compatriote me rendit du courage, et j’enviai presque sa joyeuse témérité. L’émigrant m’énuméra ses moyens d’exploitation. — Vingt-cinq piastres, ou cent vingt-cinq francs, comme il vous plaira, voilà tout mon capital, me dit-il. Vingt-cinq francs me suffisent à acheter en patates et en bœuf salé la provision d’une année. J’aurai bien du malheur, si à cet ordinaire de matelot je ne puis ajouter de temps à autre un quartier de cerf ou de chevreuil. Il me restera donc encore une réserve de cent francs. J’en dépenserai la moitié pour la construction d’un log-house, le reste me servira pour ensemencer les terres que ma hache défrichera. Un grain de maïs me rapportera un épi ; avec le produit d’un acre de terre, j’en achèterai dix autres, et je continuerai d’étendre ainsi les limites de mes champs jusqu’au moment où, dans mon orgueil satisfait de propriétaire, il me plaira de déposer ma hache et de dire : C’est assez. De tels projets ne sont pas des rêves dans le pays où nous sommes. Nous approchons d’une ville dont l’accroissement prodigieux est un des faits les plus remarquables de l’histoire d’Amérique. Cincinnati…

Le narrateur s’interrompit. Un vieillard, vêtu d’un habit noir râpé et boutonné jusqu’à la cravate, avait fait quelques pas vers nous en entendant prononcer le nom de Cincinnati. Les rides profondes de son visage, en dépit d’une taille que l’âge n’avait que légèrement courbée, accusaient un homme plus que septuagénaire. Il y avait dans la physionomie de ce vieillard ce cachet étrange et sombre auquel on reconnaît les existences cruellement éprouvées.

— Chut ! me dit mon interlocuteur, et, me tirant à l’écart, il ajouta d’un ton plus bas : Vous verrez demain ou après la ville de Cincinnati. Fondée il y a cinquante ans, cette ville occupe sur le bord de l’Ohio un terrain immense ; elle compte à présent plus de quatre-vingt mille habitans. Ce vieillard, aujourd’hui presque pauvre et connu de tout l’équipage, a vendu, il y a cinquante ans, pour 48 dollars (240 francs) un emplacement qui vaut maintenant plus de 100 millions.

J’examinai curieusement alors l’ancien possesseur du terrain où s’élève Cincinnati, et j’admirai la dignité avec laquelle il portait sa misère. Ces brusques déceptions de la fortune sont communes en Amérique. Le génie entreprenant de la population y renouvelle sans cesse les conditions au milieu desquelles s’exerce l’activité des spéculateurs, et l’insouciance avec laquelle la plupart des voyageurs regardaient passer au milieu d’eux le vieillard ruiné de Cincinnati disait assez combien ils étaient blasés sur des péripéties dont leur propre existence offrait peut-être de nombreux exemples.

Je venais de perdre de vue ce vieillard, quand le steamer ralentit sa marche. La vapeur s’échappait en bouillonnant de la soupape. — C’est à mon intention qu’on s’arrête, reprit l’émigrant français. Me voici arrivé à l’endroit où je vais dire adieu pour long-temps à la vie civilisée. — Nous avions devant nous un des sites les plus sauvages des bords de l’Ohio. Une habitation isolée s’élevait là, à demi cachée par les sapins. Une barque s’approcha, montée par un pêcheur, qui devinait à l’immobilité du navire que des passagers voulaient descendre à terre. Le bagage de l’émigrant, qui se composait d’une valise, d’un caban africain, d’une hache et d’une carabine, fut bientôt transporté dans la pirogue. Mon aventureux ami me serra la main sans mot dire, et s’élança dans l’embarcation. Le steamer reprit sa course, mais j’eus encore le temps de voir le colon mettre pied à terre, passer ses bras dans les bretelles de sa valise, jeter sa hache et son fusil sur l’épaule, puis disparaître derrière un rideau d’arbres gigantesques.

Les derniers incidens de cette navigation n’offrirent que peu d’intérêt. Le lendemain du jour où le romancier nous avait quittés, nous passâmes devant Cincinnati. Je contemplai avec curiosité cette ville qui, en un demi-siècle, avait couvert de ses maisons de brique ou de pierre admirablement alignées un immense plateau, jadis désert. Je cherchai vainement des yeux l’ancien propriétaire du territoire de Cincinnati. Cet homme me rappelait ces chefs indiens dépossédés auxquels de leurs vastes domaines il ne reste que l’espace nécessaire pour creuser une tombe. Le vieillard s’était hâté de descendre furtivement à terre. Bientôt nous arrivâmes à la petite ville de Guyandot. C’était là que je devais quitter le bateau à vapeur à mon tour. Je ne me séparai pas sans quelque émotion de cette population flottante dont j’avais, pendant quelques jours, partagé les fatigues et épousé les habitudes. La terre où je débarquais était celle où devait commencer ma vie de colon. Heureusement une pensée me soutint dans ce moment pénible. Je me rappelai avec quelle insouciance l’émigrant français parti de la Nouvelle-Orléans, sans autres ressources qu’une vingtaine de piastres, s’était élancé dans le désert qu’il allait défricher. Je me sentis, moi aussi, accessible à cet orgueil qui pousse le squatter toujours en avant au milieu des périls et des obstacles d’une nature inexplorée ; moi aussi j’allai bravement jeter sur mon épaule la carabine du chasseur et la hache du pionnier, et commencer la lutte que j’étais venu chercher, sans songer désormais à jeter un regard en arrière.


II

Guyandot, qui prend son nom d’un des affluens de l’Ohio, est une petite ville de peu d’importance. Je ne comptais y séjourner que le temps nécessaire pour recueillir des renseignemens précis sur la situation de ma propriété. J’avais appris, dans une causerie avec un passager du steamer, que ma concession était une subdivision de ces grands lots de terrains répartis en vente publique, et qu’on appelle sections. La mesure uniforme de ces subdivisions est de 640 acres ou 259 hectares. Il me restait à compléter ces notions, évidemment insuffisantes, et c’est au bar-room de l’auberge où j’étais descendu que je pouvais espérer d’obtenir des informations plus détaillées. On appelle bar-room une pièce du rez-de-chaussée des auberges où, derrière une balustrade[2], les propriétaires établissent un débit de liqueurs. C’est comme le café particulier de chaque hôtellerie ; c’est aussi une espèce de bourse où l’on échange les nouvelles, où l’on traite des affaires de tout genre. Je trouvai dans le bar-room une demi-douzaine de buveurs causant, debout et le verre à la main, de leurs affaires. Je me sentis presque humilié en comparant ma taille, qui n’est pas cependant des moyennes, à la stature de ces géans américains. Mon arrivée, du reste, n’excita la curiosité de personne, et les buveurs continuèrent à s’entretenir du prix de vente des bois de construction à Cincinnati, des prix courans des salaisons et des denrées du pays, sans paraître s’apercevoir de la présence d’un étranger. Je profitai de cette inattention générale pour m’approcher de l’hôte et lui adresser quelques questions sur la section de terrain qui m’appartenait. Je dus nécessairement donner à l’homme que je consultais des indications sur la date de la vente publique, sur la mesure de superficie de la section, la désignation du territoire, etc. Pendant que je m’expliquais en assez mauvais anglais, je m’aperçus que les hommes réunis dans le bar-room avaient fait silence pour m’écouter. Je remarquai aussi que le landlord, assez embarrassé, hésitait à me fournir les renseignemens dont j’avais besoin. Tout à coup une lourde main s’appesantit sur mon épaule ; mes jarrets fléchirent, et je faillis perdre l’équilibre. Je crus un instant à quelque acte d’agression de la part d’un des athlètes qui m’entouraient, et je me retournai vivement, prêt à me défendre ; mais le sourire presque bienveillant que je lus sur la large figure du Virginien me détrompa. Le géant n’avait voulu qu’entrer en conversation, et l’effort de sa main gauche, qu’il avait placée sur mon épaule, était si imperceptible pour lui, que le whiskey n’avait pas perdu son niveau dans le verre que tenait la main droite.

— Je dirai à ce gentleman, s’écria le colosse en se tournant vers le landlord, que la section dont il parle est celle du Red-Maple (abréviation de red flowering maple, l’érable à fleurs rouges).

— Ah ! dit l’hôte d’un air étonné.

— Êtes-vous certain de ce que vous dites ? demandai-je à mon tour.

To be sure, reprit le Virginien en jetant autour de lui un regard où je crus lire une certaine ironie ; puis il répondit d’un ton plus grave aux nouvelles questions que je lui adressai. Enfin, comme je ne lui cachais pas mon désir de m’installer au plus tôt dans ma propriété

— Soyez tranquille, me dit-il, vous y arriverez toujours assez vite.

Et sans plus s’occuper de moi, il se versa un grand verre de whiskey qu’il avala d’un trait. Comme j’allais sortir, un nouvel arrivant parut dans le bar-room. C’était un homme qui ne le cédait ni en stature ni en vigueur herculéenne aux autres assistans. De larges guêtres de cuir bouclées et montant jusqu’à la cuisse, des éperons attachés par des courroies à ses pieds chaussés de forts souliers de chasse, un habit court et un chapeau à grandes ailes, tel était le costume du nouveau venu. Un fouet d’une main, une lourde carabine sur l’épaule droite, le cavalier s’avança vers la barre et échangea quelques mots, en guise de salut avec les buveurs réunis dans la salle. Le landlord remplit un verre à son intention.

— Quelles nouvelles de là-bas ? demanda le cavalier en prenant le verre. (Ce mot, pour les Virginiens, désigne Cincinnati, l’entrepôt d’une grande partie des denrées de l’Ohio.) J’accompagne le plus beau train de bois de peuplier et de chêne qui ait jamais flotté sur la rivière.

— Nous avons de bonnes nouvelles de là-bas : le stock (marchandises en magasin) s’épuise, et les prix vont être fermes, reprit le Virginien qui m’avait parlé le premier ; mais ici nous avons des nouvelles… d’un autre genre. Voici, ajouta-t-il en me désignant, le maître de Red-Maple.

Le cavalier tressaillit. Il me sembla voir son visage pâlir sous l’épaisse couche de hâle qui le couvrait. Sa main, par un brusque mouvement, fit jaillir presque tout le contenu du verre de whiskey. Cependant il se remit promptement.

— Ah ! dit-il d’une voix sourde, en me toisant avec une expression de dépit concentré ; puis il étendit avec complaisance ses mains musculeuses et velues. — Des mains de gentleman blanches et frêles font une mauvaise besogne avec la hache et la carabine, reprit-il. — J’avoue qu’en ce moment je ne me comparai pas sans confusion à ces rudes dompteurs des bois. Aussi gardai-je le silence, ne sachant que répondre à la brusque apostrophe du cavalier aux guêtres de cuir. Celui-ci se jeta sur une chaise qui craqua sous le poids de son corps, et allongea à la manière américaine une de ses jambes sur une table voisine.

— Vous penserez, continua-t-il, que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et cependant, si vous m’en croyez, vous vous en retournerez d’où vous venez… à New-York, je suppose, plutôt que de pousser jusqu’au Red-Maple.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

— Pour des motifs qu’il est inutile de vous dire, reprit-il ; et il se mit à siffler l’air de Yankee dooddle, brisant là toute conversation avec l’urbanité américaine.

Ces paroles ambiguës, ces réticences, commençaient à me sembler étranges. Le mystérieux avertissement surtout que l’inconnu venait de me donner me préoccupait fort péniblement. Pendant que je cherchais à pénétrer le sens de ces paroles menaçantes, un jeune garçon se présenta à la porte du bar-room en disant

— Township, il y a là quelqu’un qui vous demande.

Le cavalier, car c’était lui qui se nommait Township, se leva sans hésiter et suivit l’enfant. Peu à peu les buveurs se dispersèrent, et je restai seul avec le landlord.

— Savez-vous quelque chose de particulier à l’égard de ma concession ? lui demandai-je.

Un non laconique fut la seule réponse que j’obtins, et, jugeant inutile de pousser plus loin cet interrogatoire, je sortis à mon tour. L’impression désagréable que les paroles des buveurs yankees m’avaient laissée ne tarda pas à se dissiper. Je finis par trouver tout naturel l’étonnement de ces hommes à la vue d’un Européen qui venait seul défricher un lot de terrain considérable. Sans doute, ils jugeaient cette entreprise au-dessus de mes forces, et leurs avis bienveillans n’avaient d’autre but que de me détourner d’une tâche périlleuse ; mais je m’étais promis de ne plus reculer. Je connaissais maintenant l’emplacement qui m’appartenait, et, sans me résoudre encore à le défricher moi-même, j’avais hâte d’aller voir par mes yeux le parti qu’on en pourrait tirer. Ce qui manque le moins aux États-Unis, ce sont les voies de communication ; ce qui manque souvent, ce sont les moyens réguliers de transport. De là la nécessité de faire parfois de longues traites à cheval. Ma concession était située à vingt-cinq lieues de Guyandot je pouvais faire le trajet en deux jours. J’allais me mettre en quête d’un cheval, quand je fus accosté par le jeune garçon qui était venu chercher le cavalier nommé Township.

— Si vous désirez vous rendre au Red-Maple, me dit le petit drôle d’un air déluré, je puis vous procurer ou une embarcation de choix pour remonter le Guyandot jusqu’à ce domaine, ou un bon cheval pour y aller par terre.

— Et qui vous a dit que je voulais aller au Red-Maple ?

— C’est Township.

Entre les deux moyens de transport qu’on m’offrait, je choisis le cheval. Il fut convenu qu’au point du jour, le lendemain, un guide viendrait me prendre à l’auberge où j’étais logé. En effet, les premières clartés de l’aube blanchissaient à peine le ciel, quand j’entendis le piétinement de deux chevaux sous les fenêtres de ma chambre. Je jetai de la croisée un coup d’œil dans la cour de l’auberge, et j’aperçus le jeune garçon de la veille déjà en selle et tenant en bride l’autre cheval qui m’était destiné. Je ne me fis pas attendre, et nous nous mîmes en route.

— Vous connaissez le chemin qui conduit au Red-Maple ? demandai-je à mon jeune guide.

— J’y suis allé vingt fois pour affaires, reprit-il, et je vous y conduirais les yeux fermés.

Je ne désirais pas en savoir davantage. Comme je ne parle anglais que quand j’y suis forcé, je préférai garder le silence pour examiner à mon aise le pays que nous traversions. Les traces de cultures et de défrichemens y devenaient de plus en plus rares, et le paysage prenait à chaque pas un caractère plus sauvage. Notre route côtoyait la rivière du Guyandot. Aux talus adoucis qui la bordent près du village avaient succédé de nombreux escarpemens. Les eaux, grossies par la fonte des dernières neiges, jaunies par les éboulemens de terrains, assombries par les bois épais qui interceptaient le soleil, grondaient avec un bruit lugubre entre deux berges à pic, sillonnées de veines de houille. Après avoir perdu de vue le cours de la rivière, nous l’entendions encore mugir au loin. Dans les plaines sablonneuses comme dans les sombres sapinières, rien ne trahissait la présence de l’homme. Quelquefois seulement nous rencontrions les débris d’une hutte ou les souches noircies d’arbres consumés. Ce ne fut que vers le coucher du soleil que des champs de maïs et quelques troupeaux disséminés dans les savanes nous annoncèrent une habitation. Bientôt, derrière un rideau d’arbres que la cognée avait laissés pour abri aux terres défrichées, se montra une farm (ferme : c’est ainsi qu’on appelle les habitations perdues dans ces déserts) avec ses murs en troncs d’arbres superposés horizontalement, et sa longue et svelte cheminée de briques rouges, qui semblait servir de contrefort au bâtiment de bois. Une enceinte de barrières soigneusement peintes en vert, des vitres nettes et transparentes comme du cristal de roche, tout indiquait l’aisance et nous promettait une comfortable hospitalité pour la nuit. Au moment où je faisais signe à mon guide de se diriger de ce côté, le galop d’un cheval retentit sous les voûtes sonores de la forêt. Je tournai brusquement la tête, et je vis arriver derrière nous, monté sur un magnifique coursier frison, mon mystérieux donneur d’avis du bar-room de Guyandot. Cette apparition inattendue réveilla en moi le vague sentiment d’inquiétude auquel venaient de faire diversion les douces et sereines impressions de ma course à travers les bois. La figure de Township exprimait une contrariété très vive, et le regard qu’il me lança en s’approchant de nous était presque menaçant. Après quelques mots échangés à voix basse avec mon guide, il piqua des deux et continua sa route au galop, sans même se retourner vers moi. Peu d’instans après cet incident, nous mettions pied à terre devant la ferme. Avant d’y entrer, je crus devoir interroger James (c’était le nom de mon guide) au sujet de ce Township, qui paraissait animé à mon égard de dispositions si peu bienveillantes.

— Quel est cet homme ? lui demandai-je.

— C’est Township.

— Ah ! Et vous ne savez rien de plus sur lui ?

— Rien.

— Mais a-t-il par hasard quelque raison de m’en vouloir ?

— Pas encore.

— N’avait-il pas l’intention de s’arrêter dans cette habitation ?

— Oui.

— Et pourquoi passe-t-il outre ?

— Pour ne pas dormir sous le même toit que vous.

— Ne pouvez-vous me dire au moins quels sont les motifs d’une si étrange conduite ?

James secoua la tête d’un air mystérieux.

— Écoutez, me dit-il : s’il y a des gens qui veulent se mettre en contravention avec la loi, je l’ignore. Je ne sais qu’une chose : c’est que je vous conduis au Red-Maple. Vous plaît-il de passer la nuit ici ? Cela coûtera trois shellings[3] pour nous et nos chevaux.

Désespérant de rien tirer de James, je frappai à la porte de la ferme. Nous fûmes reçus avec l’hospitalité courtoise qui distingue le Virginien du reste des Américains. L’intérieur de ce chalet répondait parfaitement à l’extérieur : la vie domestique se montrait là parée de ces graces primitives qu’elle perd chaque jour dans l’ancien monde. Le fermier m’introduisit avec empressement dans la pièce principale de son habitation. Une jeune femme y filait sa quenouille, assise dans l’embrasure d’une croisée dont la baie, comme un cadre gothique, était festonnée de houblon, de clématites grimpantes et de jasmin d’Amérique aux cornets de pourpre. Cette fenêtre s’ouvrait sur un petit jardin plein de fleurs odorantes, et la brise fraîche, qui nous apportait les vives senteurs des acacias, faisait frissonner sur les joues rosées de la jeune fileuse les boucles blondes de sa chevelure. Trois petits enfans, roses et blonds comme leur mère, jouaient à ses pieds dans un dernier rayon de soleil. Au-dessus du foyer, tapissé de mousse sauvage, était suspendue la longue carabine du maître. Au dehors, les derniers bruits du jour commençaient à se faire entendre, et les tintemens de la clochette des bestiaux dispersés se mêlaient aux chants bizarres des oiseaux des bois, aux notes mélancoliques du weep-poor-will[4].

Après le repas du soir, qui réunit autour de la même table les maîtres et les serviteurs, je me retirai dans la petite chambre destinée aux voyageurs, et là, demeuré seul pour la première fois depuis le matin, je pus réfléchir aux incidens de la journée. Par quelle fatalité bizarre avais-je pu encourir l’animosité d’un homme que j’avais vu la veille pour la première fois ? Qui pouvait être ce géant bourru qui refusait de coucher sous le même toit que moi ? Pendant que je m’adressais ces questions en jetant un dernier regard sur la campagne, je crus apercevoir deux ombres, deux formes humaines, qui se dessinaient, à quelques pas de la maison, entre les arbres blanchis par la lune. La plus grande de ces ombres me parut ressembler à Township ; la plus petite, à James. Je ne pus toutefois vérifier cette conjecture, car, à peine avais-je paru à la fenêtre, que les deux hommes s’éloignèrent et se perdirent dans les broussailles. J’attendis vainement qu’ils reparussent, et je me jetai sur mon lit, épuisé de fatigue.

Le lendemain, un joyeux rayon de soleil m’éveilla, et je ne pus m’empêcher de sourire des pensées sombres qui m’avaient attristé la veille. La vie réelle s’était en quelque sorte substituée autour de moi à la vie fantastique. Le vent frais du matin faisait onduler sur ma fenêtre les tiges encore tendres des maïs et se jouait dans les fleurs des cotonniers. Les garçons de ferme se rendaient en chantant à leurs travaux. Je descendis. Fraîche comme l’aurore, la jeune maîtresse du logis allait et venait dans son domaine : l’idylle avait remplacé le drame. James, prêt à partir, m’attendait près des chevaux sellés. Rien sur sa physionomie ne dénotait la perfidie ou l’astuce. Nous partîmes, et, en saluant du regard la riante habitation que je laissais derrière moi, je me plus à rêver une chartreuse semblable pour y finir ma vie, entre un jardin et une forêt. Déjà même j’entrevoyais, à travers le brouillard azuré de mes songes, une jeune fileuse aux yeux bleus et aux cheveux blonds, attendant mon retour près d’un rustique foyer. Ces visions égayèrent ma route, et j’arrivai ainsi, sans m’apercevoir de la fatigue, à une seconde ferme où nous nous arrêtâmes pour prendre un substantiel repas, composé d’un quartier de chevreuil et de gâteaux de maïs semblables aux galettes de blé noir de la Bretagne. Le jour était avancé quand nous quittâmes cette ferme ; une traite de deux heures nous mena jusqu’au sommet d’une rangée de collines où mon guide s’arrêta brusquement.

— Vous voyez, me dit-il, ce ruisseau qui coule à vos pieds ; là-bas, devant vous, ce monticule bleuâtre ; à droite, ce vaste étang aux bords marécageux ; à gauche, ce rideau d’érables à fleurs rouges…

— Eh bien ?

— Eh bien ! vous voyez Red-Maple ; ces érables, ces collines, cet étang, sont les limites du domaine.

— Quoi ! c’est là ma propriété ! m’écriai-je ravi à l’aspect de ces imposantes futaies et de ces prairies magnifiques. Mon exclamation arracha à James un sourire ironique.

— C’est ici que je dois vous laisser, reprit-il ; quant à vous, il en est temps encore, vous pouvez retourner sur vos pas.

— Retourner sur mes pas ! vous plaisantez sans doute ?

— Je parle sérieusement. À quoi sert donc d’avoir des yeux et des oreilles ? N’avez-vous rien vu, rien entendu ? Faites d’ailleurs ce qu’il vous plaira. Pour moi, je ne veux pas avoir maille à partir avec le propriétaire de Red-Maple.

— Le propriétaire de Red-Maple ? Il y en a donc deux ?

— Oh, non !… il n’y en a qu’un seul.

— À la bonne heure.

— Il n’y en a qu’un… c’est-à-dire que vous… vous ne comptez pas. Je regardai James d’un air ébahi. Mon guide avait parlé trop clairement pour hésiter désormais à compléter ses réticences. Il reprit :

— De quoi vous étonnez-vous ? Rappelez-vous donc les réponses qu’on vous a faites au bar-room de Guyandot ; rappelez-vous les avertissemens de Township ; rappelez-vous qu’hier encore vous avez rencontré un homme qui n’a pas voulu coucher sous le même toit que vous.

— J’ai remarqué tout cela, et je cherche encore à m’expliquer…

— Tout cela est bien simple : Township sera peut-être dans l’obligation de vous tuer, et il a fait ses réserves.

— Me tuer ! Et que lui ai-je fait ?

— Township est un squatter, reprit gravement l’enfant, et un squatter n’en appelle jamais aux arpenteurs ni au shérif : il n’en appelle qu’à sa carabine et à son bon droit. Possession vaut mieux que titre, et Township possède Red-Maple. Voyez maintenant si vous voulez aller en avant ou retourner sur vos pas.

— J’irai en avant, et rien ne me fera reculer. J’ai été riche jadis : Red-Maple est aujourd’hui le seul débris qui me reste de ma richesse. J’aime mieux mourir pour la défense de mes droits que sous les coups de la misère. Avant ce soir, je ne serai plus de ce monde, ou j’aurai reconquis mon bien.

Je payai généreusement mon jeune guide. James fit un mouvement pour s’éloigner, puis il revint sur ses pas.

— En tout cas, me dit-il, si le squatter demande à voir votre titre, dites que vous l’avez laissé chez votre notaire ; c’est plus prudent.

Et après m’avoir donné cet avis presque à voix basse, comme si quelqu’un nous eût épiés, James éperonna son cheval, qui l’eut bientôt emporté hors de ma vue.


III

Resté seul, je tins conseil avec moi-même. Je m’affermis dans ma résolution de vaincre ou de mourir ; mais, avant d’affronter le danger qui me menaçait, je résolus d’étudier le terrain. Caché derrière un chêne dont les rameaux noueux touchaient presque le sol, je tirai ma longue-vue et je la dirigeai sur la plaine qui s’étendait à mes pieds. La Vallée des Érables, éclairée par le soleil couchant, m’apparut dans toute sa splendeur. C’était comme un lac de verdure auquel la brume dorée du soir prêtait des tons magiques. Une folle brise courait de la cime houleuse des catalpas et des tulipiers aux grandes herbes de la savane. Çà et là voltigeaient les cardinaux, les choucas empourprés, les piverts aux ailes d’or. Des oiseaux aquatiques se jouaient avec indolence dans les eaux de l’étang caressées par les derniers rayons du soleil. Le pluvier criard, l’huîtrier, le moqueur, saluaient l’approche de la nuit chacun dans son langage. C’était un mélange d’harmonies et d’aspects merveilleux, comme la nature américaine peut seule en offrir. On eût dit une vision de l’Éden.

Je m’oubliais dans une sorte d’extase en contemplant ce ravissant paysage, mais je fus bientôt rappelé au sentiment de la réalité. Une colonne de fumée qui s’élevait derrière le rideau des érables m’indiquait clairement où était située l’habitation de Township. En tournant ma longue-vue vers une prairie jonchée d’arbres abattus et voisine du petit bois qui cachait la ferme, je remarquai deux robustes enfans, probablement les fils de l’usurpateur, qui luttaient ensemble comme deux jeunes buffles essayant leurs cornes naissantes. Un peu plus loin, je distinguai une vision plus gracieuse. Mes rêves du matin semblaient être devenus des réalités. Une jeune fille, vêtue de blanc, errait dans la prairie, et se détachait, comme une fleur de magnolia, sur les masses verdoyantes de la forêt. Sa taille svelte, sa blonde chevelure, étaient en harmonie parfaite avec un profil d’une angélique pureté. Au milieu de cette splendide nature, la jeune fille marchait rêveuse, le front tantôt penché vers la terre, tantôt levé vers le ciel ; on eût dit que la chaude brise de la solitude murmurait pour la première fois à son oreille des notes enivrantes. Arrivée au bout de la prairie, près d’un bosquet de tulipiers, la jeune Virginienne se pencha sur l’herbe qu’elle ne semblait qu’effleurer, cueillit quelques fleurs sauvages et en orna ses cheveux, comme si elle se fût parée pour un amant invisible ; puis, avec un chaste et mystérieux plaisir, elle laissa le vent tiède du soir enlever une à une les fleurs de cette virginale couronne. Un souffle plus chaud me sembla courber à ce moment les herbes de la vallée, et un murmure plaintif s’éleva du milieu des arbres agités ; pareille à un léger fantôme, la jeune fille disparut derrière le mobile rideau des tulipiers.

Le soleil quitta enfin l’horizon, et toutes les riches nuances du couchant s’effacèrent dans une teinte uniforme. Le moment était venu d’air. Les deux jeunes gens que j’avais vus s’ébattre dans la prairie, la stature herculéenne du squatter, rendaient la lutte que j’allais soutenir passablement inégale ; mais le sort en était jeté, et je descendis à grands pas la colline, recommandant ma bonne cause à Dieu. Arrivé, dans la plaine, je cherchai à m’orienter, et je pris le parti de marcher vers l’endroit où une colonne de fumée m’avait signalé l’habitation du squatter. Ma carabine était en bon état, j’entrai dans une allée sombre qui devait me conduire à la ferme. Tout était silence autour de moi, et je m’avançai avec précaution, à pas comptés, vers ce terrain qui m’appartenait et que je foulais pour la première fois, moins comme un propriétaire qui vient s’installer dans son domaine que comme un braconnier qui craint d’être surpris. Plusieurs fois, sous les arches assombries des hautes futaies, je m’arrêtai, croyant distinguer le squatter qui m’attendait ; je m’avançais et je ne trouvais que le tronc d’un chêne ébranché. Tout à coup je ne doutai plus que je n’eusse rencontré l’homme que je cherchais. Immobile contre le tronc d’un arbre, Township se tenait à l’entrée d’un carrefour du bois, appuyé sur le long canon de sa carabine. D’un geste, il me fit signe de m’arrêter. J’étais à trente pas de lui.

— Je vous attendais, me cria-t-il d’une voix tonnante, que me voulez-vous ?

— Si vous m’attendiez, vous savez qui je suis et ce que je veux. On m’a dit que vous vous étiez établi sur ce terrain qui n’appartient qu’à moi. Je vous somme, au nom de la loi, de m’en laisser la libre jouissance.

Et, sans me rappeler les avis de James, je tirai de ma poche les papiers qui constataient mon droit exclusif.

Red-Maple n’aura qu’un propriétaire tant que je vivrai, répliqua Township. Depuis une heure que vous marchez dans cette vallée, j’aurais pu vous tuer comme un daim, mais je désire éviter qu’il y ait du sang entre nous. Retirez-vous donc, il en est encore temps ; mes droits sont ceux du premier occupant, et vos titres ne sont rien à mes yeux.

Soit pour m’effrayer, soit avec l’intention réelle de faire feu sur moi, Township épaula sa carabine et m’ajusta. Je restai immobile.

— Le shérif le plus prochain est à vingt-cinq lieues d’ici, reprit le squatter. Le bruit de mon rifle n’arrivera jamais à ses oreilles ; votre cadavre aura été dévoré par les oiseaux de proie, vos titres auront été dispersés par le vent comme les feuilles sèches, avant qu’on ait songé à s’enquérir de vous. Une, deux…

Je l’entendis armer sa carabine ; mais une force irrésistible me poussait en avant, et, mon arme jetée pacifiquement sur l’épaule, je marchai vers le squatter en me faisant comme un bouclier de l’acte notarié que je tenais en main. J’aimais mieux encore mourir que reculer.

— Trois, cria Township. Ce qui se passa ensuite, comment le dire ? À peine le squatter eut-il prononcé le mot trois, qu’un homme s’élança d’une haie voisine ; je sentis mes mains prises par deux bras nerveux. C’était un des fils de Township qui m’arracha violemment le papier que je portais. J’entendis une explosion, et une balle siffla entre nos deux têtes, qui s’étaient rapprochées dans l’ardeur de la lutte. Nous tombâmes tous deux, chacun pensant que la balle venait de briser le crâne de son adversaire. Township poussa un cri d’horreur ; mais le genou vigoureux de son fils, qui pressait ma poitrine, ne me prouva que trop que j’avais affaire à un vivant. Pâle encore et les yeux hagards, Township était accouru près de nous. Quand il vit son fils sain et sauf, un éclair de joie illumina ses traits affreusement contractés. Pour moi, je m’étais relevé furieux de ce guet-apens et encore tout meurtri de la rude étreinte de mon antagoniste. Je me retournai vers Township, et lui reprochai sa lâcheté.

— Ma lâcheté ! répondit-il avec un éclat de rire sauvage. Et qui m’empêcherait de vous briser le crâne ici même ? Le shérif peut-être, ou ces papiers dont je me soucie comme d’une feuille de maïs ?

En même temps Township arracha des mains de son fils les papiers qu’il m’avait enlevés, et, ramassant aussi ma carabine, il jeta l’arme et le titre à mes pieds ; puis, lançant un regard sévère à son fils comme pour lui reprocher son intervention imprévue, il ajouta

— Eh bien ! non, je n’abuserai pas de l’avantage du nombre ; mais, comme il ne peut y avoir qu’un propriétaire à Red-Maple, c’est la carabine à la main, à armes égales, que nous déciderons de la possession de la vallée, et, quoi qu’il arrive, le vainqueur ne sera pas inquiété ; mais ce sera une lutte à mort, entendez-vous, une lutte sans pitié ni merci, et le lâche sera celui qui se dédira.

Tout en parlant, le squatter rechargeait son arme ; je croyais que la querelle allait se vider à l’instant même, quand les halliers craquèrent autour de nous, et je vis arriver, attirés par le cri de leur père, les deux jeunes lutteurs que j’avais aperçus dans la clairière une heure auparavant. Une courte explication mit bien vite au fait de ce qui s’était passé les deux jeunes fils de Township, qui ne purent s’empêcher de me considérer d’un air de pitié, comme un homme dont la vie va finir. Cependant la nuit s’épaississait de plus en plus. Un des deux jeunes gens hasarda une observation sur l’heure avancée qui ne permettait plus de distinguer le tronc d’un tulipier de celui d’un érable, et proposa de remettre la partie au lendemain.

— Eh bien ! soit, dit Township, demain au soleil levant. En attendant, si l’étranger veut passer la nuit dans ma hutte, il en est le maître.

Je ne savais que répondre, et peut-être allais-je accepter, quand l’aîné des fils du squatter, celui qui m’avait terrassé, s’approcha de moi et murmura à mes oreilles ces mots : — Restez ici ; puis, devançant ma réponse : L’étranger, dit-il à son père, passera la nuit à la belle étoile ; j’irai lui chercher quelques provisions, et je dormirai ici sur la mousse à ses côtés.

J’acceptai cet arrangement que l’air ouvert et franc du jeune homme me faisait une loi de ne pas refuser. Après avoir promis de ne pas me faire attendre, le fils de Township me quitta en compagnie de ses frères et du squatter. Je passai seul, au milieu des ténèbres, une heure qui me parut un siècle. Enfin je vis revenir mon compagnon de veillée un falot et un panier au bras. Il était fort agité, et m’expliqua les causes de son retard avec une vivacité qui me surprit chez un Américain. En revenant à la ferme, ils y avaient trouvé un fariner, leur voisin, qui leur avait apporté de bien étranges descriptions d’une terre lointaine où l’or était aussi commun que les pierres. Des caravanes d’émigrans se dirigeaient vers ce, pays de tous les points de l’Amérique, et en ce moment même mon terrible ennemi Township était plongé dans la lecture des journaux qui contenaient ces merveilleux récits. J’écoutai tout cela d’une oreille fort distraite, et le jeune Américain, voyant que je gardais le silence, jugea à propos d’étaler sous mes yeux les provisions qu’il apportait ; quelques galettes de maïs, un énorme morceau de bœuf salé et une cruche de bière composaient un substantiel repas, auquel je fis honneur par orgueil plutôt que par besoin.

— Vous avez été étonné, reprit le jeune squatter, de l’avis que je vous ai donné tantôt : vous auriez préféré dormir à la ferme ; mais deux hommes dont l’un doit tuer l’autre au soleil levant ne peuvent guère passer la nuit sous le même toit. Le père est d’un caractère à ne pas oublier l’injure que vous lui avez faite, et ce soir, après avoir bu quelques verres de brandy… S’il doit vous tuer, mieux vaut pour lui que ce soit demain, sous la voûte des arbres, que dans sa propre maison ; n’êtes-vous pas de cet avis ?

Je trouvais, je l’avoue, ces deux alternatives fort tristes, et je ne répondis que par une inclination de tête.

— La nuit est tiède, continua le squatter, et à trois heures du matin il fera jour. Quelques heures seront bientôt passées. Si pourtant, outre ce lit de mousse, vous désirez du feu, je puis vous allumer un bon brasier. Quant à moi, je ne dormirai pas de la nuit, mais je vous engage à vous reposer quelques instans.

— Vous allez donc passer la nuit ici ? lui demandai-je.

— Sans doute ; je réponds de vous devant Dieu et devant mon père.

Je m’aperçus que j’avais dans ce singulier compagnon à la fois un protecteur et un gardien. Pour couper court à une causerie importune, je feignis de dormir ; mais le sommeil était bien loin de mes yeux. Cependant il y a dans le calme de la nuit, dans le murmure du vent parmi les branches, quelque chose de ce charme consolateur qu’exhalent les douces paroles d’une mère qui berce les chagrins de son enfant. Le brouillard qui s’élevait du ruisseau et de l’étang commençait à se condenser en vapeurs épaisses à la cime des arbres ; tout s’endormait autour de moi. La torpeur de la nature me gagna, et je tombai peu à peu dans un demi-assoupissement. Je fus tiré de cet état par un sursaut. Il m’avait semblé entendre quelques paroles murmurées d’une voix douce, et, en ouvrant les yeux, je vis distinctement s’enfuir à travers les buissons une forme svelte et blanche. — Qu’est-ce ? demandai-je au jeune squatter. — Moins que rien, dit-il ; une fantaisie de jeune fille. C’est ma sœur qui venait me voir sous je ne sais quel prétexte. Au fond, c’est la curiosité qui l’amenait ici ; et, dois-je vous le dire ? en vous regardant à la clarté de ce falot, elle vous a trouvé bien jeune pour mourir.

Toute cette famille comptait donc bien aveuglément sur l’adresse du squatter pour ne s’apitoyer que sur moi. L’idée que cette nuit pouvait être la dernière de ma vie me donna dès-lors la force de résister au sommeil. Les dernières heures de cette veillée solennelle s’écoulèrent rapidement. Je vis les étoiles scintiller et mourir au milieu du brouillard, j’entendis les oiseaux s’éveiller, le vent courir dans les feuilles. L’obscurité fit place graduellement au crépuscule, et les premiers rayons du soleil éclairèrent enfin la vallée. Le moment fatal était venu. J’éveillai le jeune squatter, qui s’était assoupi sous un arbre.

Nous attendîmes silencieusement l’arrivée de Township. Le jeune homme paraissait moins confiant que la veille dans l’issue du combat. Il allait et venait, secouant d’un air préoccupé les branches chargées de rosée ; parfois il jetait un regard inquiet sur la courte carabine dont j’étais armé et dont je lui avais expliqué la portée ; Pour moi, jamais la nature ne m’avait paru plus belle, et l’idée de m’endormir du dernier sommeil au milieu de ces prairies embaumées, sous ce ciel magnifique, commençait presque à me paraître supportable, quand je vis apparaître mon adversaire, suivi de ses deux fils et d’un homme qu’à son costume on reconnaissait pour un riche farmer : c’était probablement le visiteur dont le fils de Township m’avait parlé la veille. J’étais fort loin de m’attendre à la proposition qu’on allait me faire.

— Je sais ce dont il s’agit, me dit le farmer en me tendant la main, et tout peut s’arranger encore, à de certaines conditions toutefois.

— Je ne vois guère d’arrangement possible entre l’usurpateur de Red-Maple et moi. Ce que je demande, c’est qu’on me restitue ma propriété.

— D’abord, il s’agirait de rétracter certaines paroles que mon voisin Township ne peut oublier Vous savez ce que je veux dire.

— Eh bien ?

— Eh bien ! après cela, on pourrait s’entendre sur la cession de Red Maple, moyennant certaines transactions qui vous laisseront possesseur d’un bien auquel personne n’attache plus grand prix maintenant.

J’avoue que la péripétie me parut des plus surprenantes. Quelles considérations avaient donc été assez puissantes pour changer subitement les dispositions de Township et faire fléchir en lui l’orgueil du premier occupant, le ressentiment de l’Américain outragé ? Ce n’était pas le moment de faire ces questions, et il fallait avant tout s’entendre sur les conditions de l’arrangement proposé. La butte de Red-Maple, les travaux de défrichement commencés, furent taxés à un prix raisonnable que je m’engageai à acquitter sur-le-champ. Quant au mot de lâche qui m’avait échappé la veille, je ne fis aucune difficulté de le retirer. Le débat ainsi terminé, je suivis les deux squatters à la ferme, où m’attendait une hospitalité des plus gracieuses. Il me semblait vraiment sortir d’un mauvais rêve. Le squatter, si farouche la veille, montrait une gaieté bruyante. Je renonçai à contenir plus long-temps ma curiosité, et je le questionnai sur le motif de ce brusque changement d’humeur. Township me répondit en me montrant par la fenêtre des chariots qu’on chargeait, et sur sa table un livre entr’ouvert : c’était le Manuel de l’émigrant en Californie. Je me rappelai aussitôt les quelques mots que son fils m’avait dits la veille. Ce dénoûment pacifique de notre querelle s’expliquait par un accès de cette fièvre d’aventures qui, chez un vrai squatter, peut sommeiller, mais non s’éteindre. Cette fois, la fièvre avait un nom devenu proverbial dans l’Amérique du Nord depuis la, découverte de l’or de la Californie : c’était la mineral yellow fever (la fièvre jaune métallique).

Quiconque connaît à fond le caractère américain ne s’étonnera pas de l’action puissante que peut exercer sur des natures froides et calmes en apparence l’idée d’aventures à courir et d’obstacles à vaincre dans la poursuite d’un gain merveilleux. L’esprit entreprenant de l’Américain trouve dans les hasards d’une émigration lointaine des charmes inconnus à un enfant de la vieille Europe. Je remarquai pourtant que les avis de la manille de Township étaient partagés sur l’opportunité de ce voyage improvisé. La mère et la fille, assises l’une près de l’autre et les mains entrelacées, semblaient plongées dans une rêverie douloureuse, et formaient un groupe charmant air milieu de ces rudes défricheurs qui veillaient aux apprêts du départ avec une fiévreuse impatience.

Quelques heures plus tard, j’étais seul dans cette maison, que la veille encore une famille nombreuse remplissait de son activité. Mes regards erraient tristement sur le vaste et magnifique domaine dont j’étais désormais l’unique possesseur. Arrivé au terme d’un long et pénible voyage, je m’étonnais de l’indifférence où me laissait la conquête de ma propriété, et je n’osais m’avouer que mes préoccupations avaient changé de but. En passant près de moi, la jeune fille de Township m’avait dit quelques mots d’adieu qui avaient douloureusement résonné dans mon cœur. Puis, au moment où elle allait disparaître à mes yeux, du chariot où elle était assise, elle avait cueilli une branche d’érable chargée de fleurs. Une de ces fleurs avait glissé de sa main sur le sable. Était-ce un adieu, un souvenir ? Voilà ce que je me demandais en errant de la butte déserte au bois d’érable, de l’étang à la clairière, sans pouvoir échapper aux impressions confuses que me laissaient cette nuit et cette matinée si agitées. Les fleurs dont la blonde fille du squatter avait la veille orné ses cheveux jonchaient encore la prairie ; je les ramassai avec un empressement dont je me pris ensuite à sourire. Enfin la nuit vint, et je rentrai dans la cabane. Les journaux dont les merveilleuses relations m’avaient peut-être sauvé la vie, en tournant la tête au brave Township, étaient encore déployés sur la table ; je les lus avec avidité, mais je n’y trouvai pas la distraction que je cherchais, et l’idée de ceux qui, entraînés par cette lecture, avaient quitté ma paisible vallée, n’en revint que plus vivement obséder mon esprit.

Quelques jours se passèrent, après lesquels la solitude commença à me peser comme un intolérable fardeau. Je me souvins alors que le voisin de Township m’avait invité à venir le voir, et qu’il m’avait offert, si quelque motif nécessitait jamais mon absence, de protéger le Red-Maple contre un nouvel envahisseur. La ferme de cet homme était à quelques heures de la mienne. Je me mis en route pour l’aller trouver ; mais, en quittant la Vallée des Érables pour cette excursion d’un jour ou deux seulement, je ne pus m’empêcher de me retourner tristement vers mon habitation solitaire, comme si je lui disais un éternel adieu.


IV

En me rendant à la ferme de l’ami de Township, je sentis la vague tristesse qui s’était emparée de moi depuis quelques jours se dissiper peu à peu, et je me surpris à envier le sort de la famille errante que j’avais vue s’élancer si courageusement, sous les ordres du squatter, à travers les hasards et les dangers d’un long voyage. — Pourquoi, me disais-je, avant de venir me fixer dans cette vallée solitaire, pourquoi ne goûterais-je pas aussi les âpres jouissances de la vie nomade ? À peine arrivé dans un monde qui offre des chances si variées à l’activité humaine, n’ai-je donc plus à concentrer mes efforts que sur le défrichement de quelques terres incultes ? Le moment est-il si tôt venu de limiter mes espérances et de borner mon horizon ? — Le désir de revoir la famille du squatter entrait bien pour quelque chose dans le besoin d’activité aventureuse qui s’emparait de moi ; mais les projets que je formais chemin faisant avaient aussi leur côté sérieux, et les bonnes raisons ne me manquaient pas pour me prouver la nécessité d’un voyage en Californie.

Le séjour que je fis chez l’ami de Township contribua encore à m’affermir dans ces dispositions. Le fermier me conseilla de me soustraire par tous les moyens à ce malaise moral que l’oisiveté dans la solitude ne manque jamais de provoquer. J’avais le choix entre deux partis : ou m’entourer de quelques travailleurs pour commencer sans retard le défrichement du Red-Maple, ou partir pour la Californie, d’où je reviendrais cultiver mon domaine avec la richesse et l’expérience de plus. Dans tous les cas, en quittant mon voisin, j’avais à prendre la route de Guyandot. C’était là seulement que je pouvais me procurer les bras et les instrumens nécessaires à l’exploitation de la Vallée des Érables ; c’était là aussi que je comptais m’informer des moyens de transport les plus prompts et les plus sûrs pour me rendre en Californie.

Je partis donc pour Guyandot ; mais j’étais à peine dans cette ville, que mes dernières hésitations avaient cessé. Je compris qu’il fallait renoncer à s’y procurer des bras pour l’humble besogne du défricheur ; les nouvelles de Californie avaient là, comme dans toute l’Amérique, exalté la population jusqu’au délire. Sur tous les murs, des affiches gigantesques portaient en grosses lettres les mots de : California and Goldfinders, et des milliers de curieux se pressaient pour les lire. Je fis comme tout le monde, je me mêlai aux groupes qui lisaient ou commentaient ces affiches avec enthousiasme. Le spectacle de cette foule agitée et bruyante n’était pas sans charme pour un étranger. Je retrouvais là cette population bigarrée d’émigrans et d’aventuriers de tous les pays que je m’étais déjà plu à observer sur le pont du steamer en remontant le Mississipi. J’écoutais curieusement les conversations des divers groupes, lorsqu’une main s’appesantit vigoureusement sur mon épaule. Je me retournai, et, à ma grande surprise, je reconnus le romancier français avec qui j’avais lié connaissance en faisant route pour Guyandot. On se souvient que j’avais vu ce singulier personnage quitter le steamer et s’enfoncer au milieu des forêts vierges avec une insouciance qui avait été pour moi-même, dans un moment de tristesse et de doute, une sorte d’encouragement ; était-il dit que je devais le rencontrer chaque fois que mon esprit timide aurait besoin de puiser quelque résolution dans les exemples d’autrui ? Quoi qu’il en soit, je répondis par un cordial serrement de main à la familière accolade de mon compatriote.

— J’ai joué de malheur dans ce maudit pays, me dit-il en devançant mes questions ; il s’est trouvé qu’au lieu de dix acres de bonne terre, je n’avais acheté au bord de l’Ohio qu’une magnifique tourbière encadrée par des forêts impénétrables. J’ai renoncé à planter ma tente en si triste lieu, et puisque le Pactole coule décidément en Californie, c’est là que je vais de nouveau tenter la fortune avec les débris de mon modeste pécule.

Je lui racontai mon histoire, et l’aventureux émigrant y vit le sujet d’un roman qu’il me promit d’écrire un jour. — Il n’y manque qu’un dénoûment, ajouta-t-il, et nous le trouverons en Californie. — On ne pouvait traduire plus nettement ma secrète pensée, et je ne sus répondre à mon nouvel ami qu’en lui donnant rendez-vous pour le lendemain sur le pont du steamer qui devait nous conduire à Saint-Louis, point de départ obligé de toutes les expéditions dirigées vers le Far-West.

La route qui mène à Saint-Louis est aussi celle des grands fleuves. On commence par redescendre l’Ohio jusqu’à son confluent avec le Mississipi, puis on remonte ce dernier fleuve jusqu’à Saint-Louis. Notre navigation n’offrit rien d’intéressant. J’avais appris chez l’ami de Towhship que le squatter s’était embarqué avec sa famille sur un de ces bateaux plats qui se laissent aller au courant des grands fleuves américains. Arrivé au confluent de l’Ohio et du Mississipi, il avait dû, selon toute apparence, prendre terre pour remonter à pied les rives de ce dernier fleuve jusqu’au rendez-vous commun des caravanes du Far-West. C’était donc à Saint-Louis seulement que j’avais chance de retrouver la famille du squatter, et la marche rapide de notre steamer me permettait de croire que nous arriverions encore à temps pour nous joindre à la caravane dont elle faisait partie.

Situé au centre des fertiles vallées qu’arrosent le Missouri, l’Illinois et le Mississipi, Saint-Louis, ville d’origine française, a bien perdu de l’originalité pittoresque de son ancien aspect. Le mouvement qui anime ses rues est, comme celui de toutes les grandes cités américaines, purement industriel ; mais, à l’époque de notre passage, ce mouvement même avait cessé. La moitié de la population se préparant à émigrer, le commerce languissait, les boutiques étaient fermées pour la plupart, et les ateliers vides. Les ouvriers du port et des chantiers avaient abandonné leurs travaux ; les bras manquaient pour exploiter les mines de houille ou de plomb, et le négociant lui-même ne rêvait plus qu’expéditions lointaines en dehors du cercle habituel de ses opérations. Il semblait que. Saint-Louis expiât en ce moment, par la désertion d’une partie de ses habitans, une prospérité non interrompue d’un demi-siècle.

Le mouvement qui s’était retiré de la ville s’était, il est vrai, porté au dehors, dans l’enceinte des nombreux campemens qui s’étaient formés de tous côtés aux abords de la route que devait suivre la caravane. Il y avait là autant de petits corps d’armée qui allaient se fondre en une seule et gigantesque colonne. Des troupes peu nombreuses ne peuvent pas, en effet, traverser sans danger les immenses déserts qui séparent Saint-Louis du Nouveau-Mexique. La caravane à laquelle nous comptions nous joindre était loin de ressembler à celles qui font périodiquement les voyages du Missouri à la frontière mexicaine. Elle offrait dans sa composition les plus étranges disparates : chaque profession, chaque métier, chaque condition sociale y avait envoyé, pour ainsi dire, un représentant. Le romancier, qui semblait être devenu mon compagnon inséparable, s’était déjà lié avec la plupart de ces chercheurs d’aventures dont j’allais, pendant quelques mois, partager la vie. Il présida aux préparatifs de notre voyage avec une activité vraiment merveilleuse. Grace à lui, nous eûmes bientôt en notre possession un petit chariot couvert, deux vigoureuses mules de trait, deux excellens chevaux de selle, une tente portative, quelques salaisons, deux peaux d’ours et deux couvertures. De plus, mon ingénieux ami m’avait procuré un domestique aussi intelligent que fidèle. Il ne nous restait qu’à partir. Malheureusement le gros de la caravane était beaucoup moins avancé que nous dans ses préparatifs, et huit jours se passèrent avant que le signal du départ fût donné. Je les employai en recherches inutiles pour découvrir le squatter et sa famille ; nul ne les connaissait, nul n’avait entendu parler d’eux. Tout ce que je pus apprendre, c’est que deux ou trois wagons étaient partis en éclaireurs dans la direction du sud-ouest, c’est-à-dire vers Santa-Fé, et qu’ils devaient avoir trois jours d’avance sur nous. Le hardi squatter avait-il accepté pour lui et pour ses enfans une mission qui ne convenait que trop à son caractère intrépide ? Je tremblais que cette conjecture ne fût fondée, et je me promis de ne rien négliger pour compléter les renseignemens que j’avais recueillis.

Enfin le jour si impatiemment attendu se leva : une longue file de wagons se déploya lentement au milieu de la confusion inévitable des premières manœuvres. Des bœufs qui n’avaient jamais connu le joug mugissaient en renversant les chariots qu’ils traînaient ; des cavaliers s’arrêtaient à chaque instant pour mettre pied à terre et rajuster leur équipement. Les piétons seuls, la hache et la carabine sur l’épaule, marchaient de ce pas élastique et ferme dont rien ne devait les faire dévier pendant des mois entiers. Des signaux d’appel, des cris, des jurons, retentissaient dans toutes les langues depuis la tête de l’immense colonne jusqu’à l’arrière-garde. Par momens, les fanfares éclatantes des riflemen à cheval de l’escorte couvraient tout ce tumulte, et nos chevaux, excités par le bruit des clairons, hennissaient en frappant du pied la terre. Peu à peu nous perdîmes de vue les clochers de Saint-Louis, et quand le soleil se coucha devant nous, nous ne voyions déjà plus, aux quatre coins de l’horizon, que les immenses ondulations des prairies.

Je n’oublierai jamais le tableau pittoresque qu’offrait notre premier campement lorsqu’à la tombée de la nuit la caravane eut fait halte. La lueur des feux allumés dans l’enceinte formée par les chariots éclairait un pêle-mêle d’hommes et de chevaux, de costumes bizarres, d’armes en faisceaux, de longues guirlandes de poires à poudre et de gibecières suspendues aux buissons. Des colonnes de fumée s’élevaient de toutes parts des brasiers qui pétillaient, et dont la flamme faisait siffler les viandes embrochées. Parmi les tentes de toutes couleurs, sous les toiles des wagons, des silhouettes étranges paraissaient et disparaissaient tour à tour aux reflets des foyers ou dans l’ombre épaisse des abris dressés pour la nuit. Des groupes de chasseurs, les uns assis ou couchés, d’autres debout, tous vivement éclairés par les lueurs rougeâtres, attiraient ensuite mon attention. Des refrains joyeux, des chansons françaises ou canadiennes, résonnaient çà et là, mêlés à la psalmodie lugubre de quelque chanteur méthodiste qui s’élevait tristement dans le silence de la halte. Plus loin, des cercles d’auditeurs attentifs entouraient de vieux vétérans des prairies qui, leur inséparable rifle entre les jambes, contaient leurs histoires de chasse ou de guerre. À mesure que la nuit avançait, les feux mouraient, les voix devenaient plus rares, et bientôt il n’y avait plus d’éveillées dans tout le camp que les sentinelles qui allaient et venaient, l’arme au bras, l’œil aux aguets et l’oreille ouverte à toutes les confuses rumeurs de la solitude.

Une lueur grisâtre ne faisait encore qu’éclairer à peine le camp endormi, quand les fanfares du clairon sonnaient le réveil. Les patrouilles rentraient de leurs excursions nocturnes, un mouvement soudain se faisait sous les tentes et les toiles humides de rosée ; les entraves tombaient des jambes des chevaux, dont l’haleine se condensait en épaisses vapeurs sous la fraîcheur matinale. Les tisons à demi consumés se rallumaient de tous côtés dans l’herbe humide ; puis, les tentes repliées, les chariots rechargés et le repas pris à la hâte, le cor sonnait le bouteselle ; c’était un cliquetis général de fer et d’armes qui heurtaient les arçons, de selles qui criaient sous le poids des cavaliers, et l’immense colonne reprenait sa marche tortueuse à travers les prairies. Au milieu des hautes herbes, des buissons entrelacés, la caravane formait une ligne capricieusement ondulée, serpentant sur les hauteurs, à travers les fourrés ou les clairières. De la tête aux extrémités de cette ligne cent fois brisée, le clairon envoyait parfois, comme un signal de ralliement, ses notes sonores, que répétaient les échos. Alors les traînards se hâtaient en jetant un regard de regret sur les daims que le son du cor venait réveiller au fond de leurs pâturages, et qui bondissaient effrayés hors de la portée des plus longues carabines.

De longs jours se succédèrent ainsi, pendant lesquels, au milieu de tous les retards, de tous les accidens inséparables d’un voyage sans routes tracées, la caravane parcourait tour à tour des plaines arides, sans autre verdure que les herbes desséchées par un soleil ardent, ou des savanes dont la végétation vigoureuse était alimentée par de nombreux ruisseaux. Tantôt une rivière encaissée dans des berges profondes arrêtait la marche des chariots, tantôt c’était le lit desséché d’un torrent qu’il fallait péniblement franchir à travers des sables mouvans, où les bêtes de somme s’enfonçaient jusqu’au poitrail, les wagons jusqu’aux essieux. Des journées entières s’écoulaient sans que nous vissions un seul arbre, un seul buisson ; d’autres fois on marchait, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, à travers des forêts ombreuses dont les sombres labyrinthes étaient obstrués de vignes vierges. Notre route côtoyait souvent des lacs dont les eaux dormantes étaient à demi cachées sous un manteau de nénuphars. Les traces de l’homme se montraient partout dans ces bois à côté de celles des animaux sauvages. Les sentiers, péniblement ouverts par les chariots des caravanes dans ces taillis épais, se croisaient avec ceux que se frayaient les daims et les sangliers ; sur le tronc noueux d’un chêne où la hache du pionnier avait ébauché de profondes entailles, l’écorce portait l’empreinte de la griffe des ours, alléchés par les guirlandes de glands savoureux. Puis à ces forêts succédaient de nouveau des plaines sans fin, sans animation, étendant tristement à perte de vue leur surface d’un roux lugubre, océan silencieux aux vagues immobiles au-dessus duquel le pélican et le vautour planent sans un cri, où le vent même n’a pas de murmures.

Nous approchions du pays des Indiens Comanches ; les précautions nocturnes redoublaient pendant les haltes, et des éclaireurs précédaient la colonne en marche. Le romancier et moi prenions souvent plaisir à nous mêler à ces batteurs d’estrade. Il y avait un de ces hommes hardis, Canadien d’origine, dont nous recherchions la compagnie de préférence. Ever-quiet (toujours tranquille) était son nom de guerre, qu’il devait à sa prétention, fort légitime du reste, de ne jamais s’émouvoir en face même des plus grands dangers. Tranquille (c’était ainsi que nous l’appelions par abréviation) était un homme de grande taille, maigre et souple comme une lanière de cuir, et dont les jambes nerveuses le disputaient en finesse à celles du cerf. C’était toujours sans efforts qu’il maintenait son pas à l’égal du pas de nos chevaux. Une espèce de blouse d’un brun verdâtre en peau de daim, des guêtres de cuir qu’il ne débouclait ni jour ni nuit, un bonnet de police, composaient son invariable costume. Malgré ses cinquante ans et ses cheveux gris, les yeux noirs du chasseur avaient conservé tout le feu de la jeunesse. La vie de Tranquille se passait à aller et à revenir de Saint-Louis à Santa-Fé, et de Santa-Fé à Saint-Louis. C’était l’homme par excellence des histoires de chasse à l’ours et des contes superstitieux. À l’aide de récits d’autant plus intéressans qu’il en était presque toujours le héros, il abrégeait pour nous la longueur des marches, et nous prenions un vif plaisir à l’entendre raconter les épisodes de sa vie d’aventures. J’écoutais Tranquille avec d’autant plus de complaisance, que je me promettais de l’enrôler à mon service pour nous accompagner à la recherche de l’or en Californie. Sa connaissance parfaite de la langue espagnole, sa sagacité presque infaillible, sa bravoure et son adresse me le rendaient précieux à plus d’un titre.

Nous cheminions un matin, comme de coutume, à ses côtés, quand, avant de faire halte dans un des endroits qu’il était chargé de choisir, je le vis examiner attentivement des empreintes sur la route. Je lui demandai quel intérêt il attachait à ces traces à peine marquées.

— Un intérêt de curiosité, me répondit Tranquille. Déjà, depuis plusieurs jours, je distingue sur l’herbe ou le sable la trace des roues de deux chariots qui doivent précéder les nôtres de quelques jours, et je cherche à me rendre compte du nombre de ces gens assez hardis pour s’aventurer ainsi seuls sur les terrains de chasse des Comanches, et à une si grande distance. J’estime les gens braves, et je serais fâché qu’il arrivât malheur à ceux-là. Jusqu’à présent du moins, ils ont voyagé sans accident, et, à la première pluie, leurs traces plus distinctes m’en apprendront davantage.

— Les croyez-vous donc bien exposés ? demandai-je à Tranquille.

— C’est selon. Si c’était moi, je ne m’en inquiéterais pas ; mais, pour ceux-là, je ne suis pas sans appréhension. Nous sommes ici sur un terrain où il n’est pas rare que les maraudeurs blancs s’associent aux maraudeurs indiens, et, parmi les pirates des prairies, les premiers sont peut-être plus à redouter que les seconds.

Cette réponse du chasseur n’était pas rassurante, et je dus faire effort sur moi-même pour me persuader que ces chariots mystérieux n’étaient pas ceux de Township. Bientôt cependant la caravane nous rejoignit, le campement fut installé, et les fatigues de la journée l’emportèrent sur mes inquiétudes et sur mes rêves de toute nature : je ne me réveillai le lendemain qu’aux premiers sons du cor. Une pluie fine et pénétrante commençait à couvrir les prairies d’un voile épais ; le soleil, en se levant, ne put la dissiper ; pendant toute une journée de marche sur un terrain détrempé, le ciel, bas et sombre, sembla peser sur les prairies, dont l’horizon se confondait avec les nuages. Des corbeaux croassaient tristement en fendant ce rideau de vapeurs pluvieuses qui se déchirait parfois pour laisser voir dans le lointain un bison secouant sa crinière mouillée, ou un cerf qui se perdait aussitôt dans la brume.

— Tenez, disait le Canadien enveloppé jusqu’aux yeux dans un surtout de cuir fauve, c’est ainsi que le daim blanc des prairies, dont je vous ai raconté l’histoire, se montrait toujours à notre caravane jusqu’au moment où Joë le Kentuckien le tua d’une balle marquée d’une croix. Seulement, comme je vous l’ai dit, après l’avoir vu tomber, il ne trouva à la place du daim qu’une pierre blanche tachée de sang, et cependant Joë avait des yeux de lynx, et il avait vu le daim blanc rester à l’endroit où sa balle l’avait abattu : c’est une mystérieuse histoire qu’il ne put jamais éclaircir.

Au grand regret de mon compagnon, j’interrompis le chasseur pour lui demander s’il pourrait reconnaître plus distinctement la trace des voyageurs qui nous précédaient.

— Sans doute, dit-il ; mais, comme la pluie qui nous fouette au visage en ce moment a dû les surprendre assez loin d’ici, je ne pourrai vous dire cela qu’au troisième jour de marche à dater d’aujourd’hui, car je suppose, d’après leurs empreintes, qu’ils ont trois journées d’avance sur nous. Puis, s’adressant au romancier, le chasseur continua : — Vous voyez ce ruisseau. Eh bien ! c’est sur ses bords que le jeune Osage trouva l’ame de sa maîtresse qui l’attendait en pleurant ; elle était assise là, sur cette pierre plate.

La caravane ne put faire ce jour-là que la moitié d’une étape ; mais, le lendemain et les jours suivans, le soleil, qui avait reparu brillant comme depuis notre départ, ayant séché la terre, l’expédition put avec quelques efforts regagner le temps qu’elle avait perdu. Ainsi que l’avait pressenti le chasseur, le soir du troisième jour, nous retrouvâmes les traces du campement des éclaireurs parfaitement conservées sur le sol, de nouveau durci par le soleil.

— À la bonne heure, dit le chasseur en les examinant avec attention, voilà qui est aussi clair qu’un changement de domicile annoncé dans les journaux. Les voyageurs ont campé ici comme nous allons le faire. Comme je vous le disais, ils ont trois jours d’avance sur nous, puisque c’est aujourd’hui la troisième halte après la pluie. Ici ce n’est pas comme sur la route, où les pas du dernier effacent ceux du premier ; dans un campement, chacun va et vient de côté et d’autre ; eh bien : ces voyageurs n’appartiennent pas aux états de l’ouest. Voyons, combien sont-ils ?

Le Canadien examina soigneusement les traces.

— Cinq, six, sept, huit, reprit-il ; ils sont huit, c’est-à-dire qu’il n’y a que quatre hommes en état de porter les armes : le père et trois fils sans doute, puis il y a trois enfans et la mère.

Ce signalement ne se rapportait pas très exactement à celui du squatter et de sa famille, puisque Townsbip n’avait que deux enfans en bas âge au lieu de trois. Je renonçai donc à l’idée que j’avais nourrie jusqu’alors, et j’y renonçai avec joie en pensant aux dangers auxquels s’exposaient si témérairement ces voyageurs, quand d’un mot le chasseur me replongea dans ma première incertitude.

— J’achèterai des lunettes à la première ville où nous passerons, Dieu me pardonne ! s’écria-t-il en se frappant le front. Est-ce bien moi qui ai pu confondre un instant les pieds d’une jeune fille avec ceux d’un enfant de dix ans ? D’autres, au fait, s’y seraient trompés aussi, car jamais de plus jolis petits pieds n’ont marqué leur empreinte sur les prairies.

En disant ces mots, le chasseur s’approchait d’un érable dont les bouquets pourpres pendaient à quelques pieds au-dessus du sol. Des touffes de fleurs, comme on en trouve souvent dans les savanes, croissaient à distance de l’érable : c’étaient des pavots sauvages et des marguerites des plaines.

— Tenez, reprit Tranquille, la jeune fille a couru vers cet érable. Les belles grappes rouges l’auront attirée ; elle s’est haussée sur la pointe des pieds pour en cueillir. Elle a aussi coupé quelques-unes de ces marguerites ; mais les pas s’éloignent du camp : ces empreintes où le talon est plus marqué, et toutes si près les unes des autres, prouvent que la jeune fille marchait en rêvant, en effeuillant sans doute les marguerites pour leur demander un présage d’amour. Ah ! c’est que dans le désert, comme dans les villes, de jeunes et belles créatures n’ont rien de mieux à faire que ces doux songes. Heureuses les jeunes filles qui rêvent, plus heureux encore ceux qui les font rêver !

Le chasseur, dont la sagacité merveilleuse semblait démêler sur la terre comme dans un livre les plus secrètes pensées des personnes absentes, avait prononcé ces mots avec une gaieté mélancolique et douce qui me rendit rêveur à mon tour. Je me rappelai cette blanche apparition de la vallée, le sourire de la jeune Virginienne et la branche d’érable tombée sur le chemin. C’était elle, sans doute, dont je voyais les empreintes sur la terre, car le jugement de Tranquille me paraissait sans appel. Je choisis alors, pour y faire dresser notre tente, l’ombre de cet érable dont peut-être elle avait cueilli les fleurs en souvenir de Red-Maple. C’était, à mes yeux, comme un terrain consacré.

Tous les jours suivans, je recevais chaque soir, par l’entremise du Canadien, des nouvelles du squatter et de sa famille, qui ne se doutaient pas que le propriétaire de leur vallée les suivît de si près. Je craignais à chaque instant que quelque indice ne révélât à Tranquille une de ces catastrophes si fréquentes dans le désert, et je blâmais sévèrement l’imprudence d’un homme qui exposait à des dangers sans cesse renaissans sa vie et celle de tous les siens. L’événement ne tarda pas à confirmer mes craintes en partie. Il y avait un mois que nous avions quitté Saint-Louis, et nous n’étions plus qu’à deux jours de marche de l’Arkansas, c’est-à-dire à la moitié du trajet seulement de Santa-Fé. Montés comme nous l’étions, mon compagnon de route et moi, nous aurions pu facilement franchir cet espace en moitié moins de temps, et nous songions sérieusement à prendre les devans, une fois arrivés à la capitale du Nouveau-Mexique, lorsque le chasseur canadien, en examinant, comme il avait coutume de le faire à ma prière, les traces du dernier campement du squatter, secoua la tête d’un air chagrin. Il s’éloigna des traces laissées par les chariots pour aller en examiner d’autres à quelque distance ; quand il revint, ses traits dénotaient encore plus clairement le doute et l’inquiétude.

— La nuit a dû être une de celles qu’on n’oublie guère, dit le chasseur, et je crains bien que demain nous n’apprenions par d’autres indices qu’il ne faut pas trop tenter le diable.

— Que voulez-vous dire ? m’écriai-je ; quelque danger sérieux a-t-il menacé les voyageurs ?

— Certainement, et des dangers de toute nature. Les Indiens sont venus la nuit reconnaître le campement, et il y a là en outre des traces d’hommes blancs, de bandits mexicains aussi redoutables que les Indiens, car on ne se défie pas d’eux, et on peut accueillir comme des frères des gens qui, le lendemain, vous égorgeront.

Le chasseur s’arrêta un moment, puis il reprit : — Il ne manque rien, ma foi, à la collection des traces les plus dangereuses, pas même celles de l’ours gris des prairies.

Je frémis à l’idée des périls qui menaçaient le squatter. M’adressant alors au romancier, comme s’il eût porté le même intérêt que moi à la famille de Township

— Laisserons-nous ces malheureux, lui dis-je, sans essayer de leur porter secours ? Deux combattans de plus ne sont pas à dédaigner, et peut-être notre renfort pourra-t-il les sauver.

Le brave jeune homme n’hésita pas à accepter ma proposition ; le chasseur passait sa main dans ses cheveux d’un air de perplexité.

— Il y a bien, dit-il enfin, cet ours gris qui me tente un peu, et si ce n’était le devoir de ma charge de batteur d’estrade… mais bah ! on ne rencontre pas tous les jours un gibier aussi séduisant, et puis, sans moi, vous ne seriez d’aucun secours pour les voyageurs.

Je saisis la main de Tranquille et le suppliai de n’être pas sourd à la voix de la pitié ; le rude Canadien sembla s’attendrir.

— Diables d’ours gris ! dit-il, il sera dit qu’ils me feront toujours faire des folies.

Il fut arrêté que nous nous reposerions quelques heures pour laisser au chasseur, qui marchait toujours à pied, le temps de se remettre d’une longue traite et d’obtenir la permission de s’éloigner du camp pendant deux ou trois jours, après quoi nous emploierions la nuit à franchir les quinze lieues qui devaient nous séparer du squatter. Ces quelques heures d’attente me semblèrent un siècle. Enfin, Tranquille vint nous chercher, monté sur un excellent cheval d’emprunt qu’il maniait en cavalier consommé. Nous partîmes au grand trot. Tranquille marchait à notre tête en sifflant un air de chasse, et nous le suivions du plus près possible pour éviter les nombreux obstacles que les prairies cachent à chaque pas sous leur apparente uniformité. La lune brillait au ciel et jetait sur ces immenses plaines sans ombre une clarté qui les faisait ressembler à une nappe d’eau sans fin.

— Sommes-nous sur la bonne voie ? demandai-je au chasseur, qui, depuis long-temps déjà, trottait silencieusement devant nous.

— Parbleu ! l’Arkansas n’est pas loin ; les bisons vont y boire par troupes ou deux à deux, et l’ours gris est si friand de leur chair !

Le Canadien ne pensait qu’à l’ours gris, puis de temps en temps il s’arrêtait pour écouter ; nous nous arrêtions aussi, et le bruit de la respiration des cavaliers et des chevaux se faisait seul entendre. À peine, de temps à autre, un hibou laissait-il tomber une note lugubre, ou un loup poussait-il un vagissement en nous regardant passer assis sur son train de derrière. — Tout va bien, disait le chasseur, et nous reprenions notre marche un instant interrompue. Cet homme m’inspirait une confiance aveugle ; mais je craignais que son intervention n’eût pas pour le squatter le résultat qu’on en pouvait attendre. Cette expédition, qu’avaient commandée chez moi un entraînement irrésistible et chez le romancier un sentiment généreux et désintéressé d’humanité, n’était presque aux yeux du Canadien que le prétexte d’une chasse. Pour lui, chasser l’Indien ou l’ours gris était le principal but, et peu lui importait d’arriver plus ou moins tard, pourvu qu’il pût satisfaire sa passion dominante. J’aiguillonnais donc de mon mieux l’insouciance du chasseur. Plus d’une fois j’avais cru entendre le son lointain et affaibli de coups de feu, et autant de fois j’en avais averti le Canadien, qui me répondait :

— Ce sont les rapides de l’Arkansas qui grondent, ou un troupeau de buffles dont l’écho renvoie les pas retentissans.

Nous ne tardâmes pas d’arriver près de l’Arkansas, dont le vent nous apportait depuis quelques instans les humides et fraîches émanations. Bientôt nous pûmes voir le fleuve briller dans son lit à la clarté de la lune. Le volume de ses eaux coulait impétueusement, malgré la sécheresse, entre des berges à pic sillonnées de veines crayeuses. Dans d’autres endroits, un lit épais de roseaux élevés encaissait le cours de l’eau.

— On tire par là-bas, criai-je de nouveau à Tranquille.

Le Canadien prêta l’oreille. — Eh ! qu’est cela ? s’écria-t-il tout à coup avec joie : ce sont eux, by god.

— Les voyageurs ? s’écria le romancier.

— Eh ! non, L’ours et le buffle dont je suivais déjà les traces sans vous le dire ; eh bien ! si je ne me trompe, vous allez avoir sous les yeux un spectacle qu’un millionnaire ou un roi paierait bien cher. Voyez de tous vos yeux, écoutez de toutes vos oreilles, et surtout laissez-moi faire.

Le chasseur, joignant l’action aux paroles, se hâta de mettre pied à terre, sa carabine à la main. Quant à nous, pressentant à peu près le spectacle qu’il nous promettait, nous attendions, le cœur palpitant et l’œil aux aguets. Un monticule nous dérobait les sinuosités de l’Arkansas. Nous ne pûmes bientôt nous méprendre à un retentissement sourd qui devenait de plus en plus distinct, et auquel ne tarda pas à succéder le bruit de cailloux froissés qui tombaient de la berge dans le fleuve. Au même instant, deux énormes masses noires vinrent couronner le sommet de l’éminence à une demi-portée de carabine de l’endroit où nous étions. C’étaient l’ours et le buffle annoncés par le Canadien. Comme si notre aspect eût fait comprendre au buffle la honte de fuir plus long-temps, il se retourna brusquement contre son ennemi, et la tête basse, son épaisse crinière balayant la terre, il attendit en poussant un mugissement de défi. L’ours s’arrêta aussi avec un grognement furieux, puis étendit sur les cornes de la victime ses deux puissantes pattes ; nous vîmes le pauvre bison ployer graduellement sur ses jarrets et s’affaisser ; un mugissement de détresse signalait sa défaite, quand le chasseur s’élança vers lui avec de grands cris et fit feu sur le groupe. L’ours, blessé, lâcha prise, et le buffle, profitant de ce court répit, s’élança vers le fleuve, dont il descendit la berge hors de la portée de nos yeux.

— Ah ! s’écria le chasseur, voilà un pauvre diable d’ours qui apprend à ses dépens qu’il y a loin des pattes aux lèvres ; au reste, c’est une expérience dont il n’aura pas le temps de profiter. À vous maintenant, pendant que je recharge ma carabine ; mais ne tirez pas, s’il est possible, car c’est une honte de se mettre trois contre un.

Je mis à mon tour pied à terre en jetant la bride de nos deux chevaux à notre compagnon ; puis, tout en maudissant l’ardeur intempestive du chasseur, je m’efforçai de faire la meilleure contenance possible. À la vue de trois ennemis, l’animal parut hésiter, et cependant le sourd grincement de ses longues dents blanches était effrayant, et le romancier ne contenait qu’à grand’peine son cheval et les nôtres. Bien que l’ours n’avançât pas, il ne reculait pas non plus ; il semblait aspirer une odeur lointaine, et le balancement de sa tête indiquait son indécision. Tout à coup il parut prendre le parti de la retraite, et nous le vîmes disparaître dans la direction qu’avait suivie le buffle. Le chasseur achevait de recharger sa carabine. Cette fuite ne faisait pas son compte, et il s’élança à la poursuite de l’ours en m’invitant à le suivre ; mais, arrivés sur le sommet de la colline que l’animal venait de quitter, nous ne le vîmes plus. Ce ne fut qu’au bout de quelque temps que le chasseur l’aperçut de nouveau. Il avait longé la colline pour gagner au grand trot les bords sablonneux du fleuve, dont il remontait le cours. Évidemment, il semblait encore plutôt chasser que fuir.

— J’ai cependant besoin d’une peau, dit le chasseur, et la sienne fait magnifiquement mon affaire. Il y a dans sa manœuvre quelque chose que je ne comprends pas.

En vain j’alléguai que nous perdions un temps précieux ; le chasseur, emporté par son ardeur, ne voulut rien entendre, et je m’élançai sur ses pas. Nous descendîmes vers les bords du fleuve. La nappe d’eau de l’Arkansas brillait comme de l’argent, et, en suivant des yeux l’ours qui trottait, nous pûmes le voir s’arrêter devant un tronc d’arbre que le courant chassait, puis revenir sur ses pas en accompagnant l’arbre entraîné par le fleuve. Tantôt, s’allongeant le plus possible au-dessus de l’eau qu’il semblait craindre, il étendait la patte comme pour saisir une des branches restées au tronc ; tantôt, recommençant à trotter parallèlement à l’arbre, il semblait en surveiller la navigation avec la plus tendre sollicitude. Il y avait là-dessous un mystère de chasse inexplicable. Tranquille saisit brusquement mon bras.

— Il y a un homme sur l’arbre ! s’écria-t-il ; mais du diable si je devine quelque chose à tout ceci.

J’aperçus en effet distinctement un homme attaché sur le tronc flottant et ballotté par les eaux furieuses de l’Arkansas, qui semblaient à chaque instant devoir engloutir cette frêle proie dans leurs innombrables tourbillons. Je croyais rêver, et je me demandais quelle haine implacable avait pu imaginer une si atroce contre-partie du supplice de Mazeppa. Les hurlemens joyeux de l’ours me rendirent bientôt au sentiment de la réalité. Le monstrueux animal était parvenu à saisir entre ses pattes une des branches de l’arbre, et il s’efforçait d’attirer sur la grève cet étrange radeau. L’hésitation n’était plus permise, et, au moment même où l’arbre, cédant à une force plus puissante encore que celle du courant, venait chavirer sur la rive, nous fîmes feu sur l’ours, qui, atteint par nos deux balles, roula dans le fleuve et disparut au milieu des vagues écumantes. Nous n’avions plus qu’à donner nos soins au malheureux que la Providence semblait avoir envoyé sur notre route pour déjouer de ténébreux desseins. Malheureusement ces soins furent inutiles ; nous pûmes couper les liens qui enchaînaient le corps du noyé, mais non lui rendre la vie absente. Après avoir déposé le corps dans une des anfractuosités de la berge, nous dûmes reprendre à la hâte notre course d’exploration, car la chasse à l’ours nous avait fait perdre un temps précieux, et le moindre retard pouvait être fatal à ceux que nous cherchions.

Le jour était venu quand nous atteignîmes le seul gué de l’Arkansas qu’eussent pu franchir, les chariots du squatter. Là nous retrouvâmes des traces nombreuses d’hommes et de chevaux mêlées à celles des voyageurs que nous venions secourir. Après avoir examiné les empreintes laissées sur le sable, le chasseur canadien m’assura que la famille à laquelle je m’intéressais était désormais en sûreté. Il avait reconnu, mêlées aux sillons des chariots, les traces du passage d’un corps de riflemen à cheval qui, selon toute apparence, s’était joint à la petite troupe pour l’escorter jusqu’au-delà des territoires menacés par les Indiens. J’accueillis avec joie cette assurance. Notre but était atteint, et nous revînmes sur nos pas, afin de regagner le camp de la caravane, dont quelques heures de marche seulement nous séparaient. Nous trouvâmes les tentes de la colonne dressées à l’endroit même où la nuit précédente nous avions si vaillamment tenu tête à l’ours gris des prairies. Les émigrans se pressaient autour d’un homme pâle et grelottant qui ne semblait réchauffer qu’avec peine aux feux du bivouac ses membres engourdis. Nous reconnûmes, à notre grande surprise, le malheureux que nous avions laissé pour mort sur les bords de l’Arkansas. La physionomie de cet homme ne prévenait nullement en sa faveur. On lisait sur ses traits ce mélange de ruse et de violence qui caractérise essentiellement les classes dégradées de la population mexicaine. Son costume était celui de ces hardis vaqueros qui s’aventurent souvent à la recherche des chevaux sauvages dans les parties les plus reculées, les moins connues de l’Amérique. Toutefois ses manières à la fois humbles et effrontées indiquaient plutôt un de ces écumeurs du désert dont les rapines audacieuses défient trop souvent l’activité infatigable des riflemen. Nous le questionnâmes avec empressement sur les motifs de la bizarre vengeance dont il avait failli être victime. Il nous répondit que c’était un parti d’Indiens qui, le prenant pour l’éclaireur d’un des nombreux détachemens chargés de la police du désert, avait voulu punir en lui l’auxiliaire des ennemis acharnés de leur race. Nous nous contentâmes de cette explication, bien que l’histoire du Mexicain, débitée rapidement et avec un certain embarras, eût tout l’air d’être arrangée à plaisir. La satisfaction que j’éprouvais d’avoir pu enfin obtenir des indications rassurantes sur la famille du squatter me rendait indifférent à tous les autres incidens de la journée.

Le lendemain, les marches silencieuses recommencèrent à travers le désert. Notre voyage ne devait plus offrir d’épisode remarquable jusqu’au moment de notre arrivée sur le sol de la Californie, où j’allais voir de près les effrayans ravages de ce bizarre fléau que les Yankees nomment la fièvre jaune métallique.


GABRIEL FERRY.


  1. Le centime d’Amérique est la centième partie du dollar, ou un peu plus de cinq centimes de France.
  2. C’est l’origine de cette dénomination : bar-room, chambre de la barre.
  3. Le shelling d’Amérique ou douze sous et demi de France.
  4. Espèce d’oiseau moqueur.