Les Souvenirs de Félicie L***/Préface

chez Maradan, libraire (p. 7-10).


PRÉFACE.


L’accueil si favorable que le public a daigné faire à ces Souvenirs dispersés dans trente volumes de la Bibliothèque des Romans, et si souvent copiés dans les journaux, n’auroit pu m’engager à les réunir de suite, car je suis encore persuadée qu’il faut un plan aux longs ouvrages ; mais sachant qu’on a déjà recueilli dans un gros volume tous ces morceaux épars, et que ce volume est imprimé dans les pays étrangers, j’ai dû me décider à en faire moi-même une édition, afin de prévenir une contrefaction qui se préparoit en France.

Nous avions déjà en français deux ouvrages qui portent ce titre de Souvenirs. Le premier (à tous égards) est le charmant volume intitulé ; Les Souvenirs de madame de Caylus. Tout est parfait dans ce petit ouvrage, les sentimens, la manière de conter, la grâce, le naturel ; d’ailleurs, il faut avouer que les Souvenirs de Louis-le-Grand et de sa Cour, sont plus intéressons que ceux du règne de Louis xv. Quant aux Souvenirs de madame Necker, le public les a jugés d’une manière qui a pu paroître sévère aux partisans de l’auteur, mais qui n’est qu’équitable : j’ose même dire que, sans la réputation si méritée de cette femme célèbre, sans la pureté de sa conduite et de sa vie, ce triste ouvrage eût fait beaucoup de tort à son caractère dans l’opinion de toutes les personnes sensibles : on n’eût point excusé celle qui se permet la critique et la moquerie la plus piquante sur son amie au lit de la mort, et à laquelle elle avoit prodigué tant d’éloges et les assurances d’une si tendre et si vive affection[1]. On eût été révolté de ce ton méprisant avec lequel l’auteur parle souvent des gens de sa société, et même de ses amis[2] : enfin on eût trouvé aussi peu de bonté que de grâce et de goût dans cette multitude de petites anecdotes insipides et malignes, et la plupart fausses, dont ce recueil est rempli. Rien dans cet ouvrage n’a dû me blesser personnellement ; je n’y suis cités que d’une manière agréable et flatteuse ; mais l’auteur y parle avec une extrême injustice et très-injurieusement d’une personne que je chéris, et l’anecdote insignifiante qu’elle rapporte à ce sujet est un mensonge. Ainsi j’avoue que, sensiblement offensée, je fus en même temps encouragée à publier une partie de mes journaux sous le nom supposé de Félicie L*** ; avec une manière d’écrire simple et naturelle, on pouvoit se flatter d’offrir au public, en ce genre, un ouvrage moins ennuyeux que celui de madame Necker. J’avoue encore que l’Avertissement qui précède mes Souvenirs, n’étoit qu’une petite critique de ceux de madame Necker. Mes ressentimens particuliers ne me rendront jamais injuste, même dans mes premiers mouvemens ; cette critique étoit parfaitement fondée ; je ne l’ai point supprimée dans cette édition, et l’on conviendra qu’il m’eût été bien facile de la rendre plus piquante. Je ne veux point me faire un mérite de cette modération, le seul bon goût auroit suffi pour la prescrire ; le respect dû aux vertus et au mérite si distingué de madame Necker, ne permet de la critiquer qu’avec ménagement, ou avec le ton de l’estime.

Je donnerai successivement, dans le Mercure, la suite de ces Souvenirs, et je ne rassemblerai ces morceaux épars pour en former un second volume, que dans deux ou trois ans.

  1. Madame Geoffrin.
  2. Entr’autres, du comte d’Albaret, homme très-estimable, rempli de talens agréables, et qui fut l’un des plus sincères amis de madame Necker.