Les Souvenirs de M. de Freycinet/01
Dans le livre qu’il vient de faire paraître, M. de Freycinet, commence ses souvenirs avec l’année 1848, alors qu’il avait dix-neuf ans, et il les poursuit jusqu’à l’année 1877, époque à laquelle il entra comme ministre des Travaux publics dans le Cabinet Dufaure, qui succédait au Cabinet Rochebouët, au lendemain de la crise du 16 mai.
Dans cette période historique de trente années, figurent comme événemens principaux la Révolution de 1848, le coup d’Etat de 1851, le 4 septembre 1870, la guerre franco-allemande et ses péripéties, l’Assemblée nationale de 1871, la fondation de la République et le Seize Mai. L’éminent écrivain leur consacre quatre cents pages qui se lisent avec une facilité et un agrément particuliers. Nous sommes dès le début lancés in medias res, et nous allons de faits en faits par une route large et facile, vers un but déterminé. La méthode de M. de Freycinet est toute de logique, de clarté et de régularité. Rien d’oiseux ou d’inutile. On voit que l’auteur a pris au sérieux le conseil de Térence : Ne quid nimis. Le caractère de M. de Freycinet se retrouve dans ses récits, comme dans sa personne même. L’aspect de ce vieillard fin et courtois, au profil émacié, à l’œil vif et pénétrant, au front haut et clair sous des cheveux de neige, à la bouche malicieuse et volontaire, à l’allure ferme et à peine inclinée par l’âge, aux gestes doux et caressans, à la parole limpide et sonore, révèle une nature aimable, souple et cependant résolue, ne heurtant rien, ne brisant rien, mais ne se laissant pas facilement arrêter en ses décisions et en ses plans bien fixés.
Dans la carrière si longue et si mouvementée qu’il a parcourue depuis sa sortie de l’Ecole polytechnique, soit comme ingénieur, puis inspecteur général des Mines, soit comme délégué à la Guerre en 1870, puis conseiller général, sénateur presque inamovible, — car voilà trente-six ans qu’il représente le département de la Seine, — soit comme ministre deux fois des Travaux publics, quatre fois des Affaires étrangères, six fois de la Guerre, puis quatre fois président du Conseil, président, on peut dire à vie, de la Commission de l’Armée, membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie française, partout il a révélé un esprit lucide et savant, acharné au travail, capable de toutes les tâches, demandant beaucoup à ses collaborateurs, mais ne s épargnant à lui-même aucune fatigue et toujours dévoué à son pays. Sans doute, comme tout homme politique, il a eu ses erreurs, mais il les a eues de bonne foi et n’a mis aucune mauvaise grâce à les reconnaître. La Providence lui a laissé dans un âge avancé toute sa robustesse d’esprit, toute sa clarté et sa facilité d’expression. C’est le sentiment même qu’on éprouve à la lecture des Souvenirs qui n’embrassent encore qu’une période de trente années, mais dont la suite et la fin, nous l’espérons, ne se feront pas attendre.
Si je devais étudier de près les intéressans événemens dont M. de Freycinet retrace les phases si curieuses, il me faudrait leur consacrer plusieurs articles. Devant forcément me restreindre, je concentrerai mes observations sur trois périodes historiques : la Révolution de 1848, le coup d’État de 1851 et la guerre de 1870, ce qui comprend d’ailleurs plus de la moitié de l’ouvrage.
Elève de l’Ecole polytechnique en deuxième année, lors de la chute de Louis-Philippe, M. de Freycinet prêtait comme ses camarades une certaine attention à la campagne des Banquets menée au nom de la Réforme électorale. Le banquet de Chaillot, interdit par la police, fut le signal des premières barricades. La fusillade du boulevard des Capucines précipita le mouvement insurrectionnel et l’aube du 24 février éclaira les apprêts de la Guerre civile. Les polytechniciens, mis au courant des incidens de la rue, s’étaient demandé s’ils ne devaient pas, comme leurs prédécesseurs de 1830, intervenir et s’interposer entre le pouvoir et le peuple. Cette thèse, M. de Freycinet fut chargé de la développer, en sa qualité de sergent-fourrier des Anciens, devant les camarades réunis au grand amphithéâtre de chimie. Là, il fut décidé, à la grande majorité, qu’on se rendrait en masse à la mairie du Panthéon pour faire prévaloir une solution pacifique. Autorisés par le commandant de l’Ecole, le général Aupick, les jeunes gens, en grande tenue et l’épée au côté, allèrent d’abord à la mairie, puis dans les divers quartiers, offrir leurs bons services. M. de Freycinet, Lamé, le fils du savant mathématicien et un autre camarade, allèrent à Ménilmontant, puis à la caserne Popincourt d’où ils escortèrent un régiment de ligne jusqu’au-delà des barrières et revinrent à l’Hôtel de Ville. Un patriote barbu et muni d’un grand sabre, voulut barrer le chemin à M. de Freycinet qui lui dit audacieusement : « J’ai une mission, » et, sur ces trois mots mystérieux, le laissa entrer auprès du Gouvernement provisoire. Dans une salle exiguë et mal éclairée, le jeune polytechnicien trouva Dupont de l’Eure, Lamartine, Ledru-Rollin, Arago, Crémieux, Marie et Garnier-Pagès. Marie lui fit aussitôt cette question : « Est-ce qu’un certain nombre de vos camarades seraient disposés à nous servir d’aides de camp ? » M. de Freycinet répondit affirmativement et dressa aussitôt une liste de seize polytechniciens avec ce titre : « Aides de camp du gouvernement provisoire, » puis il alla faire part à ses camarades de cette mission importante. Ainsi s’accomplit sous les yeux du jeune homme l’instauration du nouveau pouvoir.
« Eh quoi ! dit-il, un changement de régime, ce n’était que cela ? Je m’étais toujours représenté ce grand acte comme entouré de solennité. Je ne le concevais que proclamé avec pompe, au milieu des dignitaires, des délégués de la nation, de l’armée aux baïonnettes étincelantes. Or, il venait de se produire nuitamment, presque en cachette, entre quelques hommes réunis par le hasard des événemens beaucoup plus que par un plan préconçu. Ma jeunesse en était déconcertée ; il me semblait sortir d’un rêve. » Vingt-deux ans après, le 4 septembre 1870, M. de Freycinet assistera à un avènement de régime aussi peu solennel.
En compagnie de son camarade Greil, M. de Freycinet essaya de faire démolir les barricades des sixième et septième arrondissemens, mais n’obtint des insurgés méfians que l’ouverture de brèches suffisantes pour le passage des voitures. Le lendemain, il revint harassé à l’Hôtel de Ville, rendit compte de sa mission à Marie et fut chargé de veiller à l’installation du nouveau ministre de la Guerre, le général Subervie, rue Saint-Dominique. Puis, il rentra à l’Hôtel de Ville, où un curieux spectacle l’attendait : « Un des membres du Gouvernement provisoire se penchait à une croisée, avec une poignée d’exemplaires du décret qui sortait des presses. Il en donnait lecture et répandait les exemplaires sur la foule. Les feuilles s’envolaient au gré du vent et allaient porter plus ou moins loin la parole du souverain qui souvent, hélas ! était le serviteur, car beaucoup de ces décrets avaient pour objet de satisfaire aux demandes impérieuses des Délégations. Garnier-Pagès excellait à ces sortes de communications où il dépensait sa santé. Sous des apparences plutôt frêles, il développait un volume de voix extraordinaire. Monté sur une chaise et le corps à moitié en dehors de la croisée, et retenu dans cette position périlleuse par deux robustes gardes nationaux, il se faisait entendre aux quatre coins de la place. »
Le 31 octobre 1870, dans le même Hôtel de Ville, le même Garnier-Pagès ne jouissait plus de cette popularité. Bloqué dans la salle de Conseil avec la plupart de ses collègues, il se lamentait contre l’insurrection odieuse qui osait, devant l’ennemi, mettre la main sur le gouvernement. À ce moment, un gamin audacieux, qui s’était faufilé dans la salle, prit une carafe et en vidant une partie dans l’immense faux-col que portait habituellement Garnier-Pagès, cria : » Eh ! va donc ! vieux pot de fleurs ! » Le mot et le geste furent si drôles que, malgré la gravité de la situation, Trochu et Jules Simon ne purent s’empêcher de sourire. C’est dans les momens les plus critiques que surgit parfois une scène comique inattendue. On pourrait en citer de nombreuses, même au milieu des épisodes les plus tragiques de la Révolution.
M. de Freycinet eut l’heureuse chance d’assister à l’intervention admirable de Lamartine devant le drapeau rouge. On sait qu’une formidable manifestation, qui venait demander la proclamation de la république sociale, arriva toute frémissante sous les murs de l’Hôtel de Ville, où résidait un gouvernement sans autorité suffisante, entouré de quelques gardes nationaux timides et de quelques civils inquiétans. Quelle barrière opposer à la vague déchaînée ? Des cris ininterrompus de : « Vive le drapeau rouge ! » saluaient l’emblème révolutionnaire, porté triomphalement. « Tandis que nous contemplions ces préludes, rapporte l’auteur des Souvenirs, un groupe de sept ou huit hommes armés fit irruption dans la salle des séances. Ils se campèrent résolument en face des membres du gouvernement et posèrent leurs fusils dont ils firent résonner bruyamment les crosses sur le plancher. » Leur chef dit qu’ils ne voulaient pas que la Révolution fût escamotée encore une fois, et que, pour être sûrs d’une entente à cet égard, il fallait décréter, comme emblème national, l’obligation du drapeau rouge, symbole de la misère et de la rupture avec le passé. Lamartine essaya de leur faire comprendre leur folle erreur et, dans une noble improvisation, les invita à ne pas compromettre leur cause et celle de la République. Les délégués se bornèrent à répliquer : « Voulez-vous, oui ou non, décréter le drapeau rouge ? Le peuple s’impatiente et veut une réponse. — Vous réclamez le drapeau rouge ? riposta Lamartine. La question est trop grave pour être réglée ici entre nous. Le peuple peut seul la trancher. Allons le consulter ! » Et le tribun, suivi de ses collègues, se dirige vers la grande porte, suivi des délégués, des polytechniciens et des gardes nationaux. D’un geste large Lamartine invite la foule immense à l’écouter. Un grand silence s’établit. Sa voix puissante retentit d’un bout de la place à l’autre, et lorsque l’orateur a jeté cette phrase superbe : « Citoyens, le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n’a fait que le tour du Champ-de-Mars, baigné dans le sang du peuple ! » une acclamation frénétique répond : « Vive le drapeau tricolore ! » et tous les drapeaux rouges disparaissent comme par enchantement. Telle est la puissance d’un cri sorti du cœur ; telle est la puissance d’un homme qui, pour défendre ce qu’il sait être le principe même de l’autorité et le soutien de l’ordre, joue, sans hésitation, son existence et celle de son gouvernement. »
Après cette manifestation qui assurait la défaite de l’anarchie, M. de Freycinet et ses camarades allèrent, avec l’aide de la Garde nationale, maintenir, à la gare Montparnasse, la circulation des trains pour sauvegarder l’approvisionnement de la ville, puis, regagnèrent l’Ecole. Le jeune polytechnicien, à la suite de sérieuses fatigues, dut rester à l’infirmerie pendant trois semaines. Il n’en fut pas moins très satisfait d’avoir collaboré, dans la mesure de ses forces, au maintien de l’ordre matériel, et résolut d’attendre les événemens, non plus en acteur, mais en spectateur intéressé.
Le long duel qui s’établit entre les représentans de la nation et le prince Napoléon le passionna. Profitant du courant de réaction qui s’était établi, après les scènes révolutionnaires du 15 Mai et des journées de Juin, le prince obtint cinq millions et demi de suffrages comme président, tandis que Cavaignac en recueillait à peine quinze cent mille. La date du 10 décembre 1848 devenait une date mémorable. Le nouveau Président, qui savait où il allait, procéda avec des ménagemens infinis, et son air placide trompa tout le monde. Nul alors ne lui supposait d’arrière-pensée. L’Assemblée Législative, par son imprévoyance et ses indécisions, par l’insécurité de sa politique, facilita le Coup d’Etat, si bien que le plus grand nombre en était arrivé à voir dans le prince-président le véritable défenseur de la Constitution. L’Assemblée, confiante dans la célèbre parole de Changarnier : « Mandataires de la France, délibérez en paix ! » allait au-devant de sa chute en répétant le mot de tous les imprudens : « Il n’oserait ! » Et le 2 décembre, Paris se réveilla dans le décor d’un coup d’Etat. L’Assemblée était dissoute, le suffrage universel rétabli, le peuple français envoyé dans ses comices du 14 au 31 décembre, l’état de siège proclamé dans la 1re division militaire. Après avoir parcouru les affiches qui promettaient aux Français la défense de la famille, de la propriété, de la religion et de l’ordre, et les invitaient à approuver la conduite du Président qui, comme l’avait dit Talleyrand au nom du Directoire, au 18 fructidor, était « sorti de la légalité pour rentrer dans le droit, » les passans reprenaient leur chemin sans oser émettre de réflexions. « Quelques-uns, dit M. de Freycinet, qui assistait à toutes ces scènes, paraissaient contenir leur colère. D’autres, plus nombreux, réprimaient un sourire. J’ai entendu des ouvriers murmurer entre eux : « C’est bien fait ! » L’Assemblée avait lassé la patience du pays. D’ailleurs, la forme du gouvernement n’étant pas mise en question, il ne semblait pas à beaucoup de gens qu’il y eût lieu de s’émouvoir. » Les ouvriers se tenaient à l’écart, comme s’ils éprouvaient une joie secrète à voir se retourner contre le Parlement la violence dont celui-ci avait usé vis-à-vis d’eux, trois ans et demi auparavant. Le souvenir des journées de Juin planait sur le Deux-Décembre… Virtuellement, selon la prophétie de M. Thiers, l’Empire était fait. Le Sénatus-consulte, qui le proclama dix mois plus tard, ne fut, dans l’opinion de tous, qu’une formalité. »
On a mis en doute la part effective de Louis-Napoléon au coup d’État. On en a reporté toute la charge sur Morny et Persigny. M. de Freycinet ne croit pas à cette supposition hasardée. Il la détruit d’un coup en produisant ce billet du prince à l’un de ses ministres, Lefebvre-Duruflé, le 1er décembre : « Je n’ai pas le temps de vous expliquer pourquoi je ne vous ai pas mis dans mes confidences et pourquoi je vous remplace momentanément. Mais croyez que je vous conserverai toujours les mêmes sentimens de haute estime et d’amitié… Demain l’Assemblée sera dissoute. » Et M. de Freycinet ajoute : « Le tout, billet et adresse, est de la main du prince. L’écriture est ferme, régulière, sans aucune trace d’hésitation. Peut-on supposer que l’homme qui envoyait de telles missives, à pareille heure, n’était pas absolument maître de lui-même ? Non, il n’y a pas de doute ; Louis-Napoléon fut bien, jusqu’à la dernière minute, le cerveau qui conçoit et la volonté qui dirige. La responsabilité du coup d’Etat lui appartient tout entière. »
Dans ces circonstances, quelle a été l’attitude réelle de Dupin, président de l’Assemblée Législative ? Si l’on en croit l’historien du Deux-Décembre, Eugène Ténot, ce n’est que sur la violente insistance de représentans, tels que Canel et Favreau, que Dupin se décida à quitter l’hôtel de la Présidence pour se rendre à la salle des séances, vers dix heures du matin, au moment où l’on expulsait les quarante représentans qui y avaient pénétré. C’est dans la salle Casimir-Perier que Dupin, prenant l’écharpe que lui tendait Desmousseaux de Givré, balbutia quelques mots sur le respect dû à la Constitution. « L’effet produit par ces paroles, dit Ténot, est pour ainsi dire photographié dans ce mot brutal d’un soldat à l’un de ses camarades : « Ça, c’est de la farce ! » Apostrophé durement par les représentans qui lui reprochaient sa pusillanimité, Dupin répondit : « Nous avons le droit, c’est évident ; mais ces messieurs ont la force. Nous n’avons qu’à nous en aller ! » Dans l’Histoire d’un Crime, Victor Hugo accentue encore la peur de Dupin et lui fait dire aux représentans qui l’invitent à venir protester avec eux : « Je ne peux pas. Je suis gardé… Il n’y a rien à faire… Je ne puis rien. Ubi nihil, nihil ! » Le poète le montre entraîné de force vers la salle des séances et quand on le somma de se prononcer contre l’attentat, disant aux soldats : « Vous avez la force ! Vous avez des baïonnettes. J’invoque le droit… et je m’en vais… » Aussi, dans les Châtimens, Victor Hugo lui a-t-il réservé une pièce satirique intitulée : l’Autre Président. Elle commence ainsi :
Donc vieux partis, Voilà votre homme consulaire !
Aux jours sereins, quand rien ne nous vient assiéger,
Dogue aboyant, dragon farouche, hydre en colère,
Taupe aux jours du danger !
Vapereau, qui lui consacra une notice en 1865, dit à ce propos : « Gardé à vue, il ne put que rédiger et signer une protestation dont il ordonna le dépôt aux Archives du Palais-Bourbon. » Mon ancien collègue à ces mêmes Archives, M. Houdiard qui fut secrétaire particulier de Dupin, m’avait raconté jadis que cette protestation dont il écrivit le texte sous la dictée de l’ancien président, et qui fut signée par lui, avait été placée quelque temps après dans les dossiers de la Législative. Je l’y ai retrouvée ces jours derniers et j’ai été autorisé à la reproduire. La voici tout entière. Elle est datée du 2 décembre 1851.
« Après l’arrestation des deux questeurs (Baze et le général Le Flô), le Président a donné l’ordre écrit de convoquer immédiatement l’Assemblée. Mais, avant que cet ordre eût pu être exécuté, et vers dix heures et demie du matin, une compagnie de gendarmes étant entrée dans la salle des séances pour en faire sortir violemment les représentans qui s’y étaient réunis, le Président, averti par plusieurs de ses collègues, s’est transporté dans le vestibule de la salle des séances, revêtu de son écharpe. Il a demandé le colonel commandant. Celui-ci étant arrivé, le Président lui a dit : « J’ai le sentiment du droit et j’en parle le langage. Vous déployez ici l’appareil de la force. Je n’en ai pas à vous opposer. Je ne puis que protester, et je proteste au nom de l’Assemblée contre la violation du droit et de la Constitution ; et j’en déclare responsables ceux qui ont donné les ordres et ceux qui les font exécuter. » M. le colonel Espinasse du 42e ayant voulu lire son ordre, le Président a refusé d’entendre la lecture et s’est retiré avec los représentans devant le mouvement des troupes commandées par le colonel qui a donné l’ordre de faire évacuer, ce qui s’est effectué par la force.
Le Président,
DUPIN. »
Il convient de remarquer que l’on n’a pas retrouvé l’ordre de convocation de l’Assemblée ; que le Président, prévenu dès huit heures du matin de ce qui se passait, a été, non pas averti par ses collègues, mais emmené par eux a dix heures ; qu’il n’a subi personnellement aucune violence de la part des gendarmes et qu’il n’a pas été enfermé à Mazas comme les questeurs, comme les généraux Changarnier, Bedeau, Lamoricière, Charras, Cavaignac ainsi que Thiers, Valentin, Martin Nadaud et autres représentans. Il a, il est vrai, refusé d’assister au Te Deum du 1er janvier, mais il a gardé les fonctions de procureur général de la Cour de Cassation jusqu’aux décrets relatifs à la confiscation des biens de la famille d’Orléans, pour les reprendre le 28 novembre 1857 et dire avec conviction dans son discours de rentrée : « J’ai toujours appartenu à la France et jamais aux partis. »
Il m’a paru intéressant de faire la lumière sur ce point historique à propos des curieux Souvenirs que je viens d’analyser.
M. de Freycinet abandonne alors la politique pour s’absorber entièrement dans sa profession d’ingénieur. À l’automne de 1852, il est nommé au poste de Mont-de-Marsan ; il étudie le bassin géologique de l’Adour et fait en cet intéressant pays la connaissance de Léon de Maleville, de Léon Faucher, de Duclerc, trois hommes dont il trace à présent de vivans croquis. En 1858, il entre au service de la Compagnie du Midi en qualité de chef d’exploitation et là, pendant cinq années de grand labeur, il prend des habitudes de discipline et de précision qu’il gardera toute sa vie. Grâce à des hommes tels que Duvignaud et Surell, il s’instruit dans la science de l’organisation et dans la psychologie du personnel, ce qui lui permettra plus tard d’accepter le redoutable mandat de 1870. Il rentre ensuite au service de l’État, va surveiller en Angleterre la fabrication des rails destinés au chemin de fer du Mexique, puis reçoit une mission plus haute, celle d’enquêter sur les procèdes mis en œuvre pour assainir les fabriques et les centres populeux, car le gouvernement impérial voulait introduire en France les réformes qui passionnaient nos voisins. Dans cette tâche difficile et délicate, M. de Freycinet fut secondé par des hommes d’une grande autorité, tels que le docteur Angus, Smith, Letteby, Roscoë, Hoffmann et Franckland. Il rentre en France en 1863, après avoir visité des centaines d’établissemens industriels et remet au ministre des rapports substantiels qui, ajoutés à ceux qu’il eut à faire après d’autres missions semblables en Belgique, en Prusse et en France, devinrent les excellens et si utiles Traités d’assainissement industriel et d’assainissement municipal imprimés en 1869, et dont M. Gréard a pu dire en 1891 à l’Académie française que le fond autant que la forme de ces écrits avaient valu à leur auteur sa légitime entrée à l’Académie des Sciences.
L’idée d’une sage décentralisation, suivie au milieu de ces travaux, hantait l’esprit de M. de Freycinet, ennemi du formalisme et des complications administratives. M. Duvergier, président de section au Conseil d’État, l’encourageait fort à ces études. Le 22 février 1870, parut au Moniteur universel un décret organisant une Commission de décentralisation présidée par Odilon Barrot. M. de Freycinet y figurait à côté de Prévost-Paradol, Dupont-White, Maxime du Camp, Lavergne, Raybaud, W. Waddington, Drouyn de Lhuys, Aucoc, Barante et autres notabilités. La Commission installée au quai d’Orsay, dans la grande salle du Conseil d’État, se mit à l’œuvre et élabora un plan des plus hardis qui devait servir de base à la loi votée par l’Assemblée nationale. Mais au commencement du mois de juillet 1870, les travaux pacifiques de la Commission furent interrompus par le terrible orage qui allait fondre sur la France.
M. de Freycinet résume, en quelques lignes saisissantes, la situation du gouvernement et du pays dans les six semaines qui précédèrent la chute de l’Empire. La faiblesse de l’Empereur, l’intervention téméraire de l’Impératrice, la coupable complaisance du ministre des Affaires étrangères, la falsification de la dépêche d’Ems, le manque de préparatifs sérieux, l’infériorité de notre artillerie, l’incohérence des premières opérations, l’impéritie du commandement, la dispersion des forces sur une large étendue de frontière, le désordre des transports, tout semblait faire présager les désastres que l’on sait. À la nouvelle de la défaite de Sedan, une surexcitation extraordinaire envahit tous les esprits. On ne pouvait croire à l’effroyable réalité. Paris allait être assiégé. On s’appuyer ? Où se retenir ? Le gouvernement existait-il encore ? Qui commandait ?… Le Corps législatif, qui aurait pu constituer légalement le Comité de défense proposé par M. Thiers, hésita, tergiversa, attendit. Ses hésitations déchaînèrent la Révolution grondante et les pouvoirs publics furent emportés par elle comme un fétu de paille par le vent.
« Dès onze heures du matin, rapporte M. de Freycinet, commençait à défiler sur les boulevards ; sans ordre ni consigne apparente, une multitude de gens venus des parties excentriques, et qui se dirigeaient vers la place de la Concorde. Il était difficile de dire quel dessein les amenait. En proie sans doute à l’anxiété générale, ils cherchaient, comme nous-mêmes, massés sur les trottoirs, à se renseigner sur les suites de l’horrible crise. J’ai longtemps assisté à ce défilé qui avait quelque chose de lugubre et d’inquiétant. J’ai fini par imiter les personnes qui m’entouraient et j’ai grossi le cortège. Une fois de plus, j’ai vu, dans l’affolement, s’ouvrir les portes du Palais-Bourbon devant une invasion d’ailleurs pacifique. Les hommes de garde, comme vingt-deux ans auparavant, cédèrent à la pression populaire, et, vers sept heures du soir, le public apprenait la formation du gouvernement provisoire. »
J’ai assisté, moi aussi et de très près, à la chute de l’Empire. Je vois encore, derrière la grille du Palais-Bourbon, le chef des surveillans du Corps législatif, le pétulant Bescherelle, monté sur une chaise et suppliant la foule d’être sage. Quelques secondes après, la grille pliait comme un roseau, et le torrent passait. On a souvent reproché au nouveau gouvernement d’avoir usurpé le pouvoir. Ceux qui ont vu la journée du 4 Septembre savent parfaitement que, dès le matin même, la Révolution était faite dans les esprits, sinon dans la rue. Rien au monde ne l’eût empêchée. Si le parti républicain, représenté par Gambetta, Jules Favre, Jules Simon et les autres, n’eût ramassé l’autorité déchue, c’étaient les communistes, ceux du 18 mars, qui s’en seraient emparés.
J’ai vu, de mes yeux vu, sur les marches du Palais-Bourbon, des individus comme Regère et Bergeret, coiffés du bonnet rouge, et je les ai entendus crier : « Vive la Révolution ! » On a dit que le Corps législatif aurait pu, même après l’envahissement de la salle, reconstituer un gouvernement. Il n’avait plus le moindre prestige. Ce qu’il aurait pu faire encore le 3 septembre au soir, il lui eût été impossible de le faire le 4. « Ce qu’on peut regretter, avoue M. de Freycinet, c’est que le nouveau gouvernement ne se soit pas donné une base plus large. En se recrutant exclusivement parmi les députés de Paris, il a diminué son autorité sur la province ; il a risqué d’éveiller des susceptibilités préjudiciables aux communs efforts. Son excuse, — et en même temps sa faute, — réside dans une conception stratégique dont les militaires qui l’entouraient auraient dû le préserver. Il a cru que la guerre se résumerait dans la résistance de Paris. Il ne s’est pas dit que le siège d’une place forte, si importante soit-elle, ne doit être qu’un épisode. Son erreur, trop partagée par le public, s’affirme avec une entière bonne foi dans la déclaration officielle du 6 septembre. » Le gouvernement de la Défense nationale déclarait que là où est le combat, là doit être le pouvoir ; que c’était dans Paris que devaient se concentrer les espérances de la Patrie. « Quelle hérésie militaire ! s’écrie M. de Freycinet. Renfermer le gouvernement dans la place assiégée, c’était le condamner à capituler avec elle ; c’était briser la résistance de la France et la limitera la défense de Paris. En outre, on viciait fatalement les opérations des armées de province, puisqu’on allait les obliger à pivoter autour de la défense de la capitale, au lieu de les laisser évoluer en conformité des règles de la stratégie. Que de fois j’ai gémi sur la dure loi qui pesait sur nous ! Que de fois j’ai déploré les chances favorables qui nous étaient ainsi enlevées ! Les pouvoirs publics auraient dû résider partout ailleurs que dans Paris, de manière à rester en communication directe avec les départemens et à préparer la prolongation éventuelle de la résistance au-delà de la durée même du siège. »
Ces considérations sont exactes, mais il faut tenir compte de la situation extraordinaire où le désastre de Sedan et les défaites précédentes, — si honorables qu’elles eussent été par la bravoure de nos troupes, — avaient jeté le pays. La chute foudroyante de l’Empire, la révélation de notre faiblesse en effectifs et en préparatifs de tout genre, la certitude où nous étions désormais de l’abandon et du peu d’intérêt de l’Europe pour notre cause, le manque évident d’alliances, les victoires inattendues des Allemands, leur marche sur la capitale, la nécessité de porter des remèdes prompts et efficaces au désordre, à l’incurie, à l’incohérence et à l’impéritie générales, l’obligation immédiate d’assurer les lignes de défense de Paris, de lui amener des canons et des vivres, de combler les lacunes des fortifications, d’empêcher que Paris ne se rendit comme Vienne au lendemain de Sadowa et ne donnât à l’ennemi la gloire d’un triomphe complet en quelques semaines seulement, toutes ces considérations déterminèrent les nouveaux gouvernans à ne songer d’abord qu’au salut de la capitale qui leur paraissait le salut même de la France. Il fallait être là pour se rendre bien compte de cette fièvre qui brûlait tous les cœurs et faisait croire que Paris, résistant quand même, viendrait certainement à bout de-l’orgueil insolent de nos adversaires. Et de fait, s’il n’a pas entièrement abattu cet orgueil, il l’a singulièrement amoindri, car peu s’en est fallu que, grâce aux efforts de la Délégation et de tous les Français, l’ennemi n’ait été obligé de lever le siège. C’est d’ailleurs l’aveu qu’en a fait lui-même le maréchal de Moltke à la date du 8 novembre 1870. Et nous ne pouvons pas, nous ne devons pas oublier la réponse de M. de Beust à ceux qui comparaient le désastre de 1870 à celui de l’Autriche en 1866 : a Il y a seulement une différence, messieurs ; c’est que vous avez le siège de Paris à votre actif ! »
Dans la tourmente qui agitait le pays, M. de Freycinet ne pouvait pas rester inerte. Il alla offrir ses services à Gambetta pour être employé comme officier du génie. Gambetta le reçut cordialement et lui expliqua qu’on ne manquait à Paris ni d’officiers, ni d’ingénieurs. Il lui conseilla d’aller, en province, stimuler les efforts et les coordonner. Sachant qu’il était conseiller général de Tarn-et-Garonne, il le nomma préfet à Montauban. M. de Freycinet hésita d’abord un peu, puis accepta. En se rendant à la gare d’Orléans, il rencontra un de ses amis, Audoy, lequel lui apprit qu’il était également nommé préfet de Tarn-et-Garonne. Dans le trouble et le désordre administratifs, assez naturels en ce moment, le Cabinet de l’Intérieur avait fait son choix sans prévenir le ministre. Audoy fut alors nommé à Agen et M. de Freycinet gagna Montanban où certaines difficultés qu’il avait redoutées abrégèrent son séjour.
Il avait pris possession de son poste dès le 7 septembre, mais, à son arrivée, trois délégués du parti républicain-radical apparurent pour contester ses pouvoirs. Ils l’accusaient d’avoir été candidat officiel de l’Empire. Le 24 septembre, leurs partisans envahirent la préfecture, demandant la révocation en masse des municipalités du département et la création d’une Commission préfectorale dominant le préfet lui-même. Ils réclamaient la démission de M. de Freycinet, sous prétexte que sa candidature de conseiller général n’avait pas été combattue par le gouvernement impérial. Le nouveau préfet résista d’abord à toutes ces exigences, ne voulant pas céder devant la menace et offrant seulement d’en référer au ministre de l’Intérieur. On ne l’écouta pas et on menaça de mettre la préfecture à sac. Devant ces violences, et vu les circonstances exceptionnelles créées par la présence de l’ennemi aux portes de Paris, le préfet consentit, dans l’intérêt de l’ordre, à envoyer sa démission. Il fut remplacé par M. Flamens et se rendit à Tours pour collaborer aux travaux de la Commission d’armement, que présidait Jules Lecesne. La Délégation, constituée sur des bases trop étroites, se bornait en réalité à la seule personne de Crémieux qui cumulait tous les pouvoirs. On lui envoya deux assesseurs, l’amiral Fourichon pour la Guerre et la Marine, et Glais-Bizoin sans fonctions définies. Ce dernier, esprit original, n’avait d’autre excuse dans son activité brouillonne que sa bonhomie naturelle. Mais tout marchait irrégulièrement et lentement. Le cercle d’investissement se fermait autour de Paris et la province était inanimée. Crémieux songeait à nommer M. de Freycinet délégué à la Guerre, lorsque, le 9 octobre, Gambetta, descendu de ballon à Amiens, apparut à Tours, muni de pouvoirs extraordinaires, avec le double titre de ministre de l’Intérieur et de la Guerre. « La renommée du jeune tribun, les conditions dramatiques de son voyage, la fascination qu’il exerçait sur les masses, une vague croyance à un retour possible de la fortune, tout concourait à donner à son apparition le caractère d’un événement national. Les rues se remplirent de monde. Le morne silence des jours précédens fit place à une animation joyeuse. Il semblait qu’une ère nouvelle commençait. » Et, en effet, tout allait changer, la défense prendre une accélération nouvelle, les armées sortir du sol avec le concours empressé de tous les Français.
Le 10 octobre, M. de Freycinet vit Gambetta qui lui dit brusquement : « J’ai eu tort de vous envoyer à Montauban ; vous en êtes parti, c’est une affaire réglée. J’ai ici bien d’autres soucis. Avec l’Intérieur, j’ai pris la Guerre, afin d’activer les préparatifs. Or, je ne puis être partout. Il me faudrait au ministère de la Guerre un homme sûr, connaissant ma pensée et capable de la faire exécuter. J’ai songé à vous pour ce rôle. Voulez-vous l’accepter ? » La surprise rendit un instant muet l’ingénieur auquel s’adressaient ces paroles. Puis, écartant toute timidité, M. de Freycinet accepta le titre de délégué du ministre auprès du département de la Guerre, avec mission de diriger les services en ses lieu et place dans des limites déterminées. Au moment où il sortait de la préfecture de Tours, il rencontra le directeur de la Liberté, Léonce Détroyat, ancien officier de marine, qui lui confia secrètement qu’il était, lui aussi, délégué à la Guerre ?… Est-ce que le quiproquo de Montauban allait recommencer ? M. de Freycinet voulut en avoir le cœur net et alla s’en expliquer avec Gambetta qui lui apprit que Détroyat devait seulement prendre connaissance des dépêches de la journée et se borner à être un agent de renseignemens. Mais presque aussitôt Détroyat renonça de lui-même à des fonctions qui eussent été une source de conflits et accepta le commandement du camp de la Rochelle. Le général Lefort, qui dirigeait les services de la Guerre en qualité de secrétaire général, excipa de sa mauvaise santé et d’un besoin réel de repos, pour se retirer à son tour. Dès ce moment, et muni de pouvoirs suffisans, M. de Freycinet se mit à la besogne. Elle était considérable. Elle eût été effrayante pour un esprit hésitant, même doué des meilleures qualités. Le nouveau délégué à la Guerre, se rendant compte des nécessités de l’heure présente, alla de lui-même avec résolution au-devant des difficultés et des périls.
Voici quelle était la situation exacte de la France, décrite par M. de Freycinet lui-même, au moment où il consentait à entrer avec de pleins pouvoirs au ministère de la Guerre.
Quelques troupes battues à Artenay et à Orléans s’étaient réfugiées en Sologne. La Loire était découverte et vingt mille hommes à peine erraient dans cette région sans commandement effectif et sans but. Dans l’Est, les soldats de Cambriels, victimes également de la défaite, s’étaient réunis sous les murs de Besançon. Dans l’Ouest, on avait quelques embryons de bataillon de mobiles, et dans le Nord, sauf les places, on ne pouvait compter que sur de médiocres renforts. En envoyant la Délégation à Tours, le gouvernement de la Défense nationale croyait si bien que le noyau de la résistance serait uniquement Paris, que les directions du ministère de la Guerre étaient restées pour la plus grande partie dans la capitale.
Devant un tel désarroi et un tel abandon, il fallait aviser au plus pressé.
Constituer des bureaux militaires compétens, ainsi que des bureaux de renseignemens et de reconnaissances, accroître le nombre des unités combattantes, compléter les régimens placés derrière la Loire, former deux nouveaux corps d’armée, les 15e et 16e corps à Blois, se procurer l’armement et l’outillage nécessaires, combler toutes les lacunes, préparer au plus vite, et sans perdre une minute, les approvisionnemens nécessaires en vivres et en munitions, profiter de toutes les bonnes volontés et de tous les efforts pour arriver au but commun : la destruction de l’ennemi et par là même la libération des territoires, telle fut la pensée constante de la Délégation et particulièrement celle du ministère de la Guerre.
De son côté, Gambetta va nous faire connaître l’état de la province à son arrivée.
« Quand je m’installai à Tours, dit-il à ceux qui l’interrogèrent le 7 septembre 1871, à l’Assemblée Nationale, je trouvai le pays dans un véritable état de sécession. Il y avait au Midi, au Sud-Ouest, dans l’Ouest des tendances alarmantes pour l’unité de la France. En même temps, l’action du gouvernement était très faible. Il était peu obéi… J’entrai dans la Délégation de Tours avec la résolution de rétablir l’ordre compromis sur beaucoup de points du territoire. Je fus assez heureux, dans un espace de temps fort restreint, pour pouvoir remettre l’ordre partout… Une fois l’unité rétablie, ma préoccupation fut d’appeler aux armes, sans distinction de partis, ni d’opinions, ni d’antécédens politiques, tous les hommes de cœur et de bonne volonté, tous ceux qui, sans qu’on s’informât de leurs convictions ni de leur origine, avaient bien le droit de réclamer leur part dans la défense de la Patrie. C’est pour cela qu’à côté des élémens révolutionnaires les plus ardens, on vit être l’objet d’une faveur et d’une sollicitude particulières de ma part les représentans les plus autorisés du parti légitimiste. Je ne reculai même pas devant l’emploi d’hommes qui avaient été liés au régime impérial, mais en la loyauté et la bravoure desquels j’avais absolument foi. Nous organisâmes une armée, plusieurs armées. On en a beaucoup médit, mais il y a eu des efforts énormes dont je veux parler sans vanité, car ils ont été le fruit de la collaboration assidue du pays tout entier. Je ne partage pas le moins du monde l’opinion qui nous abaisse devant l’étranger et à nos propres yeux, laquelle consiste à dire que la France était dans un état de décadence morale et matérielle si grand qu’elle n’a pas fait ce qu’elle devait. Au contraire, le pays a tout donné, et les hommes et l’argent, sans compter. On s’est bien battu aussi bien que pouvaient le faire des troupes inexpérimentées qui n’avaient à leur tête que le petit nombre d’officiers qui nous restaient et quand il était si difficile de s’en procurer ! À ce point de vue donc, la guerre a été ce qu’elle pouvait être, et aucun peuple dans le monde n’aurait été capable d’un pareil effort, alors que l’armée permanente était tout entière aux mains de l’ennemi. »
A la surprise que Saint-Marc Girardin et d’autres membres de la Commission d’enquête témoignaient d’avoir vu mettre à la direction du ministère de la Guerre un ingénieur des Mines, Gambetta avait répondu : « C’est un des plus distingués élèves de l’Ecole polytechnique. C’est un homme qui a dirigé l’administration des mines et des chemins de fer. Il n’était pas militaire, mais il n’y a pas là de quoi s’étonner. C’est un homme parfaitement capable, tout à fait à la hauteur des fonctions dont il a été chargé, qui les a admirablement remplies, et je ne vois pas qui aurait pu le remplacer. »
Pour se rendre un compte exact de ce que le délégué à la Guerre avait fait, il convient de scruter à fond les détails de la formation des corps nouveaux, des préparatifs, des approvisionnemens en armes, munitions et vivres, alors que tout semblait faire défaut à ceux qui avaient osé prendre une telle responsabilité. Quand on parle de la guerre de 1870, on n’examine généralement que les dehors de cette guerre : les levées d’hommes, les combats, les batailles et leurs résultats, les forces engagées de part et d’autre, le mérite des combinaisons diverses, la sagesse ou l’indépendance des ordres donnés. On trace le tableau saisissant de la France envahie, du cercle d’investissement autour de Paris, de la séparation de la capitale et de la province, du désarroi et des troubles causés par des catastrophes inouïes. Mais on ne fait pas assez attention aux efforts cachés, tenaces, désespérés, par lesquels apparurent tout à coup ces armées nouvelles dont on note les évolutions ; on ne remarque pas les obstacles de tout genre et les difficultés innombrables, inouïes, qui se dressaient devant ceux qui avaient à former ces régimens et à les amener sur le champ de bataille. Un détail suffira pour montrer de quoi dépendaient souvent les affaires les plus sérieuses. Les cartes d’état-major étaient restées à Paris. La Délégation n’en possédait qu’une seule prêtée par la municipalité de Tours à l’amiral Fourichon. En quelques jours, sur l’initiative de l’officier Jusselin, le gouvernement fit photographier et héliograver 15 000 exemplaires, lesquels, collés sur toile, furent distribués immédiatement à nos chefs militaires. Le recrutement de l’administration centrale de la Guerre et des services spéciaux était chose extraordinairement inquiétante, et les cadres réguliers étaient épuisés. On s’adressa aussitôt aux civils pour suppléer les intendans, les médecins et les officiers du génie. Avec des ingénieurs, des professeurs, des magistrats et des industriels on compléta les cadres. « Ne vous arrêtez, disait Gambetta, ni à la dépense ni aux personnes. Tout pour la Défense nationale ! » On l’écouta et l’on tailla dans le vif. On rendit l’Artillerie indépendante du Génie et on obtint ainsi des prodiges d’activité, si bien qu’on réussit à mettre en ligne deux batteries de six pièces par jour, ce qui stupéfia les Allemands. Les services de l’Infanterie et de la Cavalerie furent aussi réorganisés. L’Intendance subit des réformes profondes. Les capsules pour chassepots manquaient. Avec l’aide des savans Marqfoy et Mascart, on installa la capsulerie de Bourges à Toulouse et l’on arriva à produire 1 200 000 capsules par jour. On rendit des décrets qui conféraient provisoirement des grades à des personnes n’appartenant pas à l’armée, mais capables par leur tempérament énergique de rendre de réels services. Ainsi fut créée l’Armée auxiliaire. Un autre décret institua onze camps régionaux, pour instruire et concentrer les mobilisés. Un troisième décret organisa le Génie civil des Armées, pour permettre aux soldats en campagne d’avoir les moyens de développer les fortifications passagères, de réparer ou détruire les ouvrages d’art, de rendre les routes impraticables à l’ennemi. M. de Freycinet, dans la tâche gigantesque qu’il avait acceptée, tint à s’entourer de capacités, d’ingénieurs, de savans et de zélés inspecteurs, qui ne se contentaient pas seulement de la lâche assignée à leur talent, mais qui avaient souvent des initiatives hardies et heureuses. Tel M. Cuvinot qui créa l’excellent et si utile Service des Reconnaissances.
L’auteur des Souvenirs ne revient pas comme dans son livre, la Guerre en province, sur les détails des opérations des différentes armées. Il les rappelle seulement à grands traits. Il traite de l’armée de la Loire confiée à l’énergie savante, au sang-froid et à la décision du général d’Aurelle de Paladines, de la bataille de Coulmiers où fut vaincue l’armée bavaroise qui s’enfuit en désordre, laissant à nos troupes de l’artillerie et de nombreux prisonniers, puis de la reprise d’Orléans par le prince Frédéric-Charles ; de la retraite des troupes de d’Aurelle de Paladines et du général Chanzy ; de la bataille du Mans, de la campagne du Nord et de la campagne de l’Est. Le récit est sobre et émouvant. Les mérites et les fautes des généraux sont exposés avec impartialité, comme les actes eux-mêmes de la Délégation. En se défendant d’avoir voulu imposer au général d’Aurelle de Paladines des plans personnels, M. de Freycinet affirme que ce général a rempli parfaitement la partie de sa mission qui consistait à façonner et à agglomérer les nouvelles unités. « Froid, réfléchi, un peu soupçonneux, il donnait l’impression de l’obstination et de la vigueur. Une fois surmontées les hésitations du début, assez compréhensibles d’ailleurs, il avait montré des qualités maîtresses : solidité, décision, sang-froid. Sa fermeté maintenait les troupes dans une exacte discipline : grâce à lui, nous possédions une armée. » Aux objections du général qui, après Coulmiers, aurait préféré attendre l’attaque du prince Frédéric-Charles dans les positions d’Orléans qu’il avait bien étudiées et fortifiées, l’ancien délégué à la Guerre répond que rien ne prouvait que le général ennemi viendrait chercher d’Aurelle sur le terrain choisi par lui. « D’ailleurs, si Paris venait à se rendre à ce moment, ajoutait-il, que pourrait l’armée de la Loire contre les forces allemandes combinées ? L’expectative prolongée paraissait donc fort dangereuse et n’était pas une solution. Les événemens du reste se chargèrent d’y mettre fin. »
Le 29 novembre, le général Trochu ayant averti la Délégation que, le 30, l’armée de Paris commandée par Ducrot aborderait les positions fortifiées de l’ennemi et pousserait vers la Loire s’il pouvait les enlever, l’action s’imposa. D’accord avec d’Aurelle, Borel et Chanzy, on décida la marche en avant. Le général d’Aurelle, par un superbe ordre du jour, enflamma ses troupes et leur inspira résolution et confiance. Pour l’armée de Paris, la première journée, celle de Champigny du 30 novembre, fut favorable à nos soldats. Mais, le 2 décembre en province, débordé par les troupes supérieures de Frédéric-Charles, d’Aurelle avec le 15e corps fut rejeté sur Orléans et ne vit plus qu’un parti à prendre, la retraite sur Beaugency, Blois, Gien et la Sologne. Il se refusait à une nouvelle opération sur Orléans, car, pour lui, c’eût été la destruction inutile de l’armée. Il se plaignait de l’impatience de la Délégation, qui ne lui avait pas laissé le temps de bien concentrer et de réorganiser ses troupes. Quoi qu’il en soit, il pouvait être fier de la résistance qu’il avait opposée avec des soldats improvisés à des adversaires aguerris et munis de tout le nécessaire. « Telle fut la fin d’une entreprise qui nous avait donné de si grandes espérances, dit M. de Freycinet. Le général Ducrot ne fut pas plus favorisé. Après son brillant début du 30 novembre et l’engagement meurtrier du 2 décembre, il plia devant le nombre et repassa la Marne. Ces nouvelles, arrivées coup sur coup, jetèrent le pays dans la consternation. On en cherchait les causes dans les hypothèses les plus invraisemblables. »
En réalité, la défaite de l’armée de la Loire tenait à la précipitation avec laquelle elle avait dû se mettre en marche à la suite des dépêches reçues de Paris le 30 novembre ; à la fausse manœuvre qui avait porté Chanzy beaucoup trop au Nord-Ouest en l’éloignant du gros de l’armée, puis à l’immobilité des 18e et 20e corps et à l’isolement au centre du général d’Aurelle que Frédéric-Charles n’aurait osé attaquer s’il eût été renforcé par les autres corps. « Si le général d’Aurelle, reconnaît lui-même M. de Freycinet, eût eu doux ou trois jours devant lui au moment de quitter Orléans, il aurait pu mieux calculer ses dispositions et le funeste malentendu relatif à l’emploi des 18e et 20e corps ne se serait pas produit. » Devant son refus de se concentrer de nouveau sur Orléans, la Délégation pria le général d’Aurelle de remettre le commandement au général des Pallières et lui offrit la direction des lignes de Cherbourg. D’Aurelle n’accepta pas ce qu’il croyait être la diminution de son autorité et demanda à se retirer dans ses foyers à Belley. La sympathie et l’estime de tous accompagnèrent dans sa retraite celui qui avait organisé, instruit et discipliné l’armée de la Loire, au milieu des difficultés et des périls les plus grands qu’ait jamais eu à affronter un chef.
Il a été fait à la Délégation de Tours et de Bordeaux un grave reproche sur lequel il faut revenir ; celui de s’être arrogé la conduite effective des années et de leurs opérations, source d’un antagonisme regrettable entre le commandement des généraux et la direction du ministère et de ses délégués. Cet antagonisme se serait révélé par des conférences secrètes où les conseillers de Gambetta, et Gambetta lui-même, auraient apporté leurs conceptions avec la prétention de suppléer par leur intelligence propre à l’insuffisance notoire des généraux. Les ordres du mouvement auraient été donnés par des personnes évidemment animées des meilleures intentions patriotiques, mais qui ne se rendaient pas compte que, dans la guerre, la plus grande difficulté est d’amener en bon ordre sur le champ de bataille, au point où doit se concentrer l’action, des troupes bien reposées, bien outillées et supérieures autant que possible aux forces ennemies. Le commandant en chef peut seul en effet diriger et coordonner les mouvemens des soldats sous ses ordres suivant les diverses circonstances, et il est impossible à un cabinet même militaire de juger et de résoudre ces questions de loin ; s’il le fait, il s’expose à ordonner des entreprises mal conçues et mal préparées et à aboutir à des revers inévitables.
À ces critiques Gambetta a répondu : « On n’a jamais donné aux généraux que des ordres qui avaient été délibérés avec eux et que des ordres d’exécution. La première campagne de la Loire a été délibérée devant moi par tous les généraux qui y ont pris part. Quant au second plan, celui de l’Est, il a été arrêté à Bourges entre Bourbaki et Clinchant et le représentant du ministre de la Guerre… Je n’avais qu’une préoccupation, qu’un seul but : fournir aux généraux, à force d’énergie, d’activité, de volonté, les moyens de faire ce qu’ils pourraient, et toutes les fois qu’ils avaient besoin de quelque chose, je le leur fournissais. Ils sont obligés d’en convenir. »
Il est certain que, pour les premières actions décisives de l’armée de la Loire, un premier Conseil se tint à Salbris, le 24 octobre 1870, entre MM. de Freycinet, Sourdeaux et de Serres avec les généraux d’Aurelle de Paladines, Borel, Pourcet et Martin des Pallières ; puis un second Conseil eut lieu le 26 octobre avec les mêmes, y compris Gambetta. Pour les opérations qui devaient se lier avec celles de Paris, elles furent décidées le 30 novembre dans un Conseil formé de MM. de Freycinet, de Serres et des généraux Bourbaki, d’Aurelle de Paladines, Borel et Chanzy.
Le général Borel, qui devint ministre de la Guerre en 1879, a dit en toute impartialité que l’élément civil transmettait aux généraux d’excellens renseignemens et souvent fort utiles, mais émettait quelquefois aussi des appréciations erronées. « Ainsi, quand on nous donnait 25 000 hommes, on nous disait : « Vous avez 25 000 soldats. » Il avoue aussi qu’on a été parfois injuste pour ses camarades, et notamment pour le général Crouzat après l’évacuation d’Orléans. Il déclare que la position d’Orléans était une position détestable, puisqu’elle a derrière elle un fleuve qui fuit à droite et à gauche et n’offre aucun appui. « On a forcé l’armée d’y rester, parce qu’on voulait se rapprocher de Paris. C’était la seule excuse de cette mauvaise position. » Ces critiques faites, il a dit en propres termes : « Il faut rendre justice à l’Administration de la Guerre du 10 octobre. Elle a rendu de très grands services et elle a fait tout ce qu’il était matériellement possible de faire. Elle a été souvent pour nous sévère et même injuste, mais ce n’est pas une raison pour que nous ne lui rendions pas justice. Il y a eu un homme qui, sous le titre modeste de Délégué à la Guerre, a rendu d’immenses services dont on ne lui est point reconnaissant, parce qu’il n’a pas réussi. C’est à lui cependant que nous devons l’improvisation de nos armées auxquelles manquaient la force morale, la discipline, l’instruction militaire, la confiance en soi et l’organisation que la tradition peut seule nous donner. Comme création d’armées, je doute qu’aucune administration quelconque pût faire autant que celle-ci a fait. »
Répondant lui-même aux reproches d’avoir fait avec Gambetta des plans d’opérations militaires sans consulter un état-major capable de les assister, M. de Freycinet se défend, lui et le ministre, d’avoir voulu jouer les stratèges en chambre. « Quand une opération importante se présentait, je commençais, dit-il, par consulter les collaborateurs militaires qui pouvaient nous éclairer. Puis, si les circonstances le permettaient, par exemple avant la reprise d’Orléans, les généraux intéressés étaient réunis en un conseil que Gambetta présidait. Lorsqu’il s’est agi de la marche sur Paris, ou de l’expédition dans l’Est, les généraux en ont délibéré et nous étions d’accord avec eux. Nous n’avons marqué notre volonté personnelle que dans des cas très rares, d’importance secondaire, où l’initiative du général ne se manifestait pas en temps utile. Au surplus, les témoignages, recueillis par la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale, montrent à quoi se réduit cette accusation. »
La campagne de l’Est, dont M. de Freycinet eut le premier l’idée, fut acceptée librement par Bourbaki. Elle mérite qu’on lui consacre ici quelques développemens, au sujet de certains points du plus haut intérêt et encore obscurs.
Bourbaki aurait voulu le 18 décembre passer la Loire en aval de Nevers, remonter par Douzy et Saint-Fargeau et gagner la forêt de Fontainebleau pour essayer de débloquer Paris, tandis que Bressoles et Garibaldi tâcheraient de faire lever le siège de Belfort. Mais M. de Freycinet, trouvant ce plan trop hardi, proposa d’envoyer les 18e et 20e corps à Beaune, le 15e à Vierzon, les troupes de Bourbaki sur Dijon, et celles de Bressoles sur Besançon pour débloquer Belfort et menacer les communications allemandes, ce qui fut accepté par Bourbaki. Un savant historien militaire, le colonel Secretan, a critiqué la question du déblocus de Belfort qui, suivant lui, compliquait le plan en obligeant l’armée de l’Est à retarder une offensive qui aurait pu surprendre les généraux ennemis, Werder et Zastrow. En outre, de nombreux obstacles vinrent contrarier le plan convenu et en empêcher la réussite. Les désordres de l’embarquement des troupes, la direction malencontreuse des munitions, armes et vivres sur des gares insuffisantes à les recevoir et à les débarquer, la non-arrivée des cent mille mobilisés promis à Bourbaki, les manœuvres peu adroites de Garibaldi qui se laissa retenir à Autun et à Dijon par le général Ketteler, pendant que Manteuffel en profitait pour se jeter sur les derrières de l’armée de Bourbaki, toutes ces causes entravèrent et firent péricliter l’expédition. Bourbaki eût pu s’acquitter de la tache formidable qu’il avait assumée, car il avait à cœur de venger Metz, si les soldats sur lesquels il comptait ne lui avaient fait, en partie défaut, — car encore une fois cent mille hommes ne sont pas cent mille soldats ; — si « le général Hiver, » selon le mot de Napoléon, n’avait pas été aussi dur pour ses malheureuses troupes que pour les vieux grognards de 1812. Les hommes compétens ont d’ailleurs reconnu que la campagne de l’Est, qui avait eu de glorieux jours, eût obtenu des résultats autrement considérables, si le temps et les circonstances ne l’avaient contrariée. « L’obligation d’aller jusqu’à Belfort et de se lancer à l’aventure dans un pays d’inhospitalières montagnes avec des troupes peu solides et des communications difficiles, remarque Secretan, a paralysé le général en chef. »
L’extrême hâte avec laquelle tout avait été engagé, fut aussi une des causes de l’insuccès ; mais il faut remarquer que Bourbaki, après les revers d’Orléans, accepta cette mission difficile, mais en comptant sur toutes les garanties qu’on lui avait promises, comme par exemple l’action énergique de Garibaldi contre les forces allemandes destinées à secourir Werder. Il l’avait répété expressément le 26 janvier, à l’heure critique : « Vous me demandez de m’entendre avec Garibaldi. Je n’ai aucun moyen de m’entendre avec lui, mais si vous ne faites pas attaquer l’ennemi sur mes communications, je me considère comme perdu… En ne faisant pas assurer mes derrières, vous m’avez laissé aux prises avec 140 000 hommes. » Gambetta, lui aussi, n’était point satisfait de la coopération garibaldienne et déjà, le 24 décembre, il avait blâmé l’activité brouillonne du chef d’état-major Bordone, un pharmacien improvisé général, qu’il fallait ramener à ses véritables devoirs. La victoire de Dijon semblait avoir remis les choses en meilleur état, mais on ne savait pas que, pendant que Ketteler se faisait battre, le général de Manteuffel achevait, à travers des défilés voisins de Garibaldi, le mouvement qui devait perdre l’armée de l’Est. M. de Serres, envoyé avec le colonel Gauckler, pour examiner de près les opérations, avait reconnu que les Garibaldiens n’avaient pas su disputer à l’ennemi les positions et les passages essentiels d’où dépendait le sort de Bourbaki et s’étaient bornés à attendre sur place l’attaque des Allemands. M. de Freycinet s’en était étonné, lui aussi, et leur avait télégraphié qu’un corps prussien qui passait tout pris deux se rendait à Gray sans qu’ils s’en fussent doutés. Il invitait Bordone et ses soldats à aller se jeter au travers de l’ennemi qui circulait entre Dijon et Gray, de manière à troubler sa marche et à protéger l’armée qui marchait sur Belfort. Il recevait des informations insuffisantes et se plaignait d’avoir été trop confiant. Aussi, le 19 janvier, mandait-il sévèrement à Bordone : « Vous n’avez donné à l’armée de Bourbaki aucun appui et votre présence à Dijon a été absolument sans résultats sur la marche de l’ennemi de l’Ouest à l’Est. » En réalité, les troupes réunies à Dijon et destinées à empêcher les Allemands de se jeter sur Bourbaki s’étaient laissé retenir par un rideau de forces ennemies qui n’avait d’autre mission que de les occuper. Bourbaki avait dû se replier sur Besançon, opérant lentement sa retraite à cause de la fatigue de l’armée, de la rigueur de la saison et de l’état affreux des routes. Il comptait trouver des vivres abondans et des munitions pour se maintenir autour de la place de Besançon, et fut désolé d’apprendre qu’il n’y restait presque rien ; que Quingey et Mouchard étaient aux mains de l’ennemi et que l’on ne pouvait se replier que du côté de Salins ou de Pontarlier. Il n’était plus possible de marcher sur Auxonne, car l’armée se fût engagée entre l’Ognon et le Doubs et aurait été attaquée par des forces supérieures sur ses deux flancs et sur ses derrières, avec la Saône à dos. Le seul salut était de se glisser le long de la frontière suisse. Les raisons indiquées ci-dessus et les conditions fatales de l’armistice en faisaient une loi.
Dans une note parue en 1894 et communiquée au colonel Secretan, Bourbaki comparant les ressources de l’ennemi, son état moral, son armement et sa discipline avec la situation de ses propres troupes, leurs moyens et leur situation personnelle, disait qu’un commandant en chef, dans de pareilles conditions, marche à une défaite certaine. Mais il ajoutait : « Si la Patrie est aux abois, qu’il ne puisse faire prévaloir son avis pour un armistice ou pour une paix devenue nécessaire, il doit dans certains cas accepter avec abnégation la triste mission qui lui est confiée. Dans ce cas extrême, le patriotisme le porte à vouloir prendre la grande part des douleurs et des malheurs immérités de son cher Pays. » C’est ce qu’il fit en accomplissant jusqu’à la dernière heure une tâche effroyable. Mais à ce moment, Bourbaki, attristé par les reproches adressés à ses opérations, inquiet de sa responsabilité, affolé par une situation sans issue, perdit l’esprit et voulut attenter à ses jours. Par un hasard extraordinaire, la balle, — je l’ai entendu dire à lui-même, — s’aplatit sur son front comme sur une plaque de fonte. « Soyez sûr, écrivait-il deux jours auparavant, que c’est un martyre d’exercer un commandement en ce moment… Si vous croyez qu’un de vos commandans de corps d’armée puisse faire mieux que moi, n’hésitez pas, comme je vous l’ai déjà dit, à me remplacer soit par Billot, soit par Clinchant, soit par Martineau… La tâche est au-dessus de mes forces. Vous croyez avoir une armée bien constituée. Il me semble que je vous ai dit le contraire… Quant à présent, je ne peux que chercher à me dégager et non à percer la ligne ennemie. »
En présence des hésitations si compréhensibles de Bourbaki à essayer de faire une trouée et de chercher une autre voie de salut que celle de Pontarlier, Gambetta lui ordonnait de remettre le commandement à Clinchant, ne sachant pas qu’à ce moment même l’infortuné général, pour lequel il était si sévère, cherchait un refuge dans la mort. Tout en regrettant qu’il eût parfois manqué de confiance dans le succès possible de ses opérations, M. de Freycinet se plaît à reconnaître que Bourbaki était brave jusqu’à l’héroïsme, impassible sous le feu et admirable entraîneur d’hommes. « Ceux qui l’ont approché n’ont jamais oublié ce masque chevaleresque, cette démarche souple et aisée, cette physionomie très fine sous les dehors d’une grande rondeur. Il exerçait sur la troupe une attraction indéfinissable : sa bravoure était légendaire et son insouciance du danger proverbiale. »
La fatalité s’était acharnée sur cet infortuné général. Dupe des intrigues de Bazaine, il avait eu la douleur de quitter Metz au moment où il aurait voulu le plus partager les souffrances de ses infortunés compagnons d’armes. Arrivé à Lille le 20 octobre, après avoir essayé vainement de revenir à son poste, malgré l’autorisation qu’il avait reçue des autorités allemandes, il avait trouvé les arsenaux et les magasins entièrement vides. Tout était parti pour la défense de Paris et pour l’armée de la Loire. Dans le Nord, la présence de Bourbaki, malgré son loyalisme absolu, donna lieu à de telles récriminations que le général lui-même voulut se retirer. Mais, sur les instances de Gambetta, il avait accepté un commandement à l’armée de la Loire, puis, après la victoire de Coulmiers, il avait pris la direction des 18e et 20e corps qui passèrent heureusement la Loire à Jargeau et à Sully le 5 décembre. Le 7 décembre, après avoir repoussé les Allemands devant Gien, il se décidait à se replier sur Bourges pour donner, s’il était possible, à ses soldats le temps de réparer leur désordre et de sortir du dénuement qui les avaient exténués. La retraite de Bourges par un froid et un verglas affreux fut des plus pénibles. Les combattans aux prises avec l’ennemi et les plus graves intempéries n’étaient plus qu’un troupeau d’hommes à moitié démoralisés. Il fallait nécessairement plusieurs jours de repos pour leur rendre la solidité voulue et leur permettre de reprendre une vigueur apparente, sous peine de voir « la toile, à peine tissée, s’en aller en charpie. » On comprend maintenant combien étaient justes ses craintes et ses doléances, et l’on se rend compte de la tristesse qu’avaient jetée en son âme les douloureux événemens par lesquels il venait de passer. Ce n’était certes pas de l’abattement et de l’apathie, mais le sentiment de sa responsabilité et de justes inquiétudes motivées par la situation désolante de ses troupes, beaucoup trop jeunes pour résister à des épreuves devant lesquelles auraient fondu même les plus vieilles troupes de l’Europe. Il sentait que vouloir jeter ces hommes sur l’ennemi, sans les avoir fait se reposer et ravitailler à fond, c’était les mener à une boucherie abominable. Mais dès qu’il les vit en meilleur état, dès qu’on adressa un nouvel et pressant appel à son dévouement, il n’hésita plus et, avec ce qu’il avait sous la main, placé en des conditions inouïes, il fit des prodiges : ce serait une injustice suprême de ne pas le reconnaître.
En ce qui concerne la tentative de suicide de Bourbaki, il est certain que le jugement rigoureux porté sur ses opérations contribua à cet acte de désespoir insensé. M. de Freycinet convient lui-même que les dépêches pressantes envoyées par lui, et « où ne perçait pas toujours la satisfaction, l’avaient beaucoup affecté. L’une d’elles surtout, dit-il loyalement, par suite d’une déplorable erreur dans la transmission télégraphique, blessa en lui le soldat. Je l’appris quelques jours après par son officier d’ordonnance, M. de Massa. » Celui-ci, résumant les différentes causes qui avaient poussé le général au suicide, avait cité la dépêche du délégué à la Guerre : « Autant j’admets votre attitude sur le champ de bataille, autant je déplore la lenteur avec laquelle l’armée a manœuvré avant et après les combats… » C’était une malencontreuse erreur de transmission, car l’original portait : « Autant j’admire votre valeur… » Et quelques jours après, le délégué à la Guerre mandait à Bourbaki : « C’est avec bonheur que j’ai appris que votre vie était hors de danger. J’estime en vous un brave et loyal soldat qui a fait noblement son devoir sur les champs de bataille et il m’eût été extrêmement douloureux de vous voir enlevé à la patrie. En vous parlant ainsi, je crois être l’interprète du pays tout entier qui n’a jamais douté et ne doutera jamais de la parfaite droiture de votre caractère. »
Il est certain qu’on ne peut approuver l’acte de défaillance qui poussa Bourbaki à vouloir se tuer pour échapper à l’atroce spectacle de la capitulation de ses troupes ; mais, étant donné ce que l’on sait, il est permis d’excuser son affolement. Ces généraux qui, dans les circonstances effrayantes où l’on faisait appel à leur dévouement, sont allés jusqu’aux dernières limites de l’héroïsme, méritent qu’on salue, qu’on honore leur mémoire. Ils en sont dignes, eux et leurs pauvres soldats, car ils n’ont rien marchandé pour essayer de sauver la patrie en danger.
Temps douloureux sans doute, mais temps glorieux aussi, où tous les Français oubliaient leurs fatigues et leurs maux pour ne former qu’une même et intrépide union contre l’envahisseur ! Sans doute, ceux qui les appelaient au feu ont commis des erreurs et des fautes qu’on ne saurait dissimuler, mais s’ils n’ont pu nous assurer la victoire tant désirée, ils ont cependant contribué à maintenir le bon renom de la France et sa volonté tenace de se défendre jusqu’à la dernière heure. C’est le cas de répéter avec l’héroïque général Ducrot : « Nos enfans du moins bénéficieront de l’honneur que nous avons sauvé ! »
Quant à l’armistice du 20 janvier, qui eut des conséquences si désastreuses pour l’armée de l’Est, M. de Freycinet nous décrit, avec une angoisse communicative, la stupeur qui l’assaillit, lorsqu’il en reçut la nouvelle. « Par une anomalie sans précédent dans l’histoire des guerres, dit-il, le gouvernement de Paris, étranger aux opérations de la province, avait pris sur lui de tracer la ligne de démarcation de nos forces. Or, il ne connaissait ni leurs emplacemens, ni même parfois leur existence. Il a dû s’en rapporter aux indications de l’état-major prussien, c’est-à-dire signer les yeux fermés… Mais ce qui est plus grave encore et ce qui confond l’imagination, c’est qu’il ait accepté de ne pas appliquer l’armistice à l’armée de l’Est et qu’il ait omis de nous le dire. Oui, cette armée était exclue de la convention et nous l’ignorions, alors qu’un jour de retard pouvait amener sa perte ! Nous l’immobilisions sur le vu de la dépêche et le gouvernement prussien, qui connaissait cette dépêche, profitait de l’erreur où elle nous faisait tomber ! Il ne nous avertissait pas que ses propres troupes allaient continuer de marcher, tandis que nous arrêtions les nôtres. Quel nom mérite un tel procédé ? » Le nom que mérite la falsification de la dépêche d’Ems par le même homme, et peut-être pire encore… Il faut relire la déposition des généraux de Beaufort d’Hautpoul et de Valdan qui accompagnèrent Jules Favre à Versailles auprès de Bismarck et de Moltke, pour saisir l’obscurité et le vague déplorables des négociations. Interrogé ainsi : « Que savez-vous de l’armée de l’Est ? » le général de Beaufort d’Hautpoul répondit : « Rien. — Et de Bourbaki ? — Rien. — Que vous a dit M. Jules Favre dans le trajet de Neuilly à Sèvres ? — Que Bourbaki était en pleine retraite. — Et que vous a-t-on dit à Versailles ? — On nous a dit : Nous n’avons pas de nouvelles. Il faut remettre la question à demain. — Ainsi, vous n’avez rien su ? — Non. — Vous rappelez-vous la clause qui disait que l’armistice ne commencerait que trois jours après qu’il aurait été signé ? — Je n’en ai plus aucun souvenir. — Cette clause paraît assez extraordinaire ? — On demandait le temps nécessaire pour prévenir tout le monde. — Cette clause a toujours paru incompréhensible ? — Je n’ai pas eu à la discuter. — Le 26, Bourbaki était représenté comme étant coupé et n’ayant plus de refuge qu’en Suisse. — Cela ne m’a pas été dit. — M. Jules Favre ne vous en a pas parlé ? — Du moins, je ne m’en souviens pas. — Ainsi, d’après votre sentiment, si l’on n’a rien réglé pour Bourbaki, c’est parce que les Prussiens n’avaient pas de ses nouvelles ? — Moi, je pensais que les Prussiens attendaient la nouvelle que l’armée de l’Est n’existait plus. — Vous deviez être embarrassé, puisque vous ne saviez pas ce qui se passait en province ? — Certainement, nous étions embarrassés ! Nous savions que c’était fini, que Paris posait les armes, c’était forcément la paix. Je leur ai dit, je ne sais plus à propos de quoi : Bona fide. Au début de la conférence, M. de Bismarck nous avait dit, lui aussi, que nous allions traiter les questions de bonne foi. Nous n’avons pas cherché à soulever de difficultés. Je lui ai déclaré ceci : Vous pensez bien que nous ne serions pas ici, si tout n’était pas fini ! »
Ce récit est déjà extraordinaire, mais que dire de celui du général de Valdan ? Il convient cependant de reconnaître que le général de Beaufort avait proposé de laisser à Bourbaki l’occupation du département du Doubs en neutralisant la Haute-Savoie et le Jura. C’est alors que M. de Moltke dit aux négociateurs : « Les deux armées sont peut-être en présence, sur le point d’en venir aux mains. Il serait donc impossible de les prévenir à temps. D’autre part, les conditions qui sont faites à Bourbaki lui permettraient de se ravitailler et de recevoir des renforts, ce que nous ne pouvons admettre. — Laissez-lui au moins le département du Doubs pour vivre ? » riposta Beaufort. Mais sur les observations de Bismarck, la décision fut renvoyée au lendemain. Jules Favre crut comprendre alors que l’exclusion de l’armée de l’Est n’était que momentanée et qu’elle cesserait dès qu’on se serait entendu sur la ligne de démarcation des zones neutres, et cela Bismarck et Moltke le lui laissèrent croire. Sur ce, Beaufort considéra sa mission terminée et fit observer que ce serait au chef d’état-major de l’armée de Paris qu’incomberait la signature de la convention.
Le 28 janvier, le général de Valdan accompagna Jules Favre à Versailles. Interrogé le 28 janvier 1872 sur ce qu’il savait, il répondit à la Commission d’enquête : « Quant à la province, je ne savais pas le premier mot de ce qui s’y était passé. — Le gouvernement ne vous a pas donné connaissance de cela ? — Pas du tout. — Vous n’avez rien discuté ? — Bien. — Avez-vous eu à Versailles des nouvelles de l’Est ? — M. de Moltke a été réservé comme toujours. L’idée qui m’est restée, c’est que le gouvernement français comptait encore sur l’armée de l’Est. — Ce jour-là ? — Ce jour-là ; c’est pourquoi on l’a exceptée de l’armistice, ainsi que Belfort. J’ai entendu dire : « Nous réservons l’armée de l’Est, parce que Bourbaki pourrait très bien être plus heureux que nous ne l’avons été jusqu’ici. » — Il n’en a pas été question devant les autorités prussiennes ? — Non. — Saviez-vous, le 28, quelle était la triste situation de l’armée de l’Est ? — C’est le 1er février que M. de Bismarck a lu devant moi à, M. Jules Favre une dépêche annonçant l’entrée en Suisse de 80 000 hommes de l’armée de l’Est. — Ne savez-vous rien de plus ? — Non. — Lorsque M. de Bismarck vous disait : « Mes troupes sont ici ; les vôtres sont là, » vous vous en rapportiez à lui ? — Oui. — Vous pouviez être facilement trompé ! — Je n’ai fait qu’obéir aux ordres qui m’étaient donnés. — Quand vous êtes arrivé, quelles étaient les prétentions des Prussiens ? — Tout ce qu’ils ont demandé, on le leur a donné. Les limites ont été fixées et déterminées par eux… Maintenant, quant à la frontière de l’Est, elle a été arrêtée en dehors de moi. Je n’y suis pour rien. »
Voilà dans quelles conditions lamentables nos inhabiles et ignorans négociateurs ont subi les exigences de l’ennemi triomphant ! Aussi, comprend-on le cri de fureur échappé sur le moment à Gambetta : « Celui qui a signé un tel armistice est un misérable ! »
Le 13 février, le général Trochu, qui avait offert à Jules Favre de l’accompagner à Versailles et qui avait eu le tort de céder à l’opposition de ses collègues qui ne voulaient pas que le chef du gouvernement allât traiter en personne, a essayé de plaider ainsi les circonstances atténuantes : « LL. EE. le général comte de Moltke et le comte de Bismarck savaient dans quelles conditions de bonne foi M. Jules Favre, assisté du général de Valdan, a traité devant eux de l’amnistie. Il ignorait, par suite des rigueurs de l’investissement de Paris, ce que faisaient les troupes françaises du dehors et où elles étaient. Le temps et les-moyens manquaient absolument pour prendre des informations à cet égard. Il en résulte que le tracé de délimitation des zones à occuper ou à neutraliser a été fait selon des vues dont l’armée allemande devait avoir le principal bénéfice… Les mêmes raisons d’ignorance et d’impossibilité ont déterminé l’ajournement admis au sujet de l’armistice pour les départemens de l’Est comme pour les troupes qui s’y trouvent. Et ce fait singulier s’est produit qu’un armistice, qui devait être nécessairement généralisé, est demeuré partiel, au grand préjudice des intérêts français qui étaient en cause. »
Cela était plus que singulier, cela était monstrueux. Un gouvernement, prétendant négocier bona fide, profitait de l’ignorance inouïe de l’autre pour excepter une armée de l’armistice général afin de l’écraser subrepticement, ce gouvernement méritait qu’on lui infligeât la flétrissure qui lui était due et que l’histoire lui gardera. Pourquoi le général Trochu, président de la Défense nationale, n’a-t-il pas exigé que le général de Beau fort d’Hautpoul revînt à Versailles avec Jules Favre ? Ce général avait été pourtant plus énergique que le général de Valdan. Il avait protesté avec véhémence contre l’occupation du département de la Mayenne ; il avait demandé qu’on laissât le Doubs à Bourbaki en neutralisant la Haute-Savoie et le Jura ; il avait refusé l’occupation de la banlieue de Paris par l’armée allemande et d’autres conditions pénibles pour la capitale. Sans bien savoir où il allait et ce qu’on voulait, il avait militairement parlé aux Allemands. Il aurait dû revenir traiter au sujet des dernières clauses. Mais devant son énergie, Bismarck et Moltke firent comprendre qu’ils préféraient un autre négociateur. Aussi fut-il remplacé par l’ignorant général de Valdan, et les résultats furent-ils ceux que l’on sait. On saisit maintenant la portée de ces mots dits, avec bonhomie, par Bismarck à Jules Favre : « La présence d’un officier n’est pas nécessaire. Je crois que nous pouvons tout faire à nous deux. »
Nous comprenons avec quelle douleur le général Clinchant, remplaçant Bourbaki, adressa à ses soldats cet ordre du jour que reçut M. de Freycinet : « Il y a peu d’heures encore, j’avais l’espoir, j’avais même la certitude de vous conserver à la Défense nationale. Notre passage jusqu’à Lyon était assuré à travers les montagnes du Jura. Une fatale erreur nous a fait une situation dont je ne veux pas vous laisser ignorer la gravité. Tandis que notre croyance en l’armistice, qui nous avait été notifié et confirmé par notre gouvernement, nous recommandait l’immobilité, les colonnes ennemies continuaient leur marche, s’emparant des défilés déjà entre nos mains et coupaient ainsi notre ligne de retraite. Il est trop tard aujourd’hui pour accomplir l’œuvre interrompue ; nous sommes entourés par des forces supérieures, mais je ne veux livrer à la Prusse ni un homme ni un canon. Nous irons demander à la neutralité suisse l’abri de son pavillon. » On sait avec quelle bravoure la malheureuse armée de l’Est accomplit sa terrible retraite et avec quelle générosité la Suisse l’accueillit.
M. de Freycinet termine les chapitres de la guerre de 1870 par des considérations qui serviront de conclusion à cette étude. Il a voulu savoir et dire les réels motifs de nos désastres. Il ne s’est pas contenté d’énumérer les incidens fortuits, les fautes certaines, les coups aveugles de la fortune. Il a voulu aller plus au fond. Il a compris qu’une telle succession de malheurs se rattachait à des causes plus graves encore. En dehors de l’infériorité numérique, du désordre des préparatifs, de l’insuffisance du haut commandement, il a trouvé ces causes dans l’instruction incomplète des troupes, dans l’inexpérience des recrues opposées aux réservistes exercés de l’Aile magne, enfin dans l’indiscipline des soldats. « Le second mal dont a souffert la Défense nationale, et dont elle souffrirait encore, dit-il, est celui de l’indiscipline. L’homme qui n’a pas été rompu à la discipline, en temps de paix, s’y prête difficilement en temps de guerre. Les obligations parfois formalistes qui accompagnent le métier militaire paraissent puériles au novice. Elles l’affectent désagréablement. Il tend d’instinct à s’y dérober. Or, la discipline exacte, rigoureuse dans les petites comme dans les grandes choses, est indispensable aux armées. Sans elle, les meilleures périssent. Il importe que la conviction en soit établie au cœur des hommes. Il ne suffit pas qu’ils obéissent passivement. Il faut qu’ils soient pénétrés de la nécessité, de l’utilité de cette obéissance. La discipline n’est pas seulement le nerf des armées ; elle est aussi le ciment des sociétés civilisées. Si le mépris de l’autorité, la révolte hantent l’esprit des jeunes recrues, c’en est fait tout à la fois et de la défense nationale et de la sécurité intérieure. Sans doute, personne ne soutient ouvertement la thèse contraire et n’oserait prétendre que la discipline n’est pas nécessaire aux armées. Mais, chez quelques esprits, le principe est entouré de telles restrictions ou comporte des interprétations si subtiles qu’il équivaut presque à la négation même de l’autorité. Réagissons donc contre ces tendances éminemment dangereuses et proclamons que la discipline militaire doit être humaine et juste, mais sans défaillance. »
Ces hautes considérations sont d’une justesse incontestable. Si nos revers avaient pu faire naître et ancrer cette nécessité de la discipline en nos esprits, nous bénirions nos revers ! Un peuple qui ne tirerait pas de son infortune les leçons qu’elle comporte et s’obstinerait dans ses fautes et dans ses erreurs, serait un peuple indigne de toute estime, un peuple perdu.
Ce n’est pas tant la défectuosité de l’armement, l’infériorité numérique des troupes, le désordre des préparatifs qui rendent les catastrophes inévitables, c’est surtout l’absence des vertus morales qui forment l’ossature et l’âme d’une nation : la discipline, le respect, l’union, la, foi en un idéal et en une religion, l’amour de la patrie, le consentement au sacrifice de soi-même. « Sommes-nous donc des lâches ? criait Fichte à ses concitoyens en 1807. Ne voulons-nous vivre que pour nous-mêmes ? Ne sommes-nous pas la semence d’où sortiront un jour de nombreux descendans ? N’avons-nous pas la meilleure raison de vivre : nos enfans et la préparation pour eux de jours meilleurs ? » Appliquons à nous-mêmes ce viril appel du philosophe allemand et que nos ennemis eux-mêmes nous servent de salutaire exemple !… Oui, c’est à nos enfans, c’est-à-dire à la France d’aujourd’hui et de demain qu’il nous faut penser toujours. Cette pensée constante fera la force indestructible de notre pays ainsi que notre honneur et notre consolation suprêmes.
HENRI WELSCHINGER.