Les Souvenirs (Albert Mérat)/Tréteaux

Les SouvenirsAlphonse Lemerre, éditeur (p. 36-38).
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TRÉTEAUX


I


l’hercule

En plein air, sur l’estrade en planches de bois blanc,
Aux sons du cuivre aigu faussant les ritournelles,
Pendant que les buveurs trinquent sous les tonnelles,
L’hercule fait saillir les muscles de son flanc.

Ses deux bras sont croisés dans le geste indolent
D’un athlète certain de ses splendeurs charnelles ;
Le regard sans rayons qui fixe ses prunelles
Vers la foule parfois s’abaisse, fier et lent.

Sa tête, qu’un front bas et sans rides déprime,
N’a pas l’amer souci de l’idée, et n’exprime
Que la félicité d’un grand lion dispos.

Pourtant, malgré la douce extase de la gloire,
Dans l’orgueil souverain de son large repos,
Cet homme-là n’est pas heureux : il voudrait boire.




II


une saltimbanque

Médaille d’or usée où la beauté persiste,
La saltimbanque au gré du public curieux
Étalait, sous le clair maillot, pour tous les yeux,
Des reliefs dont la ligne eût séduit un artiste.

La jupe pailletée avait la couleur triste
Du linge qui se fane et que l’air a fait vieux.
On voyait, sous l’effort du souffle impérieux,
Comme une onde s’enfler la gorge qui résiste.

Ses noirs cheveux semblaient un farouche étendard ;
Sa peau brune buvait le soleil comme un fard,
Et, bijou respecté, l’oreille restait rose.

Faite d’un fier métal, force et grâce à la fois,
Ce n’était pas l’attrait des beautés de chlorose,
Mais un faune eût voulu l’emporter dans les bois




III


la pantomime

Pendant que sur la scène autrefois honorée,
Où, l’épée au côté, la cape sur les reins,
Les héros déroulaient leurs fiers alexandrins,
On accorde parfois au Cid une soirée,

Pendant qu’avec des cris, belle Muse adorée,
La bêtise t’insulte en de honteux refrains,
Et que l’on désapprend la gloire des quatrains
Rhythmant les purs accords de la lyre sacrée ;

Je m’en vais voir la ruse et l’art ingénieux.
D’Arlequin, batailleur insolent, vicieux,
Fou d’une lèvre avec amour abandonnée,

Et le geste bouffon, mais franchement humain,
De Pierrot caressant sa joue enfarinée
Où Colombine rose a laissé son carmin.