Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/05

Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 764-799).
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LES SOUVENIRS
DU
MEDECIN DE LA REINE VICTORIA

V.[1]
LE MARIAGE DE LA REINE


I

Au mois de mars 1836, le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha partit de sa résidence pour faire un voyage de famille ; il se rendait à Bruxelles chez son frère, le roi Léopold, et à Londres chez sa sœur, la duchesse de Kent. Ses deux jeunes fils l’accompagnaient, le prince Ernest et le prince Albert. Ce dernier, né le 26 août 1819, n’avait pas encore accompli sa dix-septième année. Il y avait longtemps que deux personnes de sa famille, la duchesse douairière de Saxe-Cobourg et son fils, le roi des Belges, avaient songé pour cet enfant à un royal avenir. La vieille duchesse, grand’mère à la fois du jeune prince Albert de Saxe-Cobourg et de la jeune princesse Victoria, future reine d’Angleterre, s’était dit bien souvent que son petit-fils et sa petite-fille étaient destinés l’un à l’autre. L’idée d’un mariage entre son cher petit Albert et sa chère petite fleur de mai, comme elle appelait la princesse Victoria[2], était le plus ardent de ses désirs. Quand elle mourut le 16 novembre 1831, ce fut le dernier vœu qu’elle exprima en recommandant à Dieu l’avenir de tous les siens. Le père du prince Albert, à ce que nous apprennent les notes de Stockmar, n’était pas complètement de cet avis ; c’était à son fils aîné, le prince Ernest, que le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha aurait voulu assurer ces hautes destinées. Quant au roi Léopold, ayant toujours partagé sur ce point le désir de sa mère, il eut à cœur de le réaliser. Au milieu de ses grandes préoccupations politiques, c’était là une affaire secrète qu’il ne perdait pas de vue un seul instant. Aussi lorsque son frère, le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, accompagné de ses deux fils, vint lui rendre visite à Bruxelles au mois de mars 1836, on devine de quel œil à la fois sympathique et sévère il examina le jeune prince. On peut aussi se représenter sa joie. Le pronostic de la grand’mère ne s’était pas trompé. Ce que l’enfant promettait, le jeune homme le tenait déjà. Dans cet épanouissement de sa dix-septième année, on voyait en lui les qualités les plus rares, et il n’était pas d’espérances si hautes que ne justifiât son mérite.

C’est ce que le roi des Belges écrivait à Stockmar en ce printemps de l’année 1836 : « Il y a plusieurs années, disait-il, que j’ai conçu la plus haute idée de mon jeune neveu, le prince Albert ; si beau, si aimable, si richement doué ; me voici convaincu désormais qu’aucun prince n’est plus en mesure que lui de rendre ma nièce heureuse et de remplir dignement cette difficile place d’époux de la reine d’Angleterre. »

Stockmar, qui connaissait moins le jeune prince, ne se prononçait pas aussi vite. Par les services qu’il avait rendus au roi des Belges, par le dévoûment dont il avait donné tant de preuves, il s’était acquis le droit d’exprimer franchement sa pensée. Peut-être le roi Léopold, dans l’élan de sa tendresse, ne mesurait-il pas assez exactement les forces de ce neveu si cher ; peut-être aussi, par une modestie naturelle aux esprits supérieurs, ne se rendait-il pas un juste compte des difficultés d’un rôle où il avait obtenu lui-même, par anticipation il est vrai, un succès sans réserve. Le roi Léopold ne se rappelait que de beaux jours et de nobles émotions pendant les deux années qu’il avait passées à Claremont. Mari de la princesse Charlotte, associé à une future reine d’Angleterre, appliqué de toute son âme à consoler la douce victime d’une éducation funeste, à lui rendre les affections qui lui avaient manqué, à faire luire à ses yeux toutes les clartés de la religion domestique, il se sentait soutenu par la sympathie des whigs, ennemis du prince de Galles, sans que les tories eussent trouvé encore l’occasion de lui marquer des sentimens hostiles. Léopold ne se souvenait que de ces heures d’enchantement. Stockmar, plus attentif à tout par dévoûment à son maître, mieux en mesure de voir de près bien des choses, avait réfléchi profondément aux périls et aux humiliations d’un prince consort. Il savait combien l’aristocratie parlementaire était jalouse de ses droits, avec quelle vigilance elle surveillait la couronne, comme elle se défiait de l’étranger qui venait épouser une fille d’Angleterre, comme elle le tenait à l’écart des affaires d’état, et, tout en le couvrant d’honneurs, ne lui permettait pas d’être autre chose que le premier des sujets de la reine. Être l’époux de la reine, n’être que le premier des sujets, quelle situation délicate ! où finit-elle exactement, cette ligue de démarcation idéale ? Le prince viole-t-il la constitution s’il a un avis très arrêté sur les choses d’intérêt public, sur les débats du parlement, sur la formation d’un ministère ? Et s’il a cet avis, s’il a le droit de l’avoir, comment obtenir qu’il n’en parle point à la reine ? Comment faire que la reine soit insensible à son langage ? Notez que ce cas d’une reine anglaise mariée à un prince étranger ne s’était pas présenté une seule fois sous la maison de Brunswick-Hanovre, qu’il n’y en avait eu qu’un seul exemple depuis la révolution de 1688, et que dans ce seul exemple, celui de la reine Anne, la nullité du prince-consort n’avait pas permis aux difficultés da se produire. Si le prince Léopold, au lieu de devenir roi des Belges en 1831, était devenu prince-consort en Angleterre le 26 juin 1830, à la mort de son beau-père George IV, aurait-il évité tous les conflits ? Et le prince Albert les évitera-t-il davantage ? Rien n’est moins assuré ; mais le prince Léopold les aurait certainement détournés, il les aurait du moins apaisés sans bruit, grâce aux ressources d’une intelligence d’élite et d’une prudence magistrale. Il faut donc examiner avec soin si le prince Albert offre sur ce point toutes les garanties désirables, si ce rôle tout particulier lui sourit malgré ses servitudes, s’il aura le goût et le courage de son rôle moral, s’il saura retenir sans la dépasser l’influencé à laquelle il pourra prétendre ; enfin s’il saura se garder autant de la pusillanimité que de l’esprit d’usurpation. Toutes ces pensées agitaient le consciencieux Stockmar, lorsqu’il écrivait au roi des Belges en ce mois de mars 1836 :


« Albert est un beau jeune homme, assez développé pour son âge, avec des traits agréables, expressifs, et si rien ne trouble en lui le travail régulier de la nature, ce sera un homme dans quelques années, un homme beau, robuste, d’une tenue bienveillante et simple, quoique toujours noble et digne. Il a donc extérieurement tout ce qui plaît aux femmes, ce qui doit leur plaire en tout temps et en tout pays. J’ajoute, et ce peut être une circonstance favorable, que sa personne extérieure a déjà une certaine physionomie anglaise.

« Il s’agit maintenant d’estimer ce que vaut son esprit. Sur ce point aussi on dit beaucoup de choses à sa louange ; mais tous ces jugemens sont plus ou moins suspects de partialité, et tant que je ne l’aurai pas examiné plus longuement, je ne saurais ni apprécier sa valeur intellectuelle ni présager ce que promet son caractère. Il me paraît prévoyant, circonspect, animé déjà d’un esprit de sagesse ; mais tout cela ne suffit pas. Ce n’est pas assez de grandes capacités pour le rôle dont il s’agit, il y faut une véritable ambition avec une grande force de volonté. Suivre pendant toute sa vie une carrière politique si difficile, cela exige autre chose que de la vigueur et de l’entrain ; il y faut cette inspiration sérieuse qui d’elle-même sacrifie le plaisir à l’utilité vraie. Si la conscience d’avoir acquis une des places les plus influentes qu’il y ait en Europe ne lui donne pas à elle seule un absolu contentement, que de fois sera-t-il tenté de regretter son entreprise ! S’il ne la prend pas dès le début comme une affaire très grave, très difficile, de l’habile direction de laquelle dépendent son honneur et son bonheur, il lui sera malaisé de réussir.

« Je l’examinerai de plus près, je chercherai à le connaître de plus près. Si je trouve en lui assez de fonds pour cette lâche, ce nous sera un devoir de conscience de lui exposer sous tous ses aspects la difficulté de l’entreprise. Dans le cas où ces difficultés ne l’effraieraient point, alors s’imposeraient à lui, selon moi, deux obligations impérieuses : d’abord celle d’une éducation appropriée et logiquement conduite, en vue de sa future carrière, avec la préoccupation constante de tout ce que réclament un pays et un peuple d’un caractère si particulier ; ensuite celle de s’assurer l’affection de la princesse avant la demande en mariage et de fonder la demande sur cette affection même. »


Stockmar, en Allemand méthodique, exécuta ce programme à la lettre. Le prince Albert, sans se douter du rôle que s’était donné le docteur-diplomate, subit un examen de tous les jours et de toutes les heures. Est-il besoin de dire que l’épreuve fut victorieuse ? Stockmar fut bientôt convaincu, comme son maître, que le jeune prince était parfaitement digne du rang auquel le destinait le roi des Belges. Il ne restait plus qu’à s’occuper de l’éducation spéciale nécessaire au futur époux d’une reine d’Angleterre. Où devrait-il la recevoir ? À Cobourg, auprès de ses parens ? ou dans une grande ville d’Allemagne, à Berlin, à Vienne ? ou bien, en dehors des grandes villes, dans les universités allemandes ? ou bien encore à Bruxelles, sous les yeux du roi son oncle ? Stockmar discute ces différens projets, et sa discussion renferme sur plus d’un point des jugemens qui méritent d’être notés. Cobourg, évidemment, ce n’est pas le lieu le plus convenable. À supposer qu’on y trouvât des maîtres capables d’achever l’éducation du prince dans le sens indiqué plus haut, trouverait-on sur un théâtre aussi restreint des hommes ayant assez d’indépendance pour lui parler en toute franchise ? Voilà les anciennes petites cours allemandes caractérisées d’un seul trait, et c’est précisément cette absence de vie et de liberté morale, pour le dire en passant, qui a rendu possible l’écrasement de l’Allemagne par la Prusse. C’est donc en Prusse que le prince Albert pourra s’initier à l’étude des grandes affaires ? Ne concluez pas si vite ; Stockmar, qui en 1848 et plus tard sera un des partisans presque fanatiques de l’unité allemande par les Hohenzollern, se défie de la Prusse en 1836. Il a toute sorte d’objections contre le séjour du prince Albert à Berlin. D’abord ce n’est pas là que le prince se ferait des idées justes sur la présente situation de l’Europe. « La Prusse, — je n’abrège plus, je traduis littéralement, — la Prusse, placée au milieu des grandes puissances de l’Europe beaucoup plus par la faveur des circonstances que par sa force intérieure, ressemble trop encore dans sa politique à un parvenu toujours disposé à se surfaire ou à se déprécier lui-même, comme à surfaire ou à déprécier les autres. La position qu’elle a prise à l’égard de l’Allemagne n’est ni politique ni honorable. Tout cela ne forme pas une bonne école, et je tiens pour certain que le prince entendrait à Berlin toute espèce de théories sur la politique, excepté des théories vraies. En ce qui touche la société, le ton berlinois n’est pas à recommander non plus, pour un prince du moins, car il reste toujours maniéré. Ainsi les sujets qui pourraient y fournir des distractions au prince se bornent à deux : l’administration et le service militaire. Sur ces deux points sans doute, il aurait l’occasion d’apprendre bien des choses ; j’ajoute seulement que pour l’essentiel, il l’apprendrait tout aussi bien ailleurs. En outre, il y a dans Berlin un certain libertinage épidémique comme le catarrhe, et je crois volontiers qu’il n’y a pas d’endroit au monde où l’on ne puisse préserver un jeune homme de ce péril plus aisément qu’à Berlin. »

Nous n’avons pas besoin de commenter ces expressives paroles, il suffit de rappeler que c’est un Allemand qui parle.

Restaient encore Vienne, ou les villes d’université allemandes, ou la capitale de la Belgique. Vienne est jugée d’un mot par le sévère Stockmar : pour un prince allemand, dit-il, Vienne ne saurait être une école. Quant aux villes d’université, l’éducation qu’on y reçoit est trop étroitement théorique et ne répondrait pas à la mission toute pratique d’un prince. Au contraire, que d’avantages dans un séjour de quelque temps à Bruxelles ! Stockmar est d’avis que le prince Albert avec son frère aîné y passe au moins un semestre, et mieux encore une année entière. La vie intérieure de la Belgique, sous une monarchie qui se fonde, lui sera un spectacle plein d’enseignemens. Grâce à la neutralité du royaume, Bruxelles est un poste d’où l’on peut examiner avec fruit le mouvement de la politique européenne. On n’est pas engagé dans ce mouvement, on n’en est pas non plus trop éloigné ; situation commode, observatoire unique. Et puis quel guide que cet oncle initié à tant de grandes affaires, homme d’état consommé, vrai modèle d’esprit, de sagesse, et qui en toute occasion sera pour ses neveux un précepteur attentif et dévoué !

Stockmar ne se dissimule pas cependant les objections qu’on peut opposer à son projet. La politique du nord, c’est-à-dire la politique de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, persiste à considérer la fondation du royaume de Belgique comme une victoire du principe démocratique en Europe. Que dira-t-on à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, quand on verra les jeunes princes installés à Bruxelles pour y achever leur éducation ? On signalera là une intention marquée d’en faire des ultra-libéraux. S’il devait en résulter un jour contre les jeunes princes une hostilité des cours du nord, ce serait assurément un sérieux motif de ne pas leur donner Bruxelles comme lieu d’études ; mais, ajoute Stockmar, je ne crains pas cette hostilité, en supposant bien entendu que rien ne la justifie, je ne la crains pas si elle n’a d’autre cause qu’un simple préjugé, une simple inspiration de haine générale contre la politique de l’Occident. Laissons-le continuer, la discussion est intéressante, car elle nous fait connaître les secrètes pensées de celui qui va être le conseiller de la reine :


« Un homme d’état expérimenté, s’il a le choix entre le terrain constitutionnel et le terrain absolutiste pour y faire l’éducation d’un jeune prince, préférera le premier. La vie constitutionnelle offre ce grand avantage que le mouvement et la marche de l’ensemble des affaires s’y montrent entièrement à jour. L’écume de la démocratie y est soulevée si haut à tout instant que chacun peut la voir, la toucher, s’y salir. À tout instant aussi, le bien éclate à la lumière, à tout instant on peut le sentir et le saisir. Quiconque a des yeux, quiconque est capable d’une impression, peut tout découvrir sans effort et tout conserver sans peine dans sa mémoire.

« L’organisme de la monarchie pure est bien moins intéressant. Il ressemble à une machine simple, mais cachée, dont la marche ne frappe que très peu nos sens, et dont les vices n’attirent notre attention que le jour où le rouage s’arrête et reste immobile. Alors même qu’il ne s’agirait pas pour le prince d’une préparation expresse à sa destinée future en Angleterre, c’est encore le terrain constitutionnel que je préférerais, au point de vue de son éducation, comme bien plus instructif que l’autre. Ajoutez à cela que la tâche d’un gouvernement constitutionnel, comparée à celle de la monarchie pure, est la tâche vraiment difficile. Si donc les vues relatives à l’Angleterre ne se réalisaient pas, si le prince était appelé un jour par les circonstances à s’acquitter de la plus facile des deux tâches, l’étude qu’il aurait faite de la plus malaisée, bien loin de lui nuire, ne pourrait que lui être profitable. »


C’est ainsi que Stockmar conseillait le séjour du jeune prince à Bruxelles. Le roi des Belges fit un amendement à ce projet ; il ne voulait pas renoncer pour son neveu aux ressources de savoir que possèdent les universités allemandes ; il décida que son temps serait partagé entre Bruxelles et Bonn. Mais ce règlement de vie exigeait que le prince eût déjà fait son voyage d’Angleterre. Après avoir passé deux mois auprès de son frère le roi des Belges, le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, toujours accompagné de ses deux fils, se rendit chez sa sœur la duchesse de Kent ; ils arrivèrent à Londres au mois de mai 1836. Ce fut alors que le prince Albert et sa cousine la princesse Victoria se virent pour la première fois. Tous deux étaient sur le point d’accomplir leur dix-septième année, la princesse un peu plus tôt, précisément dans ce mois de mai 1836, le prince un peu plus tard, au mois d’août de la même année. Le roi des Belges et le baron de Stockmar, en préparant les futurs destinées du prince Albert, s’étaient bien gardés de lui laisser soupçonner leurs desseins ; il fallait que les sympathies mutuelles du prince et de la princesse, élément nécessaire de la négociation, fussent tout à fait spontanées, pour que le roi des Belges engageât l’allaire avec succès. La princesse Victoria eut-elle l’idée que ses deux jeunes cousins pouvaient bien elle des prétendans, et qu’on les lui amenait pour qu’ils se fissent connaître ? Le prince Albert, de son côté, devina-t-il quelque chose des intentions de son oncle ? Il est bien permis de le croire, quoiqu’il n’en reste aucune trace, ni dans les lettres du prince Albert, ni dans le journal de la reine. Une seule fois, dans une des lettres que le prince a écrites de Londres à sa grand’mère, la duchesse douairière de Saxe-Gotha[3], ou rencontre le nom de la jeune princesse : « La chère tante, dit-il, — c’est la duchesse de Kent, — est excellente pour nous, et fait tout ce qui peut nous procurer quelque plaisir. La cousine aussi est extraordinairement aimable avec nous[4]. » Ce n’est qu’un mot, mais ce mot est expressif, et le silence même qui le suit aussitôt nous invite à deviner les secrètes émotions de ces jeunes âmes. Je note ici en passant un trait curieux et délicat. Cette lettre écrite en allemand se trouve tout entière dans l’appendice de l’ouvrage du général Grey publié sous la direction de la reine Victoria ; or la traduction anglaise insérée dans le texte du récit ne donne pas les paroles que je viens de citer. N’y a-t-il pas là une discrétion charmante, une pudeur féminine et royale ? La reine se garderait bien de supprimer cette lettre, elle n’ose toutefois en traduire tous les termes, craignant de révéler trop vite ces premières joies de son cœur qui furent comme un premier aveu. Plus tard, après les fiançailles, la reine se montrera moins discrète, et nous la verrons citer sans aucun embarras les lettres où s’épanouit si gracieusement la fleur des chastes amours.

Le duc et ses deux fils, installés au palais de Kensington chez la duchesse de Kent, ne restèrent pas plus de quatre semaines en Angleterre. Ils revinrent à Bruxelles en passant par la France. On voit dans les lettres du prince Albert quel aimable accueil Ils reçurent à la cour du roi Louis-Philippe. Revenu à Bruxelles, il écrivait le 30 juin à sa grand’mère : « Je profite du retour de mon père à Cobourg pour vous donner enfin de mes nouvelles. Je l’aurais fait avant de quitter Paris, si j’en avais eu le loisir. L’hôtel des Princes où nous sommes descendus, nous a paru à tous une résidence most horrible ; il y avait un tel vacarme dans la rue que nous avions peine à entendre notre propre voix… Nous n’avons pas vu seulement tout ce qu’il y a de curieux à voir dans la ville même, nous avons fait plusieurs excursions très intéressantes dans les environs. Nous avons visité Meudon, Montmorency, Neuilly, Versailles, Trianon, etc., et partout nous avons été frappés de la beauté du spectacle. À la cour, nous avons été reçus avec la plus parfaite bonté, la plus exquise politesse, et nous sommes obligés de nous associer sans réserve aux grands éloges que chacun accorde à la famille royale. »

Voilà donc les deux princes, Ernest et Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, installés à Bruxelles au mois de juin 1836. Leur père les a quittés pour retourner à sa résidence de Gotha. Les deux frères vivent auprès de leur oncle, le roi des Belges, non pas tout à fait avec lui, non pas au château de Laeken ni au palais royal de Bruxelles, mais dans un hôtel où ils pourront continuer plus commodément leurs études. ils y restent dix mois, puis au mois d’avril 1837 ils se rendent à l’université de Bonn, suivant le programme de leur oncle, afin d’y entendre les plus illustres maîtres. Wilhelm Schlegel y enseignait la littérature, Hermann Fichte la philosophie ; à côté d’eux on admirait alors des hommes tels que Bethman-Hollweg, Löbell, Kaufmann, Perthès, d’Alten. Le prince Albert fut leur élève et leur conserva toute sa vie un souvenir reconnaissant. Un de ses condisciples, M. le prince William de Löwenstein, traçant plus tard quelques souvenirs de ces années d’études à la demande de la reine Victoria, s’exprimait en ces termes : « En 1837, j’ai eu la bonne fortune de faire connaissance avec le prince Albert de Saxe-Cobourg à l’université de Bonn. Il se distinguait entre tous les jeunes gens de l’université par son savoir, son zèle et sa parfaite bonne grâce dans les relations sociales. Il aimait par-dessus toute chose à débattre des questions de droit public et de métaphysique ; pendant nos fréquentes promenades, les principes de législation, les doctrines philosophiques, étaient l’objet de discussions sans fin… Des professeurs tels que Fichte, Perthès, Hollweg, ne pouvaient manquer d’exercer une active influence sur les juvéniles esprits de leurs auditeurs. Wilhelm Schlegel lui-même, en dépit de son extraordinaire vanité, ne sera pas aisément oublié de ceux qui ont assisté à ses leçons[5]. »

Ces études du prince Albert à l’université de Bonn, commencées en avril 1837, se prolongèrent jusqu’à la fin de l’année 1838. Le roi des Belges n’attendit pas la fin de ces épreuves pour faire part à son neveu des desseins qu’il avait formés en vue de son avenir. Le jeune prince réalisait si brillamment les espérances du roi son oncle qu’il n’y avait pas lieu de lui cacher plus longtemps la vérité, ou du moins de ne la lui laisser entrevoir qu’à demi. N’était-ce pas d’ailleurs un stimulant de plus ? n’était-ce pas surtout un moyen d’imprimer une direction plus spéciale à ses travaux ? Au mois de mars 1838, le prince étant allé passer quelques jours à Bruxelles, le roi Léopold lui annonça quelles destinées il lui préparait. Le prince s’en doutait bien un peu ; cette fois ce ne furent plus seulement des allusions de la part du roi, ce ne furent plus des promesses, des encouragemens sous forme voilée, ce fut une communication à cœur ouvert. Le prince Albert allait être décidément le fiancé de la reine Victoria.

Le monde n’en savait rien encore. Il est vrai que certains bruits, venus on ne sait d’où, commencèrent à se répandre vers ce temps-là, signalant le mariage du prince Albert et de sa cousine comme une chose décidée dans la famille des Cobourg. C’est même pour dépister les nouvellistes que le roi des Belges, au lieu de diriger son neveu vers Londres pendant ses vacances de Pâques, lui fit faire un voyage en Suisse au printemps de 1838. Ces bruits toutefois n’étaient pas même des on-dit, ce n’étaient que des conjectures, des hypothèses, comme il est si naturel d’en faire en de telles situations, et l’on peut dire que le secret fut longtemps et sérieusement gardé. Une affaire de la plus haute gravité, affaire d’état s’il en fut, avait été conduite comme un roman, — un roman anglais, bien entendu, roman de mœurs et d’éducation. Le monde, c’est-à-dire ici les cours de l’Europe, ignorait absolument ces choses intimes ; la diplomatie n’en savait pas le premier mot. Beaucoup de princes, en ce moment-là même, aspiraient à la main de la jeune souveraine, beaucoup de prétendans illustres se recommandaient ou se faisaient recommander à sa mère, la duchesse de Kent. Heureux le cousin de la reine Victoria ! Tandis que les ambitions s’agitent autour du palais de Kensington, lui, tranquille, confiant, achève son semestre à l’université de Bonn (mars-août 1838), parcourt l’Italie en compagnie du baron de Stockmar et d’un jeune officier anglais, M. Seymour (1838-1839), visite Florence avec ravissement, passe la semaine sainte à Rome, admire Naples, Capri, le Vésuve, traverse de nouveau la Péninsule, voit Pise, Gênes, Milan, Venise, et rentre en Allemagne par la Suisse. Attentif à tout, s’intéressant à tout, il complète l’étude abstraite par l’étude des réalités, et semble mettre à profit cette grande leçon de Bossuet : le vrai livre du prince est le livre du monde. Seulement, ce livre du monde, il le lit la joie dans le cœur, sous un rayon de cette lumière idéale qui fait pâlir le soleil de Naples.


II

Pendant que le roi Léopold et son confident délibèrent ainsi sur le rôle qui s’offre au prince Albert, pendant qu’ils règlent l’emploi de ses jours avec tant de soin et de conscience, que se passe-t-il à la cour de Londres ? En 1836, quand le duc de Saxe-Cobourg amenait ses deux fils au palais de Kensington, chez leur tante la duchesse de Kent, c’était Guillaume IV qui régnait sur l’Angleterre. On sait qu’il avait succédé le 26 juin 1830 à son frère George IV. Né en 1765, le troisième des fils de George III avait déjà soixante-cinq ans lorsqu’il fut appelé au trône. C’était un homme bienveillant, débonnaire, d’un tempérament assez vif, mais qui ne se distinguait, dit M. Ernest de Stockmar, ni par le caractère ni par l’intelligence ; il s’imaginait pourtant avoir des idées politiques et les influences qui l’entouraient mettant cette prétention à profit, l’engagèrent dans plus d’une faute. C’est ainsi que les grandes dames du monde tory lui firent congédier le 12 novembre 1834 le ministère whig de lord Melbourne, pour le remplacer par un ministère Wellington. Il ne comprenait pas que les whigs, ayant accompli en 1832 la réforme électorale, étaient seuls en mesure d’introduire ce régime nouveau, de le régler, de le tempérer, tandis que les tories irriteraient les passions et compromettraient la chose publique.

Les notes de Stockmar renferment à ce sujet trois pages fort curieuses de lord Palmerston. C’est une relation de cette crise ministérielle, écrite le jour même où lord Melbourne reçut son congé du roi. Le ministre des finances, lord Althorp, étant passé de la chambre des communes à la chambre des lords par suite de la mort de son père, lord Spenser, le ministère s’en trouvait un peu affaibli devant les communes, mais non pas au point d’abandonner la partie. Lord Melbourne exposa très loyalement la situation à Guillaume IV. Que devait faire le roi ? Attendre que la majorité se déclarât par un vote significatif. Au lieu de cela, il prit les devans, et dit à lord Melbourne : « Vous n’avez pas la majorité à la chambre haute, vous allez la perdre à la chambre des communes. C’est le moment de vous retirer. Je vais m’adresser au duc de Wellington. » L’entretien avait lieu au pavillon de Brighton. Lord Melbourne revint aussitôt à Londres et informa ses collègues de la décision du roi : « Je suis sûr, écrit lord Palmerston dans une note datée de ce jour-là, je suis sûr que le duc des Wellington sera au pavillon aujourd’hui même. « Il ajoute que tout cela était un jeu préparé, que l’affaire avait été conclue d’avance entre le duc et le roi, que la raison alléguée était un prétexte ridicule. Quoi ! Guillaume IV renvoie ses ministres parce que la majorité qui les soutient s’est affaiblie à la chambre des communes, et il les remplace par des hommes sans aucun pouvoir dans cette chambre, des hommes tout à fait impopulaires, quelle que soit d’ailleurs leur autorité dans la chambre des lords ! Cette mesure lui paraît tellement funeste, tellement grosse de conséquences désastreuses qu’il n’y peut songer sans frémir. « De deux choses l’une, dit-il, ou le parlement sera dissous, ou bien il ne le sera pas. S’il ne l’est pas, l’opposition sera furieuse, elle gagnera une force énorme et battra le gouvernement. Or, pendant la bataille, whigs et radicaux seront étroitement mêlés, et dans l’entraînement de la passion politique, les premiers ne tarderont pas à s’identifier avec les seconds. Ajoutez à cela que la menace de la dissolution planera toujours sur notre tête, et qu’en prévision de la lutte prochaine, nos gens, pour flatter leurs électeurs, tiendront des discours violens, prendront des engagemens irréfléchis. Supposez d’autre part une dissolution immédiate, la fureur des deux partis aux prises ne connaîtra plus de bornes. Les tories pourront gagner cinquante ou soixante voix, ce qui ne les empêchera pas de rester en minorité, et la majorité se composera d’hommes qui se seront engagés à tout sur les hustings, qui se seront plongés jusqu’au cou dans le flot démagogique, qui auront promis de réduire à trois années la durée des parlemens, de voter le scrutin secret et le suffrage universel. Nous serons alors dans un joli état, avec une chambre des communes refusant de soutenir tout ministère qui ne lui apportera pas des propositions de loi en faveur de ces mesures excessives ! »

Tout ceci, qu’on veuille bien le croire, n’est pas une digression ; ces détails politiques étaient nécessaires à notre sujet, puisqu’ils nous font entrevoir au milieu de quelles violences, à travers quelles mêlées, une jeune fille de dix-huit ans va être appelée au trône d’Angleterre. La princesse Victoria, une fois reine, sera-t-elle favorable aux tories ou aux whigs ? Cette question, même sous Guillaume IV, agite déjà les partis, et c’est Guillaume IV qui l’a soulevée, ou qui l’a du moins envenimée plus que jamais, en congédiant sans cause légale le ministère de lord Melbourne. Il est certain que des influences tories, dominant l’intelligence prétentieuse et faible du vieux roi, ont amené cette crise de 1834 ; on dit que ce furent surtout des influences féminines, et que cette chute des whigs, si peu conforme aux traditions parlementaires du pays, doit être attribuée à de très hautes dames du parti tory. Nous verrons bientôt d’autres dames non moins hautes et non moins illustres, les dames du monde whig, prendre leur revanche sur les héroïnes du parti adverse. Bataille de dames ! Les jeux les plus graves ont parfois des ressemblances avec des jeux d’enfans. Ce qu’il y a de plus regrettable en cette rencontre, c’est que ce jeu pouvait causer de sérieux embarras à la future reine, car cette question un peu prématurée : « Que pense la princesse ? de quel côté se tournera la reine ? Sera-t-elle pour les tories ou pour les whigs ? » cette question, dis-je, un peu prématurée à cette date, se trouvait comme posée d’avance et d’avance légèrement envenimée. Or, c’était la maladresse du roi Guillaume IV qui avait créé cette situation équivoque.

Nous n’avons pas à raconter ici la suite de ces luttes parlementaires, nous n’en prendrons que ce qui appartient à notre histoire. Rappelons seulement, pour l’encadrement et l’explication de ce qui va suivre, que le ministère de lord Melbourne, ainsi congédié le 12 novembre 1834, se reforma le 2 avril 1835, et réussit à se maintenir jusqu’au mois d’août 1841. Lord Melbourne était premier ministre lorsque la princesse Victoria devint majeure ; c’est aussi sous le ministère de lord Melbourne qu’eut lieu le changement de règne, c’est-à-dire l’avènement de la jeune reine au trône de la Grande-Bretagne.

Le 24 mai 1837, la fille de la duchesse de Kent accomplissait sa dix-huitième année. Elle se trouvait apte désormais, en cas de mort du roi, à prendre possession de la couronne sans qu’il y eût besoin de nommer un prince-régent. Les choses ne pouvaient arriver mieux à point. Un mois ne s’était pas écoulé que la santé du vieux souverain, gravement atteinte depuis plusieurs semaines, inspira les plus sérieuses inquiétudes. Le 20 juin, Guillaume IV rendit le dernier soupir.

Avant même que la princesse Victoria fût devenue la reine, dans l’espace de temps bien court qui sépara sa majorité de son avènement, il était facile de prévoir qu’elle serait exposée à bien des difficultés. Les intrigues allaient se croiser autour d’elle. Whigs et tories se disputeraient sa confiance. On tâcherait de préparer à Kensington la future cour de Windsor. Le roi des Belges connaissait trop bien ce terrain des stratégies parlementaires de Londres pour ne pas se préoccuper des périls auxquels sa nièce allait être exposée. Ce fut ce moment-là qu’il choisit pour donner Stockmar à la princesse Victoria comme le plus sûr des conseillers et le plus dévoué des amis. L’ancien médecin du prince Léopold, le docteur qui avait soigné le duc de Kent à son lit de mort et veillé sur le berceau de la future reine, a pu invoquer bien des titres d’honneur, il n’en a pas de plus précieux que celui-là. Nous-même, dans ces libres pages, si nous l’avons plus d’une fois critiqué, si nous nous réservons de le combattre encore chaque fois que nous le verrons s’abandonner à de haineuses passions contre la France, nous n’éprouvons pour lui que des sentimens de respect quand nous le voyons partir pour Londres, envoyé par le roi des Belges au service de la princesse Victoria. Il y arriva le 25 mai 1837, le lendemain du jour où la princesse avait atteint l’heure de sa majorité.

Qu’était donc Stockmar auprès de la princesse Victoria depuis le 25 mai 1837 ? que fut-il, après le 20 juin, lorsque la reine Victoria eut remplacé Guillaume IV ? une sorte de secrétaire particulier. Tâche bien délicate dans un pays comme l’Angleterre ! un secrétaire particulier, c’est presque un confident, et si ce confident est adroit, il peut devenir bientôt un centre actif et secret, le centre des plus grandes affaires. Cette question des secrétaires particuliers du souverain avait donné lieu depuis une quinzaine d’années à d’assez vifs débats. Aucun des rois de la maison de Brunswick-Hanovre avant George III n’avait eu de secrétaire particulier ; le vieux roi en prit un quand il devint aveugle (1805), et quoi qu’il le payât sur sa cassette, cette mesure déplut beaucoup dans le monde politique. Sans le respect qu’inspirait la personne d’un monarque si durement éprouvé, l’affaire eût été portée à la tribune du parlement. Après lui, le prince-régent, qui voulut se donner aussi un secrétaire intime, prétendit lui attribuer un traitement sur le trésor ; l’opposition fut si prompte et si vive qu’il dut bientôt retirer sa demande. Voilà le régent battu et résigné, il paiera son secrétaire sur les fonds de sa liste civile. L’opposition désarme-t-elle ? pas le moins du monde, car ce n’est pas ici une question d’argent. Ce n’est pas davantage une question de personnes : ni le colonel Herbert Taylor, secrétaire de Guillaume III, ni le colonel Mac-Mahon, secrétaire du régent, n’inspiraient de défiance au parlement d’Angleterre. Il s’agissait d’une question de principe. Ce fut l’objet d’une motion très précise et d’un débat très vif à la chambre des communes. L’opposition employa des argumens auxquels il paraissait difficile de répondre. Qu’était-ce donc que ce pouvoir, nécessairement initié à tant de grandes affaires et qui n’aurait pas de comptes à rendre, qui survivrait aux ministères, qui formerait bientôt une tradition opposée aux libres mouvemens de la vie publique ? L’objection était des plus graves, le ministère réussit pourtant à l’écarter. Était-il raisonnable en effet que le souverain n’eût pas un secrétaire auprès de lui ? et, n’eût-il pas de secrétaire, pouvait-on l’isoler de toute relation intime, lui interdire toute conversation privée ? Oubliait-on qu’il y avait là un ministère pour répondre de tout ce qui avait un caractère politique ? « Nous sommes responsables, disaient les ministres, notre responsabilité couvre tout, il n’est pas besoin d’autres garanties pour assurer le respect de la constitution. » C’était la réponse du bon sens, et le bon sens eut raison.

On voit par ces détails combien la situation du baron de Stockmar était délicate à la cour de la jeune reine. Si l’on prenait ombrage des secrétaires choisis dans les rangs de la société anglaise, quelle défiance ne devait pas exciter l’étranger ! Secrétaire, confident, conseiller, quel que fût son titre, Stockmar était exposé à de singuliers soupçons d’ingérence, surtout au début d’un règne et dans l’état d’irritation mutuelle où se trouvaient whigs et tories. Eh bien, telle fut la réserve de Stockmar que, malgré les doutes et les mécontentemens, il ne donna prise, en définitive, à aucune attaque sérieuse. On murmurait parfois, les esprits s’animaient ; si le baron n’eût été la prudence même, la chambre des communes aurait entendu des interpellations irritées. Un jour, le président de la chambre des communes, M. Abercromby, avertit lord Melbourne que l’opinion du parlement l’obligeait de provoquer un débat sur la situation inconstitutionnelle d’un étranger, M. le baron de Stockmar, auprès de la reine Victoria. Lord Melbourne répondit que les services de Stockmar dans la maison de la reine comblaient une véritable lacune, qu’il le savait très bien pour sa part et y avait donné son assentiment. Cette fois les choses n’allèrent pas plus loin. Cependant les plaintes se renouvelèrent par intervalles. « J’aime beaucoup le roi Léopold et le baron de Stockmar, disait un jour lord Melbourne, j’apprécie leur bonté comme leur esprit, mais il me déplaît d’entendre dire à mes amis que je subis leur influence. Cela n’est pas, je le sais bien, mais il me déplaît fort que nos amis tiennent ce langage. » Qu’y avait-il à faire pour le conseiller de la jeune reine ? À redoubler de prudence et de tact. Stockmar n’y manqua point, et ce qu’il y a de plus remarquable en toute cette affaire, c’est que, malgré tant de défiances, dans une heure si difficile, au milieu de partis si animés l’un contre l’autre, l’attaque ne se produisit ni à la chambre des communes ni à la chambre des lords. Stockmar, informé par lord Melbourne de l’espèce de menace qu’avait insinuée le président des communes, avait répondu simplement, sans jactance comme sans faiblesse : « Dites à M. Abercromby qu’il peut me faire attaquer à la chambre, je saurai me défendre. »

C’est en se rappelant ces heures de crise que la reine Victoria, dans le touchant livre des Early years, a fait rendre un si bel hommage à la mémoire du baron de Stockmar. « Le baron ! pour tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître pendant ses longues années de résidence à la cour d’Angleterre, son souvenir s’associera toujours à ce qu’ils ont pu connaître de meilleur et de plus fidèle. Il vivra longtemps à la cour comme un nom que la famille revendique, ce nom si cher : le baron ! Quel membre de la famille de la reine n’aurait à signaler de sa part des actes de cordiale et discrète amitié ? Mais surtout, qu’était-il pour les objets principaux de sa sollicitude ? Rarement ni reine ni prince n’eut la chance de recevoir pareille bénédiction, de rencontrer un tel ami, un ami dans le vrai sens du mot, et avec cela un conseiller si sage, si judicieux, si honnête[6]. »

La reine avait encore un autre ami qui, dans plus d’une circonstance, s’offrait à elle comme un secrétaire intime, c’était le chef même du cabinet, lord Melbourne. On connaît le caractère de lord Melbourne, on sait quelles étaient sa bonne grâce dans les relations sociales et sa modération en politique ;


Esprit né pour la cour et maître en l’art de plaire,


le vieux gentilhomme avait un fonds de scepticisme que son expérience avait mûri sans y mêler aucun sentiment d’amertume. Il avait traversé pourtant des crises personnelles assez vives. Les aventures de sa femme avec lord Byron avaient fait scandale dans la haute société anglaise, et il avait été impossible d’en étouffer le bruit, puisque la malheureuse créature, avant de mourir folle, avait jeté d’effroyables cris de passion et de fureur dans son roman de Glenarvon. Tout cela, il est vrai, nous reporte à vingt-cinq ans en arrière, lady Melbourne s’appelait alors lady Caroline Lamb. Il paraît que le scepticisme et la bonne humeur de lord Melbourne lui avaient permis de secouer aisément ces souvenirs. À l’avènement de la jeune reine, il n’y avait pas de courtisan plus aimable, plus spirituel que le chef du ministère whig. À lui voir auprès de la reine tant de soins, tant d’empressemens, une familiarité presque paternelle, on se rappellerait le vieux duc de Maurepas auprès du jeune Louis XVI, si les circonstances n’étaient d’ailleurs si dissemblables. Lord Melbourne n’avait qu’un défaut, mais un défaut bien grave et qui tenait précisément à ce scepticisme dont nous venons de parler : sa bonne grâce était souvent du nonchaloir, et sa bonne humeur de l’indifférence. Il laissait aller les choses comme les poussait le vent, et on le disait incapable de résister jamais à ses amis. Stockmar, qui avait lu Candide, le surnommait parfois « le seigneur Pococurante. »

Un sénateur vénitien, très riche, très libre, sans devoirs ni soucis, peut bien se montrer supérieur à tout dans son palais de la Brenta et passer pour n’avoir jamais de chagrin. Un ministre whig, harcelé sans cesse par ses adversaires et poussé au combat par ses amis, ne saurait se montrer si indifférent aux choses de ce monde. Lord Melbourne, avec plus de vigilance, aurait certainement écarté certaines affaires qui ont failli compromettre un instant l’autorité morale de la reine. Si le premier ministre avait eu réellement pour la jeune souveraine l’affection paternelle dont il semblait pénétré, il lui aurait appris que le chef de l’état en Angleterre doit s’élever au-dessus des partis, que le souverain est le roi de tous, non pas le roi des whigs ou le roi des tories, mais le roi de toute la nation, et que si tel est le devoir de la royauté, ce devoir est une convenance plus haute encore quand c’est une femme qui est assise sur le trône. Voilà ce qu’une voix paternelle aurait dit le plus naturellement du monde. Sans nuire aux intérêts de son parti, un vrai premier ministre aurait tenu avant tout à servir la majesté royale. Au fond, c’était bien le sentiment de lord Melbourne ; ses amis politiques ne lui permirent pas de suivre son penchant. Le seigneur Pococurante laissa faire ses collègues, et le ministère prit des mesures qui exposèrent la reine, pendant les premières années de son règne, à être considérée comme la reine des whigs.

Le plus vif et le plus curieux de ces incidens est raconté avec beaucoup de précision par l’éditeur des Mémoires de Stockmar. M. Guizot en a parlé ici même dans ses belles études sur Robert Peel, mais il se plaçait trop au point de vue particulier de son sujet ; les notes de Stockmar expliquées par son fils nous permettent d’embrasser l’ensemble de la scène et de la juger plus librement.

Au mois de mai 1839, le ministère de lord Melbourne obtint une majorité si faible dans une discussion importante relative à la constitution de la Jamaïque, qu’il résolut de donner sa démission. La reine fit appeler sir Robert Peel. Sir Robert Peel était le chef de l’opposition, c’était lui qui déjà sous le précédent règne, en 1834, avait pris la direction du gouvernement tory avec lord Wellington. M. Guizot l’a très bien dit : sir Robert, avec ses allures un peu rudes, était bien mieux fait pour le parlement que pour la cour. On peut supposer que ces rudesses paraissaient plus fâcheuses encore à qui venait d’apprécier les élégances de lord Melbourne. Aussi dès le premier mot, et tout en lui offrant le ministère, la reine, avec une franchise qui rappelle les saillies de la princesse Charlotte, lui déclare que c’est un vrai chagrin pour elle de se séparer de ses ministres, dont elle était parfaitement satisfaite. Cette entrée en matière n’était pas de très bon augure ; l’entretien continua cependant, et la formation du nouveau ministère ne rencontra aucune difficulté, jusqu’au moment où sir Robert Peel parla d’un changement nécessaire dans le personnel des dames de la chambre (ladies of the bedchamber), c’est-à dire des nobles dames qui occupaient les premières positions à la cour. Les ministres whigs n’avaient pas négligé de faire donner ces places à des personnes de leurs familles ; la reine, entourée d’un brillant état-major féminin, justifiait un peu ce titre de reine des whigs que lui donnait la défiance des tories. Il était donc tout naturel que sir Robert Peel, en formant son ministère, demandât à la reine de vouloir bien ne pas laisser dans la place des personnes ennemies. M. Guizot raconte que les dames tories annoncèrent très haut l’intention de déposséder leurs rivales, et que cela seul avait suffi pour empêcher toute concession de la reine. Il n’y a aucune trace de ce fait dans le récit de Stockmar. On voit au contraire que la reine, dès les premiers mots de sir Robert Peel, et par conséquent avant que les dames tories eussent eu l’occasion de se mêler au débat, repoussa formellement cette condition. L’entretien fini, elle manda lord Melbourne et le consulta au point de vue du droit constitutionnel ; « Sir Robert Peel était-il fondé à faire une telle demande ? la maison de la reine formait-elle une sorte de ministère intérieur qui devait subir les vicissitudes politiques ? » La question fut discutée en conseil, et lord Melbourne, au nom de ses collègues, vint annoncer à la reine qu’ils acceptaient la responsabilité de la réponse suivante adressée à sir Robert Peel : « la reine, ayant réfléchi sur la proposition que lui a faite hier sir Robert Peel d’éloigner les dames de sa chambre, ne peut consentir à un procédé qu’elle croit contraire à l’usage et qui répugne à ses sentimens. » Là-dessus, sir Robert Peel déclina la mission de former un cabinet, et les ministres reprirent leurs portefeuilles.

Les principaux historiens du parlement anglais au XIXe siècle, M. May, M. Todd, sont d’accord aujourd’hui pour donner raison à Robert Peel. Dans la situation où se trouvait la cour, la demande du chef des tories était nécessaire et, au point de vue du droit, rien n’était plus correct. Stockmar est d’avis que lord Melbourne à manqué à son devoir en ne dissuadant pas la reine de blesser ainsi les tories. « Ces derniers événemens m’affligent, écrit-il dans son journal. Comment a-t-on pu faire commettre de pareilles fautes à la reine et causer un tel dommage à la monarchie ? Le rôle de Melbourne était d’accorder au pays une épreuve pratique où l’on pût juger si un cabinet tory était en mesure de vivre. À sa place, j’aurais été enchanté de voir Wellington et Peel assis quelque temps au gouvernail. S’ils eussent réussi, c’était la preuve que le cabinet de Melbourne n’en avait plus que pour bien peu de temps ; s’ils eussent échoué, la considération de la reine demeurait intacte, et Melbourne était non-seulement autorisé aux yeux de tous, mais appelé à revenir au pouvoir avec un cabinet modifié. »

Voilà donc la reine, dès la seconde année de son règne, associée aux whigs beaucoup plus qu’il ne convenait, et personnellement exposée aux colères de la société torie. La royauté britannique descendait un peu de ses hauteurs, et, mêlée aux partis, elle pouvait y perdre quelque chose de son prestige. L’insouciance de lord Melbourne avait causé tout le mal. Une affaire bien autrement grave que celle des dames de la chambre, une affaire étrange où ce n’est plus d’insouciance qu’il s’agit, une affaire tragique chargée de responsabilités inquiétantes, c’est l’histoire de lady Flora Hastings, qui eut lieu dans cette même année 1839. Lady Flora Hastings, demoiselle d’honneur de la duchesse de Kent, vivait avec la duchesse à la cour de la jeune reine. Pendant l’hiver de 1839, on crut remarquer chez elle certain changement de taille et d’allure qui fit naître les soupçons les plus graves. Aussitôt grand émoi parmi les dames de la chambre. L’honneur de la compagnie est en cause. On croit devoir prévenir la reine et une enquête médicale est ordonnée. Une enquête ! une enquête médicale, sur une simple apparence ! N’est-ce pas aller un peu vite et courir au-devant du scandale ? Lady Flora, notez ce point, appartient à une grande famille tory. Si la chose s’ébruite, il est certain qu’on accusera les whigs d’avoir choisi une misérable occasion d’humilier leurs adversaires. N’importe, l’enquête est faite, et, fort heureusement pour lady Flora, les accusateurs sont confondus : lady Flora est la plus honnête fille d’Angleterre. Ah ! désormais c’est aux parens de l’accusée de jeter les hauts cris. Appuyée suc l’enquête, la famille Hastings dénonce toute cette affaire comme une intrigue odieuse et demande que les coupables soient châtiés ; les coupables, ce sont des whigs. Est-il besoin de dire combien ces clameurs agitaient les esprits ? Sur ces entrefaites, lady Flora Hastings vint à mourir, et l’autopsie constata chez elle un mal organique profondément caché ; c’était ce mal qui avait déformé sa taille, flétri son visage et attiré sur la pauvre fille un soupçon de déshonneur. Sa vie était condamnée sans doute ; qui sait pourtant si l’odieux soupçon n’avait pas avancé l’heure de sa mort ? Cette idée causa une irritation profonde dans les plus hauts rangs de la société anglaise, et sur qui retombaient ces colères ? Sur la reine des whigs.

Quant au public, beaucoup moins intéressé dans cette affaire que l’aristocratie opposante, simple témoin de ces tristes débats de personnes, il commençait à regretter de ne pas voir auprès du trône un guide et un soutien. Dans un sentiment de loyalty auquel se mêlait comme toujours l’instinct des choses pratiques, tous les enfans de la vieille Angleterre, whigs ou tories, amis ou ennemis de lord Melbourne, se demandaient avec une certaine inquiétude : quand donc se mariera la jeune reine ?


III

Faut-il rechercher pourquoi la reine Victoria, une fois son choix arrêté sur son cousin le prince Albert, retarda aussi longtemps l’heure de la décision officielle et suprême ? La question serait indiscrète, si la reine n’en avait parlé elle-même avec une singulière vivacité. Cet ajournement inexplicable, c’est elle qui s’en accuse. On dirait qu’à ce souvenir le rouge lui monte au visage. « La reine, écrit-elle en son journal, ne peut penser aujourd’hui sans indignation contre elle-même au désir qu’elle a eu de faire attendre le prince pendant trois ou quatre ans, au risque de ruiner tous ses plans d’avenir, jusqu’à ce qu’elle se sentit disposée à se marier. Le prince lui a confessé depuis qu’il était venu à Londres en 1839 avec l’intention de lui déclarer que, si elle ne pouvait se décider encore, elle devait comprendre qu’il ne pût attendre plus longtemps sa décision, comme il l’avait fait en 1836 après leur première entrevue. La seule chose que la reine ait à dire pour son excuse, c’est que ce passage subit de sa vie de recluse de Kensington à l’indépendance de sa vie de reine régnante, à l’âge de dix-huit ans, avait éloigné de son esprit toute idée de mariage, erreur dont elle se repent aujourd’hui avec la plus profonde amertume. On ne saurait imaginer pour une jeune fille une pire école, une école plus nuisible à tous les sentimens, à tous les penchans naturels, que la situation d’une reine de vingt ans, sans expérience, n’ayant pas encore un époux qui la guide et la soutienne. C’est là une vérité que la reine peut affirmer pour en avoir fait l’expérience complète ; elle remercie Dieu de ce qu’aucune de ses chères filles ne soit exposée à un pareil danger[7]. » Ces paroles étaient déjà bien touchantes quand on les lisait dans le récit des Early years ; les notes de Stockmar nous aident à sentir mieux encore tout ce qu’elles renferment non-seulement de tendresse et de passion, mais de fermeté politique et de royale sagesse. La reine avait craint qu’un époux de son âge ne parût trop jeune au pays, et c’est pour cela qu’elle avait cru bien faire de laisser mûrir encore les rares qualités de son intelligence ; plus tard, quand elle connut mieux cette âme précoce, cette nature sereine, ce parfait équilibre des forces de l’esprit et du cœur, elle dut s’avouer que ses appréhensions l’avaient trompée et que la sage dignité du jeune prince eût été pour elle une meilleure sauvegarde que l’insouciance épicurienne de lord Melbourne.

Enfin tous ces délais sont passés : l’épreuve est parfaite comme dans les romans de chevalerie. Les heures bénies, les heures charmantes se lèvent. C’est le 10 octobre 1839 que le prince Albert, accompagné de son frère Ernest, est arrivé à Windsor ; le 15, on célèbre les fiançailles, et le lendemain le prince écrit à Stockmar : « Je vous adresse cette lettre au jour le plus heureux de ma vie, je vous envoie la plus heureuse nouvelle que je vous puisse donner. » Il raconte alors les fiançailles de la veille, puis il ajoute : « Elle est si bonne, si aimable avec moi, que souvent, en vérité, j’ai peine à croire que je puisse être l’objet d’une si cordiale affection. Vous prenez part à mon bonheur, je le sais, voilà pourquoi mon cœur s’épanche dans le vôtre… Je ne puis rien dire de plus, je suis trop troublé dans ce moment ; mes yeux, comme dit le poète, ont vu le ciel s’ouvrir et mon cœur nage dans la béatitude. »

Nous avons une partie des lettres adressées de Windsor à Bruxelles, à Wiesbaden, à Gotha, dans ces jours de félicité qui suivirent les fiançailles du 15 octobre, nous avons surtout un grand nombre de celles qui de Gotha, de Wiesbaden, de Bruxelles, apportaient à Windsor les félicitations les plus tendres. Si nous les avions toutes, ces missives intimes, si les lettres de la reine à son oncle le roi des Belges, à la duchesse douairière de Cobourg, étaient publiées à côté des lettres du prince Albert, ce serait vraiment un tableau achevé, une de ces gracieuses images de la vie domestique comme les aiment les romanciers anglais. Quel peintre des cottages n’envierait l’expression de ces joies familières ! Le cottage ici, c’est le palais de Windsor, mais telle est la simplicité de cette correspondance, que la grandeur du cadre ne fait aucun tort à la poésie des choses. On y verrait, par exemple, la reine d’une puissante nation dire le plus naturellement du monde que son jeune cousin, en recherchant son alliance, a fait un sacrifice ; on l’entendrait apprécier ce sacrifice, où elle trouve un nouveau motif de reconnaissance et d’amour ; on lirait dans sa pensée combien elle regrette de réduire le prince à un rôle secondaire, lui si beau, si noble, si parfait, si digne du premier rang ! On remarquerait aussi une scène douloureuse et touchante : le frère aîné du fiancé, qui aurait pu prétendre, lui aussi, à la main de sa cousine, qui peut-être y avait songé plus d’une fois sans en rien dire, a sa place particulière dans ce recueil de lettres. Écoutez-le quand il étouffe une dernière fois son gémissement secret pour faire l’éloge de son frère et féliciter la jeune reine :


« Ma chère cousine, laissez-moi vous remercier très sincèrement de votre bonne réponse à ma lettre. Vous êtes toujours si bonne et si aimable pour moi que je crains de ne pas vous avoir suffisamment remerciée.

« Oh ! si vous pouviez savoir quelle place, vous et Albert, vous occupez dans mon cœur ! Albert est un second moi-même, et mon cœur ne fait qu’un avec le sien. Indépendamment de ce qu’il est mon frère, je l’aime et l’estime plus que personne au monde. Vous sourirez peut-être de voir que je vous parle de lui en des termes si ardens, c’est pour que vous sentiez mieux encore tout ce que vous gagnez en lui.

» Jusqu’à présent, c’est surtout son extérieur que vous connaissez, sa nature si juvénilement innocente, son calme, son intelligence claire et ouverte. C’est ainsi qu’il apparaît dès le premier abord. On lit moins de choses sur son visage, en ce qui concerne l’intelligence des hommes et l’expérience ; pourquoi cela ? Parce qu’il est pur devant le monde et devant sa propre conscience. Non pas qu’il ignore ce que c’est que le péché, quelles sont les tentations mondaines et la faiblesse de l’homme ; non, mais il a su et sait comment on y résiste, soutenu qu’il est par la supériorité, par la fermeté incomparable de son caractère.

« Dès nos premières années, nous avons été entourés de circonstances difficiles dont nous avions parfaitement conscience, et mieux peut-être que le plus grand nombre nous nous sommes accoutumés à voir les hommes dans les situations les plus opposées que puisse offrir la vie humaine. Albert n’a jamais connu l’hésitation. Guidé par la clarté de son propre sens, il a toujours marché calme et ferme dans le droit chemin. Vous rencontrerez sans doute bien des difficultés dans les affaires qui rempliront votre vie ; quelque grandes qu’elles puissent être, reposez-vous en lui avec la plus entière confiance. Alors seulement vous comprendrez toute la valeur du trésor que vous possédez.

« Il a en outre toutes les qualités nécessaires à un bon époux. Votre vie ne peut manquer d’être heureuse.

« Quand l’agitation de ces premiers jours sera passée, quand tout sera rentré dans le repos et que mon père aura quitté l’Angleterre, je serai charmé d’être à distance le spectateur fidèle de votre nouvelle existence ; mais combien je sentirai alors tout ce que j’ai perdu ! Le temps, je l’espère, me viendra en aide. Maintenant je me sens bien seul.

« ERNEST. »


Tout cela, c’est la partie intime des augustes fiançailles ; il faut maintenant que l’affaire soit traitée officiellement, il faut que tout ce qui intéresse la raison d’état soit réglé par les représentans de la nation. Les jeunes princes de Saxe-Cobourg ont quitté Windsor le 14 novembre 1839 ; le prince Albert ne reviendra en Angleterre qu’après les délibérations du parlement. Dans cet intervalle, pendant qu’il retourne à Cobourg par Bruxelles, Bonn et Wiesbaden, où se trouve alors le roi des Belges, les hommes d’état anglais vont recevoir les communications de la reine. Le 20 novembre, la reine quitté Windsor avec sa mère, la duchesse de Kent, et vient s’établir pour quelques jours à Londres, à Buckingham-Palace. Le même jour, lord Melbourne lui soumet la déclaration destinée au conseil privé, et ce conseil est convoqué le 23 au palais de la reine.

Il est deux heures. Tous les membres du conseil privé sont à leur place, au nombre de quatre-vingt-trois, dans la grande salle du rez-de-chaussée. La reine entre et s’assied sur le trône. « La salle était pleine, écrit-elle dans son journal, et je savais à peine qui était là. Je vis lord Melbourne, qui me regardait avec des larmes dans les yeux ; mais il n’était pas placé près de moi. Alors je donnai lecture de ma brève déclaration. Bien que mes mains tremblassent, je ne commis aucune méprise. Je me sentis bien heureuse et bien reconnaissante quand j’eus terminé. À ce moment, lord Lansdowne se leva, et, au nom du conseil privé, demanda que cette communication très gracieuse et très bien venue pût être livrée à l’impression. Ensuite je quittai la salle. La cérémonie n’avait pas duré plus de deux ou trois minutes. » Si rapide qu’eût été la séance, la reine avait eu le temps d’éprouver les émotions les plus vives. Elle insiste sur ce point et raconte avec grâce comme elle se sentit soutenue par le souvenir du prince Albert. Elle portait constamment depuis ses fiançailles un bracelet auquel était fixé le portrait du prince : « C’est ce portrait, dit-elle, qui me donna du courage en présence du conseil. »

La déclaration préparée par lord Melbourne était rédigée en termes très simples et très dignes. La reine disait qu’elle avait rassemblé le conseil pour l’informer de sa résolution dans un sujet qui intéressait profondément et la prospérité de son peuple et le bonheur de sa propre vie. Son intention était de s’unir en mariage avec le prince de Saxe-Cobourg-Gotha. Profondément émue de la solennité de l’engagement qu’elle allait contracter, elle n’avait pas pris cette décision sans y avoir mûrement réfléchi ni sans avoir acquis la ferme confiance que ce mariage, avec la bénédiction du Dieu tout-puissant, assurerait sa félicité domestique et servirait les intérêts de son pays.

Deux mois après, le 16 janvier 1840, ce ne fut pas devant les quatre-vingt-trois membres du conseil privé, ce fut devant tous les membres du parlement, devant la chambre des lords et la chambre des communes que la reine renouvela cette déclaration. Ce jour-là, elle ouvrait le parlement en personne. Jamais on n’avait vu l’assemblée si nombreuse, jamais les tribunes si brillantes, jamais non plus la route que devait parcourir le carrosse royal de Buckingham-Palace à Westminster n’avait retenti de pareilles acclamations. Ce n’était assurément ni l’insignifiant Guillaume IV, ni George IV le méprisé, ni George III le pauvre fou, encore moins les deux premiers George, auxquels on dut arracher une à une les libertés publiques, ce n’était, dis-je, aucun de ces rois qui avait pu être accueilli avec un tel enthousiasme. Plus d’une fois en ces jours de solennité parlementaire, le cortège royal fut assailli de huées ; plus d’une fois les ministres furent obligés de prendre des mesures pour protéger contre l’insulte la voiture du souverain. C’était sous le régent, il est vrai, avant les grandes réformes qui désarmèrent l’émeute. Quel contraste aujourd’hui avec ces scènes d’il y a vingt ans ! Qu’il y a loin de l’année 1820 au 16 janvier 1840 ! On sait que la reine va faire part de son projet de mariage aux représentans du pays, et déjà toute la cité éclate en cris d’enthousiasme. « Je n’avais pas encore assisté à de pareils transports, » écrit-elle en son journal. Et quelles salves d’applaudissemens, quand elle paraît à Westminster ! Quelle émotion dans toutes les âmes, quand la jeune reine de vingt ans prend la parole, et, d’une voix claire, avec la diction la plus nette, annonce sa résolution au pays : « Depuis vos dernières séances, j’ai déclaré mon intention de m’unir en mariage avec le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha. Je prie humblement la divine Providence de bénir cette union, de la rendre favorable aux intérêts de mon peuple ainsi qu’à mon bonheur domestique. Ce me sera une source de satisfactions les plus douces de voir la résolution que j’ai prise approuvée par mon parlement. »

La reine a rappelé dans son journal, le général Grey a raconté dans les Early years of the Prince consort l’accueil fait par les deux chambres à cette communication de la reine. À la chambre des lords, ce fut le duc de Somerset et lord Seaford qui se chargèrent de la rédaction de l’adresse. À la chambre des communes, le leader de l’opposition, sir Robert Peel, tint à honneur de joindre à la réponse enthousiaste des whigs les félicitations les plus ardentes, avec des vœux de bonheur tendrement et magnifiquement exprimés. Cette unanimité de sentimens n’empêcha pas la critique parlementaire de se produire en toute indépendance. Les Anglais sont gens d’affaires ; le dévoûment monarchique ne s’oppose pas du tout à un sévère examen des choses ; il y aide au contraire. Plus on est sûr de sa foi, moins on a peur des libertés qu’on s’accorde. Quelle sera la liste civile du prince-consort ? Quel rang occupera-t-il dans la hiérarchie sociale ? Voilà deux questions qui seront traitées à l’anglaise, c’est-à-dire par des esprits respectueux, mais défians et tenaces. Ce n’est point par la délicatesse que brillera cette discussion. Malgré l’enthousiasme du 16 janvier, on ne craindra pas de blesser l’auguste fiancée en diminuant le prince qu’elle a choisi. Il y aura des si, des mais, hypothèses et chicanes également déplaisantes. Les plus grands seigneurs seront les moins courtois. Le monde tory, blessé par les dames du parti whig, trouvera là une occasion de se venger, il la saisira sans scrupule. Quel est ce prince de Saxe-Cobourg ? Est-on bien sûr de ses croyances ? D’où vient que la reine, dans sa déclaration, n’en a pas dit un mot ? S’il professait la religion nationale, la reine n’eût peint gardé le silence sur un point aussi grave. « Évidemment, disent les tories, ce prince n’est pas protestant, c’est un infidèle ; quant à ses idées politiques, il est bien jeune, on le dit porté aux rêveries ; ne serait-ce pas un radical ? » Catholique et radical, c’est plus qu’il n’en faut pour irriter la vieille aristocratie britannique. Voilà sous quels auspices ont commencé les débats du parlement au sujet du mariage de la reine et de la liste civile du prince.

Ces détails sont bien étranges. La reine a permis au général Grey de les rappeler sommairement et prudemment dans le récit des Jeunes années du prince-consort. Stockmar est plus libre quand il écrit ses notes ; c’est lui surtout qu’il faut interroger. N’oublions pas d’ailleurs qu’il a été mêlé de sa personne à une bonne partie de ces débats. Il était en Allemagne pendant que le jeune prince faisait son second voyage en Angleterre ; une fois le mariage décidé, il se rendit à Londres, expressément chargé par le roi des Belges, comme ami et conseiller de la famille, de négocier les termes du contrat avec le ministère. Il avait particulièrement affaire à lord Palmerston. Arrivé à Londres le 9 janvier 1840, il s’empressa d’aller trouver le noble lord à Carlton Terrace. « Je le trouvai, dit-il, fort distrait et très fatigué ; il me félicita pourtant de la façon la plus cordiale, assurant que de tous les mariages possibles pour la reine, celui-là était à ses yeux le plus digne d’approbation. Nous eûmes ensuite un entretien à fond sur toutes les formalités nécessaires. » Quelques jours après, Stockmar écrit les notes que voici : « les ultra-tories manifestent contre le prince des préventions défavorables ; il est impossible de méconnaître à ce propos l’influence du roi de Hanovre Ernest-Auguste[8]. Ils prétendent que le prince est un radical et un infidèle. Ils disent que la reine aurait du épouser Georges Cambridge ou un prince d’Orange. Quant à l’opinion générale, la résolution que la reine a prise de se marier, pour répondre à des exigences venues de tous les côtés, cette résolution ayant pour effet d’écarter l’éventualité très désagréable au pays de la succession du roi Ernest-Auguste et de sa race, a relevé la popularité de la reine, et donnera un peu plus de force pour quelque temps au ministère Melbourne, toujours menacé par sa faiblesse intérieure. Quant à la personne du fiancé, le public se montre assez indifférent ; toutefois j’entends dire généralement qu’il est trop jeune. »

La malveillance des tories éclata dans la chambre des lords dès le lendemain de la séance royale. Le duc de Wellington demanda que ces mots prince protestant, ajoutés au nom du prince Albert, fussent insérés dans l’adresse. C’était une attaque directe contre le gouvernement ; on lui reprochait de n’avoir pas indiqué la religion du prince dans la déclaration faite au conseil privé le 23 novembre 1839. N’était-ce là qu’une taquinerie ? Le duc et ses amis feignaient-ils d’ignorer un point qui ne faisait doute pour personne ? Croyaient-ils véritablement que la reine allait épouser un catholique et s’exposer, selon la dure loi anglaise, à une accusation de forfaiture ? C’eût été une malice parlementaire d’un goût équivoque. On se serait trompé cependant, si on eût dédaigné la chose comme une manœuvre tant soit peu sénile ; quelques jours après, Stockmar recevait de lord Palmerston un billet ainsi conçu : « En toute hâte. Pouvez-vous me dire si le prince Albert appartient à une secte protestante dont les dogmes ne lui permettraient pas de recevoir la communion d’après le rite de l’église anglicane ? » ce qui prouve que, le soupçon de catholicisme écarté, les tories, dans leur intolérance, s’acharnaient encore à poursuivre l’infidélité du prince Albert. Stockmar répondit sur-le-champ que le prince n’appartenait à aucune secte et que, pour le rite de la communion, il n’y avait aucune différence essentielle entre l’église protestante allemande et l’église anglicane. « Cette déclaration, ajoute-t-il, mit fin à tous les scrupules. Et Dieu sait, par le fanatisme qui court, quelles horribles sottises on eût débitées à ce sujet, si Palmerston avec cette réponse décisive n’eût pu fermer la bouche aux malintentionnés ! »

La question de la liste civile du prince donna lieu à des débats plus vifs encore et produisit des résultats bien autrement fâcheux. Le ministère proposait d’accorder au prince une somme annuelle de 50,000 livres (1,250,000 francs). Lord Melbourne, avec sa légèreté habituelle, avait affirmé à la reine que le cabinet ne prévoyait aucune difficulté à ce sujet, sauf peut-être pour le cas de survivance du prince[9]. Cette confiance lui venait de ce qui avait été décidé en des circonstances analogues. La reine Caroline, femme de George II, la reine Charlotte, femme de George III, la reine Adélaïde, femme de Guillaume IV, avaient reçu chacune du parlement une liste civile de 50,000 livres. La même somme avait été assignée au prince Léopold lorsqu’il avait épousé la future héritière du trône. Seulement lord Melbourne oubliait que le gouvernement parlementaire, même chez les peuples les plus attachés à la tradition, est toujours une terre mouvante. Il faut sans cesse affermir le sol où l’on marche, sans cesse prévoir et prévenir le danger. Royer-Collard l’a dit avec sa précision magistrale : le gouvernement constitutionnel n’est pas une tente dressée pour le sommeil. Lord Melbourne, qui dormait volontiers, ne s’était pas encore aperçu que la colère des tories, passant par-dessus sa tête, allait atteindre la reine et le prince Albert. Le doux seigneur Pococurante fut réveillé d’une façon assez rude lorsqu’il vit s’accomplir sur cette question l’alliance, très inattendue assurément, des tories et des radicaux. Un député radical, M. Hume, rédigea un amendement qui réduisait à 21,000 livres la liste civile du prince ; un député tory, ou plutôt ultra-tory, comme dit Stockmar, M. le colonel Sibthorpe, éleva un peu cette somme et proposa de voter 30,000 livres.

Fallait-il donc, dit très bien Stockmar, abandonner de telles questions aux violences des partis ? N’était-ce pas là un de ces cas où le premier ministre, s’élevant au-dessus de la politique particulière qu’il représente, doit se concerter avec le leader de l’opposition, afin de protéger en commun ce qui intéresse l’état tout entier ? Ce n’était pas devant les deux chambres qu’il était possible de s’entendre ; lord Melbourne devait aller trouver son successeur désigné, sir Robert Peel, et traiter l’affaire avec lui. Le premier ministre conduisant ses amis, le leader tory conduisant les siens, il y aurait eu vote sans débat. Au lieu de cela, quel vaste champ ouvert à la passion ! et de part et d’autre que de paroles regrettables l’Ici, c’est lord John Russell qui accuse les adversaires du ministère de manquer de respect à la reine, de violer leurs devoirs de loyalty ; là, c’est Robert Peel qui, tout en parlant d’élever un jour la somme dans certains cas, suivant certaines conditions, laisse éclater par cela même des défiances hostiles, au risque d’affliger le prince et d’offenser la reine[10]. Quand on alla aux voix dans la chambre des communes, l’amendement du colonel Siblhorpe, qui réduisait la liste civile du prince à 30,000 livres, fut volé par 252 suffrages contre 158.

Stockmar nous donne ici un détail qui jette un jour singulier sur les mœurs parlementaires. Pendant la nuit du vote, il assistait à la séance. En sortant de la salle, il rencontra sur l’escalier lord Melbourne, qui le prit à part et lui dit : « Le prince va être fort irrité contre les tories, mais ce n’est pas aux seuls tories qu’il doit imputer la diminution de son apanage : c’est aux tories, aux radicaux et à une bonne partie de nos gens. » Stockmar ajoute : « Je lui serrai la main pour une si rare franchise et je dis : Ah ! voilà ce que j’appelle un honnête homme ! J’espère bien que vous raconterez la chose au prince vous-même. » Stockmar avait raison d’admirer cette franchise, plus encore, cette impartialité extraordinaire chez un chef de parti, car on devina bientôt pour quel motif un certain nombre de whigs avaient voté l’amendement du colonel Sibthorpe. Ils avaient espéré que le prince, dès son arrivée en Angleterre, se défierait des tories comme d’ennemis personnels. « Ainsi, pensaient les whigs, serait élargie la brèche qui déjà tenait la reine séparée des tories[11]. »

Ce triste calcul fut déjoué par la noblesse et la générosité du jeune prince. Il était en route pour l’Angleterre quand ce vote si désagréable avait eu lieu, c’est à Aix-la-Chapelle qu’il en fut informé. Stockmar, inquiet des sentimens d’amertume que pouvait lui causer cette nouvelle, s’était empressé de lui envoyer des explications, pour atténuer au moins la brusquerie et la violence du coup. Cette précaution était superflue : le prince ne mettait pas sa dignité dans une question d’argent. La seule chose qui l’affligea, — il l’écrivit à Stockmar, — c’était de ne pouvoir plus venir en aide aux artistes et aux savans aussi largement qu’il l’aurait désiré. Ce budget qu’on avait réduit presque de moitié, c’était le budget des sciences, le budget des lettres et des arts. Il serait obligé de se conformer au vote de la chambre et de restreindre ses libéralités, Il n’avait en cette affaire aucun autre chagrin que celui-là, Quant aux ressentimens politiques dont certains stratégistes espéraient le voir animé, on vit bien par la suite que sa droiture et sa bonne humeur l’en préserveraient toujours. Le roi des Belges prenait la chose moins tranquillement, il s’indignait surtout de l’affront infligé à la reine. « Je ne puis comprendre, écrivait-il à sa nièce, qu’un parti si dévoué à la dignité de la couronne ose traiter ainsi sa souveraine, et cela dans une de ces occasions de la vie privée où les plus aigres, les plus sombres, se détendent, s’épanouissent, n’ont plus que des sentimens de bienveillance, » La reine aussi éprouvait une indignation profonde et ne la contenait qu’avec peine[12]. Le prince, lui, n’eut besoin d’aucun effort pour conserver la plus parfaite sérénité ; il avait compris dès cette première aventure que les violences du parlement étaient surtout des violences de parti à parti, et que, même dans le cas où elles semblaient atteindre la couronne, ce n’était là qu’une apparence vaine : la bataille en réalité se passait dans les sphères inférieures.

Un autre vote qui blessa la reine plus cruellement encore, car il touchait de plus près aux personnes, ce fut le vote relatif au rang du prince-consort. Le désir de la reine et du prince était que le prince eût le premier rang après la reine, le premier rang sans nulle exception, c’est-à-dire qu’il eût le pas non-seulement sur tous les membres de la famille royale, sur tous les fils et petits-fils de George III, mais sur les princes mêmes qui naîtraient de leur union, par conséquent sur les futurs héritiers de la couronne. Rien de plus juste à première vue ; si le prince-époux, suivant la loi politique, ne peut venir qu’après la reine, ce sacrifice de la dignité conjugale n’entraîne pas nécessairement le sacrifice de la dignité paternelle. Au contraire, tant que le fils du prince-époux n’est pas roi, la dignité paternelle du prince est entière. Le père doit passer avant le fils ; le père qui ne sera jamais roi doit passer avant le fils qui sera roi. On comprend que dans un intérêt général la loi politique fasse fléchir la loi naturelle ; on comprend aussi que la loi naturelle ne fléchisse qu’à l’instant précis où la loi politique le veut. Toute exception blessante doit être restreinte pour la durée à ce qui est strictement nécessaire, odia restringenda. Un jour plus tôt, une heure plus tôt, ce serait une offense à l’éternelle morale. Oui, sans doute, tout cela est juste, mais chez un peuple qui a conquis ses libertés après tant de siècles de lutte, chez un peuple fier, jaloux, soupçonneux, surtout chez un peuple qui, n’aimant pas les déclarations de principes, tient à régler tous les cas litigieux d’après les besoins du moment ; ce n’est pas à la justice absolue qu’il faut demander une décision en de si délicates matières. La seule loi absolue de la politique, au jugement des Anglais, est qu’il n’y a pas de loi absolue en politique. Voilà pourquoi le parlement, en dépit du vif désir de la reine, et malgré plusieurs instances régulièrement introduites, n’a pu se résoudre à prononcer sur ce point une sentence définitive.

On ne s’occupa d’abord que des oncles de la reine. Le ministère voulut savoir si tous les frères puînés de George IV, de Guillaume IV et du duc de Kent consentiraient à céder la préséance au prince-époux. Les ducs de Sussex et de Cambridge y consentirent après quelque hésitation ; quant au roi de Hanovre, bien loin de rien accorder, il protesta contre toute idée de lui enlever son rang, agita la société torie et travailla énergiquement son frère Cambridge pour l’amener à reprendre sa promesse. La discussion s’ouvrit à la chambre des lords le 27 janvier 1840. Elle fut moins vive sans doute, mais bien plus désagréable que la discussion de la liste civile du prince à la chambre des communes. L’occasion du débat était le bill de naturalisation du jeune prince. Le gouvernement avait inséré dans ce bill les paroles que voici : « Le prince, pendant toute la durée de sa vie, nonobstant toute autre disposition contraire, occupera dans le parlement et ailleurs après sa majesté le rang que sa majesté jugera convenable. » Un vice de forme fit ajourner le bill ; le ministère avait négligé d’indiquer dans le titre qu’il s’agissait non-seulement de naturaliser le prince, mais d’établir ses droits de préséance. L’assemblée était surprise, dit le duc de Wellington, les nobles lords n’avaient pas eu le temps de réfléchir à une question si délicate. Lord Wellington fut soutenu par lord Brougham, qui fit des objections très graves : « La proposition que nous présente le ministère, ajouta l’illustre orateur, n’est pas seulement inadmissible comme étrangère à ce bill ; fût-elle placée en des conditions régulières, elle est trop générale et trop vague. Dans toutes les circonstances analogues, on a toujours indiqué avec précision le rang qu’il s’agissait de fixer. Prenez garde ; on vous propose d’autoriser la reine à donner au prince après elle le rang qu’elle aura choisi elle-même, le rang qui lui paraîtra le plus convenable et le plus digne ! Mais ce ne peut être là une prérogative de la reine, c’est un droit qui appartient au parlement. La reine demande tel ou tel rang pour le prince, le parlement accorde ou refuse, voilà le droit… Et puis, savez-vous quelles conséquences peuvent entraîner ces paroles : « le prince, pendant toute la durée de sa vie, occupera après sa majesté le rang que sa majesté jugera convenable ? » Supposez, — Dieu éloigne un tel malheur ! — supposez que sa majesté ait payé sa dette à la nature avant qu’un rejeton soit né du mariage qui se prépare ; nous aurions alors un roi et un prince de Galles[13], et le prince Albert se trouverait désormais dans cette situation tout à fait anormale : prince étranger naturalisé Anglais, mari d’une reine décédée, il aurait un rang plus élevé que le prince de Galles ! »

Le vice de forme signalé par le duc de Wellington, les objections présentées par lord Brougham ne permettaient pas au ministère de compter sur une victoire. Lord Melbourne reconnut que le bill portait un titre insuffisant et s’empressa de le retirer ; il ne tenait pas seulement à réparer l’erreur, son désir était d’écarter l’objection de lord Brougham par une rédaction plus acceptable. Dans l’intervalle, Stockmar courut chez lord Melbourne et le supplia de laisser tomber la question de préséance. L’entretien est curieux ; ce n’est pas assez de le résumer, il faut le traduire : « Je le trouvai perplexe, irrésolu. — Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, retirez ce bill de préséance et ne vous faites pas battre une seconde fois, cela produirait le plus fâcheux effet. — Je le crois bien, répondit-il, mais la reine attache à ce bill la plus grande importance. — Soyez donc ferme, lui dis-je, montrez à la reine tous les inconvéniens d’une seconde défaite. » Il riposta encore : « Fort bien, mais qu’arrivera-t-il ? — Il arrivera, lui dis-je, que vous réglerez la question de rang par un ordre du conseil (order in council), comme le régent l’a fait pour le prince Léopold. — Je rentrai chez moi, je copiai les paroles dont le régent s’était servi en 1826 pour fixer le rang du prince Léopold, et je les envoyai à lord Melbourne. »

C’est précisément ce conseil de Stockmar qui finit par prévaloir. Il eût fallu, d’après lord Brougham, que le rang accordé au prince Albert fût limité au temps que durerait la vie de la reine ; la reine rejeta cette idée comme indigne d’elle, et le bill fut retiré ou du moins réduit, ainsi que l’avait demandé Wellington, à un simple bill de naturalisation ; quelques mois après, un décret de la puissance royale assurait au prince-époux le premier rang après elle « dans toutes les circonstances, dans toutes les réunions, excepté seulement les cas où un autre rang lui serait assigné par un acte du parlement. » Ces derniers mots, nous dit le savant éditeur des Souvenirs de Stockmar, se rapportent a une loi du temps d’Henri VIII qui fixait les cas de préséance dans la chambre haute et dans le conseil privé. Il est bien évident que les décrets émanés de la prérogative royale devaient s’incliner devant la loi.

Ces laborieuses et déplaisantes discussions avaient été enfin terminées le 3 février 1840 ; le 3 février, le prince Albert, accompagné de la noble escorte que la reine lui avait envoyée jusqu’en Saxe, faisait son entrée dans Londres et descendait a Buckingham- Palace.


IV

Les personnages chargés par la reine d’accompagner le prince en Angleterre étaient lord Torrington et le colonel Grey. Ils étaient partis de Londres le 14 janvier, emmenant trois voitures de la cour. Ils arrivèrent à Gotha le 20 dans l’après-midi, furent présentés le même jour au duc, à la duchesse douairière, reçurent d’eux, ainsi que des jeunes princes, l’accueil le plus cordial, et s’entretinrent longuement avec le prince Albert. Ils apportaient les insignes de l’ordre de la Jarretière destinés à l’auguste fiancé ; le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha, lui-même chevalier de l’ordre, avait été désigné par lettre-patente de la reine pour remettre ces insignes à son fils et lui donner l’accolade. Cette cérémonie eut lieu le 23 devant toute la cour, avec la plus grande solennité. Il y eut ensuite plusieurs jours de fête, puis le prince dut songer au départ. Les adieux offrirent un caractère bien touchant ; le prince, malgré l’ivresse de son bonheur, ne put s’arracher sans déchirement à sa famille, à ses amis, à tout ce qui lui rappelait un passé si paisible et si doux. On pleurait autour de lui ; l’aïeule surtout, la bonne duchesse douairière de Saxe-Cohourg, si heureuse qu’elle fût de l’avenir assuré à son petit-fils, sentait une part d’elle-même s’en aller avec lui., Le 28, dans la matinée, quand les voitures s’ébranlèrent, elle était à une des fenêtres du palais, agitant ses bras pour un dernier adieu ; on l’entendit crier : « Albert ! Albert ! » d’une voix qui remua tous les cœurs.

Il y avait onze voitures, y compris les fourgons. Le duc régnant marchait le premier, dans son carrosse, tantôt avec l’un de ses fila, tantôt avec l’un des gentilshommes anglais ou des personnages de sa cour. Ensuite, venaient les trois voitures amenées de Buckingham-Palace, suivies de deux briskas et de plusieurs fourgons. Des seigneurs allemands, le comte Alvensleben, le comte Kolowrath, le comte Gröben, le comte Pöllnitz, d’autres encore, s’étaient joints aux représentans de l’Angleterre pour accompagner le duc et ses deux fils. Cela formait un groupe de douze personnes. Le cortège voyageait à petites journées. On coucha le premier soir à Cassel, le second à Deuz, puis à Aix-la-Chapelle, à Liège, à Bruxelles, où le roi Léopold retint les voyageurs jusqu’au 5 février. Ce jour-là, dans la matinée, on se rendit à Ostende par le chemin de fer, puis on remonta en voiture pour longer la côte, d’Ostende à Dunkerque, de Dunkerque à Gravelines et à Calais. Le 6 février, les voyageurs s’embarquèrent sur l’Ariel et se dirigèrent vers Douvres. Le temps était mauvais, le vent soufflait avec violence et contrariait la marche du navire ; cette traversée, ordinairement si courte, ne dura pas moins de cinq heures et demie.

Comment rendre l’enthousiasme qui éclata de toutes parts au moment où le fiancé de la reine mit le pied sur le sol d’Angleterre ? Le prince Albert sentit bien ce jour-là, comme il l’avait déjà soupçonné, que les chicanes du parlement n’étaient que des chicanes de forme. Sa personne était hors de cause, et si des maladresses de discussion, maladresses imputables aux whigs comme aux tories, avaient paru compromettre son nom un instant, un tel accueil ne pouvait laisser aucun doute sur les sentimens de la nation.

Il avait été décidé que le prince n’arriverait pas à Buckingham-Palace avant le 8 février ; il ne fallait donc pas employer la matinée du 7 au court trajet qui sépare Douvres de Londres, Rien n’était mieux indiqué pour les illustres voyageurs qu’une station d’un jour à Cantorbéry. Le cortège y fît son entrée vers deux heures, au milieu de hourras sans fin. Vainement, sous le coup des rafales, une pluie froide et serrée fouettait les spectateurs ; ce temps inhospitalier n’avait pu ni arrêter l’empressement de la foule ni refroidir son enthousiasme. À trois heures, le prince Albert et son frère se rendirent au service de la cathédrale. Le soir, la ville fut illuminée, et une multitude immense, pressée sous les fenêtres de l’hôtel où était descendu le royal cortège, saluait encore de ses cris joyeux le nom du fiancé de la reine ; le prince, répondant à ces appels, se montra au balcon, et les acclamations redoublèrent. Enfin, le 8 février dans l’après-midi, au jour et à l’heure fixés pour l’arrivée à Londres, le cortège, traversant les flots du peuple et salué à chaque pas d’applaudissemens frénétiques, atteignit le palais Buckingham, où il fut reçu par la reine et la duchesse de Kent.

Faut-il maintenant raconter la cérémonie même du mariage, comme elle fut célébrée le dimanche 9 février 1840 ? Faut-il peindre le royal cortège se rendant du palais Buckingham au palais Saint-James ? Faut-il décrire cette chapelle de Saint-James illustrée par tant de solennités du même genre ? Faut-il peindre ces splendeurs du luxe et ces souvenirs séculaires, tout ce que l’aristocratie a de plus éclatant et tout ce que la tradition a de plus étrange, le cortège du fiancé, le cortège de la reine, ces rois d’armes, ces sergens aux armes, ces gentilshommes aux armes, ces pages d’honneur, ces trompettes, ces gentlemen gardiens des insignes du moyen âge, ce premier ministre portant l’épée de l’état, ces dames de la chambre, ces douze ladies non mariées (twelve unmarried ladies) portant les colliers des ordres de la reine, ces maîtres de ses chevaux, ces mistress de ses robes, ces jeunes filles d’honneur (maids of honour), ce gardien de la bourse, ce porteur du bâton d’or ? Faut-il rapporter les incidens de cette procession solennelle ? Faut-il signaler parmi tant de personnages ceux que les spectateurs applaudissent et ceux qui passent inaperçus ? Les renseignemens ne nous manquent pas à cet égard, le journal le Times en a fourni de très curieux, et le général Grey, collaborateur de la reine, n’a pas hésité à les reproduire dans son tableau des Early years. On verrait par exemple le duc de Norfolk, malgré l’éclat de sa race, n’exciter aucune attention, et lord Melbourne, quoique porteur du glaive de l’état, ne pas faire plus d’effet qu’un figurant obscur. On verrait au contraire les sympathies publiques s’attacher à telle et telle princesse de la famille royale, à la princesse Augusta de Cambridge, si affable et si belle, à son altesse royale la duchesse de Cambridge, conduisant par la main sa jeune fille, la princesse Mary. Surtout quels élans d’admiration lorsque paraît le prince Albert portant l’uniforme de maréchal de l’armée anglaise ! À ses épaules est suspendu le collier de l’ordre de la Jarretière. Il est ému, son regard doux et pensif lui gagne d’avance tous les cœurs. Il est accompagné de son père, le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha, de son frère, le prince héréditaire, qui reçoivent tous deux l’accueil le plus cordial et en paraissent ravis. Enfin voici la reine ! Tous les fronts s’inclinent, tous les yeux sont mouillés de larmes. Elle est pâle, beaucoup plus pâle que de coutume. Elle porte une robe de satin blanc à la fois très simple et très riche ; sur sa tête est placée une couronne d’orangers sans diamans, d’où s’échappe un voile disposé de façon à ne pas cacher son visage… Mais entrer dans ce détail, ce serait nous écarter de notre but. Nous cherchons ici des choses nouvelles qui contribuent à éclairer certaines parties de l’histoire, nous n’avons pas à décrire des cérémonies consacrées par l’usage et qui sont toujours les mêmes, ou à peu près, dans toutes les circonstances analogues. Notons seulement, puisque l’occasion s’en présente, quelques termes du rituel anglican appliqués ici pour la première fois à une reine d’Angleterre dans toute leur simplicité puritaine ; c’est la première fois en effet, depuis le XVIe siècle, qu’une reine d’Angleterre se marie selon ce rituel : Marie Tudor était catholique, Elisabeth ne s’est point mariée, la reine Anne était mariée déjà quand elle monta sur le trône. C’est pour cela sans doute que le Times a tenu à signaler ce détail.

Le service était dit par l’archevêque de Cantorbéry, assisté de l’évêque de Londres. Au moment où les deux époux engagent leur foi, l’archevêque dit au prince : « Albert, veux-tu prendre cette femme pour ta légitime épouse, afin de vivre avec elle selon le commandement de Dieu dans le saint état de mariage ? veux-tu l’aimer, la soutenir, l’honorer, la garder en état de maladie comme en état de santé, et, ne recherchant aucune autre femme, lui demeurer toujours fidèle, tant que vous vivrez tous deux ? » Le prince répondit d’une voix ferme : « Je le veux. » Alors l’archevêque, s’adressant à la reine, répéta les mêmes paroles : « Victoria, veux-tu prendre Albert pour ton légitime époux, afin de vivre avec lui selon le commandement de Dieu dans le saint état du mariage ? Veux-tu lui obéir, le servir, l’aimer, l’honorer, le garder en état de maladie comme en état de santé, et, ne recherchant aucun autre homme, lui demeurer fidèle aussi longtemps que vous vivrez tous deux ? » La reine, d’une voix ferme et d’un accent qui fut entendu dans toutes les parties de la chapelle, répondit : « Je le veux. » L’archevêque ajouta aussitôt : « Qui donne cette femme en mariage à cet homme ? » Alors le duc de Sussex, placé sur la gauche de la reine, s’avança, lui prit la main, et dit : « C’est moi[14]. »

Au milieu de ces cérémonies, les unes singulières et gothiques, les autres chrétiennement touchantes, il y avait une chose qui dominait tout, c’était la joie cordiale de la nation. Quand la cour revint de la chapelle de Saint-James au palais de Buckingham, et que, ce même jour, prenant congé de la duchesse de Kent, la reine et son mari se rendirent au château de Windsor, partout, dans les rues, sur les places, et non-seulement à Londres, mais aux champs, loin de la ville, le carrosse royal dut circuler entre des haies profondes de spectateur, enthousiastes. Tout le long de la route de Windsor, des gentlemen à cheval accompagnaient l’auguste couple. À Eton, l’illustre collège, tous les élèves sortirent de l’enceinte et, courant, galopant, formèrent de chaque côté des portières comme une double colonne de horse-guards, on devine si ce juvénile appoint fortifia le crescendo des hourras.

Ce n’étaient là pourtant que des explosions locales ; il y a quelque chose de bien plus expressif encore dans ce frémissement silencieux de joie et de tendresse que toute la nation ressentit d’un bout du royaume à l’autre. On sait combien les Anglais ont le sentiment de la vie de famille ; avec quelle grâce les romanciers et les poètes, surtout depuis Cowper et Woodsworth, n’ont-ils pas fait vibrer les cordes intimes ! L’Angleterre politique, dans son rude bon sens, était impatiente de voir la reine se donner un soutien ; l’Angleterre tout entière, dans son poétique sentiment de l’amour, fut attendrie et charmée par le roman de la reine. À voir ce jeune prince, dans la fleur de ses vingt et un ans, emmener ainsi la jeune épouse à l’abri des hautes tours gothiques de Windsor, toute la vieille Angleterre en reçut comme un rayon de soleil, La terre britannique semblait transfigurée, les fraîches prairies étaient plus fraîches, les doux cottages étaient plus doux. Lord Melbourne, si peu romantique pourtant, le sceptique lord Melbourne ne put s’empêcher de signaler à la reine la cause de cet épanouissement général. Ministre de l’intérieur, il recevait chaque jour des rapports sur les manifestations du sentiment public. « Madame, dit-il un jour à la souveraine, votre majesté sait-elle pourquoi son mariage produit une telle impression de félicité radieuse ? C’est qu’on y voit bien autre chose que la froide raison d’état. »

Cette joie offrait un tel caractère que les mécontens même, à supposer qu’il y en eût ça et là, n’auraient osé paraître. Si jamais on put parler d’unanimité à propos des sentimens d’un peuple, ce fut en ce mois de février 1840. Le prince Albert le sentit bien ; il comprit aussi que cette unanimité imposait un grand devoir à la reine. Se pouvait-il que la royauté fût soupçonnée seulement de favoriser tel ou tel parti politique ? Non, la reine se devait à tous, la reine ne devait pas avoir d’autre drapeau que le drapeau de l’Angleterre, d’autre vœu que le vœu du parlement. C’est à lord Melbourne que le prince Albert exprimait un jour cette idée, et lord Melbourne, dans un sentiment désintéressé qui lui fait grand honneur, l’encourageait de toutes ses forces à faire prévaloir cette politique. Il ajoutait en propres termes : « L’heure est venue pour sa majesté de proclamer une amnistie générale pour les tories. » Le prince répétait ces paroles à la reine, qui pouvait à peine en croire ses oreilles. Elle n’oubliait pas si vite le mal que les tories lui avaient fait, leur opposition à la liste civile du prince dans la chambre des communes, leurs chicanes dans la chambre des lords au sujet de la préséance. Quoi ! c’était lord Melbourne qui parlait d’amnistie ! « Est-ce bien vrai ? » lui demanda-t-elle. « Oui, madame, répondait le premier ministre, c’est mon avis comme c’est l’avis du prince. » Il fallait que l’irritation de la reine contre les tories fût bien vive pour qu’elle ne se rendît pas immédiatement. Comment résister toutefois lorsque Melbourne, peu de jours après, dans une de ces réceptions royales où le prince faisait connaissance avec l’aristocratie, disait à la reine en lui montrant son mari : « Voyez ! quelle séduction il exerce ! Comme chacun est sous le charme ! Tout le monde l’aime. Ce serait le moment de faire apparaître le rameau d’olivier. »

Sentimens moraux et sentimens politiques, chastes tendresses du foyer et loyal apaisement des partis, voilà déjà bien des fruits d’or qui couronnent ces journées d’enchantemens. À toutes ces causes de joie nationale, ajoutez les contrastes d’une récente histoire. On n’était pas si loin du règne de George IV ; on pensait encore à tant d’abominables scandales, aux désordres du prince de Galles, à l’iniquité du prince-régent, aux odieuses brutalités du roi, au procès et à la mort de la reine Caroline. On se représentait en même temps la douloureuse destinée de la princesse Charlotte, cette vie si triste, cette fin si prompte, et l’heure de la mort se confondant avec l’heure de la réparation. Quel désespoir dans tout le pays au moment où s’écroulèrent les espérances attachées à une existence aussi précieuse ! Eh bien, avec la reine Victoria, il semblait que la princesse Charlotte eût reparu plus jeune, plus souriante, plus digne encore d’être aimée. Le jeune époux qui l’emamenait à Windsor était aussi comme l’image renouvelée de ce prince Léopold qui avait laissé les meilleurs souvenirs aux Anglais. Le Times, dans son article sur le mariage de la reine Victoria, rappelait tout naturellement le mariage de la princesse Charlotte avec le prince Léopold. Même foule, dit-il, même enthousiasme. On devine que les deux journées se complètent dans la pensée de l’écrivain, et que la seconde est chargée de tenir les promesses de la première. L’Angleterre partagea ce sentiment. Jamais on n’avait vu dans un mariage royal un si merveilleux accord, jamais tant de grâces et tant d’harmonies rassemblées.


SAINT-RENE TAIELANDIEK.

  1. Le mariage de la reine. Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er février, du 1er mars et du 1er mai.
  2. On sait que la reine Victoria est née le 24 mai 1819. Nous empruntons ces détails au livre publié non-seulement avec l’autorisation, mais sous la direction de la reine Victoria. Voici le titre de ce curieux ouvrage : The early years of his royal highness the Prince consort, compiled under the direction of her majesty the Queen, by lieut.-general the hon. C. Grey ; Londres, 1 vol. in-8o, 1867.
  3. Il ne faut pas la confondre avec à son autre grand’mère, la duchesse douairière de Saxe-Cobourg, morte en 1831, dont il a été question plus haut.
  4. Auch die Cousine ist ausserordentlich freundlich mit uns.
  5. Voyez The early years of his royal highness the Prince consort, p. 169.
  6. Early years, p. 186-187.
  7. Voyez The early years of his royal highness the Prince-consort, chapitre X, p. 220-221.
  8. Le roi de Hanovre Ernest-Auguste était un des fils du roi d’Angleterre George III, un des frères de George IV et de Guillaume IV. Frère puîné du duc de Kent, dont la reine Victoria représentait les droits, il était devenu roi de Hanovre en 1837, à l’avènement de sa nièce. Nous avons déjà dit que le Hanovre, fief masculin de la maison de Brunswick, devait être détaché de la couronne d’Angleterre, le jour où une femme occuperait le trône de la Grande-Bretagne. Si donc la reine Victoria fut morte sans héritier, le roi de Hanovre ou son fils l’aurait remplacée sur le trône d’Angleterre, et le royaume de Hanovre eût appartenu à celui de ses frères qui serait venu immédiatement après lui. Il y avait là bien des intérêts engagés, par conséquent bien des cas à prévoir.
  9. The early years of the Prince-consort, p. 251.
  10. Les passages les plus vifs de ces discours sont reproduits dans Early years. On y voit les violentes attaques de lord John Russell, ainsi que les protestations véhémentes de lord Eliot et de sir Robert Peel. « Des deux côtés, dit le rapporteur dont la reine a inspiré la plume, il y a eu là un ton qui, dans une pareille occasion, n’aurait pas dû se produire. » Early years, p. 282.
  11. Ce sont les paroles mêmes du récit de la reine : « … The hope of seeing the breach widened which already existed between them and the Queen. » Early years, p. 277.
  12. Voyez Early years of the Prince-consort, p. 289.
  13. Le roi, d’après cette supposition de lord Brougham, c’eût été le roi de Hanovre, frère puîné du duc de Kent, l’aîné des oncles survivans de la reine Victoria, et le prince de Galles, c’eût été son fils, le prince George, qui avait près de vingt et un ans à cette date. Le prince George était né le 27 mai 1819, la même année et le même mois que la reine Victoria. C’est celui même qui, en 1851, a succédé comme roi de Hanovre à son père Ernest-Auguste, et qui a été dépossédé de son royaume par la Prusse après la guerre de 1866.
  14. « Who giveth this woman to be married to this man ? » — « I do. » — Ces détails sont tirés d’un long article du Times publié le 11 février 1840 et reproduit en entier dans l’appendice du livre de la reine.