Les Souvenirs du baron de Barante

Les Souvenirs du baron de Barante
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 390-422).
LES
SOUVENIRS DU BARON DE BARANTE

Naître sous l’ancien régime ; assister, jeune encore, à cette tragédie de la révolution dont les principales scènes se gravèrent pour toujours dans la mémoire des spectateurs et des acteurs ; voir défiler pendant l’époque la plus troublée, une des plus glorieuses aussi de notre histoire, sept ou huit gouvernemens qui n’eurent ni les mêmes principes, ni la même grandeur, ne commirent point les mêmes fautes et se ressemblèrent surtout par le fait de leur chute ; servir trois d’entre eux dans des positions élevées, en se montrant toujours égal ou supérieur à celles-ci, sans abdiquer un instant la dignité de sa conscience, sans cesser de posséder son âme et de confesser toutes les vérités morales ; mener de front l’étude, et la vie publique au point de laisser plus de trente volumes dont la moitié au moins se relisent avec plaisir, avec fruit, et justifient le succès qui les accueillit ; être en même temps causeur exquis, parfait honnête homme, comme on disait au XVIIe siècle, aimer la bonne compagnie, devenir l’ami, le correspondant des personnes les plus distinguées, — ces traits d’ensemble expliquent sans doute que la carrière du baron de Barante pique la curiosité, et qu’on ait envie d’en rappeler les principales étapes. N’est-il pas intéressant de savoir comment on arrive à conjurer les caprices du hasard, à naviguer entre les écueils de la politique, à se concilier l’estime et l’affection universelles, tout en gardant l’indépendance de sa pensée ? N’est-ce pas nous-mêmes, nos inquiétudes, notre idéal, notre psychologie, que nous retrouvons dans ces confessions sincères d’un écrivain qui n’éprouva jamais le besoin de s’absoudre, ni la tentation d’accuser les autres ? Et ne ressent-on pas une impression salutaire de constater qu’il a pu, sans intrigue, réussir de tant de manières, par la seule puissance du talent, de la probité intellectuelle, par un concours harmonieux de facultés auxquelles président le tact et l’impartialité ? Tel est, en effet, le secret de son prestige. Qu’il ait de l’esprit, un esprit très fin, malicieux même, d’autres en eurent autant et plus que lui ; qu’il brille par le sens des idées générales, la clarté et la méthode d’exposition, l’art d’écrire des rapports qui émerveillaient les Chambres, les ministres, qu’il compose des ouvrages d’histoire d’une piquante originalité, il a trouvé là aussi des rivaux et des maîtres. Mais ce qu’on vit rarement réunis à ce point dans la même personne, c’est la grâce, la délicatesse de l’âme, la douceur avec les choses et les personnes, l’aptitude à créer pour soi et pour les autres du bonheur, c’est le tact, l’impartialité.

« Je défie Barante, avec tout son esprit, de parvenir à se faire un ennemi. » Ce mot de Talleyrand renferme un éloge et une vérité. Il n’eut peut-être pas un ennemi, il eut de nombreux amis, des amis à toute épreuve ; ses dons innés, ses vertus d’expérience lui apprirent que l’amitié, même entre des esprits d’élite, vit de déférences et d’attentions, que les amours-propres sont sans cesse à l’affût de ce qui peut les satisfaire et les blesser. Voilà pourquoi il demeure un de ces personnages sympathiques, aussi nécessaires sur la vaste scène du monde qu’au théâtre ou dans le roman, sur lesquels le cœur, le jugement se reposent doucement, qui contribuent à faire aimer et durer la classe sociale à laquelle ils appartiennent, la fonction qu’ils occupent, le gouvernement qu’ils servent ; c’est pourquoi il faut savoir gré à son petit-fils d’avoir réuni, avec un soin pieux, ses Mémoires et sa correspondance : j’essaierai de les résumer brièvement[1].

Né à Riom, en 1782, sorti d’une famille de robe, où depuis cent cinquante ans l’esprit et le culte des lettres étaient héréditaires, Amable-Guillaume-Prosper Brugière de Barante avait reçu une excellente éducation de ses parens : son père composa pour lui et ses frères une grammaire raisonnée extraite de Dumarsais, Duclos et Condillac, puis une géographie élémentaire précédée de dialogues écrits par Mme de Barante. C’était le temps où Jean-Jacques venait de remettre en honneur l’éducation des enfans par les parens, où des femmes de qualité se faisaient apporter leurs nourrissons au théâtre, essayant une conciliation bizarre entre le devoir et le plaisir. Mais les Barante n’avaient pas besoin des leçons du philosophe. Nombreuses étaient les familles où s’épanouissaient de fortes et simples vertus, avec une intelligence très éprise des problèmes de la pensée. On a dit de nos jours que la France honnête habite au quatrième étage ; sous l’ancien régime, cette France honnête habitait la province, ou plutôt elle était partout, sauf dans une partie du monde de Versailles, de la noblesse de cour, et dans quelques salons parisiens ; ceux-là vivent dans un tourbillon de corruption, et malheureusement ce sont les seuls qui occupent les gazettes et les mémoires.

Les qualités précoces de Prosper de Barante étaient en quelque sorte l’aboutissement d’un travail séculaire, son esprit résumait l’esprit de ses aïeux, les circonstances allaient lui donner tout son prix. A douze ans, il commence à lire dans le grand livre du monde, et quel apprentissage ! Son père, arrêté comme suspect, ses biens placés sous séquestre ; sa mère, souffrante encore, partant pour Paris avec un nouveau-né et une femme de chambre, obtenant à force de persévérance la mise en liberté de son mari, tandis que, affublé d’un bonnet aux trois couleurs, l’enfant se présentait tous les jours à la prison de Thiers, cachant dans un artichaut les billets qu’on le chargeait de remettre au détenu. Et puis le 9 Thermidor, les commissaires de la Convention en Auvergne, la pension de M. Lemoinne à Paris, un professeur qui fait à ses élèves des cours de civisme et de libre pensée, la préparation à l’École Polytechnique, la société de M. Mérard de Saint-Just, de Mme Creuzé de Lesser, où les séances des Athénées, les pièces de théâtre formaient le fond habituel de la causerie. Prosper de Barante aima toujours les salons : il en fut aimé autant qu’il les aimait, y trouva les plus grands succès d’amitié émue, d’amitié passionnée, et d’amitié sans épithète.

À cette époque, c’est-à-dire peu après le 18 Fructidor, il semblait qu’on eût vécu des siècles en huit ans ; le passé disparaissait dans un brouillard épais formé par la fumée des événemens formidables qui avaient marqué chaque mois, chaque semaine, presque chaque jour. A l’intérieur, la Vendée était vaincue, quelques rares fidèles tenaient encore pour la royauté ; à l’extérieur, les émigrés s’épuisaient en menées, en prophéties, en menaces aussi vaines que maladroites, ils étaient « une poignée qui travaillaient à n’être qu’une pincée. » Notre héros se fait l’interprète du sentiment général lorsqu’il écrit : « Toute tradition, tout souvenir vivant avaient cessé de lier le nouvel état de choses de la France à l’ancien régime. On s’en entretenait comme d’un temps antique ou d’un pays étranger, sans penser un seul instant qu’il pût en revenir quelque chose. Les droits et les prétentions qui pouvaient en dériver semblaient oubliés par ceux qui auraient dû, plus que d’autres, se les rappeler. La génération nouvelle ne s’en faisait pas une idée nette, les gens âgés en parlaient comme d’un songe, sans vivacité et sans amertume. Les espérances n’avaient pas alors ramené les regrets. »

Bonaparte allait porter au comble ce discrédit de la vieille royauté. Des historiens monarchiques ont célébré le Consulat comme une des plus magnifiques époques de la vie nationale : à la France du 18 Brumaire, il apparut comme un port après la tempête. Elle ne pressentait pas encore la rançon de l’Empire et de la gloire : la guerre d’Espagne, la guerre de Russie, des millions d’hommes sacrifiés, deux invasions, le démembrement. M. de Barante eut cet honneur de n’avoir pas été fasciné par un génie qui éblouissait de très fermes esprits. Non qu’il le méconnaisse ou le nie : sa souple et vive intelligence ressent aussi le besoin de l’admiration. Il rend pleinement hommage à l’homme de guerre, à l’administrateur ; il le montre parcourant, en un monologue de deux heures, tout le clavier de la pensée humaine avec une éloquence et une autorité extraordinaires, passant de la littérature à un projet de régence de l’Impératrice, de Louis XIV à Henri IV, pour remonter à César, à Alexandre qu’il prône sans réserve. (Nous reconnaissions, observe Barante, les passions qui l’ont conduit à Moscou.) Mais, s’il subit dans quelque mesure le charme du génie, ce même génie règne sur une âme libre, d’autant plus indépendante que sa fierté se voile de douceur, compte pour auxiliaire une pénétration peu commune. Son père, nommé préfet de l’Aude après le 18 Brumaire, fut envoyé au même titre à Genève en 1804 : là il a connu Necker, Mme de Staël et ses amis, Mathieu de Montmorency, Benjamin Constant. Attaché au ministère de l’Intérieur, auditeur au Conseil d’Etat, Prosper de Barante deviendra cependant l’hôte assidu de Coppet pendant ses congés, et gagnera beaucoup à cette grande école littéraire et politique ; mais témoigner une amitié si dévouée à une femme qui faisait ombrage à l’Empereur pouvait passer pour une courageuse imprudence : on le vit, en 1810, lorsque le préfet de Genève fut, malgré ses mérites, révoqué à cause de ses ménagemens envers Mme de Staël et les autres exilés.

Désigné, pendant la campagne de 1806-1807, pour remplir les fonctions d’auditeur à Dantzig, Barante discerne à merveille les dangers de ces guerres de magnificence, de cette politique d’imagination qui inquiétait déjà la masse de la nation. Il voit de près les horreurs des champs de bataille, les fléaux de la guerre même heureuse, et, sans se soucier du cabinet noir, traduit son impression dans des lettres qui lui attirent une demi-disgrâce. L’Empereur, en 1807, le nomme sous-préfet de Bressuire, petite bourgade de la Vendée, réduite par la guerre civile à six ou sept cents habitans. Là, il n’hésite pas à cultiver la société de la marquise de la Rochejaquelein, une des héroïnes de la guerre de Vendée : tout en reconnaissant les fautes, les abus de l’ancien régime, la marquise et sa mère haïssaient le régime nouveau et souhaitaient sa chute. Le jeune sous-préfet leur dit un jour ces paroles doublement prophétiques :

« Je crois, comme vous, que l’Empereur est destiné à se perdre ; il est enivré par ses victoires et la continuité de ses succès. Un jour viendra où il tentera l’impossible, alors vous reverrez les Bourbons. Mais ils feront tant de fautes, ils connaissent si peu la France, qu’ils amèneront une nouvelle révolution. »

Mme de la Rochejaquelein avait commencé ses Mémoires ; elle les lut à son nouvel ami, lui proposa de les mettre au point, de les achever. Il avait publié en 1805 les lettres de Mlle Aïssé avec une excellente notice, soutenu contre Geoffroy une polémique sur l’observation de la vérité dans les drames historiques ; il venait de donner son Tableau littéraire du XVIIIe siècle, où, avec une vigueur qu’on n’aurait pas attendue d’un jeune homme de vingt-quatre ans, il développait cette thèse que la littérature du XVIIIe siècle a été le symptôme, non la cause réelle des idées de réforme qui allaient prévaloir, ces idées étant nées du travail des siècles, de la constitution intérieure du pays. Mis on relations avec les compagnons de Lescure, d’Henri de la Rochejaquelein, de Bonchamps, il apprécia leur caractère, et disait hautement qu’il serait injuste de leur demander autre chose que l’obéissance aux lois. Plus tard, il fera venir les larmes aux yeux de ses belles auditrices des salons, en leur lisant certains épisodes de cette guerre : le trait du paysan à qui les bleus disaient : « Rends-toi ou tu es mort ! » et qui répondait : « Rendez-moi mon Dieu ! » en tombant sous leurs coups ; — celui de la Rochejaquelein sabrant le drapeau bleu et or des la Trémouille que le prince de Talmont s’était avisé d’arborer à la tête de ses chouans : « Prince, nous ne suivons que les fleurs de lys ! », — le mot de ce prince de Talmont à ses juges : « Faites votre métier, j’ai fait mon devoir ! » Une fois en train, notre sous-préfet poursuit ce travail avec une ardeur extrême : non content de puiser aux sources que lui indique la marquise, il fond dans le récit les notes qu’il obtient de nombreux témoins. « L’ouvrage, lui écrit-elle, est bien vôtre par le charme et l’ordre que vous y avez répandus... Vous unissez au talent d’écrire celui de sentir. » Les Mémoires furent d’abord lus, en petit comité, chez Mme de Duras, de Laval, de la Briche, de Staël, Récamier ; on redoutait trop les rancunes des bleus, les vexations de la magistrature, le mécontentement de Napoléon, pour risquer une publication. Elle eut lieu sous la Restauration, et les volumes parurent avec le sous-titre : rédigé par M. de Barante. A mesure que le succès grandissait, la part de collaboration sembla moins importante à Mme de la Rochejaquelein ; ce phénomène moral ne saurait étonner ceux qui ont quelque expérience ; ni les précédens ne lui ont manqué, ni les imitateurs ne lui feront défaut.

Malgré ses amitiés libérales et royalistes, le sous-préfet de Bressuire n’était pas mal en cour : l’Empereur, qui se connaissait en hommes, lui savait meilleur gré sans doute d’avoir fait la conquête de son arrondissement que d’avoir écrit le Tableau littéraire du XVIIIe siècle. « Il est un peu idéologue, observait-il, mais il est bon administrateur. » Et il le nomma préfet de la Vendée à vingt-six ans (13 février 1809).

On dit que les malheurs arrivent par troupe et au galop, que le bonheur chemine solitaire et au petit pas. Prosper de Barante perdit à cette époque deux frères, une sœur tendrement aimés ; mais sa bonne étoile lui ménagea une revanche de la destinée. Dans ses fréquens voyages à Paris, il rencontrait chez Mme de la Briche sa nièce, Mlle Césarine d’Houdetot, petite-fille de Mme d’Houdetot, si célèbre par sa morale épicurienne, la passion un peu ridicule de Jean-Jacques, la grâce de sa conversation, celle-là même dont le marquis de Saint-Lambert, qui l’aima quarante-huit ans, disait, en connaissance de cause : « Elle n’a de laid que le visage. » Mlle d’Houdetot ne tenait d’elle que le charme de son esprit, et d’ailleurs sa beauté physique égalait la beauté de son âme et la fermeté de ses principes. M. de Barante et elle s’aimèrent, et, le 28 novembre 1811, l’Empereur signait leur contrat de mariage, comme il avait coutume de le faire pour les auditeurs, les préfets et beaucoup de fonctionnaires. Ce fut une longue et heureuse union, pour laquelle on aurait pu répéter la réponse de cette jeune fille qu’un ami détournait de lire des romans : « Défendez-moi donc de voir mon père et ma mère ! »

Quel est le préfet idéal ? La réponse varie beaucoup, selon les temps, les circonstances, les régions, selon que la demande s’adresse aux administrés ou au pouvoir central. Là on réclame de lui de bonnes élections, ici qu’il ne fasse pas d’affaires au ministre : dans tel département, il faut ménager certains personnages, frapper rudement les adversaires ; dans tel autre, il convient de rendre les rênes, d’user de conciliation : quelquefois la politique des bons dîners et des soirées réussit ; ailleurs la politique de recueillement, d’effacement, produit de bons résultats. De 1809 à 1814, le recrutement absorbe les préfets : des soldats, des soldats et encore des soldats, voilà le mot d’ordre ; rien de réglé, l’administration, les officiers ont un pouvoir arbitraire, presque absolu, qui facilite les conscriptions anticipées, le rappel des classes libérées. En souvenir des guerres de Vendée, Napoléon se montre moins exigeant pour les départemens de l’Ouest dont les conscrits, poussés à bout, auraient bientôt fourni d’énormes contingens à la désertion ; aussi la plupart des préfets cherchent-ils à alléger autant que possible l’impôt du sang. Fiévée, publiciste fort spirituel, devenu préfet de la Nièvre, faisait un jour cette remarque qui doit contenir une part de vérité et de paradoxe : « On m’adorait dans mon département, et cela est bien simple : j’ai eu trois conscriptions à lever en un an. »

Quant au directeur général de la conscription, M. de Cessac. il divisait les préfets on quatre catégories : 1° Efforts et succès ; 2° Efforts sans succès ; 3° Succès sans efforts ; 4° Ni succès ni efforts. Il faut croire que Barante figurait dans la première classe, qu’il plaisait au chef suprême autant qu’aux administrés, puisque ceux-ci le regrettèrent profondément lorsque, en 1813, il fut appelé à la préfecture de la Loire-Inférieure, centre et capitale des départemens de l’Ouest. Lui-même, malgré l’éclat d’un tel avancement, se reprocha de l’accepter, se rappelant que les premiers évêque s’regardaient comme un adultère de changer d’église. « Je ne retrouverai pas ailleurs, écrit-il à Mme de Barante, cette bienveillance, cette facilité à obtenir la confiance de tous. Ce n’est pas dans une ville de soixante mille habitans qu’on est connu et apprécié. Dans la Vendée, j’avais journellement des rapports avec qui que ce soit. Un ouvrier, un paysan trouvait toujours ma porte ouverte. J’avais le loisir de parler avec lui, de m’occuper de son affaire. »

Sa modestie le rendit mauvais prophète : il obtint à Nantes l’affection, la popularité, parce qu’il y apportait sa justice, son humanité, sa modération, son amour du bien public. Et cependant, les rigueurs de la conscription amènent des rassemblemens, des mutineries, la situation devient de plus en plus pénible pour les administrateurs, à mesure que l’étranger se rapproche davantage de Paris. Parfois on passe une semaine sans aucune nouvelle. Enfin, des voyageurs annoncent le rétablissement des Bourbons ; puis viennent des dépêches du nouveau gouvernement, et, en même temps, des dépêches du ministère impérial, qui siégeait encore à Blois, près de Marie-Louise. On remit aussi à Barante des lettres de ses amis Mounier et Anglès ; l’une d’elles portait : « Nous allons avoir une Constitution libre, avec un Bourbon pour roi ; une nouvelle charte et une vieille dynastie, ce sont deux avantages bien rares à rencontrer réunis. L’empereur Napoléon, abandonné de la meilleure partie de ses troupes, erre dans la forêt de Fontainebleau. Ainsi, d’un côté, un homme, de l’autre, son pays ; votre choix ne sera pas plus douteux que le nôtre. Nous vous envoyons quelqu’un pour vous porter nos lettres ; envoyez-nous bientôt l’adhésion de Nantes. Quel bonheur de pouvoir s’écrire ce qu’on sent et ce qu’on pense, et de songer à la fin de cette destruction systématique de l’espèce humaine ! Concevez-vous qu’on ait fait tuer cinq millions d’hommes, et qu’on n’ait pas le cœur de se tuer soi-même ? »

Fut-il jamais position plus critique pour un préfet ? D’une part, un certain nombre de Vendéens enrôlés, inscrits, armés, prêts à marcher à l’appel du comte de Suzannet (prendre un fusil était alors encore une manière d’exprimer sa pensée en Vendée ;) d’autre part, les habitans de Nantes partagés entre leur mécontentement du régime impérial et leur haine des royalistes ; une fausse démarche pouvait donner le signal de la guerre civile. Le préfet se rendit au bureau de poste avec le général commandant le département, auquel il fit, non sans peine, comprendre que le seul moyen d’obtenir une paix moins funeste à la France était le rappel des Bourbons. Tous deux s’avancèrent sur le perron, où Barante lut à la foule la proclamation du Gouvernement provisoire ; ils allèrent ensuite au théâtre où la lecture fut accueillie avec la même faveur. Et cette présence d’esprit conjura les dangers qu’on était en droit de redouter.

Ni pendant la dernière année de l’Empire, ni pendant la Première Restauration, les préfets n’étaient sur un lit de roses : quelques-uns même couraient de sérieux dangers en voulant rétablir l’ordre compromis par les excès de la réaction. Des partis toujours prêts à passer de la guerre civile des opinions aux voies de fait, ne tenant guère compte au pouvoir de ses bonnes intentions ; l’armée mécontente des faveurs accordées aux royalistes, indignée que la proclamation de Saint-Ouen parût mettre à néant un passé glorieux en datant : de la dix-neuvième année de notre règne ; les émigrés trop disposés à croire le roi rentré en France pour leur bénéfice particulier, les libéraux répétant mélancoliquement le mot de Mme de Créqui : « Ce n’est pas ce fils-là que j’avais dans la tête » ; un tel état de crise se répercutait douloureusement sur tout le pays, rendait fort épineuse la mission des représentans de l’autorité. « Tout ira bien si le roi vient chez nous, avait dit un homme d’esprit, tout ira mal s’il vient chez lui. » Il paraissait ne pas l’avoir compris, et de son côté la France ne voulait pas devenir la Belle au bois dormant, se figurer qu’elle avait dormi le sommeil d’Epiménide, abolir vingt ans de son histoire.

Aussi les occasions de faire preuve de tact et d’habileté ne manquèrent-elles point à M. de Barante, et l’une des plus délicates assurément fut le voyage du duc d’Angoulême dans l’Ouest. Comme il semblait dédié aux royalistes des insurrections, les libéraux en concevaient une vive irritation ; le préfet réussit à persuader au prince qu’il ne devait point s’entourer des Vendéens, des chefs de la guerre civile, mais montrer que les Bourbons régnaient pour les bleus comme pour les blancs. Et, pendant les quatre jours qu’il passa à la préfecture de Nantes, le prince se consacra tout entier à la garde nationale, à la municipalité, à la troupe de ligne ; puis il alla faire ses gracieusetés aux Vendéens, en plein Bocage, loin des grandes villes libérales. Dans les conversations qu’il eut avec lui, alors et plus tard, Barante note sa crainte de devoir quoi que ce soit à qui que ce soit, son antipathie pour toute espèce de reconnaissance. « Du reste, je ne remarquai en lui ni reconnaissance, ni affection, ni préférence pour aucune opinion, pour aucun parti, pour aucune classe. Dans sa pensée, il n’avait d’obligation à personne. Les émigrés n’avaient rien fait pour la royauté, et maintenant lui créaient des embarras : les Vendéens n’avaient jamais réussi, et prétendaient être récompensés comme s’ils avaient été vainqueurs. Quant aux étrangers, la reconnaissance lui était amère et se changeait en rancune contre l’indifférence, le dédain, ou les hauteurs montrés par eux à une dynastie fugitive et forcée d’implorer leurs secours. Ce dernier sentiment était exprimé en toute évidence. Il passa en revue presque toutes les catégories du parti royaliste, les arrangeant à peu près de la même sorte. Je ne sais plus à propos de quoi, il me cita une démarche ou un mot du prince de la Trémouille, en s’écriant : « Un grand seigneur, par conséquent un sot ! ... » Ce fut à propos de cette mission (de 1818) que les royalistes prétendirent qu’union et oubli signifiaient : oubli de ses amis et union avec ses ennemis... De même, Louis XVIII se montrait froid envers le tsar, et affectait de le tenir à distance, ne lui conférant même pas l’ordre du Saint-Esprit, feignant de ne point comprendre ses ouvertures pour un mariage de sa sœur avec le duc de Berry : car il se regardait comme étant de race supérieure aux autres familles régnantes, et l’empereur de Russie n’était pour lui qu’un cadet de la maison de Holstein. Cette attitude, si contraire à l’intérêt de la France et de la dynastie, froissa grandement Alexandre et porta ses fruits amers au moment de la seconde Restauration.

Après le départ de l’ile d’Elbe et la rentrée de Napoléon aux Tuileries, Barante donne sans hésiter sa démission. Il note avec impartialité, il observe, il pressent avec angoisse les événemens, les maux que l’Empereur va déchaîner sur notre pays : les flatteries de ce dernier aux hommes de talent qu’il veut enguirlander, sa lutte contre l’impossible, l’anarchie des esprits, la froideur de Paris à l’égard de l’empire libéral, lui inspirent des lettres, des pages d’une tristesse éloquente. Voici, par exemple, comment il explique le fameux article de Benjamin Constant dans les Débats, suivi d’une si piteuse palinodie. « M. Constant était entièrement libéral et inclinait aux opinions républicaines, mais non pas révolutionnaires. Il avait pris M. de la Fayette pour guide et pour chef. Livré à lui-même, M. Constant se serait donc facilement consolé de l’expulsion des Bourbons qu’il jugeait incapables d’aider à leur propre salut. Mais ses amis, mais la société qui le recevait étaient fort animés, les conversations ardentes, tout respirait le dévouement et la volonté de résister. M. Constant, alors amoureux de Mme Récamier, passait toutes ses soirées chez elle. Dans ce salon, très royaliste et très libéral, paraître tiède et résigné, n’aurait pas été un moyen de plaire à la maîtresse de maison. M. de Forbin arriva en uniforme ; il semblait devoir tout pourfendre. Mme Récamier lui faisait une mine gracieuse. « Ce fut le grand sabre de M. de Forbin qui me perdit. Je voulus aussi faire montre de dévouement. Je rentrai chez moi et j’écrivis l’article du Journal des Débats. » Voilà ce qu’il me raconta lui-même. Cet article fit grand bruit, il est devenu célèbre et a décidé du sort de M. Constant. « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » Peu de temps après, Joseph Bonaparte présentait Benjamin Constant à l’Empereur, et l’ami de Mme de Staël acceptait le titre de conseiller d’État, se chargeait de rédiger l’Acte Additionnel. Ce qui ne l’empêcha nullement de continuer à fréquenter tous les soirs chez Mme Récamier. Et Barante ne pouvait se défendre d’aimer son esprit, tout en n’estimant guère son caractère ; se laisser tout dire, avoir l’air de persifler la cause qu’il servait, une telle conduite n’était pas pour étonner beaucoup ceux qui avaient le secret de cette âme inconsistante et mobile. Il y a des personnes dont l’esprit, le cœur, l’intelligence sont tiraillés en sens contraires : chez Benjamin Constant, chacune de ces facultés se divisait en vingt sous-facultés, qui paraissaient en lutte perpétuelle les unes contre les autres. « Je suis furieux, s’écriait-il un jour, mais cela m’est bien égal ». Ce mot le peint assez bien. Il fut question on 1815 de le bannir : il pria M. Decazes de remettre au roi une lettre justificative ; elle était si bien écrite que Louis XVIII, qui se piquait de bel esprit, le raya de la liste de proscription. « Vous avez persuadé le roi, observa un ami. — Je le crois bien, reprit-il, je me suis presque persuadé moi-même. »

Avec la seconde Restauration, Barante devient conseiller d’Etat, secrétaire général au Ministère de l’intérieur, directeur général des Contributions indirectes, les électeurs du Puy-de-Dôme, de la Loire-Inférieure l’appellent spontanément à les représenter à la Chambre ; il prête un concours efficace aux ministères qui se succèdent jusqu’en 1819, tantôt comme député, tantôt comme commissaire du roi lorsque la Charte eut fixé à quarante ans l’âge d’éligibilité ; M. Decazes le fait pair de France en 1819, Il n’a pas les dons supérieurs de l’orateur : l’action, la voix, l’art de passionner lui manquent, et aussi le talent de l’improvisation ; c’est plutôt un rapporteur de premier ordre, un debater incisif, connaissant à merveille les questions, les traitant avec une ampleur et une lucidité admirables. Faire prévaloir, de concert avec le centre droit et les doctrinaires, un système de modération relative, contribuer au succès d’une politique financière qui reste le véritable titre d’honneur de la Restauration, combattre sans relâche les entreprises des ultras, des jacobins blancs, des jacobins rouges, demeurer fidèle aux principes généraux et pratiquer l’art des concessions de détail, voilà le but qu’il poursuit avec autant de courage que d’habileté. Programme difficile par lui-même, entravé sans cesse par les entreprises, les revendications, et les fautes des partis, de l’extrême droite surtout, qui, fermant les yeux sur les événemens pour ne les ouvrir que sur ses passions, traitant Louis XVIII de jacobin, entrait dans le régime constitutionnel comme un ennemi vainqueur dans une ville assiégée, indisciplinée, ignorante, hantée de nobles, mais dangereuses chimères, pleine de rancunes[2] expliquées, sinon justifiées par de cruelles souffrances. Curieuse application de la loi d’ironie ! Ce régime représentatif qu’elle déteste, elle va contribuer à l’établir, en adoptant l’évangile des libéraux, en professant les opinions les plus hostiles aux droits de la couronne : elle voulait rétablir le régime absolu, et faisait le jeu de la liberté parlementaire. Ajoutons que cette tactique eut aussi pour effet de l’instruire, que, dans ces batailles de la tribune, ses chefs se révélèrent à eux-mêmes et aux autres. Aimer une cause, servir involontairement la cause contraire, s’embrouiller dans le choix des moyens, aller à l’Ouest quand on croit se diriger vers l’Est, quoi de plus commun en politique, et même en dehors de la politique ! Les véritables hommes d’État ne tombent pas dans de telles méprises, mais ils n’ont pas livré leur secret ; et puis, les procédés doivent varier avec les situations, qui sans cesse se métamorphosent.

Parmi les membres distingués de cette droite que Barante eut l’occasion de connaître plus particulièrement, je citerai MM. de Vaublanc, de Bonald et Ferrand.

Du courage, de l’esprit, une souplesse plus réelle qu’apparente, des facultés d’improvisation servies par une mémoire excellente, par la méditation et l’étude continuelle des grands écrivains politiques, une froide audace qui ne se dément jamais, ni au milieu des orages de la Législative et de la Convention, ni devant l’émeute, ni dans les luttes parlementaires contre le parti libéral sous la Restauration, la conception énergique, excessive du principe d’autorité, l’amour de l’action politique, du gouvernement, l’activité de la pensée, la préoccupation constante de moraliser, de philosopher sur les événemens présens, de les comparer à ceux du passé, tel se dessine le comte de Vaublanc, qui, successivement, fut soldat, orateur, historien, poète, auteur dramatique, député, préfet de l’Empire, ministre de la Restauration. D’autres étudient l’homme privé, les ressorts qui donnent le branle à ses affections : Vaublanc a étudié, il décrit dans ses Mémoires, non sans une certaine sagacité, l’homme parlementaire, l’homme de parti, le jeu des coulisses de la politique, les pensées de derrière la tête, les élans subits des assemblées. Il a le sens du pittoresque, aime les voyages, la musique, la poésie, lit Plutarque, La Fontaine et Racine pendant ses proscriptions, pratique beaucoup Montaigne, Retz, Pascal, s’inspire de Montesquieu. Un jour, après une de ses meilleures improvisations, un député lui dit : « Vous avez appris par cœur. — Non point par cœur, répond, il, mais par tête, car j’ai tout cela dans ma tête depuis trente ans. » Voilà, selon lui, le secret de l’orateur, il réfléchit avant de parler, et les idées amènent naturellement les expressions. On sait d’ailleurs que la plupart des discours prononcés à la Constituante, à la Législative étaient écrits, que beaucoup de ceux-ci étaient manufacturés au dehors, que Mirabeau, par exemple, ne se faisait aucun scrupule de débiter une opinion composée par Reybaz, Duraont ou Pellenc. Le préjugé persistait sous la Restauration, et force députés se plaignaient que « Vaublanc ne les jugeât pas dignes d’entendre un discours écrit. »

Barante n’aime pas les ultras, et, on 1815, Vaublanc se rangeait plutôt parmi ceux-ci. Et puis il n’avait pas à se louer de ce ministre, dont le premier acte fut de se priver de ses services comme secrétaire général. Il raconte malicieusement un lambeau de conversation à propos de cette mesure : « Vous avez pu voir déjà quelle facilité j’ai pour le travail. A dix heures du matin, avant déjeuner, toutes les signatures données, je n’ai plus rien à faire. — Sans doute, répondis-je, mais ce n’est pas le plus long. Comme vous n’étiez pas encore bien établi, j’ai continué à décacheter toute la correspondance, à la lire, et à mettre des notes pour indiquer le sens des réponses que vous avez signées. — C’est vrai, mais ce n’est pas grand’ chose. — Puis j’ajoutai : « Vous allez ouvrir la session, et la Chambre vous prendra du temps. — Eh ! la Chambre ! Vous ne me connaissez pas ; je la jouerai sous jambe ! » Et il en fit le geste !

J’avais oublié, comme on voit, le défaut capital de Vaublanc, l’hypertrophie du moi poussée à ses dernières limites. Ajoutons-y quelque penchant à la critique. D’ailleurs, s’il ne se refuse pas le plaisir de rappeler l’épigramme contre le duc de Richelieu : « C’est l’homme de France qui connaît le mieux la Crimée ; » il n’hésite pas davantage à rapporter celle d’un député contre lui-même : « C’était le meilleur préfet de France, on en a fait le plus mauvais ministre. » Aussi bien il ne croit pas que tout doive se résoudre avec l’épée ; il admet les tempéramens, la liberté de la presse, les concordats, répète sans cesse au roi et au Comte d’Artois : « On peut étouffer la faction sans arracher un cheveu d’un seul factieux. Cette minorité, ennemie d’elle-même, il faut la surveiller sans relâche et la comprimer par de fortes lois. » Il y a en Vaublanc deux hommes qui se combattent, empiètent l’un sur l’autre et parfois se mélangent : l’homme de droite pure, poussé vers la réaction par les excès de la Terreur, par la pratique impériale ; l’homme moderne, le royaliste constitutionnel qui a le pressentiment d’un avenir troublé, d’un conflit entre le droit divin et le droit populaire.

Le comte Ferrand avait écrit un livre, l’Esprit de l’Histoire, gros pamphlet en quatre volumes, qui le faisait regarder dans quelques coteries royalistes comme un oracle et un des docteurs de la Restauration ; il ne fut bon à rien, et son exagération ne servit qu’à creuser le fossé qui séparait l’ancienne et la nouvelle France. Sa phrase sur la ligne droite, dans la séance du 13 septembre 1814, demeura longtemps célèbre : «...A force de malheurs et d’agitations, les régnicoles comme les émigrés se retrouvaient donc tous au même point : tous y étaient arrivés, les uns en suivant une ligne droite, sans jamais en dévier, les autres après avoir parcouru plus ou moins les phases révolutionnaires. Tous étaient donc déjà réunis d’intention. » On écrirait un livre curieux sur l’influence des mots en France ; il y a des mots qui tuent et il y en a qui sauvent un homme, des mots qui le rendent ridicule, odieux à tout jamais, ou qui lui font une réputation d’esprit, voire de talent, des mots qui ont entraîné les foules, les assemblées, déchaîné des tempêtes d’enthousiasme ou d’indignation. La ligne droite ayant rendu le ministère impossible au comte Ferrand, il resta aux Postes, et, comme une paralysie l’avait privé de l’usage de ses jambes, les mauvais plaisans s’égayaient à ce sujet : « Un cul-de-jatte directeur général des postes, voilà, disait-on en 1815, un symbole de la Restauration. »

Quant à Donald, le métaphysicien, le Siéyès du parti absolutiste, il inspire à Barante un portrait assez mordant, et d’ailleurs bien incomplet : « C’était la gloire du parti royaliste. On l’honorait, on l’adorait, mais plutôt comme une idole que comme un chef. Ce n’était pas un homme si doux que le font certains historiens, et il y avait dans ses impitoyables opinions autre chose que du système et de la logique. Son orgueil semblait extrême, mais calme et revêtu d’une vraie dignité. Il n’avait rien d’élevé ni de généreux dans les sentimens. Il était implacable dans ses haines. Jamais un ennemi vaincu et poursuivi n’eût trouvé asile dans sa pitié. A travers ses passions politiques, il se gardait bien d’oublier le soin de ses intérêts privés, et son émotion devenait vive dès qu’on touchait aux plus petits. Il lui fallait des pensions, et même sur les fonds secrets : il fallait placer ses enfans et ses parens. Il ne sollicitait pas, mais exigeait. Au total, il faisait une grande figure à la Chambre, sans pourtant être un meneur. Ce n’était ni son goût ni sa capacité. »

L’assassinat du Duc de Berry (13 février 1820) servit la politique de la droite et de l’extrême droite : les fureurs des salons arrivèrent au délire, des femmes excitaient les officiers des gardes du corps à assassiner M. Decazes ; M. de Chateaubriand ayant terminé son fameux article par cette phrase : « Le pied lui a glissé dans le sang, il est tombé, » M. Clausel de Coussergues, à la tribune, transformait cette figure de rhétorique en accusation de complicité réelle. Et cette honteuse calomnie devint le mot d’ordre de la faction. La Duchesse de Berry, le Comte d’Artois, le Duc d’Angoulême et leurs amis s’acharnèrent contre le « Séjan libournais, » arrachèrent à Louis XVIII le renvoi de son favori. Pour le consoler, il le fit duc de Glucksberg et le nomma ambassadeur à Londres. On prêta à Louvel cette spirituelle réponse, comme on le sommait de nommer ses complices : « Ils ne peuvent être que dans les Chambres, car on y a tiré bon parti de ce que j’ai fait. »

La chute de M. Decazes entraîna la disgrâce du groupe doctrinaire, auquel appartenait Barante, plutôt par ses sympathies d’amitié que par son caractère, par le fond que par la forme de ses idées. Si peu nombreux qu’on prétendait qu’il pouvait s’asseoir sur un canapé (le canapé de la doctrine), il était grand par les talens, puisque Royer-Collard, Guizot, de Serre, Camille Jordan, le duc de Broglie marchaient à sa tête : très important aussi par les salons de Mmes de Castellane, Anisson du Perron, de Sainte-Aulaire, de la duchesse de Broglie, où il régnait. « Ils sont quatre, disait-on plaisamment, qui tantôt se vantent de n’être que trois, parce qu’il leur paraît impossible qu’il y ait au monde quatre têtes d’une telle force, et tantôt prétendent qu’ils sont cinq, mais c’est quand ils veulent effrayer par leur nombre. » Plus libérale que le centre droit, plus monarchique et surtout plus dynastique que la gauche, la petite chapelle doctrinaire avait puissamment concouru à l’établissement des institutions représentatives, et elle apportait aux thèses qu’elle soutenait le décor spécieux des idées philosophiques, des généralisations éloquentes, parées de tous les prestiges de l’histoire. Mais les doctrinaires eurent aussi les défauts de leurs qualités : alliés incommodes, conseillers impérieux, absolus, trop disposés à faire des concessions à leur orgueil plutôt qu’aux hommes et aux choses, leur attitude semble à certains momens d’autant moins raisonnable qu’ils avaient davantage le sens des difficultés auxquelles se heurtait la Restauration, des conditions et des moyens de sa durée. Etant plus intelligens, ils devaient se montrer plus concilians, accorder davantage au roi, au duc de Richelieu, plus tard à M. de Martignac. Et au contraire, par leur abandon, ils imposent au ministère l’alliance de la droite, puis ils lui font un crime de cette alliance ; ils croient que tout est perdu s’ils dépassent la limite fixée par leur système. En vérité, l’on se demande si le dogmatisme hautain, l’incertitude infaillible de Royer-Collard ne sont pas aussi agaçans, à certaines heures, que la logomachie omnisciente de Siéyès, ou de ce Ronald qui appela les doctrinaires : le clergé des jacobins. Un mot de Royer-Collard, en 1819, découvre le vilain revers de cette médaille, le revers égoïste, la préoccupation continuelle de ne pas se compromettre, de trouver à tout des impossibilités pour ne jamais entrer dans un ministère : « Eh bien ! nous périrons : c’est aussi une solution. » Mais les peuples demandent autre chose aux hommes d’Etat, et l’on ne gouverne pas avec le dédain.

M. de Serre se sépara alors de ses amis pour suivre la fortune du duc de Richelieu[3]. Elle forme un touchant épisode, cette rupture entre de si nobles esprits prenant au tragique des dissentimens qui semblent un peu byzantins aujourd’hui, dont l’explosion eut de pénibles conséquences dans l’ordre de la politique et de ces belles amitiés qui doublent le prix de l’existence. Rude et timide dans ses manières, naïf dans la vie privée, soumis à une imagination très impressionnable qui l’écartelait entre ses doctrines libérales et ses sentimens royalistes, M. de Serre, par sa conduite, n’était pas toujours à la hauteur de son talent, de ses aspirations et de son âme. Il avait l’ambition d’un grand rôle, d’une grande position, et sa femme, frivole, amoureuse de luxe et d’élégance, eut grande part à ce que Barante appelle ses faiblesses. Qu’il témoignât une extrême confiance dans sa puissance oratoire, rien de plus naturel : geste, accent, trait coloré qui vibre et s’enfonce, véhémence sans déclamation, riposte rare, mais pénétrante, don d’improvisation nerveuse accompagné de cette autorité qui est aux hommes ce que la grâce est aux femmes, manière de discuter d’autant plus redoutable que, pour lui, la défense était presque constamment dans l’attaque, tant de qualités remuaient profondément les Chambres : et cette parole le secouait lui-même à tel point que, pendant ses discours, ses mains et son visage s’injectaient parfois de bile, et prenaient une teinte jaune. Cependant il avait assez souvent l’air d’hésiter à la tribune, mais, comme le remarque Talleyrand, on peut toujours chercher ses paroles pourvu qu’on les trouve. Et il trouvait. Quand il vint demander à la Chambre de modifier la loi électorale, ses amis s’indignèrent. « Je pleure sur vous, lui dit Camille Jordan. — Et moi sur vous, » répondit-il. La jeune duchesse de Broglie eut avec lui plusieurs conversations d’un caractère presque solennel : elle l’adjura, les larmes aux yeux, de rester lui-même, de ne pas vouloir être en même temps un homme à expédiens et un homme à principes (comme si les doctrinaires n’avaient pas prôné et pratiqué maintes fois le régime des expédiens depuis 1815 ! ). Et puis, comme il invoquait l’amitié, elle répondait gravement qu’une affection fondée principalement sur l’enthousiasme pour les vertus publiques pouvait changer avec la conduite de celui qui en faisait l’objet. Il se justifia, entra dans les détails : il croyait qu’il fallait se porter au secours de la royauté, plus menacée à ses yeux que la liberté. Quelques jours après (16 juillet 1820), il signa, la mort dans l’ame, la destitution de Royer-Collard, Camille Jordan, Guizot et Barante : triste holocauste à la droite, qui ne pouvait pardonner leur attitude sous le ministre Decazes, leur opposition violente au ministère actuel, et observait qu’on ne peut être à la fois dans la place et dans l’armée assiégeante. Camille Jordan, Royer-Collard, Guizot perdaient leur situation de conseillers d’État. Royer-Collard, Camille Jordan refusèrent avec hauteur le titre de conseiller d’Etat honoraire, augmenté pour le premier d’une pension de 10 000 francs ; Guizot n’acceptait pas davantage une pension sur le ministère des Affaires étrangères. Cette rupture rappelait les scènes pathétiques du parlement anglais au XVIIIe siècle entre Burke et Fox : tout rapport cessa entre de Serre et les doctrinaires.

Le roi enlevait à Barante ses fonctions de directeur général, mais, sur les instances de M. Pasquier, il l’envoyait comme ministre à Copenhague, où il pourrait échapper aux conseils de ses amis et aurait le temps de se calmer ; on faisait encore miroiter à ses yeux l’avenir prochain d’un grand poste tel que Pétersbourg, Après avoir mûrement réfléchi, il refusa. « Je partirais, répondit-il à M. Pasquier, sur la foi de votre modération, et bientôt après je me trouverais sous l’autorité de M. de Villèle et de M, Corbière, qui ne voudraient pas plus de moi que je ne voudrais d’eux : ce n’est pas la peine de me mettre en route. » De 1820 à 1830, il partage son temps entre la Chambre des pairs, ses travaux historiques, une correspondance fort active avec ses amis pendant les longs mois de villégiature en Auvergne. C’est l’époque la plus féconde de sa vie comme publiciste : il s’épanouit dans la plénitude d’un talent que l’étude, l’habitude des grandes affaires, la fréquentation des personnages les plus distingués, n’ont cessé d’accroître, que l’Académie française consacrera en l’appelant à remplacer le défenseur de Louis XVI devant la Convention, M. de Sèze (1828). Il traduit Schiller, l’Hamlet de Shakspeare, la Venise sauvée d’Otway, publie diverses brochures, donne enfin son Histoire des Ducs de Bourgogne en treize volumes, avec cette épigraphe : Scribitur ad narrandum, non ad probandum, écrire pour raconter, non pour prouver ; l’histoire doit être un récit, non un plaidoyer ; l’historien, un greffier, non un juge. Non qu’il prétendît proscrire l’histoire morale, celle des Tacite, des Salluste, interdire les idées générales qui découlent des faits ; et d’ailleurs tracer un portrait, mettre en lumière ce personnage, cet événement, laisser celui-ci dans une demi-pénombre, n’est-ce pas déjà une manière de dire son opinion ? Mais juger le passé au point de vue du présent, retomber dans l’ornière de cette histoire philosophique où l’écrivain s’impose sans cesse à son sujet, lui semblait un abus et un danger. Il se proposa avant tout de restituer la couleur locale telle qu’elle se dégage des mœurs, des coutumes d’autrefois, de fonder quelque chose d’intermédiaire entre l’ancien genre et le roman de Walter Scott, alors dans toute sa vogue, d’emprunter aux anciens chroniqueurs leurs riantes visions et leurs tableaux si véridiques, de laisser le lecteur lui-même tirer les conclusions en se dérobant le plus possible, en se bornant à une sorte de résurrection dramatique. Et, comme il justifiait sa tentative par toutes sortes de raisons ingénieuses, comme il poussait un peu loin la discrétion, on crut qu’il voulait faire table rase des vieilles méthodes, d’aucuns lui reprochèrent d’avoir transformé en théâtre le tribunal de l’histoire, et Royer-Collard prononça un de ses mots fatidiques : « Quand on a des ailes, pourquoi marcher ? » L’historien des ducs de Bourgogne se contentait en somme de demander place au soleil pour son innovation : « Nous sommes, dit-il, dans une époque de doute : les opinions absolues ont été ébranlées ; ce ne sont plus des systèmes et des jugemens qu’on attend de celui qui veut écrire l’histoire ; on est las de le voir, comme un sophiste docile et gagé, se prêter à toutes les preuves que chacun prétend en tirer. Ce qu’on veut d’elle, ce sont des faits ; on exige qu’ils soient évoqués et ramenés vivans sous nos yeux ; chacun en tirera ensuite tel jugement qu’il lui plaira, ou même ne songera point à en faire résulter aucune opinion précise, car il n’y a rien de si impartial que l’imagination ; elle n’a nul besoin de conclure, il lui suffit qu’un tableau de la vérité soit venu se retracer devant elle... L’histoire ainsi racontée, lorsque les faits sont présentés avec clarté et disposés dans un ordre convenable, lorsque l’écrivain a soin de faire ressortir ceux qui donnent le mieux la connaissance du temps, doit suggérer au lecteur les réflexions et les jugemens que l’auteur n’a pas voulu exprimer... Si donc les récits qui vont passer sous ses yeux lui font sentir combien plus de lumières, plus de raison, plus de sympathie et d’égalité entre les hommes ont perfectionné, non pas seulement les arts et le bien-être de la vie, mais l’ordre des sociétés, la morale des individus, le sentiment du devoir, l’intelligence de la religion ; s’il reste convaincu qu’à travers tant de vicissitudes et de calamités, les peuples civilisés peuvent se comparer avec un juste orgueil à leurs devanciers courbés sous des jougs pesans et retenus par tant de liens, je ne croirai pas avoir accompli une tâche inutile[4]. Etudiés isolément, les exemples de l’histoire peuvent enseigner la perversité ou l’indifférence ; on y peut voir la violence, la ruse, la corruption justifiées par le succès ; regardée de plus haut et dans son ensemble, l’histoire de la race humaine a toujours un aspect moral ; elle montre sans cesse cette Providence qui, ayant mis au cœur de l’homme le besoin et la faculté de s’améliorer, n’a pas permis que la succession des événemens pût faire un instant douter des dons qu’elle nous a faits. »

Pendant le ministère Villèle, les doctrinaires en sont réduits aux lointaines espérances ; ils commencent même à croire que les peurs prendront désormais la place des maux, que peuples, gouvernemens et partis se feront peur et se contiendront réciproquement, qu’il y aura des réactions de peur qui n’iront pas plus loin, et que cela s’appellera le règne de l’opinion publique. L’avènement du ministère Polignac les arrache à leur sérénité orgueilleuse ; il leur rend l’indignation, l’ardeur de la bataille, la confiance dans la victoire, et aussi la mélancolique vision des abîmes où courait de gaieté de cœur Charles X, en compagnie d’un ministre illuminé qui fondait une politique de coup d’Etat sur des apparitions de la sainte Vierge, et avait communiqué sa foi à son prince. Barante vit avec une émotion profonde les nuages s’amonceler, le trône renversé en trois jours, et non seulement la royauté, mais toutes choses remises en question ; car les différences entre la révolution de 1830 et la révolution anglaise de 1688 sont aussi nombreuses que les ressemblances. Mais l’heure n’était pas aux regrets prolongés : il s’agissait d’organiser la victoire, et contre les royalistes, et contre les républicains, qui prétendaient prendre leur revanche, et contre les libéraux ardens, qui voulaient faire de la monarchie nouvelle la meilleure des républiques. Barante et ses amis se proposèrent d’établir une quasi-légitimité, un régime qui en même temps rassurât l’Europe et donnât des gages solides à la liberté. Et, comme il avait su, dans toutes les situations, allier au talent la prudence, l’art de manier les hommes, on lui demanda d’aller représenter la France à Turin : il accepta.

Pour n’avoir pas de grands traités de paix ou de commerce à négocier, il ne se trouvait pas moins aux prises avec une situation fort délicate. Aspirations libérales des peuples éveillés par les journées de 1830, encouragées par La Fayette et l’extrême gauche qui poussaient à la guerre générale ; troubles graves à Modène, Bologne, dans les États pontificaux ; soulèvement de la Pologne, de la Belgique ; la Prusse, l’Autriche, la Russie se sentant menacées, resserrant les liens de la Sainte-Alliance, regardant la France comme le club central de l’Europe, et incapables de distinguer entre la révolution et la liberté ; la royauté de Juillet suspendue entre un assassinat et une émeute, tout semblait conjuré contre la politique de la paix. Et, au milieu de ce chaos, le gouvernement français posait, faisait triompher dans une large mesure un principe qui semblait aux autres puissances une prime d’assurance pour toute conspiration, ce principe de non-intervention, en vertu duquel il prétendait empêcher celles-ci d’envoyer des armées dans les pays voisins de nos frontières, et même un peu plus loin. Intervenir, c’est conquérir, affirmait-il, c’est traiter un État comme s’il était une des provinces de la puissance qui intervient. Or la petite royauté sarde gravitait dans l’orbite de l’Autriche : le roi, le prince de Carignan, la cour, le ministère nous témoignaient donc crainte et malveillance, mais le premier sentiment les détournait de donner libre cours au second. Avec un tact pénétrant, Barante s’évertuait à entretenir cette crainte salutaire, à dissiper des méfiances auxquelles les émeutes de Paris ne fournissaient que trop d’argumens : sa personne plaisait plus que sa politique, et il constatait lui-même que l’autorité de nos conseils perdait beaucoup de poids, que le vieux dicton : «Médecin, guéris-toi toi-même, » pouvait nous être rétorqué avec succès. L’opinion publique n’existait guère à Turin, ou plutôt elle n’avait pas d’organes, ni charte, ni Chambres, ni liberté de la presse ; cependant il y avait un noyau de libéraux, et, parmi ces amis affichés de la France et de l’ambassadeur, Silvio Pellico, Balbo, d’Azeglio, Sclopis, la Marmora, le comte de Cavour, alors officier du génie, grand admirateur du gouvernement anglais. Et puis les rapports habituels avec la France avaient répandu partout ce goût du droit, cette dignité de la raison qui se seraient offensés d’un régime trop arbitraire, trop contraire à l’intérêt général.

Un sentiment universel, affirmé par l’aristocratie aussi hautement que par les classes moyennes ou inférieures, sentiment que notre ambassadeur note avec un soin extrême dans ses dépêches diplomatiques, c’est la haine des Autrichiens, qui, dit-il, est une sorte d’opinion nationale en Piémont. Des femmes affectent de porter des emblèmes d’indépendance dans les fêtes du gouverneur de Milan ; bien qu’on les décore de rubans et d’habits de chambellan, les grands seigneurs milanais supputent le nombre de semaines qui les sépare de l’affranchissement. Pendant un dîner chez le comte Borromée, le général Zichy, vidant une coupe de Champagne, exprime tout haut l’espoir d’aller en boire bientôt en France. La comtesse Vitalien Borromée, belle-fille de l’amphitryon, ayant riposté : « Sûrement, car les Français sont si hospitaliers qu’ils traitent de leur mieux leurs prisonniers, » le général s’emporte, s’écrie qu’il connaît le mauvais esprit des Milanais, leur affection pour les Français. « Si jamais, ajoute-t-il, nous avions à quitter Milan, je me donnerais la consolation de faire fusiller auparavant trente personnes au moins. » Là-dessus, le comte Vitalien, chambellan de l’Empereur, déclare à son père que, chaque fois que le général Zichy sera invité à l’hôtel Borromée, il en sortira avec sa femme.

A Turin comme à Pétersbourg, les correspondances officielles ou officieuses de Barante sont des modèles de pénétration, de littérature politique ; plusieurs même composent de véritables tableaux où, passant en revue institutions, partis, hommes et choses, l’auteur déduit la solution de chaque problème particulier : procédé doctrinaire qui ne laisse pas d’avoir son prix. On regrette toutefois que le sentiment de sa charge, surtout la gravité d’un esprit auquel manquait un certain coloris d’imagination, l’empêchent de rapporter plus souvent des traits de mœurs sociales comme celui-ci :

« La plus grande nouveauté de cette semaine de fêtes (janvier 1831), c’est un bal donné par la noblesse à la bourgeoisie de Turin. En France, et même depuis longtemps, la seule idée d’une telle réunion aurait quelque chose de blessant, et constaterait une différence et une division que les mœurs effacent et que l’opinion repousse. Je ne suis pas très convaincu que la bourgeoisie de Turin sache beaucoup de gré à la noblesse de cette politesse un peu hautaine. Cependant l’intention était sincère et l’effet m’a semblé bon. La fête a été animée, on y était fort bien et fort naturellement mêlé, l’égalité entre les toilettes était complète, et les uns n’avaient pas meilleure façon que les autres. Le roi y est venu, la princesse de Carignan y a dansé... En somme, ce besoin de ménager et d’honorer la classe moyenne, ce sentiment plus ou moins instinctif qu’il faut trouver quelque moyen de transition pour passer à un état de société nouveau, m’ont singulièrement frappé. La bourgeoisie rendra un de ces jours à la noblesse la fête qu’elle a reçue... »

A Saint-Pétersbourg, où le roi l’envoya en 1835, Barante avait surtout à entretenir des rapports d’observation et de conversation diplomatique. Mais, avec un souverain tel que Nicolas, qui ne pouvait pardonner à la France ses sympathies pour la Pologne ; son entente cordiale avec l’Angleterre, qui faisait un crime à la révolution de 1830 de mettre à néant ses projets d’alliance avec Charles X, de réagir contre l’esprit des traités de 1815 et de la Sainte-Alliance, qui, mécontent de n’avoir pu entraîner la Prusse et l’Autriche dans une politique violente contre nous, se vengeait par une altitude malveillante envers Louis-Philippe, par des procédés mesquins et boudeurs, l’ambassadeur, sinon le particulier, eut de mauvais quarts d’heure ù passer. Personnellement, il rencontrait partout le bon visage d’hôte ; son renom littéraire, le charme de sa conversation, agissaient sur le tsar lui-même, qui le traitait d’une manière fort courtoise. Mais il lui fallait souvent revendiquer les témoignages de politesse élémentaire pour son roi, laisser entendre qu’il remarquait une hostilité si mal déguisée, et que la France ne s’en affectait point. Et il ne devait compter sur personne pour adoucir les angles : les opinions de l’empereur étant absolues, ne comportant point de nuances, ministres, courtisans et société russe modèlent leur attitude sur celle du maître[5]. Aussi s’efforce-t-il d’atténuer l’importance des bourrasques, et ne s’empresse-t-il pas de répéter des mots comme celui-ci : « En est-on pour cela moins pourri ? » lorsque Nicolas apprend quelque succès de la France. Il avait conseillé à Casimir Périer l’occupation d’Ancône, et, dans une circonstance grave, il n’hésita point à supprimer une dépêche officielle de notre ministre des Affaires étrangères, qui eût entraîné une rupture déclarée, au lieu de cette paix boiteuse et mal assise qu’on avait tant de peine à maintenir. Et, lorsque la question d’Orient faillit se rouvrir avec Méhémet-Ali, lorsque, trompée par un mirage de fausse grandeur, la France glissa vers cette politique d’imagination qui jadis avait séduit Charles VIII, Louis XII, François Ier, Louis XIV lui-même, il ne craignit pas de dire la vérité à M. Thiers, à ses amis du parlement. Cette vérité, prophétisée aussi inutilement par lui que par l’amiral Roussin et par les Français établis à Constantinople, c’est qu’on ne nous craignait pas, que la puissance de Méhémet-Ali s’écroulerait comme un château de cartes devant une armée ou une flotte européenne, que son fatalisme oriental s’inclinerait devant la force. « Nous avons inquiété l’Europe, hors de propos, sans but et sans profit... Du reste, à Paris, on croit souvent ce qu’on veut croire bien plus que ce qu’écrivent les gens qui voient. Nos hommes d’esprit en ont beaucoup, mais la présomption est trop grande... Les paroles nous ont enivrés... on s’est fait une théorie de chaque puissance, et on raisonne sur cette base comme sur un fait...» Mais les foules, les peuples, les assemblées parlementaires ont leurs passions, leurs emportemens comme les chefs d’État, les ministres et les individus : et, dans ces crises-là, ils n’écoutent pas plus les conseils de la raison qu’un amoureux de vingt ans.

Cependant Louis-Philippe et la majorité s’arrêtèrent à temps dans la voie d’une politique qui conduisait à la guerre européenne : le traité du 15 juillet 1840, les événemens qui suivirent, dissipèrent les illusions qu’on s’était forgées sur Méhémet-Ali. Par la convention du 13 juillet 1841, la France rentra dans le concert européen. Avoir contribué à ce que l’affaire d’Egypte reçût une solution opposée aux vœux du gouvernement français, ne suffisait pas au tsar : notre isolement cessait trop tôt, nous obtenions, à son gré, trop de ménagemens et d’égards. Trois mois après la convention du 13 juillet, le comte Pahlen, son ambassadeur à Paris, vint trouver M. Guizot, ministre des Affaires étrangères, et lui annonça que l’empereur lui ordonnait de se rendre à Saint-Pétersbourg, sans doute afin d’éviter que, le 1er janvier suivant, il ne dût complimenter le roi au nom du corps diplomatique dont il était alors le doyen. Le comte Pahlen ne donnait, M. Guizot ne lui demanda aucune explication, mais il riposta en retenant à Paris Barante, qui s’y trouvait en congé de trois mois. M. Casimir Perier, premier secrétaire de l’ambassade de France à Pétersbourg, reçut l’ordre de rester chez lui le jour de la Saint-Nicolas, et de répondre à l’invitation du comte de Nesselrode en alléguant une indisposition : de 1842 à 1848, il n’y eut plus, entre la France et la Russie, que des chargés d’affaires.

Resté ambassadeur en titre et en droit, sinon en fait, Barante prend une part de plus en plus active aux travaux de la Chambre des pairs et de l’Académie française ; il revient à ses travaux littéraires, qu’il n’avait jamais abandonnés (c’est à Turin qu’il écrivit sa jolie nouvelle de Sœur Marguerite), préside la société de l’Histoire de France. La révolution de 1848 l’ayant rendu à la vie privée, il publie successivement l’Histoire de la Convention, le plus faible de ses ouvrages, pour protester contre les chimères socialistes, puis l’Histoire du Directoire, la Vie politique de Royer-Collard, la Vie de Mathieu Molé, quatre volumes de Mélanges où il a recueilli ses principaux articles de revue. Allant de moins en moins à Paris, il vit beaucoup à Barante, et travaille jusqu’à la dernière heure, faisant le bien par ses livres, ses exemples, ses conseils, sa charité. Il s’éteignit doucement le 21 novembre 1866, entouré de sa famille, et fut escorté jusqu’à sa dernière demeure par un peuple d’ouvriers et de paysans, dont les larmes parlaient avec autant d’éloquence que les discours prononcés sur sa tombe.

Ceux-ci célébraient l’historien, l’homme public, le libéral, le chrétien, l’ami. L’ami, c’est lui, après tout, qui joue le principal rôle dans les volumes publiés par M. Claude de Barante. Correspondance tantôt diplomatique, tantôt simplement affectueuse, autour de laquelle se déroulent mille traits de notre histoire et de la vie privée, monument durable qui honore, et le plus noble des sentimens, et l’homme qui sut l’inspirer à tant d’êtres rares, avec une telle profondeur. Il reçoit leurs confidences, ils connaissent si bien sa discrétion qu’ils lui content leurs griefs les uns contre les autres. Il faut lire les lettres où, pendant son ministère, au temps de la coalition de 1839, le comte Molé exhale avec tant d’amertume ses rancœurs contre les doctrinaires et M. Thiers, qui lui préfèrent même le chaos. « Vous ne m’aimez donc pas, vous ne m’avez jamais dit du bien de vous, » observait Jean-Jacques, et Mme Necker reprochait doucement au pasteur Moultou de n’aimer ses amis que lorsqu’ils étaient malheureux. Rien de pareil avec Barante : il les réconcilie quand il le peut, les console, il est l’ami de toutes les heures, de toutes les tristesses et de toutes les joies ; et il ne se brouille jamais, reste fidèle, dévoué jusqu’au bout, pendant quarante, cinquante, soixante ans, si bien que le duc de Broglie viendra parler sur sa tombe au nom de trois générations.

Et maintenant, cette correspondance, qui a pour signataires : Benjamin Constant, Thiers, Mole, Guizot, Royer-Collard, Rémusat, Saint-Priest, Sainte-Aulaire, Pasquier, Montlosier, Decazes, Anisson du Perron, Cavour, duchesse de Broglie, duchesse de Dino, princesse de Liéven, etc., répond-elle à ce qu’on attend de tels noms ? Palpite-t-elle de vie, de couleur, communique-t-elle la vision intense des choses et des personnes ? Reconnaissons-le, il y aurait mainte réserve ù formuler. Trop de politique, une teinte grise, presque uniforme, des dédains savamment ironiques : on dirait que ces beaux esprits ont peur de s’échapper en gaieté, en humour, de tremper leur plume dans l’arc-en-ciel. « Notre parti n’est bien que dans le grave, » observait joliment la duchesse de Broglie. Barante lui-même, que tous, même le baron d’Haussez, dépeignent si aimable dans la causerie, s’excuse presque d’envoyer à sa jeune femme un compte rendu des comédies de société qu’on joue au Marais, dans le salon de Mme de la Briche, « l’institution la plus solide et la plus régulière de la monarchie, » comme il l’appelle. Il s’y résigne toutefois, par grande condescendance, mais combien rares ces bonnes fortunes !

Faisons toutefois quelques exceptions : les lettres du comte de Sainte-Aulaire ont un parfum de la chambre des dames, de la belle humeur, un peu de la grâce d’un prince de Ligne, d’un Narbonne, et font regretter que ses Mémoires ne soient pas encore publiés. Celles de la duchesse de Broglie, de la duchesse de Dino, beaucoup trop politiques, elles aussi, semblent des oasis dans le désert aride de la doctrine, et assurent à leurs auteurs un rang distingué dans notre littérature épistolaire.

A défaut du cri universel de ses contemporains, la correspondance d’Albertine de Staël, duchesse de Broglie, suffirait à sa gloire et à notre admiration : « Vous ne faites pas encore assez de cas de votre sœur, écrit un Genevois à Auguste de Staël. Elle grandit à vue d’œil, son esprit a des lumières perçantes. Nous ne sommes que des sots auprès d’elle, tous tant que nous sommes, et nous ne sommes pas dignes de dénouer les cordons de ses bottines, bien que ce fût une occupation fort agréable. » Une piété profonde où l’enfonça de plus en plus la perte d’une fille adorée, une âme angélique, compatissante aux faiblesses des autres, un esprit brillant, une intelligence pénétrante, l’enthousiasme de sa mère pour la justice et la liberté, tout éveillait aussitôt la sympathie, le respect, donnait la sensation presque religieuse d’un chef-d’œuvre de pureté morale. Elle fait songer à ces pieuses amies des Pères de l’Église dont Amédée Thierry a si bien parlé, aux illustres jansénistes du XVIIe siècle ; avec des personnes si rares, on ose à peine rappeler les grâces physiques, tant cette beauté-là n’est que l’accessoire ou la servante d’une autre beauté. Son salon, où pendant la Restauration fréquentent les doctrinaires et l’élite du parti libéral, est l’un de ceux où se dépense le plus d’éloquence et d’esprit. Dans ses premières lettres à Prosper de Barante, qu’elle regardait comme un grand frère, l’ayant vu si souvent à Coppet au temps de sa jeunesse, dans son Journal intime, qu’elle écrivit de 1818 à 1823, elle se peint elle-même au naturel : politicienne assez ardente et suivant avec soin les séances des Chambres, un peu ambitieuse pour son mari dont « la modestie opiniâtre la fait souvent sauter en l’air, » sensible aux défaites libérales, jugeant de haut les ultras, le pays et les ministres, avec plus de finesse peut-être que de justesse, avec plus de verve que de clairvoyance, déjà très préoccupée des problèmes de vie intérieure, de conduite morale[6]. Elle écrit à une de ses amies : « Il nous faut une révolution dans l’intérieur de nos âmes pour nous rendre capables de la liberté, car je suis bien sûre que, tant que nous resterons les mêmes, aucune révolution politique ne nous y conduira. » Plus tard, le mysticisme, la mélancolie prendront la place de la politique ; de celle-ci, elle parlera toujours, et par exemple elle comparera joliment la Chambre, le pays, à un collier de grains de mille couleurs dont on a coupé le fil ; mais elle en parlera comme ferait un historien, un philosophe ; la pensée intime est ailleurs : elle s’était bâti en elle-même un couvent et un tombeau.

Qui s’en étonnerait ? Le mot doctrinaire reparaît souvent sous sa plume : le mot et la chose. « Le général Foy, observe-t-elle, voudrait être le doctrinaire de la multitude... Talleyrand et ses amis me paraissent les doctrinaires de l’intrigue. » Elle n’aime guère ce dernier, se rappelle sans doute que Mme de Staël n’avait pas de plus grosse injure que : « c’est un Talleyrand. »

A Coppet, à Broglie, la société de la duchesse est plus intime : les Guizot, les Barante. Mme de Castellane, les Rémusat, X. Doudan en sont les plus fidèles habitués ; le grand plaisir est la conversation, une conversation très noble, qui arrache cette réflexion à la duchesse : « Il y a, dans le plaisir que nous goûterions ainsi rejoints, quelque chose de si pur, de si élevé, qu’en conscience, cela me semble une jouissance toute spiritualiste, et que, si je m’en croyais privée pour ce monde, je l’ajournerais volontiers en toute croyance à un meilleur monde. » On prétendait que les hôtes de Broglie avaient institué une foule de règles et d’observances austères. « Pour toute pratique, répond Barante (10 août 1828), il y a, un quart d’heure avant déjeuner, une prière en commun, et encore ne le saurait-on pas, si on ne me l’avait pas dit... Les matinées s’arrangent pour le mieux. On déjeune à onze heures, on remonte vers une heure, puis chacun va chez soi, et cause de chambre en chambre jusqu’à cinq heures, où l’on se promène. Le soir, quand on ne traite pas de sujets tout à fait élevés, il y a peut-être moins d’entrain, et l’on ne dépasse guère dix heures... Le calme du château s’étend sur les enfans ; ils font tranquillement ce qu’ils ont à faire ; on n’entend jamais parler d’eux, ils ne sont pas bruyans, ils ont l’air grave... Mme de Broglie, comme les personnes qui ont éprouvé un grand malheur, a un vif penchant pour l’inquiétude, qui lui était naturelle même auparavant. En outre, ses sentimens intérieurs sont une cause toujours subsistante d’agitation. Mais tout cela est maintenant docile, et il faut la connaître beaucoup pour ne la point juger parfaitement sereine. Entre le sérieux de M. de Broglie et le travail de Mme de Broglie sur elle-même, la vie pourrait peut-être sembler monastique au vulgaire. Mais le bonheur, même à mon âge, est fait de ces élémens mêmes. Être content est encore chose possible ; être amusé est chose fort difficile. La distraction ne prend plus ; toutes les petites impressions sont usées, il n’y a presque plus rien de nouveau ; mais aussi l’habitude devient une extrême douceur, et l’on se repose avec plaisir sur des sentimens naturels, tranquilles, mêlés de souvenirs, pleins de certitude. »

Certes tout ceci ne ressemble guère au train bruyant de certains châteaux fin de siècle. Et toutefois l’on est tenté de renvoyer à ces fortes existences ceux qui nient la vertu, le devoir, pour n’avoir regardé ni assez longtemps, ni du côté où il fallait regarder. Dieu merci ! de génération en génération, les grandes âmes se transmettent éternellement le précieux héritage moral, se rejoignent à travers les siècles dans une parenté mystique ; elles s’engendrent par des lois inconnues, mais sublimes, et forment en quelque sorte le faisceau de la conscience humaine. Chez tous les peuples, dans toutes les classes de la société, dans toutes les religions, dans l’antiquité et le monde moderne, hier, aujourd’hui, demain, on retrouvera ce parti de l’idéal, rarement vainqueur, souvent méconnu ou persécuté, toujours debout, protestant au nom de la vérité contre les bassesses et les grossièretés du nombre, donnant pour ainsi dire des ailes à l’humanité, qui, grâce à lui, s’évade de sa petite prison matérielle et conquiert des empires dans l’infini.

Tout autre apparaît la physionomie de cette duchesse de Dino qui, vingt-trois ans et plus, fit les honneurs du salon de Talleyrand à Paris, à Londres, au château de Valençay. Une grande dame du XVIIIe siècle, unissant à la grâce de la Parisienne le charme étrange et enveloppant de la femme slave, toujours originale dans ses passions et ses préjugés, dans sa façon de parler et d’écrire, adonnée à tous les sports, cherchant à satisfaire de mille manières sa forte volonté. Une imagination fort vive, un jugement très sensé, l’activité la plus pratique, un caractère positif, le tout servi par une conversation habile, pleine de tact, qui doublait l’attrait des réceptions du prince : une sorte de princesse des Ursins du XIXe siècle, mais qui n’eut pas la bonne fortune de gouverner un roi et une reine pendant quatorze ans. Talleyrand l’avait mariée à son neveu Edmond de Périgord, et si grande était son affection qu’il voulut qu’elle l’accompagnât au Congrès de Vienne, où sa beauté, son esprit, son élégance, ses liens de parenté avec nombre de ministres et généraux des alliés, firent merveille. Agée de vingt ans à peine en 1814, elle possédait déjà les vertus théologales de la diplomatie, l’art d’écouter, d’insinuer sa pensée en ayant l’air de se placer au point de vue de l’interlocuteur, et de parler dans son intérêt. C’est elle qui, plus tard, prépara Talleyrand à se réconcilier avec l’Église, entreprise peu facile après un tel passé. « L’impiété, lui dit-elle un jour, est la plus grande des indiscrétions. — Il est vrai, reprit-il après un instant de réflexion, qu’il n’y a pas de sentiment moins aristocratique que l’incrédulité. » Née en 1795, fille du dernier duc de Courlande, compagne de jeu et d’études des enfans du roi de Prusse, elle s’appela successivement comtesse de Talleyrand-Périgord, duchesse de Dino, duchesse de Talleyrand, et enfin duchesse de Sagan, lorsqu’elle entra en possession de ce domaine de sa famille qui, en Silésie, conservait le caractère de la grande féodalité, où elle recevait parfois le roi Frédéric-Guillaume IV : dans la dernière partir de sa vie, elle partagea son temps entre cette résidence et notre pays, où l’attiraient sa fille mariée au fils du maréchal de Castellane, sa terre de Rochecotte, les fidèles amitiés qu’elle inspira et ressentit toujours[7].

Un an après la mort de Talleyrand, Mme de Dino écrivait à Barante cette lettre d’une sensibilité pénétrante : « J’aimerais bien à vous revoir, car vous manquez et à mon cœur et à mon esprit. L’absence me paraît la mort placée tout à coup au milieu de la vie. Je ne suis plus guère sensible à rien d’extérieur, et fort désintéressée de tout au dedans de moi-même... Je cherche en vain l’emploi de mon activité si longtemps exercée ! On me soigne, on est gracieux et aimable pour moi sans que j’y sois assez sensible. C’est de soigner, de me dévouer, d’entourer, d’être utile dont j’ai besoin, bien plus que d’être l’objet des bons procédés des autres. J’aurai bien de la peine à remonter ma vie ! J’ai perdu M. de Talleyrand quinze ans trop tard ou trop tôt, à l’âge le plus fâcheux pour recommencer la vie sur de nouveaux frais... Je tourne mes regards chaque jour plus fixement vers le par delà. J’ai beaucoup lu dans cet espoir-là, et avec un plaisir particulier, les Lettres spirituelles de Fénelon, les Discours sur la vie cachée en Dieu de Bossuet, et ses admirables Commentaires sur l’Evangile. Je vois assez souvent M. Dupanloup, et avec beaucoup de goût, et quelque efficacité[8]. »

Il y aurait d’autres enseignemens à tirer des Souvenirs de Barante. Ainsi l’on constate, avec un peu d’étonnement, que Barante et ses amis entonnent sur tous les tons, jouent de toutes les façons le grand air du pessimisme : les critiques plus ou moins exagérées, l’éternel sophisme des mécontens, le paradoxe facile des philosophes Tant-pis, ils ne se font pas faute de les formuler, et pendant la Restauration, et pendant la monarchie de Juillet, deux régimes qui, après tout, ont leurs sympathies, et qui ont noblement contribué à la grandeur et au bonheur de la France : on remplirait bien des pages de leurs lamentations, de leurs paraphrases du mot de Guy-Patin en 1666 : « Nous sommes la lie de tous les siècles, » de cette boutade d’une femme du XVIIIe siècle : « Et dire que ce que nous voyons sera un jour de l’histoire ! » Jérémie compte d’innombrables descendans parmi les hommes d’esprit, aussi bien que parmi les mystiques et les philosophes : « Il n’y a plus ni affections ni opinions : personne ne tient à personne. (1815)... Le gouvernement vit au milieu des camouflets ; le pouvoir, la force, la volonté, l’influence s’évanouissent chaque jour davantage. (1820)... Les ministres sont bien morts, mais qui est-ce qui ne l’est pas, si ce n’est ceux qui ne sont pas encore nés ? (1822)... Quand on a des fous derrière soi, et des tigres en face, la position n’est pas tenable. (1822)... Les trois instrumens qui sont nécessaires aux ministres, l’argent, les gendarmes et les bons cuisiniers, ne se trouvent pas en Espagne, et c’est pour cela qu’ils l’appellent arriérée. (182i)... Jamais hommes ne furent moins en proportion avec les choses. C’est le propre de cette époque ; aucun arbre n’y porte son fruit ; la grandeur est dans les élémens, dans les hommes il n’y a que médiocrité. (1826)... Je ne vois pas un pauvre petit autel qui soit réservé au culte de la vérité. (1829)... La mode de décrier le pouvoir s’accroît chaque jour ; chacun a trois manières de blâmer sur chaque point, et pas une d’approuver. La société est dans l’état de René ou d’Adolphe de M. Constant, critiquant tout, dégoûtée de tout, et faisant du bon sens lui-même un élément dissolvant plutôt que constituant. (1831)... Voilà la paix détruite ; nous sommes entre le pouvoir absolu et l’anarchie. (1831)... La civilisation dort sur une mine immense de barbarie. (1832)... Notre chef n’est pas un vainqueur de Marengo, c’est le chef d’une grande maison de commerce. (1832)... L’envie est le vice radical de l’esprit révolutionnaire ; c’est à lui que le XVIIIe siècle a livré le monde. (1833)... Chacun veut de la démocratie jusqu’au degré qui fait de lui un aristocrate... Nous cheminons le long de l’abîme. (1834)... Les partis, les coteries, les opinions, les amitiés politiques, tout cela est en poussière, et le public ne veut rien honorer ni consolider. (1836)... Il semble que le pays sache qu’on ne lui fera jamais ni grand bien ni grand mal ; que les menaces ne s’exécutent pas plus que les promesses ne se tiennent, et que son premier intérêt, c’est d’être tranquille pour que chacun vaque à ses affaires. Au reste, ni amour du présent, ni haine du passé, ni foi dans l’avenir. Beaucoup de prospérité dont on ne sait gré à personne, mais qui empêche d’être mécontent. (1836)... »

Notons que c’est là un langage écrit, entre les personnes les plus policées, que leur conversation s’échappait sans doute avec bien plus d’amertume. Que serait-ce si l’on s’avisait de dresser une anthologie des invectives de Lamennais contre la société française, des légitimistes et des républicains contre la monarchie de Juillet ! Un mot de la duchesse de Dino en dit long sur ce pessimisme élégant et relativement modéré : « M. de Talleyrand prétend que je vois tout à travers ma bile. » Talleyrand, à cette époque, il est vrai, voyait tout d’un œil ironique et optimiste.

Tant il est vrai que, même aux esprits supérieurs, les passions, les préjugés, comme des nuages opaques, cachent les lumières de la vérité. Si l’âme du voisin est une forêt profonde, combien plus obscure cette âme d’un État ou d’un peuple, quintessence de tant de millions d’âmes ! Combien peu, en présence d’un événement qui surgit, d’un homme nouveau, d’une loi, sont en mesure de les juger avec impartialité, dans leurs rapports avec le pays, avec le reste de l’humanité ! Où sont ceux qui, soit qu’ils critiquent, soit qu’ils approuvent les mœurs d’une société, tiennent compte de ce qu’était cette même société, un siècle, un demi-siècle auparavant ? Et, à ceux-là mêmes qui se montrent capables d’un si rare effort, il manquera encore un moyen de contrôle, puisque l’art de comparer est la condition fondamentale du jugement, et qu’il y a trois termes de comparaison : le passé, le présent, l’avenir. Cet avenir, quelques-uns le préparent, l’entrevoient dans ses grandes lignes, personne ne le devine dans ses détails et ses nuances.


VICTOR DU BLED.

  1. Les Souvenirs du baron de Barante comprennent huit volumes ; sept ont déjà paru chez l’éditeur Calmann Lévy. Les Mémoires proprement dits n’occupent guère qu’un volume et demi ; le reste est consacré à la correspondance politique ou privée. M. Claude de Barante a divisé cette correspondance en un certain nombre de chapitres, et placé au début de chaque chapitre un sommaire des principaux événemens accomplis entre les dates qui forment les titres.
  2. Le jour où l’on apprit l’évasion de M. de la Valette, M. Bellart monta à la tribune et commença ainsi : « Messieurs, un grand malheur est arrivé. » Les conversations de salon donnaient la mesure de ce délire de haine ; à l’un de ceux qui voyaient rouge, M. Mounier demanda, pendant une réception de Decazes : « Eh bien ! voyons ! combien de pintes de sang y avez-vous perdu ? »
  3. Charles de Lacombe, Le comte de Serre, 2 vol. ; Charles de Mazade, Le comte de Serre, 1 vol.
  4. En effet, cette admirable duchesse de Broglie lui écrivait en 1824 : « Je ne puis croire que les ultras s’y trompent : cela leur fait tant de mal, on voit tellement ce pauvre peuple foulé, méprisé, écrasé, dont l’existence semble ignorée si ce n’est pour payer et pour souffrir ; traité comme une espèce de crétin, de lépreux, il parait si simple qu’un beau jour ce peuple se soit levé et se soit mis à dévorer, tout autour de lui, ce qui lui avait fait tant de mal. Vous voyez que vous m’avez rendue toute jacobine ; et pourtant, c’est sans ôter la plus petite qualité aux hommes de ce temps-là : c’est en leur conservant tout ce qui, à travers leur férocité, nous attire et nous charme, cette force de vie intérieure, cette jeunesse d’impressions, cette bonne foi dans les opinions bonnes ou mauvaises, ce besoin de mouvement, cette croyance en eux-mêmes et en toutes choses. Ils nous plaisent comme des gens qui vivaient bien fort ; cela fait tout pardonner et on les regarde avec l’espèce d’attrait avec lequel on se rappelle les plus grandes sottises de sa première jeunesse. »
  5. Ce prince, qui réprimait durement la moindre manifestation d’idées libérales, traitait avec une extrême bienveillance le peintre Horace Vernet. supportant ses boutades, l’admettant dans son intimité, comme Catherine II recevait Grimm, Ségur à l’Ermitage. Un jour, tout en causant, il s’avisa de lui demander un tableau d’ensemble sur la Pologne. Vernet, en véritable enfant terrible, repart étourdiment : « Je craindrais de ne pas réussir : je n’ai jamais peint de Christ en croix. » L’Empereur le regarda, stupéfait ; et il n’en fut que cela.
  6. Mme de Staël appelait la Suisse : une magnifique horreur : sa fille, au contraire, a le sentiment de la nature, et l’exprime parfois avec bonheur : « J’ai pourtant vu un superbe pays, ce Saint-Gothard est magnifique, c’est une manifestation de puissance et de forces sublimes, une cascade de près d’une demi-lieue sans l’ombre de végétation tout autour, un bruit épouvantable et monotone toujours semblable dans sa violence, et, tout à côté, les neiges éternelles dans leur inaltérable repos. Jamais le vers de M. de Fontanes :
    L’éternel mouvement et l’éternel repos,
    n’a été mieux appliqué : ces neiges ont une couleur d’éternité toute particulière ; c’est Jéhovah qui règne là, mais cette eau qui se précipite avec une rapidité si violente a l’air d’être mue à la fois par la fatalité et la passion. Je pense tout à coup que vous reprochez aux modernes de comparer la nature physique à la nature morale, ce qui est le contraire de ce qui doit être, et je tombe dans ce péché ; mais je ne puis faire autrement : la nature est toute symbolique pour moi, et je crois qu’elle est l’expression d’une intelligence sublime. » Souvenirs du baron de Barante. — Lettres de la duchesse de Broglie, 1814-1838, publiées par son fils, le duc de Broglie, 1 vol. in-12, Calmann Lévy.
  7. La duchesse de Broglie n’avait pas vu les multiples facettes de cette brillante personnalité, quand elle résumait son impression un peu hâtive en ces lignes : « Elle voudrait faire des révolutions populaires avec des robes de crêpe et des turbans d’argent, remuer les masses avec de bons mots, et bouleverser la société sans déranger ses soirées. C’est une singulière personne ; elle est toujours sur la défensive ; elle a de l’humeur, et ne le cache pas plus qu’une personne tout à fait naïve, qui n’aurait appris à cacher aucune de ses impressions. C’est une singulière réunion. Son esprit est tranchant et formel, mais elle en a beaucoup. »
  8. Voilà la note mélancolique, et voici la note gaie : «... 11 février 1836 : Je veux vous conter une bonne plaisanterie de ce vieux chat de Sémonville, dont les griffes ne s’usent pas. Il est arrivé hier au Luxembourg, se disant dans le secret d’un nouveau ministère, et tout le monde de le questionner. Voici sa liste :
    Président du Conseil : Mme Adélaïde.
    Intérieur : Mme de Boigne.
    Cultes et Justice : Duchesse de Broglie.
    Guerre : Mme de Flahaut.
    Marine : Duchesse de Massa.
    Finances : Duchesse de Montmorency.
    Commerce : Marquise de Caraman.
    Cette bêtise faisait la joie de Paris hier... »