Les Soutiens de la société

Traduction par Pierre Bertrand et Edmond de Nevers.
P.-V. Stock, éditeur (Bibliothèque cosmopolite, n° 7) (p. --145).

LES
SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ
Pièce en quatre actes
PERSONNAGES

Le consul Bernick.

Betty, sa femme.

Olaf, leur fils.

Mlle Martha Bernick, sœur du consul.

Johann Tonnesen, frère cadet de Mme Bernick.

Hilmar Tonnesen, cousin de Mme Bernick.

Mlle Lona Hessel, demi-sœur de Mme Bernick.

Rorlund, vicaire.

Rummel, commerçant.

Mme Rummel.

Mlle Rummel.

Wiegeland, commerçant.

Sandstadt, commerçant.

Mlle Dina Dorf.

Krapp, chef de comptabilité.

Aune, contre-maître.

Mlle Lynge.

Mme Holt.

Mlle Holt.

Habitants de la ville, Marins, Étrangers


L’action se déroule chez le consul Bernick, dans une petite ville de la côte norvégienne.

ACTE PREMIER


Grand salon donnant sur le jardin, dans la maison du consul Bernick.


Sur le devant de la scène, à gauche, une porte qui mène au cabinet du consul. Un peu en arrière, autre porte semblable. Au milieu, une grande porte. Dans le fond, une cloison vitrée à travers laquelle on aperçoit un large perron couvert d’une marquise et une partie du jardin, qui est entouré d’un treillage avec une autre petite porte. Tout le long du treillage passe une rue bordée de l’autre côté par des maisonnettes peintes en couleurs claires. Il fait un chaud soleil d’été. De temps en temps quelques promeneurs qui s’arrêtent en causant. Dans un magasin, au fond de la rue, entrent des acheteurs.

Dans le salon sont assises plusieurs dames autour d’une table. Mme Bernick occupe la place du milieu ; près d’elle, à gauche, Mme Holt et sa fille ; puis Mme Rummel et Mlle Rummel. À droite de Mme Bernick, Mme Lynge, Mlle Bernick et Mlle Dina Dorf. Toutes font des travaux d’aiguille. Sur la table, de nombreux patrons, morceaux d’étoffes, vêtements. Un peu en arrière, à une petite table sur laquelle l’on a mis un bouquet et un verre d’eau sucrée, est assis le vicaire Rorlund, qui lit, dans un livre à tranches dorées, de façon tellement inintelligible que l’on saisit à peine quelques mots de temps en temps.

Olaf Bernick joue dans le jardin et s’amuse à lancer des flèches avec son arc sur un but quelconque.

Après que Rorlund a lu quelques minutes, arrive par la porte à droite M. Aune, le contre-maître. La lecture est un instant interrompue. Mme Bernick, d’un signe, lui indique la porte à gauche. Aune traverse le salon et frappe légèrement, à plusieurs reprises, en laissant un intervalle entre chaque coup, à la porte du cabinet du consul. M. Krapp, le chef de comptabilité, le chapeau à la main et des papiers sous le bras, sort de chez M. Bernick.


Scène PREMIÈRE

KRAPP, AUNE

KRAPP. — Ah ! vous avez frappé ?

AUNE. — M. le consul m’a fait dire qu’il désirait me parler.

KRAPP. — C’est exact ; mais il ne peut vous recevoir. Il m’a chargé de vous…

AUNE. — Vous ?… Je tiendrais cependant…

KRAPP. — De vous dire que vous devez cesser les conférences que vous faites chaque samedi aux ouvriers.

AUNE. — Comment ! je croyais qu’il m’était permis de consacrer mon temps libre à…

KRAPP. — Il ne vous est pas permis de consacrer votre temps libre à souffler le mécontentement aux ouvriers. Samedi dernier, vous les avez entretenus du dommage que leur causent nos nouvelles machines et notre nouvelle répartition du travail sur le chantier. Dans quel but ?

AUNE. — Dans le but d’être utile à la société.

KRAPP. — Je m’en doute ! En attendant, le consul dit que c’est ainsi qu’on la désorganise.

AUNE. — Ma société n’est pas celle du consul, monsieur le comptable ; et, comme président de l’union ouvrière, je dois…

KRAPP. — Avant toutes choses, vous représentez sur le chantier le consul Bernick ; avant toutes choses, vous avez à remplir votre devoir envers la société du consul Bernick, car c’est elle qui nous fait tous vivre. Et maintenant, vous savez ce que le consul avait à vous dire.

AUNE. — Le consul ne me l’eût pas dit de cette façon, monsieur le comptable ; mais je sais qui je dois remercier pour cette leçon. Ce sont ces maudits marins américains. Ces gens là veulent que l’on travaille ici à leur manière et que…

KRAPP. — Oui, oui, oui. Je n’ai pas à discuter plus longtemps là-dessus. Vous connaissez maintenant l’opinion du consul. Veuillez donc avoir la bonté de retourner au chantier, car certainement vous y êtes nécessaire. Je vous rejoins à l’instant. Mille pardons, mesdames.

(Il salue, traverse le jardin et va dans la rue. Aune s’éloigne par la porte à droite. Rorlund qui, pendant cet entretien, a continué sa lecture à voix plus basse, finit peu de temps après et ferme son livre un peu bruyamment.)

Scène II

RORLUND, Mme RUMMEL et sa fille, Mme HOLT et sa fille, Mlle Martha BERNICK, Mlle Dina DORF, Mme LYNGE

RORLUND. — Et voilà, honorées dames, l’histoire est finie.

MADAME RUMMEL. — Oh ! que c’est instructif !

MADAME HOLT. — Et si moral !

MADAME BERNICK. — Vraiment, un pareil livre suggère bien des réflexions.

RORLUND. — Oui, c’est une bienfaisante contre-partie des productions quotidiennes de la presse. Que se cachet-il sous les apparences brillantes et fardées dont la haute société se montre si fière ? La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. Elle n’est rien qu’un sépulcre blanchi.

MADAME HOLT. — Très vrai.

MADAME RUMMEL. — Il suffit de regarder les marins américains qui sont actuellement dans notre ville.

RORLUND. — Je ne veux pas parler de cette écume de la société, non ; mais dans les classes dirigeantes elles-mêmes, que se passe-t-il ? Le doute et le trouble sont dans toutes les âmes ; la défiance est dans tous les esprits. Voyez comme la vie de famille s’en va ! Voyez avec quelle audace on s’y révolte contre les vérités les plus sacrées ?

MADEMOISELLE DINA (sans lever les yeux). — Cependant, ne fait-on pas aussi beaucoup de belles et grandes choses ?

RORLUND. — Belles et grandes ?… Je ne comprends pas.

MADAME HOLT. — Mais, mon Dieu, Dina…

MADAME RUMMEL (en même temps). — Mais, Dina, comment peux-tu ?…

RORLUND. — Je ne crois pas qu’il serait profitable d’introduire chez nous ces grandeurs et ces beautés-là ; et nous devons remercier Dieu de ce que les choses, demeurent ici comme elles sont. Il pousse bien un peu d’ivraie parmi le bon grain, mais faisons tous nos efforts pour l’arracher. Voyez-vous, mesdames, nous devons tous veiller également à ce que notre société reste pure et bannir loin d’elle l’esprit de révolte, car il lui préparerait de mauvais jours.

MADAME HOLT. — Hélas ! nous en avons déjà plus qu’il n’en faudrait !

MADAME RUMMEL. — Oui ; n’a-t-il pas tenu à un cheveu, l’an dernier, que l’on ne fit passer le chemin de fer par ici ?

MADAME BERNICK. — Heureusement Bernick a pu l’empêcher !

RORLUND. — La Providence, Mme Bernick ! Soyez-en en persuadée, votre mari n’était qu’un instrument dans sa main, alors même qu’elle semblait nous refuser son appui !

MADAME BERNICK. — Et combien il lui a fallu lire de choses désagréables à son adresse dans les journaux ! Mais nous oublions de vous remercier, monsieur le vicaire. C’est plus qu’aimable de nous sacrifier une si grande grande partie de votre temps.

RORLUND. — Je vous en prie… je suis en vacances

MADAME BERNICK. — Oui, oui, n’empêche que ce soit un vrai sacrifice.

RORLUND (approchant sa chaise). — Ne parlons pas de cela, chère madame Bernick. Ne feriez-vous pas toutes un sacrifice pour accomplir une bonne œuvre, et ne le feriez-vous pas volontiers, joyeusement même ? Ces pauvres gens, si corrompus, au salut desquels nous travaillons, doivent être considérés en quelque sorte comme des soldats blessés sur le champ de bataille. Vous, mesdames, vous êtes les infirmières, les sœurs de charité qui préparez la charpie, bandez les blessures, guérissez et consolez.

MADAME BERNICK. — Ce doit être une grâce particulière de Dieu d’envisager toutes choses sous un jour aussi beau.

RORLUND. — Parfois cette grâce est innée en effet : mais aussi on peut l’acquérir. Il suffit de regarder la vie à la lumière du devoir. Qu’en dites-vous, mademoiselle Bernick ? Ne vous trouvez-vous pas plus heureuse depuis que vous vous consacrez entièrement aux soins de votre école ?

MADEMOISELLE MARTHA. — Je ne sais trop ce que je dois vous répondre. Je me prends quelquefois, en me rendant aux classes, à rêver d’être très loin d’ici, sur une mer orageuse.

RORLUND. — Ce sont là, voyez-vous, ma chère demoiselle, les tentations coupables, les hôtes turbulents qu’il faut chasser. La mer orageuse dont vous parlez au figuré, c’est cette grande société pleine d’abîmes, dans laquelle tant d’autres ont fait naufrage. Réellement, tenez-vous beaucoup à vivre cette vie dont vous entendez au loin le sourd murmure ? Mais jetez seulement un regard dans la rue. Elle est pleine d’hommes qui courent par une chaleur ardente, accablés sous le poids de leurs mesquins soucis ! Ne sommes-nous pas plus heureux, assis confortablement autour de cette table, dans ce salon plein de fraîcheur et le dos tourné à l’orage ?

MADEMOISELLE MARTHA. — Oui, oui, vous avez bien raison.

RORLUND. — Dans cette maison, si bonne, si hospitalière, où la vie de famille nous apparaît dans sa plus haute incarnation, où règnent la concorde et la paix ? (à Madame Bernich). Que regardez-vous donc, chère madame ?

MADAME BERNICK (en désignant la chambre de son mari). — Comme ils deviennent bruyants !

RORLUND. — S’agit-il de quelque chose d’extraordinaire ?

MADAME BERNICK. — Je ne sais ; il y a quelqu’un avec mon mari.


Scène III

Les Mêmes, HILMAR
(Hilmar Tonnesen entre, le cigare aux lèvres, par la porte de droite et s’arrête interdit.)

HILMAR. — Oh ! mille pardons !

(Il fait mine de se retirer.)

MADAME BERNICK. — Non, Hilmar, reste ; tu ne nous déranges pas. Désires-tu quelque chose ?

HILMAR. — Moi… je passais seulement. Bonjour, mesdames. (A Mme Bernick). Eh bien, comment cela va-t-il tourner ?

MADAME BERNICK. — Quoi ?

HILMAR. — Bernick a convoqué une réunion.

MADAME BERNICK. — Vraiment ? Et de quoi s’agit-il ?

HILMAR. — Toujours de ces chemins de fer ; une duperie !

MADAME RUMMEL. — Non, est-ce possible ?

MADAME BERNICK. — Ce pauvre Richard ! Il va donc avoir encore de nouveaux ennuis !

RORLUND. — Mais comment est-ce possible, monsieur Tonnesen ? M. Bernick leur a fait clairement savoir, l’an dernier, qu’il n’en voulait pas de leur chemin de fer.

HILMAR. — Oui, c’est vrai ; mais Krapp vient de me raconter que cette histoire est revenue sur le tapis. En ce moment Bernick est en conférence avec trois financiers de la ville.

MADAME RUMMEL. — Oui, il m’a semblé que j’avais entendu la voix de mon mari.

HILMAR. — Naturellement M. Rummel est là, avec M. Sandstad et M. Michel Wiegeland, celui que l’on appelle ordinairement Saint-Michel.

RORLUND. — Hum !

HILMAR. — Je vous demande pardon, monsieur le vicaire.

MADAME BERNICK. — Nous étions si tranquilles !

HILMAR. — Quant à moi je ne vois pas d’inconvénient à ce que l’on reprenne cette question des chemins de fer ; ce sera, au moins, une distraction.

RORLUND. — On se passerait bien des distractions de ce genre.

HILMAR. — Ce dépend des caractères. Il y a des gens qui ont besoin de se dépenser en des combats excitants. La vie d’une petite ville en offre rarement l’occasion ; et il n’est pas donné à tout le monde… (Il feuillette le livre du vicaire.) « La femme servante dans la société. » Quelle est cette sottise ?

MADAME BERNICK. — Mon Dieu, Hilmar, ne parle pas ainsi. Tu n’as certainement pas lu ce livre.

HILMAR. — Non, grâce au Ciel !

MADAME BERNICK. — Tu n’es pas très bien portant aujourd’hui.

HILMAR. — Non, en effet.

MADAME BERNICK. — Tu n’as peut-être pas bien dormi, la nuit dernière.

HILMAR. — Non, j’ai très mal dormi. Précisément à cause de ce malaise, j’ai fait hier soir une petite promenade ; puis je suis allé au cercle où j’ai lu le récit d’un voyage au pôle nord. Je trouve que l’on puise du courage à suivre ainsi l’homme dans sa lutte contre les éléments.

MADAME RUMMEL. — Cela vous a peut-être impressionné, monsieur Tonnesen.

HILMAR. — Votre supposition est très juste, madame Rummel. Toute la nuit je me suis retourné de tous les côtés, dans une espèce de demi sommeil où je me voyais poursuivi par un horrible morse.


Scène IV

Les Mêmes, OLAF

OLAF (qui arrive par le perron). — Tu as été poursuivi par un morse, mon oncle ?

HILMAR. — En rêve seulement, mauvais gamin. Tu joues encore avec cet arc ridicule ? Pourquoi ne prends tu pas pour t’exercer une arme plus sérieuse ?

OLAF. — Je voudrais bien, mais…

HILMAR. — Un arme à feu aurait un sens, au moins. Quand le coup part, on éprouve une sensation de… cela vous contracte les nerfs et…

OLAF. — Oui, et je pourrais tuer des ours, mon oncle. Mais papa ne veut pas.

MADAME BERNICK. — Ne lui mets pas cette idée en tête, Hilmar.

HILMAR. — Hum ! C’est une génération qui pousse. On ne parle que d’exercices et de perfectionnements. Que Dieu ait pitié de nous ! Tout n’est plus que jeux et simagrées. Où trouverait-on maintenant le vrai courage, le courage qui regarde le danger virilement, en face ? Ne tourne pas autour de moi avec ton arc, tête folle ! La flèche pourrait partir.

OLAF. — Il n’y a pas de flèche, mon oncle.

HILMAR. — Le sais-tu ? Il y en a peut-être une. Enlève-la, te dis-je. Pourquoi, diable, n’es-tu pas allé en Amérique sur un des vaisseaux de ton père ? Là tu pourrais chasser le buffle, ou guerroyer contre les Peaux-Rouges.

MADAME BERNICK. — Voyons, Hilmar

OLAF. — Je le voudrais bien ! Je me mettrais à la recherche de l’oncle Johann et de tante Lona.

HILMAR. — Ta ra ta ta !

MADAME BERNICK. — Allons, retourne au jardin, Olaf.

OLAF. — Maman, est-ce que je puis aller dans la rue ?

MADAME BERNICK. — Oui ; mais n’y reste pas trop longtemps. (Il sort)


Scène V

Les Mêmes, moins OLAF

RORLUND. — Vous ne devriez pas mettre de pareilles lubies dans la tête de cet enfant, monsieur Tonnesen.

HILMAR. — Oui, naturellement ! Il faut que ce petit reste à la maison et devienne un blanc bec comme tant d’autres.

RORLUND. — Mais pourquoi ne voyagez-vous pas vous-même ?

HILMAR. — Moi ? Malade comme je le suis ? En vérité, il ne se passe pas grand chose dans cette ville ; cependant on a toujours certains devoirs à remplir vis-à-vis de la société dans laquelle on vit. Il faut bien qu’il y ait au moins une personne ici qui tienne haut le drapeau intellectuel Oh ! comme il crie, celui-là !

RORLUND. — Qui donc crie ?

HILMAR. — Je ne sais pas. Ils parlent tous un peu fort là-dedans, et cela me rend nerveux.

MADAME RUMMEL. — Ce doit être mon mari, monsieur Tonnesen ; il a une telle habitude de parler de vant de grandes assemblées !…

RORLUND. — Les autres ne paraissent point parler bas non plus.

HILMAR. — Naturellement. Lorsqu’il s’agit de défendre sa bourse, alors… Tout finit par des questions d’intérêt matériel. Hou !

MADAME BERNICK. — C’est cependant mieux qu’autrefois où tant de choses se perdaient.

MADAME LYNGE. — Les affaires allaient-elles réellement si mal autrefois ?

MADAME RUMMEL. — Je puis vous l’assurer, madame Lynge ; et vous pouvez vous estimer heureuse de ce que vous n’étiez pas ici à cette époque.

MADAME HOLT. — Oui, bien des choses ont changé. Quand je me rappelle notre jeunesse !…

MADAME RUMMEL. — Il suffit de retourner à quatorze ou quinze ans en arrière. Dieu, quelle vie on menait ! Il y avait dans ce temps-là une société chorégraphique et une société musicale.

MADAME BERNICK. — Et une société dramatique ; je m’en souviens fort bien.

MADAME RUMMEL. — Oui, on y a joué votre pièce, monsieur Tonnesen.

HILMAR (s’éloignant vers le fond). — Ah ! laissez donc !

RORLUND. — Une pièce de ML Tonnesen !

MADAME RUMMEL. — Oui, c’est longtemps avant votre arrivée, monsieur le vicaire. Du reste, on ne l’a jouée qu’une fois.

MADAME LYNGE. — N’est-ce point dans cette pièce que vous m’avez raconté avoir tenu un rôle de jeune première, madame Rummel ?

MADAME RUMMEL (regardant le vicaire à la dérobée). Moi ? Je ne me le rappelle vraiment pas, madame Lynge. Ce dont je me souviens fort bien, c’est de la vie bruyante et mondaine que l’on menait alors dans les familles.

MADAME HOLT. — Certes ! Il y avait des maisons où l’on donnait jusqu’à deux grands bals par semaine.

MADAME LYNGE. — Dans le temps, il y a eu aussi une troupe d’acteurs ambulants.

MADAME RUMMEL. — Ah ! ce fut le pire !

MADAME HOLT (troublée et agitée). — Hum ! Hum !

MADAME RUMMEL. — Des acteurs ? Non, je ne me souviens pas de cela du tout.

MADAME LYNGE. — Il parait que ces gens-là ont joué toutes sortes de mauvais tours. Voyons, que s’est-il passé exactement ?

MADAME RUMMEL. — Mais rien, je crois, madame Lynge.

MADAME HOLT. — Chère Dina, donne moi ce morceau d’étoffe, je te prie.

MADAME BERNICK (en même temps). — Dina, va donc à la cuisine dire à Catherine qu’elle peut apporter le café.

MADEMOISELLE MARTHA. — Je vais avec toi, Dina.

(Dina et Mlle Bernick sortent ensemble par la seconla porte à gauche.)

Scène VI

Les Mêmes, moins DINA et Mlle BERNICK

MADAME BERNICK (se levant). — Je vous prie de m’excuser un instant, mesdames. Nous allons prendre le café dehors, n’est-ce pas ?

(Elle sort sur le perron et étend un tapis sur une table. Le vicaire sur le seuil de la porte cause avec elle. Hilmar, assis au dehors, fume.)

Scène VII

Les Mêmes, moins Mme BERNICK

MADAME RUMMEL, à voix basse. — Mon Dieu, madame Lynge, que vous m’avez fait peur !

MADAME LYNGE. — Moi ?

MADAME HOLT. — Oui ; mais c’est vous qui avez commencé, madame Rummel.

MADAME RUMMEL. — Moi ? Comment pouvez-vous dire cela ? Je n’ai pas soufflé mot.

MADAME LYNGE. — Qui est-ce donc ?

MADAME RUMMEL. — Comment pouviez-vous parler de… Songez donc ! Vous n’avez pas réfléchi que Dina écoutait ?

MADAME LYNGE. — Dina ?… Mais, mon Dieu, est-ce que la…

MADAME HOLT. — Et ici, dans cette maison ! Ne savez-vous donc pas que c’était le frère de Mme Bernick ?

MADAME LYNGE. — Comment ? Je ne sais rien du tout. Il n’y a pas longtemps que je suis…

MADAME RUMMEL. — N’avez-vous pas entendu dire que… hum ! (à sa fille). Tu peux descendre un peu dans le jardin, Hilda.

MADAME HOLT. — Toi aussi, Nella. Et sois gentille avec la pauvre Dina.

(Hilda Rummel, et Nella Holt vont au jardin.)

Scène VIII

Les Mêmes, moins NELLA et HILDA

MADAME LYNGE. — Eh bien, dites maintenant : qu’est-ce qui est arrivé au frère de madame Bernick ?

MADAME RUMMEL. — Vous ignorez le scandale affreux qu’il a causé ?

MADAME LYNGE. — Est-ce que Hilmar Tonnesen a donné lieu à ?…

MADAME RUMMEL. — Non, Hilmar est son cousin, je parle de son frère.

MADAME HOLT. — Celui qui a mal tourné.

MADAME RUMMEL. — Il s’appelait Johann. Il est parti pour l’Amérique.

MADAME HOLT. — Il a dû partir, comme vous le pensez.

MADAME LYNGE. — Et c’est lui qui a occasionné ce scandale ?

MADAME RUMMEL. — Oui, il était si… comment dirai-je ?… C’est une histoire avec la mère de Dina. Oh ! je me le rappelle comme si c’était d’hier. Johann Tonnesen faisait alors le commerce avec la vieille madame Bernick. Richard Bernick venait d’arriver de Paris et n’était pas encore fiancé.

MADAME LYNGE. — Bien ; mais l’affreux scandale ?

MADAME RUMMEL. — Cet hiver-là, nous avions ici la troupe de Müller.

MADAME HOLT. — Et, dans cette troupe, il y avait un acteur, nommé Dorf, qui était marié. Tous les jeunes gens étaient fous de sa femme.

MADAME RUMMEL. — Dieu seul sait comment ils s’y prenaient pour la trouver jolie ! Mais un soir où l’acteur Dorf rentrait assez tard chez lui.

MADAME HOLT. — Et qu’il n’était pas du tout attendu.

MADAME RUMMEL. — Voilà qu’il trouve ;… non, réellement, on ne peut pas raconter cela.

MADAME HOLT. — Non, madame Rummel, il n’a rien trouvé, car la porte était fermée en dedans. Le jeune homme a dû sauter par la fenêtre.

MADAME RUMMEL. — Par la fenêtre.

MADAME LYNGE. — Et c’était le frère de madame Bernick ?

MADAME RUMMEL. — C’était le frère de madame Bernick.

MADAME LYNGE. — C’est après cela qu’il est parti pour l’Amérique ?

MADAME HOLT. — Il y a été obligé.

MADAME RUMMEL. — On a ensuite découvert autre chose qui était presque aussi mal. Il avait tripoté dans la caisse.

MADAME HOLT. — On ne sait pas encore très bien le fin mot de tout cela. Ce ne sont peut-être que des bruits.

MADAME RUMMEL. — Je vous demande pardon. C’est connu de toute la ville. La vieille madame Bernick n’a-t-elle pas été tout près de faire banqueroute à la suite de cette affaire ? Je le tiens de Rummel lui-même. Au reste, Dieu me préserve de…

MADAME HOLT. — Dans tous les cas, madame Dorf n’a pas reçu d’argent, car elle…

MADAME LYNGE. — Oui, qu’est-il advenu ensuite des parents de Dina ?

MADAME RUMMEL. — Hé bien, Dorf a planté là femme et enfant et a continué son chemin. Mais, cette… dame a eu l’audace de rester ici toute une année. A vrai dire, elle n’a pas osé reparaître sur tes planches. Elle a gagné sa vie par des travaux de couture et de blanchissage.

MADAME HOLT. — Elle a aussi essayé de donner des leçons de danse.

MADAME RUMMEL. — Naturellement, ça ne marchait guère. Quels parents auraient été confier leurs enfants à une femme de ce genre ? Ce n’a pas été très long, d’ailleurs. Cette belle dame n’était pas habituée à travailler. Elle a eu mal à la poitrine et elle est morte.

MADAME LYNGE. — Oh ! C’est, en effet, un affreux scandale !

MADAME RUMMEL. — Vous pouvez penser que ça été pour les Bernick une pilule difficile à avaler. C’est là un point noir dans le soleil de leur bonheur, comme l’a si bien dit mon mari. Aussi ne parlez jamais plus de ces choses dans cette maison.

MADAME HOLT. — Au nom du ciel, ne parlez pas non plus de sa demi-sœur !

MADAME LYNGE. — En effet, madame Bernick a aussi une demi-sœur !

MADAME RUMMEL. — A eu, heureusement ! C’est fini leur parenté. Celle-là était une originale… Figurez-vous qu’elle portait des cheveux coupés courts et que, quand il pleuvait, elle sortait avec des bottes d’homme.

MADAME HOLT. — Et quand son demi-frère, le mauvais sujet, est parti pour l’Amérique, alors que toute la ville était indignée contre lui, savez-vous ce qu’elle a fait elle ? Elle est partie avec lui.

MADAME RUMMEL. — Et le scandale qu’elle a causé avant son départ, madame Holt ?

MADAME HOLT. — Ne parlez pas de cela.

MADAME LYNGE. — Dieu ! Elle a aussi causé un scandale ?

MADAME RUMMEL. — Oui, madame Lynge. Richard Bernick venait de se fiancer avec Betty Tonnesen, et, juste comme il arrivait, sa fiancée au bras, chez la tante de celle-ci pour lui faire part de…

MADAME HOLT. — Il faut que vous sachiez que les Tonnesen étaient orphelins.

MADAME RUMMEL. — Voilà que Lona Hessel se lève et qu’elle donne au beau Richard Bernick un soufflet tel qu’il en a vu trente-six chandelles.

MADAME LYNGE. — A-t-on idée de choses pareilles ?

MADAME HOLT. — C’est ainsi.

MADAME RUMMEL. — C’est après cela qu’elle a bouclé ses malles et qu’elle est partie pour l’Amérique.

MADAME LYNGE. — Elle avait donc des prétentions sur lui ?

MADAME RUMMEL. — Vous pouvez bien penser. Elle se figurait qu’il l’épouserait dès son retour de Paris,

MADAME HOLT. — Peut-on concevoir semblable audace ? Bernick, l’élégant homme du monde, le cavalier accompli, le favori de toutes les dames…

MADAME RUMMEL. — Et si convenable avec cela, si moral !

MADAME LYNGE. — Qu’est devenue cette demoiselle Hessel en Amérique ?

MADAME RUMMEL. — Oh ! là-dessus, comme le dit si bien mon mari, flotte un voile qu’il est difficile de soulever.

MADAME LYNGE. — Comment cela ?

MADAME RUMMEL. — Elle a cessé tous rapports avec sa famille. Ce que toute la ville sait, par exemple, c’est qu’elle a chanté pour de l’argent dans des cafés.

MADAME HOLT. — Et qu’elle a fait des conférences dans des salles publiques.

MADAME RUMMEL. — Et qu’elle a publié un livre qui est tout à fait fou.

MADAME LYNGE. — Pas possible !

MADAME RUMMEL. — Si. Lona Hessel est aussi une tache au soleil de leur bonheur familial. Mais, croyez-le bien, madame Lynge, je ne vous ai parlé de tout cela que pour vous mettre sur vos gardes à l’avenir.

MADAME LYNGE. — Soyez sans crainte, je ferai attention. Cette pauvre Dina Dorf ! Elle me fait réellement de la peine.

MADAME RUMMEL. — Bah ! C’est un vrai bonheur pour elle que tout cela soit arrivé. Songez donc qu’elle serait restée entre les mains de ses parents ! Naturellement nous l’avons toutes bien accueillie et nous avons fait le possible pour elle. Mademoiselle Bernick était toute bouleversée de voir qu’elle entrait dans cette maison.

MADAME HOLT. — Du reste, elle a toujours été difficile à diriger. On le comprend, avec de tels exemples… Ce n’est plus du tout comme nos enfants…

MADAME RUMMEL. — Chut ! Voilà qu’elle revient. (Haut.) Dina est vraiment très travailleuse… Oh !… C’est toi, Dina ?


Scène IX

Les Mêmes, DINA

MADAME HOLT. — Comme ton café sent bon, chère Dina ! Une petite tasse, dans la matinée…

MADAME BERNICK (sur l’escalier du perron). — Voulez-vous avoir la bonté, mesdames ?… (Dans l’intervalle madame Bernick et Dina ont aidé la servante à servir le café. Toutes les dames prennent place au dehors et montrent à Dina une affabilité particulière. Cette dernière revient presque aussitôt dans le salon et cherche son ouvrage.) Dina, n’en veux-tu pas ?

DINA. — Non, merci.

(Elle reprend son travail. Madame Bernick et le vicaire échangent quelques mots. Puis ce dernier rentre dans le salon.)

RORLUND (Il feint de chercher quelque chose près de la talile et dit à voix basse.) Dina !

DINA. — Eh bien !

RORLUND. — Pourquoi ne voulez-vous pas venir au jardin ?

DINA. — En apportant le café, je me suis aperçue à la mine de ces dames qu’elles avaient parlé de moi.

RORLUND. — N’avez-vous pas aussi remarqué combien elles se sont montrées aimables à votre égard ?

DINA. — Oui, mais je sais à quoi m’en tenir là-dessus.

RORLUND. — Vous avez une mauvaise tête, Dina.

DINA. — Oui.

RORLUND. — Pourquoi cela ?

DINA. — Je ne saurais pas être autrement.

RORLUND. — Vous pourriez essayer.

DINA. — Non.

RORLUND. — Pourquoi pas ?

DINA (le regardant en face.) — Je suis une de ces personnes moralement corrompues dont on parlait.

RORLUND. — Fi, Dina !

DINA. — Ma mère aussi l’était.

RORLUND. — Qui vous a parlé de cela ?

DINA. — Personne. On ne parle pas avec moi. Pourquoi ne parle-t-on pas avec moi ? Oh ! On est aussi prudent avec moi que si je devais me briser comme verre. Ah ! que je hais ces bienveillances !

RORLUND. — Chère Dina, je comprends très bien que vous soyez gênée ici, mais…

DINA. — Si je pouvais m’en aller ! Je saurais bien faire mon chemin toute seule dans le monde, et je ne vivrais pas avec des gens si… si…

RORLUND. — Si ?…

DINA. — Si convenables et si moraux.

RORLUND. — Mais, Dina, comment l’entendez-vous ?

DINA. — Vous comprenez très bien ce que je veux dire. Je vois arriver ici tous les jours Mlles Hilda Rummel et Nella Holt, que l’on amène afin de me servir d’exemples. Mais jamais je ne serai aussi bien élevée qu’elles, et je ne le veux pas non plus ! Ah ! si je pouvais m’en aller, je serais une vraie bonne fille, moi !

RORLUND. — Vous êtes une bonne fille, Dina.

DINA. — À quoi cela me sert-il, ici ?

RORLUND. — Alors, voyager, partir… ; vous y pensez sérieusement ?

DINA. — Je ne resterais pas ici un jour de plus, si ce n’était de vous.

RORLUND. — Dites-moi, Dina, pourquoi aimez-vous être avec moi ?

DINA. — Parce que vous m’apprenez de belles choses.

RORLUND. — De belles choses ? Qu’y a-t-il de beau dans ce que je puis vous apprendre ?

DINA. — Si… ou plutôt ce n’est pas que vous m’appreniez rien ; mais quand vous parlez il me semble que je m’envole dans une atmosphère de beauté.

RORLUND. — Qu’est-ce que vous entendez par le beau

DINA. — Je n’ai jamais réfléchi à cela.

RORLUND. — Eh bien, réfléchissez-y. Voyons, qu’en tendez-vous par le beau ?

DINA. — Le beau… c’est… quelque chose de… magnifique et de… bien loin d’ici !

RORLUND. — En vérité, chère Dina, vous me préoccupez fort.

DINA. — Rien que cela ?

RORLUND. — Vous savez bien l’affection infinie que j’ai pour vous.

DINA. — Si j’étais Hilda ou Nella, je ne vous préoccuperais pas si fort ; et cela vous serait égal que l’on s’en aperçut.

RORLUND. — Dina, comment pouvez-vous interpréter si mal la prudence que ;… quand on est, par vocation, un des soutiens moraux de la société, on ne peut être trop circonspect. Oui, si j’étais sûr qu’on ne me prêterait aucun motif indigne… Mais qu’importe, c’est vous qui pouvez et devez venir à mon secours. Dina, quand je dirai, quand les circonstances me permettront de dire : « Voici ma main ; » l’accepterez-vous ? Voudrez-vous être ma femme ? Me promettez-vous cela, Dina ?

DINA. — Oui.

RORLUND. — Merci, merci ! Vous m’êtes si chère, Dina ! Chut, quelqu’un vient. Dina, faites-le pour moi : rejoignez ces dames dans le jardin.

(Elle obéit et va vers la table où l’on a servi le café. Au même moment, Rummel, Sandstad et Wiegeland sortent de la chambre qui est au premier plan à gauche, suivis par Bernick qui tient une liasse de papiers à la main.)

Scène X

BERNICK, WIEGELAND, RUMMEL

BERNICK. — Ainsi, c’est une affaire réglée.

WIEGELAND. — Maintenant, au nom du ciel…

RUMMEL. — Réglée, Bernick. La parole d’un Norvégien est, tu le sais bien, solide comme les rochers de Donrofieldo.

BERNICK. — Personne ne reviendra sur cette détermination, quelque difficulté qui puisse survenir.

RUMMEL. — Nous marcherons ou tomberons ensemble, Bernick.


Scène XI

Les Mêmes, HILMAR

HILMAR (qui vient d’entrer par la porte du jardin). — Tomber ? Mille pardons, n’est-ce pas du chemin de fer qu’il est question ?

BERNICK. — Tout au contraire, il marchera.

RUMMEL. — À la vapeur, monsieur Tonnesen.

HILMAR. — Vraiment ?

RORLUND. — Comment, le chemin de fer ?


Scène XII

Les Mêmes, Mme BERNIGK

MADAME BERNICK (de la porte du jardin). — Qu’y a-t-il donc, mon cher Richard ?

BERNICK. — Ma chère Betty, en quoi cela peut-il t’intéresser ? (A ses associés) Maintenant il faut terminer les listes, le plus tut sera le mieux. Il va sans dire que nous signons les premiers. Notre situation nous en fait un devoir.

SANDSTAD. — Cela va de soi, monsieur le consul.

RUMMEL. — Ça marchera ; Bernick, c’est certain.

BERNICK. — Oh ! pour le succès, je ne suis pas inquiet. Il nous faut pousser la chose, chacun dans le cercle de nos connaissances. Nous pouvons compter, du reste, sur la sympathie générale. Naturellement la municipalité apportera aussi sa contribution.

MADAME BERNICK. — Mais enfin, Richard, ne vas-tu pas nous raconter ?

BERNICK. — Il n’y a rien là qui intéresse les femmes.

HILMAR. — Ainsi tu veux prendre en main cette affaire des chemins de fer ?

BERNICK. — Naturellement.

RORLUND. — Mais, l’an dernier, monsieur le consul.

BERNICK. — L’an dernier, c’était différent. Il s’agissait d’une ligne sur la côte.

WIEGELAND. — Qui eut été fort inutile, car nous avons déjà les bateaux à vapeur qui font ce service.

SANDSTAD. — Et qui nous eût coûté très cher.

RUMMEL. — Sans compter qu’elle aurait lésé des intérêts considérables.

BERNICK. — La chose décisive c’est qu’elle eut été nuisible à nos grands commerçants ; voilà pourquoi je m’y suis opposé, et pourquoi on a maintenant décidé la construction d’une ligne intérieure.

HILMAR. — Celle-là ne desservira pas les villes voisines.

BERNICK. — Si fait, la nôtre, mon cher, car nous avons le projet de construire un embranchement.

HILMAR. — Un nouveau projet.

RUMMEL. — Oui, et superbe, celui-là !

RORLUND. — Hum !

WIEGELAND. — Il n’y a pas à le nier, c’est la Providence elle-même qui a préparé le terrain pour un embranchement.

RORLUND. — Est-ce réellement votre avis, monsieur Wiegeland ?

BERNICK. — Je dois l’avouer, je considère moi-même comme un rare bonheur ; l’occasion qui, par hasard, m’a, ce printemps, amené dans cette vallée que je ne connaissais pas. Rapide comme l’éclair m’est venue la pensée qu’il faudrait créer là un embranchement. J’y ai envoyé un ingénieur, dont j’ai ici les devis et les calculs. Il n’y a plus aucun obstacle.

MADAME BERNICK (qui est avec les autres dames sur la porte du jardin). — Comment, mon cher Richard, ne nous as-tu pas dit un mot de tout cela ?

BERNICK. — Ma bonne Betty, tu n’aurais pas su te placer au point de vue qu’il fallait. Du reste, je n’en ai soufflé mot à âme qui vive. Mais maintenant l’heure décisive est venue ; nous allons faire connaître nos projets et travailler de toutes nos forces à leur succès.

RORLUND. — Est-ce que vous croyez vraiment à de si grands avantages, messieurs ?

BERNICK. — Absolument. Quelle puissante impulsion cela va donner aux affaires ? Toutes les vastes forêts qui seront mises en valeur ! Toutes les mines abondantes que l’on exploitera ! Pensez combien d’industries vont naitre et grandir !

RORLUND. — Et vous ne redoutez rien de ces rapports journaliers avec un monde si corrompu ?

BERNICK. — Non ; n’ayez nul souci, monsieur le vicaire. Notre industrieuse petite ville s’inspire, Dieu merci, d’idées saines et morales, que nous avons tous contribué à faire germer, si j’ose le dire, et que nous continuerons à développer de notre mieux, chacun dans notre sphère. Vous, monsieur le vicaire, appliquez votre bienfaisante activité à l’école et à la famille. Nous autres, les hommes du travail pratique, nous servirons la société en y répandant le bien-être ; et nos femmes, — oui, approchez, mesdames — ; nos femmes, dis-je, nos femmes et nos filles, — eh bien, continuez comme par le passé vos œuvres de bienfaisance, et apportez à ceux qui vous entourent la même aide, le même secours que je trouve en ma chère Betty, et ma chère Marthe, et mon Olaf. (Il regarde autour de lui.) Où donc se cache-t-il, Olaf, aujourd’hui ?

MADAME BERNICK. — Oh ! pendant les vacances, il est impossible de le retenir à la maison.

BERNICK. — Alors il doit être encore au bord de l’eau. Tu verras que cela finira mal.

HILMAR. — Bah ! Une petite lutte contre les vagues !

MADAME RUMMEL. — Que c’est beau de votre part, cet esprit de famille !

BERNICK. — Bah ! Est-ce que la famille n’est pas la base même de la société ? Un agréable chez soi, des amis fidèles, un petit cercle bien choisi, dans lequel nul élément discordant ne vient apporter le trouble…


Scène XIII

Les Mêmes, KRAPP

KRAPP (il arrive par la porte de droite avec des lettres et des journaux). — Le courrier de l’étranger, monsieur le consul ; et une dépêche de New-York.

BERNICK (en la prenant). — Tiens, des armateurs de l’Indian Girl.

RUMMEL. — Le courrier est arrivé ; je suis obligé de m’excuser.

WIEGELAND. — Et moi de même.

SANDSTAD. — Au revoir, monsieur le consul.

BERNICK. — Au revoir, au revoir, messieurs, n’oubliez pas que nous nous réunissons cette après-midi, à cinq heures.

RUMMEL, WIEGELAND, SANDSTAD. — Oui, oui ; c’est entendu. (Ils sortent.)


Scène XIV

BERNICK, Mme BERNICK, KRAPP, RORLUND

BERNICK (Il vient de relire la dépêche). — Voilà qui est bien américain ! En vérité, c’est honteux.

MADAME BERNICK. — Mon Dieu, Richard, qu’y a-t-il ?

BERNICK. — Tenez, monsieur Krapp, lisez.

KRAPP (Il lit). — « Faites le moins de réparations possibles. Envoyez l’Indian Girl dès qu’elle sera renflouée. La saison est bonne. Il faut à tout prix que la cargaison arrive. » C’est un peu fort !

BERNICK. — Que la cargaison arrive ! Ces messieurs savent fort bien que le navire coulera comme une pierre s’il éprouve la moindre avarie.

RORLUND. — Voilà comment agissent ces grandes compagnies si vantées,

BERNICK. — Vous avez raison. Dès qu’il s’agit de réaliser un bénéfice, on ne tient même pas compte de la vie des gens. (À Krapp.) l’Indian Girl pourra-t-elle prendre la mer dans quatre ou cinq jours ?

KRAPP. — À la condition que M. Wiegeland ne s’oppose pas à ce que je suspende les travaux du Palmier.

BERNICK. — Hum ! il n’y consentira pas… Ayez donc la bonté de regarder le courrier… N’avez-vous pas vu Olaf sur le quai ?

KRAPP. — Non, monsieur le consul. (Il entre dans la chambre du premier plan à gauche.)


Scène XV

Les Mêmes, HILMAR

MADAME BERNICK (relisant de nouveau la dépêche). — Ces messieurs ne veulent pas prendre en considération que la vie de dix-huit hommes est en jeu.

HILMAR. — Oh… C’est l’affaire des marins d’affronter les éléments. Il doit y avoir quelque chose d’excitant à ne voir qu’une planche entre soi et l’abîme.

MADAME BERNICK. — Je voudrais voir l’armateur qui oserait se conduire ainsi. (Apercevant Olaf) Dieu soit loué ! Il ne lui est rien arrivé !


Scène XVI

Les Mêmes, OLAF

OLAF (une ligne à la main, rentre dans le jardin, et il crie). — Oncle Hilmar, j’ai vu le vaisseau.

MADAME BERNICK. — Tu as encore été sur les quais ?

OLAF. — Non, je suis seulement allé dans un bateau. Figure-toi, mon oncle, qu’il vient de débarquer toute une troupe de saltimbanques avec des chevaux, des bêtes féroces… et beaucoup de passagers !

MADAME RUMMEL. — Alors nous allons avoir des saltimbanques ?

RORLUND. — Nous ! Je ne le pense pas.

MADAME RUMMEL. — Non, pas nous autres, naturellement ; mais…

DINA. — J’aimerais bien voir un écuyer de cirque.

OLAF. — Moi aussi.

HILMAR. — Tu es un petit sot. Est-ce que cela vaut la peine d’être vu ? Des spectacles fixés d’avance !… Ce qui serait intéressant, ce serait de voir un gaucho sur son coursier écumant chasser à travers les pampas. Mais ici, dans ce trou !

OLAF (prenant Mlle Bernick par le bras). — Tante Marthe, vois donc ; ils viennent !

MADAME HOLT. — Oui, c’est Dieu vrai ! Ils viennent.

MADAME LYNGE. — Que ces hommes sont laids !

(Un certain nombre de passagers passent dans la rue, suivis d’une foule de gens de la ville.)

MADAME RUMMEL. — Ces bouffons me font l’effet d’être de la pire espèce. Voyez celle-là, madame Holt, elle porte sa malle sur son dos.

MADAME HOLT. — Elle a un parasol. Ce doit être la femme du directeur.

MADAME RUMMEL. — Voici le directeur lui-même. Celui qui a la barbe. Il a la mine d’un brigand. Ne regarde pas, Hilda.

MADAME HOLT. — Toi non plus, Nella.

OLAF. — Maman, regarde : le directeur nous salue.

BERNICK. — Comment ?

MADAME BERNICK. — Que dis-tu, mon fils ?

MADAME RUMMEL. — Oui, c’est Dieu vrai ! Cette femme aussi nous salue.

BERNICK. — Ah ! voilà qui est un peu fort

MADEMOISELLE MARTHA (poussant un cri involontaire). — Oh !

MADAME BERNICK. — Qu’y a-t-il, Martha ?

MADEMOISELLE MARTHA. — Rien, rien ; j’ai cru…

OLAF (poussant un cri de joie). — Vois ! vois ! Les autres viennent avec les chevaux et les bêtes féroces. Il y a aussi des Américains, et tous les matelots de l’Indian Girl.

(On entend le chant national américain Yankee Doodle avec accompagnement de tambours et de clarinettes.)

HILMAR. — Hou ! hou ! hou !

RORLUND. — Je crois, mesdames, que nous pourrions nous retirer. Ce n’est pas là un spectacle qui nous convienne. Remettons-nous à l’ouvrage.

MADAME BERNICK. — Peut-être ferions nous bien de fermer les rideaux

RORLUND. — Oui, c’est ce que je pensais.

(Les dames s’assoient auprès de la table. Le vicaire ferme la porte du jardin ainsi que les fenêtres et ferme les rideaux. Le salon est plongé dans une demi obscurité.)

OLAF (regardant au dehors). — Maman, la femme du directeur est à la fontaine, elle se lave la figure.

MADAME BERNICK. — Comment ? Sur la place publique ?

MADAME RUMMEL. — Et en plein jour ?

HILMAR. — Ma foi, si je me trouvais dans un voyage d’exploration au milieu d’un désert et si je trouvais une citerne, je ne me ferais pas scrupule de… Oh ! l’horrible clarinette ?

RORLUND. — La police devrait intervenir.

BERNICK. — Il ne faut pas être si sévère avec des étrangers. Ces gens là n’ont pas le sentiment des convenances qui nous guide et nous retient. Laissons faire ; que nous importe ? Ce qui choque la bienséance et les nonnes mœurs ne doit pas exister pour nous, si j’ose m’exprimer ainsi… Mais, qu’est-ce donc ?

(La dame étrangère entre par la porte de droite.)


Scène XVII

Les Mêmes, LONA

TOUTES LES DAMES, offusquées, à mi-voix — L’écuyère du cirque ? La femme du directeur ?

MADAME BERNICK. — Mon Dieu, qu’est-ce que cela signifia ?

MADEMOISELLE MARTHA. — Oh !

MADEMOISELLE LONA. — Bonjour, chère Betty ! Bonjour, Martha ! Bonjour, beau-frère !

MADAME BERNICK (avec un cri). — Lona !

BERNICK (faissant un pas en arrière). — Aussi vrai que j’existe !

MADAME HOLT. — Dieu du ciel !

MADAME RUMMEL. — Est-ce possible ?

HILMAR. — Oh ! oh !

MADAME BERNICK. — Lona, est-ce vraiment toi !

MADEMOISELLE LONA. — Si c’est moi ? Apparemment. Vous pourriez au moins m’embrasser.

HILMAR. — Oh ! oh !

MADAME BERNICK. — Tu reviens ?

BERNICK. — Tu vas réellement t’exhiber ?

MADEMOISELLE LONA. — M’exhiber ? Comment cela m’exhiber ?

BERNICK. — Oui, enfin, avec la troupe du cirque.

MADEMOISELLE LONA. — Ha ! ha ! ha ! ha ! Es-tu fou ? Tu croyais que j’étais du cirque ? J’ai fait, il est vrai, plusieurs métiers et me suis souvent fort avancée.

MADAME RUMMEL. — Hum !

MADEMOISELLE LONA. — Mais je n’ai encore jamais fait de tours de force sur les chevaux.

BERNICK. — Ainsi, tu n’as pas…

MADAME BERNICK.. — Que Dieu soit béni !

MADEMOISELLE LONA. — Mais non pas ; nous avons voyagé comme beaucoup de gens convenables, en deuxième classe.

MADAME BERNICK. — Nous, dis-tu ?

BERNICK, (faisant un pas vers elle). — Qui cela, nous ?

MADEMOISELLE LONA. — L’enfant et moi naturellement.

LES DAMES (avec un cri). — L’enfant !

HILMAR. — Quoi ?

RORLUND. — Maintenant je dois dire…

MADAME BERNICK. — Enfin de qui parles-tu, Lona ?

LONA. — Mais de John ! Je n’ai pas d’autre enfant que John, ou Johann, comme vous l’appelez.

MADAME BERNICK. — Johann !

MADAME RUMMEL (bas à Mme Lynge). — Le frère qui a mal tourné.

BERNICK (hésitant). — Johann est également ici ?

LONA. — Oui, oui, je ne me sépare jamais de lui. Quelles mines vous faites ! Vous êtes assises dans l’ombre à coudre des linges blancs ; il n’y a aucun deuil, j’espère, dans la famille.

RORLUND. — Mademoiselle, vous vous trouvez au milieu d’une société de bienfaisance, destinée à combattre la corruption.

MADEMOISELLE LONA (à demi voix). — Que dites-vous ? Ces belles dames seraient ?

MADAME RUMMEL. — Oh ! Non ! Non ! En vérité !…

MADEMOISELLE LONA. — Ah ! Je comprends ! Je comprends ! Mais voilà madame Rummel ! Et voilà Mme Holt ! Hé bien, nous n’avons pas rajeuni toutes les trois depuis la dernière fois que nous nous sommes vues. Maintenant, mes chères amies, laissez la corruption attendre un jour, elle n’en sera pas pire. Un moment aussi heureux que celui-ci doit…

RORLUND. — Le moment du retour n’est pas toujours un moment heureux.

MADEMOISELLE LONA. — Non ? Alors comment comprenez-vous votre Bible, monsieur le pasteur ?

RORLUND. — Je ne suis pas pasteur.

MADEMOISELLE LONA. — Hé bien ! Vous le serez certainement un jour. Mais fi ! fi ! Toute cette moralité sent la pourriture, comme les draps d’enterrement. Je suis habituée à un air plus frais.

BERNICK (s’épongeant le front). — Il fait effectivement un peu chaud ici.

MADEMOISELLE LONA. — Attendez ! Attendez ! Il faut changer cette atmosphère sépulcrale. (Elle relève les rideaux.) Il faut qu’un beau soleil entre ici quand la frérot viendra. Vous allez le voir à l’instant.

HILMAR. — Oh ! Oh !

MADEMOISELLE LONA (ouvrant les portes et les fenêtres). — Il est, en train de se débarbouiller à l’hôtel. Sur le steamer il était noir comme un charbonnier.

HILMAR. — Oh ! Oh !

MADEMOISELLE LONA. — Oh ! Oh ! Sur ma parole ! (montrant Hilmar). Il se promène donc toujours par ici et dit toujours : « Oh ! Oh ? »

HILMAR. — Je ne me promène point. Je suis ici à cause de ma maladie.

RORLUND. — Mesdames, je ne crois pas…

MADEMOISELLE LONA (regardant Olaf). — Est-ce là ton petit, Betty ? Donne-moi la main. As-tu peur de ta vieille tante ?

RORLUND (prenant son livre). — Mesdames, je crois que nous ne sommes pas en état de travailler plus longtemps aujourd’hui. Nous nous réunirons de nouveau demain, n’est-ce pas ?

MADEMOISELLE LONA (pendant que ces dames se lèvent pour partir). — Oui, à demain, je serai à mon poste aussi.

RORLUND. — Vous ! Mille pardons, mademoiselle ; mais que voulez-vous faire dans notre société ?

MADEMOISELLE LONA. — Lui donner de l’air, monsieur le pasteur.

ACTE DEUXIÈME


Salon-jardin dans la maison du consul Bernick. Mme Bernick est assise à sa couture près d’une table à ouvrage. M. Bernick arrive peu après avec sa canne, ses gants et son chapeau par la porte de droite.


Scène PREMIÈRE

BERNICK, Mme BERNICK

MADAME BERNICK. — Te voilà déjà revenu, Richard ?

BERNICK. — Oui, j’ai donné un rendez-vous ici.

MADAME BERNICK (s’esquivant). — Ah ! oui, Johann va venir.

BERNICK. — Sans doute (posant son chapeau sur la table). Où ces dames sont-elles aujourd’hui ?

MADAME BERNICK. — Madame Rummel et Hilda n’ont pas eu le temps.

BERNICK. — Ah ! elles ont fait dire qu’elles ne pouvaient venir ?

MADAME BERNICK. — Oui ; elles avaient beaucoup à faire chez elles.

BERNICK. — Je comprends, et, naturellement, les autres ne sont pas venues non plus ?

MADAME BERNICK. — Alors, elles ont été empêchées.

BERNICK. — Nous aurions pu prévoir cela. Où est Olaf ?

MADAME BERNICK. — Je lui ai permis de sortir un peu avec Dina.

BERNICK. — Hum ! Dina… Cette jeune fille est bien légère… Hier, elle a montré une familiarité avec Johann…

MADAME BERNICK. — Mais, mon cher Richard, Dina ne sait rien.

BERNICK. — Non, Johann aurait dû avoir le tact de ne pas s’occuper d’elle. Si tu avais vu les yeux que roulait Wiegeland !

MADAME BERNICK (posant sa couture sur ses genoux). — Richard, peux-tu t’imaginer enfin ce qu’ils viennent chercher ici, dans leur pays natal ?

BERNICK. — Hum ! Ils ont une ferme là-bas qui marche assez mal. C’est même ainsi qu’ils expliquent la façon modeste dont ils ont voyagé.

MADAME BERNICK. — En effet, ça doit être ça. Mais comment a-t-elle osé venir avec lui, elle ! après votre terrible querelle…

BERNICK. — Ah ! c’est une vieille histoire, n’y pense plus.

MADAME BERNICK. — Est ce que je puis penser à autre chose ? C’est pourtant mon frère… Ce n’est pas à cause de lui… C’est à cause de tous les ennuis que tu en auras… Richard, je suis affreusement inquiète.

BERNICK. — Et pourquoi ?

MADAME BERNICK. — Ne pourrait-on l’arrêter pour l’argent qu’il a volé à sa mère ?

BERNICK. — Allons donc ! Quelle sottise ! Qui pourrait prouver que l’argent a été volé ?

MADAME BERNICK. — Mais, mon Dieu, toute la ville le sait. Toi même l’as dit…

BERNICK. — Pas du tout. Je n’ai rien dit. En ville on ne connaît de cette affaire que de vulgaires cancans.

MADAME BERNICK. — Que tu es noble, Richard !

BERNICK. — Laisse-moi tranquille avec cette histoire, te dis-je. Tu ne sais pas à quel point tu me fais mal en me la rappelant. (Il se promène de long en large et jette sa canne). Mais, par exemple, qu’ils aient choisi ce moment pour revenir, juste celui où j’avais le plus besoin de jouir d’une réputation irréprochable ! Les journaux des villes voisines vont publier des correspondances d’ici ; et que j’y sois bien ou mal traité le résultat sera tout pareil ; on fera des commentaires, on évoquera toutes ces vieilles histoires, comme tu le fais toi-même. Dans une société comme la nôtre… (Il jette ses gants sur la table). Et dire qu’il n’y a pas un homme avec qui je puisse m’expliquer, chez qui je puisse chercher un appui !

MADAME BERNICK. — Personne, Richard ?

BERNICK. — Non. Qui ? C’est juste maintenant qu’ils me tombent sur les bras ! A coup sûr, d’une façon ou de l’autre, ils feront quelque scandale. Ah ! c’est un vrai malheur d’avoir des gens de cette espèce dans sa famille !

MADAME BERNICK. — Ce n’est pas ma faute si…

BERNICK. — Qu’est-ce qui n’est pas de ta faute ? D’être leur parente ? C’est très exact. Tu n’y peux rien.

MADAME BERNICK. — Et, certes, je ne les ai pas non plus priés de revenir.

BERNICK. — Voilà ! Nous y arrivons ! Je ne les ai pas priés de revenir. Je ne leur ai pas écrit. Ce n’est pas moi qui ai voulu leur retour ! Ah ! je sais toutes ces litanies par cœur.

MADAME BERNICK (se mettant à pleurer). — Mais aussi tu es si peu amical à mon égard !

BERNICK. — Bon ! C’est complet. Oui, pleure, afin que l’on puisse aussi jaser de cela !… Renonce donc à ces habitudes enfantines, Betty. Assieds-toi sur le perron ; ici quelqu’un pourrait venir et si l’on apercevait madame Bernick avec des yeux tout rouges, ce serait du propre. Si les gens savaient que… J’entends du bruit. (On frappe). Entrez.

(Madame Bernick, emportant son ouvrage, descend le perron).


Scène II

M. BERNICK, AUNE.

AUNE (il entre par la droite). — Bonjour, monsieur le consul.

BERNICK. — Bonjour. Vous devinez, je pense, pourquoi je vous ai fait appeler ?

AUNE. — Le comptable m’a dit hier qu’il vous déplaisait que…

BERNICK. — Je suis mécontent de tout ce qui se passe sur le chantier, Aune. Le travail ne marche pas. Il y a longtemps déjà que le Palmier devrait être radoubé. M. Wiegeland me tourmente et me presse à ce sujet. Vous savez que j’ai là un associé très exigeant.

AUNE. — Le Palmier pourra prendre la mer après demain.

BERNICK. — Enfin. Et l’Indian Girl que nous avons ici depuis six semaines ?

AUNE. — L’Indian Girl ! J’avais compris que nous devions nous occuper tout spécialement de votre bâtiment et y consacrer tout notre temps.

BERNICK. — Je ne vous ai donné aucune raison de croire cela. L’Indian Girl devait être réparé aussi promptement que possible ; et l’on n’en a rien fait…

AUNE. — À fond de cale elle est toute pourrie, monsieur le consul ; plus on y mettra de morceaux, pire ce sera.

BERNICK. — Ce n’est pas une raison. Krapp m’a donné l’explication vraie. Vous ne savez pas travailler avec les nouvelles machines que j’ai achetées, — ou plutôt vous ne voulez pas vous en servir.

AUNE. — Monsieur le consul, j’ai cinquante ans passés et depuis ma jeunesse je pratique notre vieille méthode.

BERNICK. — Elle ne vaut plus rien aujourd’hui. Vous ne pensez-pas, Aune, que je prends la nouvelle pour en tirer des profits dont, heureusement, je n’ai pas besoin ; mais il faut bien que je prenne en considération la société dans laquelle je vis et la prospérité de l’établissement que je dirige.

AUNE. — Je suis aussi partisan du progrès, monsieur le consul.

BERNICK. — Oui, pour votre cercle étroit, pour la classe des travailleurs… Oh ! je connais ses menées ; vous faites des discours, vous excitez les uns, vous ameutez les autres ; mais dès qu’il s’agit d’un progrès palpable, tangible, comme celui que les nouvelles machines réalisent, alors, immédiatement, vous refusez votre concours et vous vous inquiétez.

AUNE. — C’est vrai, je m’inquiète, monsieur le consul ; je m’inquiète pour tous ces ouvriers auxquels les nouvelles machines enlèvent le pain de la bouche. Vous parlez souvent des égards que l’on doit avoir pour la société ; moi, je pense que la société a aussi des devoirs. Et comment la science et le capital peuvent-ils songer à faire appliquer leurs inventions avant qu’il n’ait grandi une génération qui en connaisse le mécanisme ?

BERNICK. — Vous lisez et vous réfléchissez trop, Aune ; vous n’en tirez aucun profit et cela vous irrite contre votre situation.

AUNE. — Ce n’est pas cela, monsieur le consul. Mais je ne puis voir tranquillement ces inventions qui, l’une après l’autre, enlèvent à nos pauvres ouvriers tous leurs moyens d’existence.

BERNICK. — Hum !… Quand on a découvert l’imprimerie, bien des copistes sont restés sans pain.

AUNE. — Vous seriez-vous réjoui de cette découverte si vous même aviez été copiste, monsieur le consul ?

BERNICK. — Je ne vous ai pas fait appeler pour discuter avec vous ; mais seulement pour vous dire que l’Indian Girl doit être prête à prendre la mer après-demain.

AUNE. — Mais, monsieur le consul…

BERNICK. — Après demain, entendez-vous, en même temps que le Palmier ; pas une heure plus tard. J’ai mes raisons pour être pressé. Avez-vous lu les journaux de ce matin ?… Alors vous devez savoir que l’équipage américain a encore fait des siennes. Ces individus mettent toute la ville sens dessus dessous. Toutes les nuits il y a des rixes dans les auberges ou dans les rues ; sans compter les autres scandales, que je passe.

AUNE. — Oui, c’est une triste nation.

BERNICK. — Et qui rend-on responsable de ces désordres ? Moi ! Oui. moi ! On met tout sur mon dos. Les écrivailleurs des journaux me reprochent de m’être uniquement occupé du Palmier. Et moi, dont la mission est de donner l’exemple à mes concitoyens, je dois me laisser dire ces choses-là en face ! Je ne veux pas le supporter plus longtemps, car je n’ai pas mérité que l’on déshonore ainsi mon nom.

AUNE. — Votre réputation, monsieur le consul, ne serait pas entamée pour cela, ni même pour beaucoup plus.

BERNICK. — Actuellement, non ; mais c’est que, précisément aujourd’hui, j’ai plus besoin que jamais de l’estime et de la sympathie générales. J’ai une grosse entreprise en vue, vous avez dû en entendre parler ; et si des gens mal intentionnés ébranlaient mon crédit, il pourrait en survenir de très grandes difficultés. C’est à cause de cela que je veux mettre fin à tous ces bruits calomnieux et que j’ai fixé la date d’après-demain.

AUNE. — Aussi bien, monsieur le consul, auriez-vous pu fixer cette après-midi.

BERNICK. — Oserez-vous prétendre, Aune, que je réclame l’impossible, moi ?

AUNE. — Oui, avec le petit nombre d’ouvriers que nous avons actuellement.

BERNICK. — Bien, bien ! Je m’y prendrai autrement.

AUNE. — Vous avez l’intention de congédier encore d’anciens ouvriers ?

BERNICK. — Non, ce n’est pas à cela que je pense.

AUNE. — Car je crois que vous pourriez en avoir des ennuis dans la presse et en ville.

BERNICK. — En effet. Aussi laisserai-je les choses comme par le passé. Mais si l’Indian Girl n’est pas prête à prendre la mer après-demain, je vous congédie.

AUNE (sursautant). — Moi ! (souriant) Monsieur le consul plaisante !

BERNICK. — Vous ne le croyez pas.

AUNE. — Vous pensez sérieusement à me congédier ? Moi dont le père et le grand-père ont travaillé toute leur vie sur ce chantier et qui moi-même…

BERNICK. — Qui me force à cette extrémité ?

AUNE. — Vous demandez l’impossible, monsieur le consul.

BERNICK. — Quand on y met de la bonne volonté, rien n’est impossible. Oui ou non ; donnez-moi une réponse précise, ou je vous congédie sur-le-champ.

AUNE. — Avez-vous bien réfléchi, monsieur le consul, à ce que vous feriez en renvoyant ainsi un vieux travailleur ? Croyez-vous que tout finisse pour lui avec un changement de maitre ? Sans doute, il peut employer ailleurs ses bras, mais est-ce que c’est tout, cela ? Je voudrais que vous vissiez un vieil ouvrier que l’on vient de chasser, rentrer, le soir, dans sa maison et poser ses outils derrière la porte…

BERNICK. — Et croyez-vous que je vous congédie de gaieté de cœur ? N’ai-je pas toujours été un maître humain et bon ?

AUNE. — Tant pis ! Monsieur le consul, car ainsi c’est à moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne me feront pas de reproches, ils n’en auront pas le courage ; mais de temps en temps je sentirai qu’ils me regardent d’un air interrogateur et qu’ils se disent : « En somme, il doit bien l’avoir mérité. » Eh bien, voyez-vous, cela je ne pourrai pas le supporter. Si humble que je sois, j’ai toujours été considéré comme le chef de la famille ; et cette petite société là je n’ai pu la soutenir et la diriger que parce que ma femme et mes enfants avaient confiance en moi. Mais cela comme le reste, je vais le perdre.

BERNICK. — Peut-il en être autrement ? Les faibles sont écrasés par les forts. Dieu même permet que l’on sacrifie l’individu au bien commun. Je ne puis vous donner une autre réponse. C’est ainsi que va le monde. Mais vous, Aune, vous êtes un entêté. Vous me contredisez, non parce qu’il vous est impossible de faire autrement, mais parce que vous ne voulez pas que l’on constate la supériorité des nouvelles machines.

AUNE. — Et vous, monsieur le consul, vous tenez à ce qu’elle soit constatée afin que la presse, à l’occasion de mon renvoi, signale votre bon vouloir.

BERNICK. — Quand cela serait ? Vous savez bien de quoi il s’agit. Je ne veux pas que la presse m’attaque ; je veux qu’elle me soit favorable et me soutienne pendant que j’élabore une grande affaire qui est d’intérêt général. Puis-je agir autrement, je vous le demande ? La questionne vous l’affirme, se pose ainsi : ou vous maintenir dans votre famille comme vous étiez par le passé, ou fonder cent familles nouvelles, cent foyers nouveaux qui subsisteront seulement si je mène à bonne fin cette grande entreprise. C’est pourquoi je vous ai mis en demeure de choisir…

AUNE. — S’il en est ainsi, je n’ai plus rien à dire…

BERNICK. — Hum !… Mon cher Aune, j’ai vraiment de la peine à me séparer de vous.

AUNE. — Nous ne nous séparerons pas, monsieur le consul.

BERNICK. — Comment cela ?

AUNE. — Un pauvre ouvrier peut avoir aussi des intérêts à sauvegarder.

BERNICK. — Sans doute… ainsi vous pensez que… vous promettez…

AUNE. — L’Indian Girl pourra prendre la mer après-demain.(Il salue et sort par la droite.)

BERNICK. — Enfin, je suis venu à bout de cet entêté ! Je considère cela comme bon augure.


Scène III

M. BERNICK, Mme BERNICK, HILMAR

HILMAR. — Bonjour, Betty ! Bonjour, Bernick !

MADAME BERNICK. — Bonjour !

HILMAR. — Tiens, tu as pleuré ! Alors tu sais aussi ?

MADAME BERNICK. — Qu’est-ce que je sais ?

HILMAR. — Que le scandale bat son plein. Oh ! oh !

BERNICK. — Que dis-tu ?

HILMAR. — Oui, les deux Américains se sont promenés dans les rues de la ville avec Dina.

MADAME BERNICK (le suivant). — Hilmar, est-ce possible ?

HILMAR. — Hélas ! oui ! C’est la pure vérité. Lona a poussé l’inconvenance jusqu’à m’apostropher. Naturellement j’ai feint de ne pas entendre.

BERNICK. — Vraisemblablement cela n’a pas passé inaperçu ?

HILMAR. — Tu peux bien penser. Les gens s’arrêtaient pour les regarder. La nouvelle de leur arrivée s’est répandue dans la ville comme une traînée de poudre. Dans toutes les maisons il y avait du monde aux fenêtres attendant que le cortège passât. Des têtes se cachaient derrière tous les rideaux. Oh ! oh ! excuse-moi, Betty, si je raconte cela. Oh ! oh ! des scènes de ce genre m’énervent à un point !… Si cela continue, je serai obligé d’entreprendre un long voyage.

MADAME BERNICK. — Tu aurais dû lui parler, lui faire des observations.

HILMAR. — En pleine rue ? Tu dois comprendre… Lui, surtout, oser se montrer publiquement !… Allons voir si la Presse n’annonce pas qu’il est arrivé sur quelque steamer à lui appartenant. Oui, excuse moi, Betty, mais…

BERNICK. — La Presse, dis-tu ? As-tu entendu faire des commentaires ?

HILMAR. — Oui, il y en dans l’air. Lorsque je vous ai quitté, hier soir, je suis allé au club soigner ma maladie. Au silence qui s’est fait à mon arrivée, j’ai compris que les deux Américains étaient sur le tapis. Puis, cet insolent Hammer, le journaliste, est entré et m’a félicité du retour de mon riche cousin.

BERNICK. — Riche ?

HILMAR. — Oui, c’est-ce qu’il a dit. Je l’ai toisé comme il le méritait ; et je lui ai donné à entendre que je ne savais rien de la fortune de M. Johann Tonnesen. En vérité, m’a-t-il dit, c’est surprenant. En Amérique on réussit généralement quand on a quelques ressources pour commencer, et votre cousin n’est pas parti les mains vides.

BERNICK. — Hum ! Fais-moi le plaisir…

MADAME BERNICK (désolée). — Là, tu vois, Richard !…

HILMAR. — Quoi qu’il en soit, à cause de lui, j’ai passé une nuit sans sommeil. Et maintenant voilà qu’il se promène dans les rues, avec un visage aussi tranquille que s’il ne lui était jamais rien arrivé ! Pourquoi ce cher parent n’a-t-il pas disparu tout à fait ? C’est incroyable comme certaines gens ont la vie dure !

MADAME BERNICK. — Mon Dieu, Hilmar, que dis-tu là ?

HILMAR. — Je ne dis rien. Il est sorti sain et sauf de toutes les catastrophes ; il a échappé à tous les ours de la Californie et à tous les Indiens pieds-noirs. On ne l’a pas même scalpé ! Oh ! oh ! Aussi est-ce nous qui les possédons aujourd’hui.

BERNICK (regardant dans la rue). — Olaf est-il aussi avec eux ?

HILMAR. — Parbleu ! Ils veulent rappeler aux gens qu’ils appartiennent aux deux meilleures familles de la ville. Vois ! vois ! tous les flâneurs qui étaient dans la pharmacie s’approchent et font leurs réflexions. Tout cela ne vaut rien pour mes nerfs. Comment voulez-vous que, dans ces conditions, on porte haut et fier ce drapeau de la moralité que…

BERNICK. — Les voici qui viennent de ce côté. Écoute, Betty, je tiens beaucoup à ce que tu sois avec eux le plus aimable possible.

MADAME BERNICK. — Tu le permets, Richard ?

BERNICK. — Oui, oui. Et toi aussi, Hilmar. Espérons qu’ils ne resteront pas longtemps ici. Pendant que nous sommes entre nous, écoutez… aucune allusion… nous ne devons les blesser en rien.

MADAME BERNICK. — Oh ! Richard ! comme tu es généreux !

BERNICK. — Bon ! Bon ! laisse cela !

MADAME BERNICK. — Non, je veux te remercier. Excuseoi d’avoir été aussi vive tout à l’heure. Toi seul aurais raison de…

BERNICK. — Bon ! Bon ! te dis-je.

HILMAR. — Oh ! oh !


Scène IV

Les Mêmes, JOHANN TONNESEN, Mlle LONA, Mlle DINA, OLAF

(Johann Tonnesen et Dina, puis Lona Hessel et Olaf arrivent par le jardin). JOHANN. — Eh bien, nous sommes sortis, nous sommes allés revoir toutes les anciennes rues, les anciennes places.

BERNICK. — Il y a bien des changements, n’est-ce pas ?

MADEMOISELLE LONA. — Il y a surtout les beaux travaux du consul Bernick. Nous avons aussi visité les établissements dont tu as doté la ville.

BERNICK. — Aussi !

MADEMOISELLE LONA. — «Offert par le consul Bernick» avons-nous lu à l’entrée. Tu es bien le premier citoyen de la ville.

JOHANN. — Et tu as de magnifiques navires. J’ai rencontré le capitaine du Palmier, qui est un ancien camarade de classe.

MADEMOISELLE LONA. — Tu as aussi construit une nouvelle école.

JOHANN. — D’après ce que j’apprends, c’est à toi que la ville est redevable de l’aqueduc et de l’usine à gaz.

BERNICK. — Il faut bien faire quelque chose pour la société dans laquelle on vit.

MADEMOISELLE LONA. — C’est très bien, beau-frère. Aussi est-ce une vraie joie d’entendre comment on parle de toi, je ne pense pas être vaniteuse ; cependant je ne pouvais m’empêcher de penser, pendant que nous causions avec les uns et les autres, que nous sommes de la même famille.

HILMAR. — Oh ! Oh !

MADEMOISELLE LONA. — Tu en es encore à tes : Oh ! Oh !

HILMAR. — Non, c’est : Ah ! Ah ! que je disais.

MADEMOISELLE LONA. — Du reste, ne te gêne pas, mon cher… Mais vous êtes tout à fait seuls aujourd’hui ?

MADAME BERNICK. — Oui, aujourd’hui, nous sommes seuls.

MADEMOISELLE LONA. — Tant mieux ! Nous avons rencontré sur la place quelques-uns de ces… moralisateurs ; ils ont feint d’être pressés. Nous n’aurions pas eu grand’chose à leur dire non plus. Je les avais vus ici hier, avec le pasteur.

HILMAR. — Le vicaire.

MADEMOISELLE LONA. — Le pasteur… Mais que dites-vous de mon garçon ? N’est-ce pas que c’est un solide gaillard ? Qui reconnaîtrait le mauvais sujet d’il y a quinze ans ?

HILMAR. — Oh !

JOHANN. — Lona, ne te vante pas tant !

MADEMOISELLE LONA. — Comment ne serais-je pas fière de toi ? Tu es du reste la seule personne que j’ai guidée dans la vie.

HILMAR. — Guidée ! Oh ! Oh !

MADEMOISELLE LONA. — Oui. Johann, quand je pense comment nous avons débuté là-bas, avec nos quatre mains vides…

HILMAR. — Vides ? je dois dire…

MADEMOISELLE LONA. — Que dois-tu dire ?

BERNICK. — Hum !

HILMAR. — Je dois dire… Oh ! Oh ! (Il sort par le perron.)

MADEMOISELLE LONA. — Mais qu’a-t-il donc ?

BERNICK. — Oh ! ne faites pas attention à lui ; il est un peu nerveux en ce moment. Veux-tu venir faire un tour dans le jardin ? Tu n’y es pas encore allée. Justement j’ai une heure libre.

MADEMOISELLE LONA. — Avec plaisir. Tu peux m’en croire, bien souvent je me suis trouvée par le cœur, auprès de vous, dans ce jardin…

MADAME BERNICK. — Tu vas voir. Là aussi on a fait de grands changements.

(Le consul, sa femme et Lona, descendent dans le jardin où on les voit, de temps en temps, passer et repasser.


Scène V

HILMAR, OLAF

OLAF (de la porte du jardin). — Oncle Hilmar, sais-tu ce que l’oncle Johann m’a demandé ? Il m’a demandé si je voulais aller avec lui en Amérique.

HILMAR. — Une petite tête folle comme toi, un enfant encore attaché aux jupes de sa mère !

OLAF. — Oui, mais je ne veux plus l’être, et tu verras quand je serai grand.

HILMAR. — Taratata ! Il n’y a point en toi cet enthousiasme qui pousse aux grandes actions, qui surexcite les nerfs, qui… (Ils descendent ensemble dans le jardin.)


Scène VI

JOHANN, Mlle DINA

JOHANN (à Dîna, qui ôte son chapeau et se tient sur la porte en secouant la poussière de ses vêtements). — Cette petite promenade vous a fatiguée ?

DINA. — Oui, mais ça a été une agréable promenade, de ma vie je n’en ai fait d’aussi agréable.

JOHANN. — D’habitude vous ne sortez pas dans la matinée ?

DINA. — Si, avec Olaf.

JOHANN. — Ah !… Vous préféreriez peut-être descendre dans le jardin ?

DINA. — Non, je préfère rester ici.

JOHANN. — Moi aussi. Alors c’est convenu. Tous les matins nous ferons ensemble une grande promenade.

DINA. — Non, monsieur Tonnesen, il vaut mieux y renoncer.

JOHANN. — Pourquoi ? Vous me l’aviez cependant promis ?

DINA. — C’est vrai… mais… après reflexion… il ne faut pas que vous sortiez avec moi.

JOHANN. — Pourquoi cela ?

DINA. — Parce que… Vous êtes étranger, vous ne pouvez pas me comprendre. Mais je vous expliquerai.

JOHANN. — J’écoute.

DINA. — Eh bien, non. Il vaut mieux que je ne vous le dise pas.

JOHANN. — Allons ! Allons ! Avec moi, vous pouvez parler sans crainte. Quoi que ce puisse être.

DINA. — Soit, il faut que je vous le dise… je ne suis pas pareille aux autres jeunes filles ; il y a quelque chose… quelque chose à mon sujet… c’est pour cela que nous devons renoncer à…

JOHANN. — Je n’y comprends rien du tout. Vous n’avez commis aucune mauvaise action ?

DINA. — Moi, non ; mais… Non, n’en parlons plus ; vous le saurez assez tôt par les autres.

JOHANN. — Hum !

DINA. — Par exemple, je voudrais vous demander quelque chose.

JOHANN. — Quoi donc ?

DINA. — Il parait qu’en Amérique il est très facile de gagner sa vie et de se faire une jolie situation.

JOHANN. — Ce n’est pas toujours si facile que cela ! Dans les commencements il faut travailler ferme.

DINA. — Eh bien, cela me plairait.

JOHANN. — Vous !

DINA. — Oh ! je sais travailler, j’ai une bonne santé, je suis forte et ma tante Martha m’a enseigné une foule de choses.

JOHANN. — Bravo ! alors venez avec nous !

DINA. — Bon ! Vous plaisantez ! Vous l’avez dit aussi à Olaf. Ce que je voudrais savoir surtout, c’est si les gens de là-bas sont très… très… excessivement moraux.

JOHANN. — Moraux ?

DINA. — C’est-à-dire s’ils sont aussi convenables, aussi honnêtes qu’ici.

JOHANN. — Dans tous les cas, ils ne sont pas aussi mauvais qu’on le pense. N’ayez aucune crainte à ce sujet.

DINA. — Vous ne me comprenez pas. Au contraire, je voudrais qu’ils ne fussent pas si nobles et si vertueux.

JOHANN. — Et comment les voudriez-vous, alors ?

DINA. — Je voudrais qu’ils fussent… nature.

JOHANN. — Oui, oui ; ils le sont.

DINA. — Ils me plairaient, alors ; si j’y allais.

JOHANN. — Sans doute ; alors vous venez avec nous ?

DINA. — Non, pas avec vous. Je voyagerai seule ; je saurai bien me tirer d’affaire et devenir une honnête femme.


Scène VII

Les Mêmes, M. BERNICK, Mme BERNICK

BERNICK (de la porte du jardin). — Reste, reste, je vais aller le chercher, chère Betty. Tu pourrais prendre froid.

(Il entre dans le salon et cherche le châle de sa femme.)

MADAME BERNICK. — Viens avec nous, Johann, nous allons visiter la grotte.

BERNICK. — Non, reste, Johann. Dina, porte ce châle à ma femme et va avec eux. Johann reste avec moi, chère Betty. Il faut que je l’interroge sur ses affaires de là-bas.

MADAME BERNICK. — Bien, bien ; ne tarde pas à nous rejoindre. Tu sais où nous sommes.

(Mme Bernick, Mlle Lona Hessel et Dina sortent du jardin par la gauche.)


Scène VIII

M. BERNICK, JOHANN

BERNICK (il les regarde s’éloigner, ferme la porte, revient vers Johann et lui prend les deux mains qu’il serre avec expansion). — Johann, enfin, nous sommes seuls ! Laisse-moi te remercier !

JOHANN. — De quoi ?

BERNICK. — Maison, patrie, bonheur familial, situation, je te dois tout.

JOHANN. — J’en suis ravi, mon cher Richard. Ainsi, cette sotte histoire s’est terminée pour le mieux ?

BERNICK (il lui serre de nouveau les mains). — Merci, merci du fond du cœur ! Il n’y a pas un homme sur mille qui aurait fait ce que tu as fait pour moi en cette circonstance !

JOHANN. — Ce n’était que justice. Nous étions tous les deux également jeunes et légers ; il fallait bien que l’un prit la faute à son compte.

BERNICK. — Mais qui devait prendre cette responsabilité, si ce n’est le coupable ?

JOHANN. — Halte-là ! Ce devait être l’innocent, car j’étais sans famille et j’étais libre. Toi, tu avais, au contraire, ta vieille mère à soigner, et puis ne venais-tu pas de te fiancer avec Betty ? Elle t’aimait tant ! Que serait-elle devenue si elle avait appris ?…

BERNICK — C’est vrai, c’est vrai ; mais…

JOHANN. — N’est-ce pas également pour Betty que tu as rompu avec Mme Dorff ? Mais, pour en finir une bonne fois, où étais-tu ce soir-là…

BERNICK — Oui, ce malheureux soir, quand cet homme est rentré, ivre… Sans doute, Johann, c’est pour Betty que j’ai… Et pourtant, que tu aies été assez généreux pour te laisser attribuer cette faute et partir !

JOHANN. — N’aie pas de remords, cher Richard. Nous avions convenu qu’il en serait ainsi. Il fallait te sauver. N’étais-tu pas mon ami ? J’étais si fier de cette amitié ; je vivais ici, pauvre hère abandonné, seul dès que ma journée de travail était finie, lorsque tu arrivas, toi, si élégant, si distingué, de ton grand voyage à l’étranger. Tu avais vécu à Paris ; tu avais vécu à Londres ! Cependant ce fut moi que tu choisis pour camarade, malgré que je sois de quatre ans plus jeune. A vrai dire, c’était un peu parce que tu faisais la cour à Betty, j’en conviens à présent. Mais comme cela me rendait fier ! Qui ne l’eût pas été ? Qui ne se serait sacrifié volontiers pour toi ? Surtout lorsqu’il ne s’agissait que de braver quelques semaines de cancans et lorsque s’offrait l’occasion pour moi de partir au loin !…

BERNICK. — Mon cher Johann, je dois te l’avouer franchement, cette histoire n’est pas encore tout à fait oubliée.

JOHANN. — Non ? Que m’importe, puisque je dois repartir et m’installer à jamais dans ma ferme ?

BERNICK. — Ainsi, tu vas repartir ?

JOHANN. — Naturellement.

BERNICK. — Pas encore, j’espère ?

JOHANN. — Dès que je le pourrai. Je ne suis venu que pour faire plaisir à Lona.

BERNICK. — Vraiment ?… En quoi ?…

JOHANN. — Oui ; vois-tu, Lona n’est plus jeune, et dans ces derniers temps elle a beaucoup souffert du mal du pays. Elle ne voulait pas l’avouer. (Souriant.) Comment aurait-elle pu me laisser seul, moi, le gamin qui, à dix-neuf ans, m’étais permis…

BERNICK. — Et alors ?

JOHANN. — Richard, je dois te faire un aveu dont je rougis encore.

BERNICK. — Tu ne lui as pas dit comment cela s’était passé ?

JOHANN. — Si, je le lui ai dit. C’est mal de ma part, mais je n’ai pu faire autrement. Tu ne t’imagines pas ce que Lona a été pour moi… Tu n’as jamais pu la souffrir… Pour moi elle a été une vraie mère. Dans les premières années, où nous étions si pauvres là-bas, comme elle a travaillé pour moi ! Et les longs mois où j’étais malade et ne gagnais rien ! Ce fut alors qu’elle partit, je ne pus l’en empêcher, et s’en alla chanter et déclamer dans les cafés. Après cela, elle a publié un livre dont elle a, par la suite, bien ri et bien pleuré. Elle a tout fait pour me sauver. Pouvais-je, moi, la laisser souffrir de cet affreux mal du pays ? Elle qui m’avait tant sacrifié, qui avait tant souffert pour moi ! Non, c’était impossible, Richard. C’est alors que je lui dis : « Pars, Lona, ne t’occupe pas de moi. Je ne suis pas si étourdi que tu penses ; » et je lui ai tout raconté.

BERNICK. — Comment a-t-elle pris cela ?

JOHANN. — Elle m’a répondu, à juste raison, que si j’étais innocent, il n’y avait pas d’obstacle à ce que je fisse avec elle un petit voyage au pays… Du reste, n’aie aucune crainte. Lona est discrète ; quant à moi, je saurai tenir ma langue.

BERNICK. — Oui, oui, j’en suis convaincu.

JOHANN. — Voici ma main et n’en parlons plus. C’est, heureusement, la seule sottise dont nous nous soyons rendus coupables… Je veux jouir en paix du bonheur que me réservent les quelques jours que j’ai encore à passer ici. Nous avons fait, ce matin, la plus délicieuse promenade du monde. Qui aurait cru que cette petite Dina qui jouait à nos côtés autrefois et remplissait les rôles d’ange au théâtre ?… Mais, dis-moi, que sont devenus ses parents ?…

BERNICK. — Mon cher, je ne puis t’en dire rien de plus que ce que je t’ai écrit immédiatement après ton départ. Tu as reçu mes deux lettres ?

JOHANN. — Sans doute, je les ai encore. Son ivrogne de mari l’a aussi abandonnée.

BERNICK. — Oui ; après quoi il s’est cassé les reins, je ne sais où.

JOHANN. — Elle est morte peu de temps après, n’est-ce pas ? Je suppose que tu as fait pour elle tout ce qu’il était possible de faire sans éveiller l’attention des gens.

BERNICK. — Elle était fière, elle n’a rien dit et n’a rien voulu recevoir.

JOHANN. — Dans tous les cas c’est très bien d’avoir pris Dina chez toi.

BERNICK. — Oui, oui. Du reste, c’est Martha qui a tout arrangé.

JOHANN. — Martha ? Est-ce vrai ?… Où est-elle aujourd’hui ?

BERNICK. — Oh !… quand elle n’est pas à son école, elle soigne les malades.

JOHANN. — Ainsi Martha s’est chargée d’elle ?

BERNICK. — Oui ; elle a toujours eu un faible pour les enfants. C’est pour cela qu’elle a accepté d’être institutrice à l’école communale. Ça été une grande folie de sa part.

JOHANN. — Elle m’a paru très énervée hier. J’ai craint que sa santé ne fut pas bonne.

BERNICK. — Si ; on ne peut pas se plaindre de sa santé. Mais c’est désagréable pour moi. On peut croire que son frère refuse de subvenir à son entretien.

JOHANN. — Son entretien ! Je croyais qu’elle avait elle-même une fortune très considérable.

BERNICK. — Pas un schilling. Tu dois te rappeler dans quelle situation critique se trouvait ma mère au moment de ton départ. Au bout de quelque temps, grâce à moi, on put continuer le commerce ; mais cela ne dura pas. Bref, je dus me charger de tout. Et quand nous fîmes nos comptes il se trouva que de ma mère, j’avais autant dire rien. Lorsque ma mère mourut, Martha naturellement resta sans ressources.

JOHANN. — Pauvre Martha !

BERNICK. — Pauvre ? Pourquoi cela ? Tu ne crois pas cependant que je l’ai laissée manquer de quoi que ce soit ? Moi, je puis le dire, je suis un bon frère. Elle vit avec nous, elle mange avec nous ; tous ses appointements lui restent pour s’habiller. Une femme seule… que pourrait-elle vouloir de plus ?

JOHANN. — Hum ! Nous ne pensons pas ainsi en Amérique.

BERNICK. — Je le crois bien. Dans une société minée en dessous comme la société américaine… Mais dans nos petits cercles où, jusques à présent, grâce à Dieu, la corruption n’a pas encore pénétré… Ici les femmes se contentent d’une position convenable et modeste… Au reste, c’est la faute de Martha, il y a longtemps qu’elle aurait pu se placer, si elle l’avait voulu.

JOHANN. — Tu veux dire se marier.

BERNICK. — Oui ; elle aurait pu prendre de très bons partis. On lui en a proposé plusieurs ; des gens tout à fait bien, ce qui est étonnant. Une fille sans fortune, qui n’est plus jeune, et tout à fait insignifiante.

JOHANN. — Insignifiante ?

BERNICK. — Oh ! je ne lui en fais pas un reproche ; je ne la désire pas autrement. Tu sais, dans une grande maison comme la nôtre, il est toujours bon d’avoir une de ces personnes simples à qui l’on peut toujours se fier.

JOHANN. — Oui, mais elle ?…

BERNICK. — Elle ? Comment ? Elle ne manque pas de gens auxquels elle peut s’intéresser. Elle a moi, Betty, Olaf et moi. Ni l’homme, ni la femme ne doivent penser à soi d’abord. Nous devons tous prêter notre appui à une société quelconque, grande ou petite. C’est, au moins, ce que je fais (montrant Krapp qui vient par la droite avec des dossiers). Vois, tu en as là une preuve. Penses-tu que ce soient nos propres affaires qui m’occupent ainsi ? Pas du tout. (Rapidement à Krapp). Eh bien ?


Scène IX

Les mêmes, KRAPP

KRAPP (à voix basse, montrant ces papiers). Tous les contrats d’achat sont en ordre.

BERNICK. — Parfait ! Excellent ! Beau-frère, il faut que tu m’excuses (à voix basse avec une pression de main). Merci et tout ce que je pourrai faire pour toi… tu me comprends ! Venez, monsieur Krapp. (Ils entrent dans la chambre du conseil).


Scène X

Mlle MARTHA, JOHANN

JOHANN (en les regardant s’éloigner). Hum ! (Il veut descendre an jardin, Martha arrive par la droite avec un panier sous le bras). Tiens, voilà Martha !

MARTHA. — Ah !… Johann… Est ce bien toi ?

JOHANN. — Es-tu si pressée ?

MARTHA. — Oui… Attends-les un peu… les autres vont, sans doute, rentrer. (Elle veut sortir par la gauche).

JOHANN. — Ecoute, Martha, es-tu toujours aussi pressée ?

MARTHA. — Moi ?

JOHANN. — Hier tu m’as écrit de la même façon, et je n’ai pu échanger une seule parole avec toi ; et aujourd’hui…

MARTHA. — Mais…

JOHANN. — Nous étions autrefois deux excellents camarades, t’en souviens-tu ?

MARTHA. — Eh ! Johann ! il y a si longtemps de cela !

JOHANN. — Quinze ans, ni plus, ni moins. Me trouves-tu bien changé ?

MARTHA. — Toi ? oh ! oui, toi aussi ! Quoique…

JOHANN. — Que veux-tu-dire ?

MARTHA. — Rien.

JOHANN. — Tu ne me parais pas très heureuse de nous revoir, Martha.

MARTHA. — J’ai attendu si longtemps, Johann, si longtemps !

JOHANN. — Attendre… mon retour ?

MARTHA. — Oui.

JOHANN. — Pourquoi attendais-tu que je revienne ?

MARTHA. — Pour que tu répares le mal que tu as fait.

JOHANN. — Moi ?

MARTHA. — As-tu oublié que, par ta faute, une femme est morte dans la misère et dans la honte ? As-tu oublié que tu as empoisonné toute la jeunesse d’une pauvre enfant ?

JOHANN. — C’est toi, Martha, qui me reproches cela ?… Est-ce que ton frère ne t’a jamais rien… dit ?

MARTHA. — Mon frère ! Pourquoi ?…

JOHANN. — Est ce qu’il n’a jamais… jamais eu an mot d’excuse pour moi ?…

MARTHA. — Johann, tu sais qu’il a, en morale, des principes sévères.

JOHANN. — Hum ! Oui, oui ; je connais les principes sévères de mon vieil ami Richard… Mais, pourtant !… je viens de causer avec lui. Je trouve que, sous ce rapport, il a plus changé que toi.

MARTHA. — Peux-tu dire cela ? Richard a toujours été un honnête homme inflexible.

JOHANN. — Ce n’est pas ce que je veux dire… Laissons cela. Je sais maintenant comme tu me considères. Tu attendais le retour de l’enfant prodigue.

MARTHA. — Écoute, Johann, je vais te dire ce que je pense. (Montrant le jardin.) Vois-tu cette jeune fille qui joue avec Olaf ? C’est Dina. Te rappelles-tu l’ incompréhensible lettre que tu m’as adressée après ton départ ? Tu me priais d’avoir confiance en toi ; et j’ai eu confiance en toi, Johann. Tout le mal que l’on disait de toi pouvait être l’erreur d’un moment, d’une heure de folie.

JOHANN. — Je ne te comprends pas.

MARTHA. — Tu me comprends très bien ; mais laissons ce sujet. Tu es parti recommencer une nouvelle vie ; et moi, Johann, ta vieille amie, je t’ai remplacé. Les devoirs que tu n’as pas voulu ou pu remplir, je les ai pris à ma charge, moi. Je te le dis afin que tu n’aies pas de remords. Pour la pauvre enfant, j’ai été une mère, et je l’ai élevée aussi bien que j’ai pu.

JOHANN. — C’est pour cela que tu as brisé ta vie ?

MARTHA. — Je n’ai pas brisé ma vie. Mais tu es venu bien tard, Johann.

JOHANN. — Martha !… Ah ! si je pouvais tout te dire ! Permets-moi au moins de te remercier de ta sympathie.

MARTHA (souriant avec effort). — Maintenant que nous nous sommes complètement expliqués, Johann…, silence !… Voici quelqu’un. Adieu, je ne puis plus rien.

(Elle s’éloigne par la seconde porte à gauche. Mlle Hessel arrive du jardin.)


Scène XI

JOHANN, Mme BERNICK, Mlle LONA

MADAME BERNICK (du jardin). — Mais, mon Dieu, Lona, qu’est-ce qui te prend ?

LONA. — Laisse-moi, te dis-je, je veux et je dois lui parler.

MADAME BERNICK. — Oh ! quel affreux scandale ce serait ! Johann, es-tu encore là ?

LONA. — Allons, va-t-en ! Que cherches-tu dans cette chambre ? Va dans le jardin causer avec Dina.

JOHANN. — J’étais justement sur le point de…

MADAME BERNICK. — Mais…

LONA. — Écoute, Johann, as-tu regardé attentivement Dina ?

JOHANN. — Je le crois.

LONA. — Eh bien, regarde-la très attentivement. C’est la femme qu’il te faut.

MADAME BERNICK. — Lona !

JOHANN. — C’est la femme qu’il me faut ?

LONA. — Oui, regarde là-bas, te dis-je ! Allons, va !

JOHANN. — Avec plaisir.

(Il va dans le jardin.)

Scène XII

Mme BERNICK, Mlle LONA

MADAME BERNICK. — Lona, je suis éperdue d’effroi ; ce n’est pas sérieux ?

LONA. — C’est très sérieux. N’est-elle pas fraîche, bien portante et bien élevée ? Juste la femme qu’il faut à Johann. Une femme lui sera beaucoup plus utile qu’une vieille demi-sœur de mon genre.

MADAME BERNICK. — Dina ! Dina Dorff ! réfléchis donc !

LONA. — Je réfléchis avant tout à son bonheur. Il faut que je l’aide, car il n’entend rien à ces choses. Avec les femmes et les jeunes filles il ne sait pas du tout se conduire.

MADAME BERNICK. — Qui ? Johann ? Il me semble cependant qu’il a donné une preuve assez malheureuse…

LONA. — Ah ! au diable ces sottes histoires ! Où est Bernick ? Je veux lui parler ?

MADAME BERNICK. — Lona, je te dis de ne pas le faire.

LONA. — Si ! si ! même s’ils ne se plaisaient pas, il faudrait qu’ils s’épousent. Bernick est un homme assez intelligent pour trouver le moyen de…

MADAME BERNICK. — Et tu crois qu’il permettra ces façons américaines de procéder ?

LONA. — Sottises, Betty…

MADAME BERNICK. — Tu crois qu’un homme d’une aussi sévère moralité que Richard…

LONA. — Allons donc, il ne lui viendra pas à l’idée d’être si sévère que cela…

MADAME BERNICK. — Que veux-tu dire ?

LONA. — Je veux dire que Bernick n’est, en somme, pas beaucoup plus moral que les autres.

MADAME BERNICK. — Comment, ta haine est encore si vive contre lui !… Qu’es-tu venue faire alors si tu n’as pas oublié que ?… Je ne comprends pas comment après la honteuse querelle que tu as eue autrefois avec lui, tu oses reparaître devant ses yeux !

LONA. — C’est vrai, Betty, j’ai eu tort.

MADAME BERNICK (avec générosité). — Cependant, il t’a pardonnée, lui qui n’avait rien à se reprocher ! Ce n’était pas sa faute si tu t’étais forgé de vaines espérances. Depuis lors tu me hais moi aussi. (Fondant en larmes.) Tu ne m’as jamais pardonné mon bonheur. C’est pour le détruire que tu es revenue, c’est pour montrer à la ville entière quelle odieuse parenté j’ai apportée à Richard. Voilà la vengeance que tu as méditée, la vengeance dans laquelle tu te complais. C’est affreux de ta part.

(Elle s’en va en pleurant par la seconde porte à gauche.)

Scène XIII

Mlle LONA (seule)

LONA (la regardant s’éloigner). — Pauvre Betty.


Scène XIV

Mlle LONA, M. BERNICK

BERNICK (sur le seuil de sa chambre). — Oui, oui, très bien, parfait ; monsieur Krapp, envoyez cinq cents marks à la compagnie pour les nécessiteux et les mendiants. (En se retournant.) Lona ! es-tu seule ? Betty ne vient-elle pas ?

LONA. — Non. Faut-il que je l’appelle ?

BERNICK. — C’est inutile, ma chère Lona, tu ne sais pas combien ardemment j’ai désiré m’expliquer franchement avec toi et implorer mon pardon !

LONA. — Ecoute, Richard, évitons le sentimentalisme ; ça ne nous va plus.

BERNICK. — Il faut que tu m’entendes, Lona. Je sais que les apparences sont contre moi et que tu as appris la malheureuse histoire où la mère de Dina… je te jure que ce n’a été qu’une erreur passagère, que je t’aimais sincèrement, profondément.

LONA. — Tu te demandes, sans doute, pourquoi je suis revenue ?

BERNICK. — Quels que soient tes projets je te conjure de ne rien entreprendre avant que je me sois justifié. Je le puis, Lona, tout au moins je puis me défendre.

LONA. — Tu as peur maintenant ! Tu dis que tu m’as aimée ; oui, tes lettres m’en ont donné souvent l’assurance. Peut-être était-ce alors que tu vivais à l’étranger, seul en de libres pays, où tu puisais je ne sais quel courage, quelle noblesse et quelle indépendance. Peut-être me trouvais-tu alors plus de caractère et de fermeté qu’à bien d’autres. Et puis, c’était un secret entre nous ; on ne pouvait te railler de ce goût étrange.

BERNICK. — Lona, comment peux-tu croire ?…

LONA. — Mais quand tu es revenu, quand tu as vu la ville me ridiculiser, et s’indigner de ce qu’elle appelait mes travers…

BERNICK. — Pourquoi toi-même ne ménageais-tu rien, ni personne ?

LONA. — Parce que je hais toutes les hypocrisies. Puis tu as fais connaissance de cette jeune et séduisante actrice…

BERNICK. — Ç’a été une heure de folie, rien de plus, je te le jure. Il n’y a pas le dixième de ce que l’on raconte à ce sujet qui soit vrai.

LONA. — Peut-être, en effet. Mais lorsque Betty revint, jeune, jolie, aimée ; lorsque tu appris qu’elle hériterait de toute la fortune de notre tante et que moi je n’aurais rien…

BERNICK. — Nous voilà au fait. Maintenant il faut que tu m’écoutes sans m’interrompre. À ce moment, je n’aimais pas Betty. Ce n’est point un nouvel amour qui m’a décidé à rompre avec toi. C’est sa fortune qui est la cause unique de mon choix, la maison avait des dettes, j’ai dû céder.

LONA. — Et tu me dis cela en face !

BERNICK. — Oui, écoute, Lona…

LONA. — Ne m’as-tu donc pas écrit qu’un invincible amour t’enchaînait à Betty ? N’as-tu pas fait appel à ma générosité ? Ne m’as-tu pas suppliée de taire, par amour de Betty, ce qui s’était passé entre nous ?

BERNICK. — Il le fallait, te dis-je.

LONA. — Ma foi, je ne regrette plus ma colère, alors !

BERNICK. — Laisse-moi te dire posément et froidement quelle était notre situation. Ma mère, tu t’en souviens, dirigeait la maison ; mais elle n’avait pas du tout le sens du commerce et je dus revenir en toute hâte de Paris. Le moment était des plus critiques. Il fallait tout remettre en état. À mon arrivée, je constatai, ce secret est resté enseveli au plus profond de mon cœur, que la maison était tout proche de sa ruine, ruinée même pour parler franc, cette vieille maison si respectée depuis près d’un siècle. Que devais-je faire, moi, le fils, le fils unique, sinon chercher un moyen de salut ?

LONA. — Et tu as sauvé la maison Bernick aux dépens d’une femme ?

BERNICK. — Tu sais combien Betty m’aimait ?

LONA. — Mais moi ?

BERNICK. — Crois-m’en, Lona, tu n’aurais pas été heureuse avec moi.

LONA. — Alors c’est pour mon bonheur que tu m’as abandonnée ?

BERNICK. — Penses-tu donc que ce soit par égoïsme ? Si j’avais été seul, libre, sans devoirs, certes j’aurais tenu les engagements du passé. Ah ! tu ne peux comprendre combien l’homme d’affaires est accablé par les terribles responsabilités qu’il porte ! Il devient, pour ainsi dire, étranger à lui-même. Réfléchis donc que la fortune ou la misère de milliers de gens dépendent de lui. D’ailleurs, la société à laquelle nous appartenons tous les deux n’eût-elle pas été profondément atteinte par la banqueroute de la maison Bernick ?

LONA. — C’est sans doute par considération pour cette société que, pendant quinze ans, tu as été fidèle à ce mensonge ?

BERNICK. — À ce mensonge ?

LONA. — Betty est-elle au courant de ce qui s’est passé avant et pendant ton union avec elle ?

BERNICK. — Pourquoi l’aurais-je blessée en lui faisant, cette confidence inutile ?

LONA. — Inutile, dis-tu ?… Oui, oui, tu es un homme d’affaires ; tu dois très bien connaître ce qui est utile et pratique. Mais, écoute, Richard, je veux à mon tour parler froidement, posément. Dis-moi, maintenant es-tu vraiment heureux ?

BERNICK. — En ménage, n’est-ce pas ?

LONA. — Oui.

BERNICK. — Oui, je suis heureux, Lona. Ton affection et ton dévouement n’ont pas été vains. Mon bonheur a grandi d’année en année. Betty est indulgente et douce ; elle s’est, avec le temps, pliée à mes idées…

LONA. — Hum !

BERNICK. — Autrefois elle avait sur l’amour des idées fort exagérées. Elle ne pouvait admettre la pensée que les plus brûlantes ardeurs se transformaient avec l’âge en douce amitié.

LONA. — Elle est résignée maintenant ?

BERNICK. — Oui, tu dois bien penser que dans ma fréquentation continuelle, elle s’est peu à peu développée. Il faut marcher d’accord dans la vie si l’on veut y tenir dignement sa place. Betty l’a compris, et c’est pourquoi notre maison est aujourd’hui une maison modèle.

LONA. — Mais, dans la ville, ne sait-on rien de tes mensonges ?

BERNICK. — De mes mensonges ?

LONA. — Oui, de tes mensonges, d’il y a quinze ans ?

BERNICK. — Tu appelles cela ?…

LONA. — Des mensonges, de triples mensonges ; mensonges envers moi, mensonges envers Betty, mensonges envers Johann.

BERNICK. — Betty ne m’a jamais interrogé là-dessus.

LONA. — Elle ne soupçonnait rien.

BERNICK. — Et par considération pour elle tu n’exigeras pas que je lui dise…

LONA. — Oh ! moi, j’ai les reins assez solides pour supporter les railleries.

BERNICK. — Johann ne l’exige pas non plus, il me l’a promis.

LONA. — Mais, Richard, toi-même ne penses-tu jamais que tu devrais confesser ce mensonge ?

BERNICK. — Que je sacrifie volontairement mon bonheur domestique et ma situation sociale !

LONA. — Enfin, quel droit as-tu à ton bonheur ?

BERNICK. — Depuis quinze ans je me suis, chaque jour, acquis un peu de ce droit par la correction de ma vie, par tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai accompli.

LONA. — Tu as fait beaucoup pour toi et beaucoup pour les autres. Tu es l’homme le plus riche et le plus influent de la ville. Tout le monde s’incline devant toi parce que ta réputation est sans tache. Ta maison passe pour une maison modèle ; ta vie pour une vie modèle ; mais cette bonne réputation repose sur un terrain fangeux, et un moment peut venir, un mot peut être dit qui te plongerait dans la boue parce que tu n’auras pas eu la précaution de te mettre à temps en sûreté.

BERNICK. — Où veux-tu en venir ?

LONA. — Je veux t’aider, Richard, à raffermir le terrain sous tes pieds.

BERNICK. — Non, tu veux te venger. Je l’avais pressenti. Mais tu n’y réussiras pas. Il n’y a qu’une personne ici qui ait le droit de parler, et celle-là se taira.

LONA. — Johann ?

BERNICK. — Oui, Johann ! Si d’autres m’accusent, je nierai et lui-même me défendra à la vie et à la mort… Cela ne te portera pas bonheur, je te le jure. Celui-là seul qui pourrait me perdre veut se taire et va repartir.


Scène XV

Mlle LONA, M. BERNICK, M. RUMMEL, M. WIEGELAND.
(Rummel et Wiegeland arrivent par la droite.)

RUMMEL. — Bonjour, bonjour, cher Bernick. Viens avec nous au cercle du Commerce ; tu sais que nous avons une réunion pour l’affaire des chemins de fer.

BERNICK. — Je ne puis ; c’est impossible !

WIEGELAND. — Il est absolument nécessaire que vous veniez, monsieur le consul.

RUMMEL. — C’est nécessaire, Bernick. Il y a là des gens qui nous sont hostiles. Le journaliste Hammer et quelques autres sont partisans d’une ligne sur la côte et prétendent que le nouveau projet favorise surtout certains intérêts privés.

BERNICK. — Dites-leur…

WIEGELAND. — Tout ce que nous leur dirons ne nous avancera à rien, monsieur le consul.

RUMMEL. — Non, non, il faut que tu viennes. Personne n’osera élever un tel soupçon contre toi.

LONA. — En effet.

BERNICK. — Mais je ne puis pas, vous dis-je, je suis indisposé, attendez au moins que… je me remette.


Scène XVI

Les Mêmes, M. RORLUND

RORLUND (il entre par la droite). — Excusez-moi, monsieur le consul, je suis dans un tel état d’agitation…

BERNICK. — Vous êtes tout excusé ; qu’avez-vous ?

RORLUND. — Une simple question. Est-ce avec votre autorisation, monsieur le consul, que la jeune fille que vous avez recueillie se montre avec l’homme que…

LONA. — Avec quel homme, monsieur le pasteur ?

RORLUND. — L’homme qui, de tous les hommes de la terre, devrait se tenir le plus loin de son chemin.

LONA. — Oh !

RORLUND. — L’avez-vous permis, monsieur le consul ?

BERNICK (cherchant sa canne et ses gants). — Je ne pais de quoi vous me parlez. Veuillez m’excuser, je suis pressé. Il faut que je me rende au cercle du Commerce.


Scène XVII

Les mêmes, HILMAR, RORLUND, Mme BERNICK, Mlle LONA

HILMAR (il arrive du jardin). — Betty ! Betty ! viens !

MADAME BERNICK. — Qu’y a-t-il ?

HILMAR. — Descends au jardin et va mettre fin à la cour que le quidam se permet de faire à Dina. Mes nerfs sont dans un état affreux.

LONA. — Oui-da ! Qu’a-t-elle dit ?

HILMAR. — Qu’elle voulait aller en Amérique avec lui, rien de plus, rien de moins. Oh ! oh !

RORLUND. — Est-ce possible ?

MADAME BERNICK. — Que dis-tu là ?

LONA. — Mais ce serait charmant.

BERNICK. — Non. Tu as mal entendu.

HILMAR. — Demande leur toi-même. Voici le couple, qui arrive. Laissez-moi en dehors de cette histoire.

BERNICK (à Rummel et Wiegeland). — Je suis à vous dans un instant.

(Ils sortent par la droite.)

Scène XVIII

Les Mêmes, JOHANN

JOHANN. — Hurrah ! Dina vient avec nous !

MADAME BERNICK. — Mais, Johann, tu es fou !

RORLUND. — Serait-il vrai ? C’est un scandale à faire dresser les cheveux sur la tête. Par quelles séductions avez-vous…

JOHANN. — Doucement, doucement, mon bon ami, qu’est-ce que vous dites-là ?

RORLUND. — Dina, répondez-moi. Avez-vous un projet ? L’avez-vous conçu librement ?

DINA. — Il faut que je m’en aille loin d’ici,

RORLUND. — Mais avec lui ! avec lui !!!

DINA. — Quel autre aurait le courage de m’emmener !

RORLUND. — Eh bien, alors, vous saurez l’homme que c’est.

JOHANN. — Taisez-vous !

BERNICK. — Pas un mot de plus !

RORLUND. — Je comprends mal les devoirs que m’impose ma situation de gardien de la morale, et je serais indigne de cette jeune fille à l’éducation de laquelle j’ai travaillé, qui m’a…

JOHANN. — Prenez garde !

RORLUND. — Vous saurez tout, Dîna. Cet homme est celui qui a jeté votre mère dans la misère et dans la honte !

BERNICK. — Monsieur le pasteur.

DINA. — Lui ! (à Johann.) Est-ce vrai ?

JOHANN. — Richard, réponds, toi !

BERNICK. — Pas un mot de plus ! Pas un mot de plus !

DINA. — Ainsi, c’est vrai !

RORLUND. — Oui, c’est vrai, c’est vrai ! La vérité est même pire ! Cet homme auquel vous avez si vite accordé votre confiance ne s’est pas en allé les mains vides… La caisse de Madame Bernick mère… monsieur le consul peut en témoigner…

LONA. — Menteur !

BERNICK. — Oh !

MADAME BERNICK. — Mon Dieu ! Mon Dieu !

JOHANN (s’élançant la main levée). — Vous osez !…

LONA (s’interposant). — Ne le frappe pas, Johann !

RORLUND. — Oui, tournez contre moi votre colère. Je n’en ferai pas moins connaître la vérité. Monsieur le consul ne l’a-t-il pas avoué lui-même ? Toute la ville ne le sait-elle pas ?… Dina, vous savez maintenant que homme c’est là ! (Court silence).

JOHANN (à demi-voix en prenant le bras de Richard). — Richard, Richard, qu’as-tu fait ?

MADAME BERNICK (pleurant). — Dire, Richard, que c’est moi qui te couvre de toute cette honte !


Scène XIX

Les mêmes, SANDSTADT

SANDSTADT (il arrive rapidement et appelle le consul de la main). — Il faut absolument que vous veniez, monsieur le consul. L’affaire ne tient plus qu’à un cheveu.

BERNICK (distrait). — Qu’y a-t-il ? Que dois-je faire ?

LONA (sérieuse). — Il faut que tu y ailles et que tu défendes ta société, beau-frère.

SANDSTADT. — Oui, venez, venez, nous avons besoin de toute votre influence.

JOHANN (bas). — Bernick, demain, nous causerons. (Il s’en va par le jardin. Bernick, soumis, part avec Sandstadt).

ACTE III


Jardin-salon dans la maison du consul Bernick. Bernick, une canne à la main et paraissant très agité, sort de la seconde chambre à gauche et ferme la porte avec violence).


Scène PREMIÈRE

BERNICK (seul).

BERNICK. — Voila !… Enfin, cette fois on n’a pas plaisanté. Il n’oubliera pas cette correction de sitôt. (A une personne qui est dans la chambre :) Que dis-tu ? Je te dis, moi, que tu es une mère imprudente. Tu le défends, tu excuses toutes ses polissonneries… Ce ne sont pas des polissonneries ?… Qu’est-ce alors ? Se glisser pendant la nuit hors de la maison et rester avec les pêcheurs dans le port jusques à dix heures du matin, me plonger ainsi dans une mortelle angoisse, moi qui ai déjà tant d’autres soucis !… Et ce brigand ose encore me menacer de s’enfuir !… Qu’il essaie seulement… Toi ? oui, je crois bien, tu te soucies assez peu au fond de son bonheur ou de son malheur. Je crois, ma foi, que s’il venait à mourir… Parfait ?… — moi il ne me convient pas de rester sans enfant… Pas de récriminations, Betty ! C’est décida il reste aux arrêts. (Il fait signe de se taire.) Silence ! je ne veux pas que l’on remarque rien.


Scène II

BERNICK, KRAPP

KRAPP (Il arrive par la droite.) — Avez-vous un instant, monsieur le consul ?

BERNICK (jetant sa canne). — Oui ; vous venez du chantier ?

KRAPP. — Directement. Hum !

BERNICK. — Eh bien ! le Palmier avance-t-il ?

KRAPP. — Le Palmier prendra la mer demain, mais…

BERNICK. — L’Indian Girl aussi ? Et je ne me serai certes pas douté que cet entêté de…

KRAPP. — L’Indian Girl aussi pourra prendre la mer demain, seulement… elle n’ira pas loin, sûr ?

BERNICK. — Que dites-vous ?

KRAPP. — Mille pardons, monsieur le consul, cette porte est ouverte et je crois qu’il y a quelqu’un là.

BERNICK (Il ferme.) — Qu’y a-t-il donc que personne ne doive entendre ?

KRAPP. — Il y a… il y a que le contre-maître du chantier, Aune, a évidemment le projet de faire sombrer L’Indian Girl avec sa cargaison et son équipage.

BERNICK. — Mon Dieu, comment pouvez-vous croire cela ?

KRAPP. — Je ne puis pas m’expliquer autrement ce qui se…

BERNICK. — Racontez-moi en quelques mots.

KRAPP. — Voici. Vous savez vous-même comme le travail allait lentement sur le chantier depuis que l’on a confié les nouvelles machines à tous ces ouvriers sans expérience…

BERNICK. — Oui, Oui.

KRAPP. — Aujourd’hui, en arrivant sur le chantier, j’ai remarqué avec surprise que les réparations du navire américain étaient très avancées. Le fond de cale, vous savez, qui était tout pourri…

BERNICK. — Oui, oui, eh bien ?

KRAPP. — Complètement réparé, en apparence, tout recouvert, comme neuf ! Aune, paraît-il, a travaillé lui-même toute la nuit, avec des lumières…

BERNICK. — Bien, bien, et puis ?

KRAPP. — Je suis descendu, j’ai examiné. Les ouvriers déjeunaient ; j’ai pu visiter le navire de fond en comble, sans que l’on me remarquât. Je suis même parvenu au prix de grandes difficultés jusqu’à la cale et j’ai fait là, monsieur le consul, d’étranges constatations,

BERNICK. — Je ne puis pas croire, monsieur Krapp ; je ne puis ni ne veux croire à rien de semblable de la part d’Aune.

KRAPP. — J’en suis désolé, mais c’est la vérité vraie. J’ai fait d’étranges constatations, vous dis-je. On n’a seulement pas posé de nouvelles solives, on s’est contenté de rejoindre et d’assujettir les planches. Un vrai travail de gâte-métier. L’Indian Girl, je le jure, n’ira pas jusqu’à New-York. Elle coulera comme du plomb.

BERNICK. — C’est affreux ? Quelles ont été ses intentions d’après vous ?

KRAPP. — Il veut probablement jeter le discrédit sur les nouvelles machines et se venger du même coup ; il veut enfin que l’on reprenne les anciens ouvriers congédiés.

BERNICK. — Et pour cela il sacrifie la vie de plusieurs personnes…

KRAPP. — Oh ! dernièrement, il a dit : « Les gens de l’Indian Girl, ce ne sont pas des hommes, ce sont des brutes. »

BERNICK. — Oui, oui, possible, mais l’énorme capital qui se perdra ?

KRAPP. — Aune n’aime pas les gros capitaux, monsieur le consul.

BERNICK. — C’est vrai, c’est vrai ; c’est un révolutionnaire. Mais une chose aussi monstrueuse !… Écoutez, monsieur Krapp, il faudra examiner cela. Pas un mot à personne ! Si les gens le savaient, on médirait de notre chantier.

KRAPP. — Oui, naturellement.

BERNICK. — À midi, pendant le repos, faites une nouvelle inspection. Il faut que nous ayons une certitude absolue.

KRAPP. — J’irai, monsieur le consul ; mais… permetez… quelles sont vos intentions ?

BERNICK. — Je le dénoncerai naturellement ; je ne veux pas que l’on m’accuse d’être le complice d’un tel crime. Je tiens à garder ma conscience pure. En outre, cela fera bonne impression dans la presse et surtout dans les cercles, quand on verra que je mets de côté toutes considérations personnelles pour laisser la justice suivre son cours.

KRAPP. — Très exact, monsieur le consul.

BERNICK. — Avant tout, examinez en conscience et n’en soufflez mot à personne.

KRAPP. — Je n’en ouvrirai pas la bouche et vous pouvez compter que je ferai une inspection consciencieuse.

(Il sort et traverse le jardin.)


Scène III

BERNICK, HILMAR

BERNICK (à demi voix). — Affreux ! Mais non, c’est impossible. (Au moment où il rentre dans sa chambre, arrive Hilmar par la droite).

HILMAR. — Bonjour, Bernick, je te félicite de la victoire que tu as remportée hier sur tes adversaires.

BERNICK. — Merci.

HILMAR. — Ça été une brillante victoire à ce qu’on m’a dit, une victoire de la bourgeoisie intelligente sur l’égoïsme et les préjugés, quelque chose comme une razzia française aux dépens des Kabyles… C’est d’autant plus remarquable après la désagréable histoire d’ici…

BERNICK. — Oui, oui, laisse cela.

HILMAR. — Mais la principale bataille reste à livrer.

BERNICK. — …A propos de cette affaire de chemin de fer ?

HILMAR. — Sais-tu ce que le rédacteur Hammer trame contre nous ?

BERNICK (anxieux). — Non ! Qu’est-ce ?

HILMAR. — Il s’est emparé d’un bruit qui circule et veut faire un article à ce propos.

BERNICK. — Quel bruit ?

HILMAR. — Mais… naturellement à propos de certains achats considérables de terrain tout au long de l’embranchement.

BERNICK. — Que dis-tu là ? Ce bruit s’est-il vraiment répandu ici ?

HILMAR. — Parbleu. Toute la ville en parle. On discourait là-dessus au cercle tout à l’heure. On disait qu’un avocat avait secrètement acheté tous les bois, tous les terrains, toutes les cascades, que sais-je ?

BERNICK. — On ne dit pas pour qui ?

HILMAR. — Au cercle, on prétend que ce doit être pour une compagnie étrangère qui a eu vent de tes projets et qui s’est empressée d’acheter avant la hausse des prix… n’est-ce pas odieux ?

BERNICK. — Odieux ?

HILMAR. — Oui. Des étrangers s’insinuer ainsi chez nous ! Un avocat de la ville se prêter à cela ! Ainsi maintenant, ce sont les étrangers qui ont tous les avantages…

BERNICK. — Enfin, ce n’est qu’une rumeur très vague ?

HILMAR. — … À laquelle on ajoute foi cependant ; et demain ou après-demain Hammer lui consacrera un article. Tout le monde est très mécontent. J’ai entendu dire à plusieurs personnes que si la nouvelle se confirmait elles se feraient rayer de la liste des actionnaires.

BERNICK. — C’est impossible !

HILMAR. — Impossible ? Pourquoi veux-tu que ces épiciers prennent si volontiers part à tes entreprises ? Crois-tu qu’ils ne se soient pas déjà léché les babines à l’espérance…

BERNICK. — C’est impossible, te dis-je ! Notre petite société a encore assez de bon sens…

HILMAR. — Ici ? Tu es optimiste et tu juges les autres d’après toi-même. Mais moi, qui suis un observateur assez exercé… Il n’y a pas ici une seule personne, excepté nous, une seule personne qui porte dignement le drapeau intellectuel. (Il va au fond du salon.) Oh ! Oh ! les voilà qu’ils viennent !

BERNICK. — Qui ?

HILMAR. — Les deux Américains. (Il regarde.) Mais, qui donc est là avec eux ? Dieu m’assiste !… C’est le capitaine de l’Indian Girl!… Oh ! Oh !

BERNICK. — Que peuvent-ils avoir à lui dire ?

HILMAR. — Cette société doit leur convenir. Il a, sans doute, été marchand d’esclaves ou corsaire. Et quant aux deux autres, qui sait ce qu’ils ont fait ?

BERNICK. — Je te dis que tu es injuste à leur égard, quand tu parles d’eux ainsi.

HILMAR. — Tu es un optimiste !… Nous allons encore les avoir sur le dos, naturellement. Je vais m’esquiver pendant qu’il en est encore temps.

(Il prend la porte de gauche.)

Scène IV

Mlle LONA, HILMAR

LONA (elle arrive par la gauche). — Voyons, Hilmar est-ce moi qui te mets en fuite ?

HILMAR. — Pas du tout. Je suis pressé. J’ai besoin de parler à Betty. (Il entre dans la seconde chambre à gauche.)


Scène V

BERNICK, Mlle LONA

BERNICK (après un silence). — Eh bien, Lona ?

LONA. — Oui, eh bien ?

BERNICK. — Que penses-tu de moi, aujourd’hui ?

LONA. — Ce que j’en pensais hier… Un mensonge de plus ou de moins.

BERNICK. — Il faut que je t’explique. Où est Johann ?

LONA. — Il va venir. Il avait une affaire à régler.

BERNICK. — Tu dois comprendre, après ce que tu as entendu hier, que ma vie sera brisée à jamais si l’on apprend la vérité.

LONA. — Je le comprends.

BERNICK. — Il va de soi que ce n’est pas moi qui ai fait courir le bruit que la caisse avait été volée par…

LONA. — Sans doute, cela va de soi ; mais qui était le voleur ?

BERNICK. — Il n’y en a pas eu. On n’a pas volé d’argent, pas un shilling !

LONA. — Comment cela ?

BERNICK. — Pas un shilling, te dis-je.

LONA. — Quelle est donc l’origine de cette honteuse rumeur que Johann…

BERNICK. — Lona, je crois pouvoir m’expliquer avec toi mieux qu’avec tout autre. Je ne te cacherai rien. Si ce bruit s’est répandu, j’en ai une part de responsabilité.

LONA. — Toi ? Tu as fait cela contre celui qui, pour te sauver…

BERNICK. — Ne me condamne pas avant de connaître la situation. Je te l’ai déjà expliquée hier. Quand je suis revenu de mon voyage à l’étranger, j’ai trouvé ma mère compromise dans plusieurs entreprises insensées ; avec cela mille accidents de toutes sortes. Tout était déchaîné contre nous. Notre maison se trouvait à deux doigts de sa ruine. Malgré que je fusse encore un peu léger, j’étais désespéré ; et c’est un peu pour me distraire de mes soucis que je me suis jeté dans cette malheureuse liaison qui a eu pour résultat le départ de Johann.

LONA. — Hum !

BERNICK. — Tu peux bien t’imaginer que l’on fit des potins de tous genres quand tu partis avec Johann. « Ce n’est pas sa première sottise, » disait l’un ; « il a donné une grosse somme à Dorff pour qu’il s’éloigne et lui laisse le champ libre, » disait l’autre. À ce même moment, on apprit que notre maison avait toutes les difficultés du monde à effectuer ses paiements. Quoi de plus naturel, pour tous ces potiniers, que de rapprocher ces deux faits. « Il vivait pauvrement ici, disait-on, il a pris l’argent pour fuir en Amérique. » Et, naturellement, ces inventions allaient toujours grossissant.

LONA. — Et que disais-tu, toi, Richard ?

BERNICK. — Moi, j’accueillis cette rumeur comme une planche de salut.

LONA. — Et tu contribuas à la répandre ?

BERNICK. — Je me contentai de ne pas la démentir. Nos créanciers nous pressaient, et c’est grâce seulement à cette calomnie que nous avons pu obtenir quelques délais et mettre fin aux inquiétudes que l’on montrait déjà sur la solidité de notre maison. Un malheur impossible a prévoir nous frappait ; si l’on ne nous pressait pas, si l’on nous donnait du temps, tout le monde serait payé.

LONA. — Tout Le monde l’a-t-il été ?

BERNICK. — Oui, Lona ; cette fausse accusation nous a sauvés et m’a fait, moi, ce que je suis.

LONA. — Alors c’est un mensonge qui a fait de toi l’homme que tu es ?

BERNICK. — À ce moment là, il ne nuisait à personne. Johann avait l’intention de ne jamais revenir.

LONA. — À personne ? Sonde un peu ta conscience et demandes-toi si vraiment il n’en est résulté aucun mal.

BERNICK. — Dans toutes les âmes d’homme il y a un point noir qu’il faut cacher.

LONA. — Et vous vous appelez, je crois, les soutiens de la société ?

BERNICK. — Elle n’en a pas de meilleurs.

LONA. — Mais quelle importance y a-t-il à ce qu’une société de ce genre soit ou non renversée ? Vous n’avez que deux cultes, celui de l’hypocrisie et celui du mensonge, pas d’autre. Tu es, toi, l’homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus riche, le plus puissant et le plus honoré, toi qui as laissé accabler un innocent sous le poids de ta faute !

BERNICK. — Penses-tu que je ne sache pas mes torts envers lui ? Et que je ne serais pas heureux de les effacer ?

LONA. — De quelle façon ? Par un aveu public ?

BERNICK. — Pourrais-tu vraiment exiger cela ?

LONA. — Mais quel autre moyen de réparer une aussi grave injustice ?

BERNICK. — Je suis riche, Lona, et tout ce que me demandera Johann…

LONA. — Bah ! Offre lui de l’argent, tu verras sa réponse !

BERNICK. — Sais-tu quelles sont ses intentions ?

LONA. — Non. Depuis hier, il est très grave et ne souffle mot. On dirait que cet incident l’a tout à fait changé.

BERNICK. — Il faut que je lui parle.

LONA. — Le voici.


Scène VI

BERNICK — JOHANN

BERNICK (allant au devant de Johann). — Johann !

JOHANN (avec un geste pour s’en aller). — D’abord, moi… Je t’ai donné hier ma parole de me taire.

BERNICK. — Oui.

JOHANN. — … Il est vrai que je ne savais pas encore…

BERNICK. — Johann, laisse-moi t’expliquer la situation en deux mots.

JOHANN. — Inutile, je la devine. La maison était sur le point de sombrer. Tu jouissais d’une réputation sans tache, moi j’étais parti. Alors tu as rejeté la faute sur moi. Hé bien, je ne te le reprocherai pas trop ; car, en ce temps là, nous étions tous les deux également jeunes et légers. Mais aujourd’hui il faut que l’on sache la vérité, il faut que tu parles.

BERNICK. — A l’heure même où j’ai le plus besoin de toute ma considération ! C’est impossible ! Pas maintenant.

JOHANN. — Je ne me préoccupe guère des bruits que tu as fait courir ; c’est de l’autre chose dont tu dois prendre la responsabilité !… Dina sera ma femme. Je l’épouserai ici même et nous vivrons ici.

LONA. — Ici ?

BERNICK. — Dina ?… Ta femme ?… Dans cette ville ?…

JOHANN. — Parfaitement. Je veux braver toutes ces hypocrisies et tous ces mensonges. Mais, pour je puisse en triompher, il faut que ma réputation soit intacte.

BERNICK. — As-tu réfléchi que si j’accepte la responsabilité de l’une de ces fautes, j’encourrai aussi la responsabilité de l’autre ? Tu me diras que nous pourrons prouver, par nos livres, qu’il n’y a pas eu d’irrégularité commise ? Mais non, nos livres étaient fort mal tenus. D’ailleurs, en admettant que je le puisse, qu’est-ce que j’y gagnerai ? N’en serai-je pas moins un homme qu’un mensonge seul a pu sauver et qui a laissé pendant, quinze ans ce mensonge s’étendre et grandir, sans rien tenter pour y mettre fin ? Si tu connaissais un peu notre société, tu comprendrais que cela seul est suffisant pour me perdre.

JOHANN. — Je n’ai qu’une chose à te répondre : j’aime la fille de Mme Dorff ; j’épouserai Dina ; nous vivrons ici.

BERNICK (il essuie la sueur de son front). — Écoute moi, Johann ; écoute-moi aussi, Lona. Je suis depuis quelques jours dans une situation tout à fait exceptionnelle, telle que, si vous me dénoncez, vous me perdez et vous compromettez en une personne le riche et bel avenir de la société même, à laquelle vous appartenez par droit de naissance.

JOHANN. — Et moi, si je ne te dénonce pas, je perds le bonheur de ma vie entière.

LONA. — Continue, Bernick.

BERNICK. — Eh bien, écoute. Pour moi tout dépend du chemin de fer. L’affaire n’est pas aussi simple que vous vous l’imaginez. Vous savez, n’est-ce pas, qu’il est question de construire une ligne sur la côte ? Ce projet est soutenu par plusieurs citoyens influents de la ville et surtout par la presse. J’ai pu cependant le faire abandonner parce qu’il aurait nui à nos bâtiments qui font le service sur la côte, mais…

LONA. — Y as-tu des intérêts, toi, dans ces bâtiments ?

BERNICK. — Oui, mais de ce côté-là personne n’a rien soupçonné. L’honorabilité de mon nom m’a protégé. D’ailleurs, je me serais résigné personnellement à supporter cette perte. C’est à cause de la ville que je n’ai pas cédé et que j’ai voulu une ligne intérieure. Pendant les pourparlers, je me suis aussi secrètement assuré qu’il serait possible de construire un embranchement qui viendrait jusqu’ici.

LONA. — Pourquoi secrètement ?

BERNICK. — Avez-vous entendu parler de grands achats de forêts, de mines et de cascades ?

JOHANN. — Il paraît que c’est une compagnie étrangère qui a fait ces achats.

BERNICK. — Pour le moment ces terrains n’ont aucune valeur, on a pu les avoir à des prix très minimes : tandis que si l’on avait attendu que l’on connût le projet d’un embranchement de chemin de fer, les propriétaires auraient exigé des prix exhorbitants.

LONA. — Oui, oui, mais…

BERNICK. — J’arrive au fait. On peut l’apprécier de différentes façons et seul un homme aussi unanimement honoré que moi peut l’avouer sans honte.

LONA. — Va…

BERNICK. — C’est moi qui ai tout acheté.

LONA. — Toi ?

JOHANN. — Pour toi ?

BERNICK. — Pour moi. Si l’on construit l’embranchement, me voilà millionnaire ; si on ne le construit pas, je suis ruiné.

LONA. — Tu es audacieux, Bernick.

BERNICK. — J’ai risqué toute ma fortune dans cette affaire.

LONA. — Ce n’est pas à ta fortune que je pense, mais si l’on vient à savoir que…

BERNICK. — C’est bien là le nœud de la question ; avec le nom sans tache dont je jouis, je puis accepter courageusement cette responsabilité et dire à mes concitoyens : « Voilà ce que j’ai hasardé dans l’intérêt général. »

LONA. — Dans l’intérêt général ?

BERNICK. — Oui, et personne ne mettra ma bonne foi en doute.

LONA. — Il y a pourtant ici des hommes qui eussent agi plus franchement, et qui n’eussent pas eu cette arrière-pensée, cette considération, etc…

BERNICK. — Lesquels ?

LONA. — Rummel, Sandstadt et Wiegeland, pardi !

BERNICK. — Pour les gagner à ma cause, j’ai dû les intéresser à l’affaire.

LONA. — Et alors ?

BERNICK. — Ils auront à se partager le cinquième des bénéfices.

LONA. — Oh ! ces soutiens de la société !…

BERNICK. — N’est-ce pas la société elle-même qui nous contraint à cela ? Que serait-il arrivé si je n’avais agi secrètement ? Tout le monde aurait voulu prendre part à cette spéculation : on aurait tout gâté, gaspillé, massacré. Sauf moi, il n’y a pas un homme dans la ville qui eut su mener à bien une affaire de cette importance. Dans ce pays, il n’y a que les familles immigrées qui aient aptitudes pour les affaires ; et c’est cela qui met ma conscience en repos. Dans mes mains, dans mes mains seulement, ces terres fructifieront et donneront tout ce que l’on peut espérer d’elles.

LONA. — Tu as peut-être raison en cela, Bernick.

JOHANN. — Mais moi je ne connais pas tout ce monde là et le bonheur de ma vie est en jeu.

BERNICK. — La prospérité de ton pays natal est en jeu aussi. Pour peu qu’un doute s’élève sur la correction de ma vie passée, tous mes adversaires se précipiteront sur moi et me perdront. Dans notre société, une légère faute de jeunesse n’est jamais effacée. On scrutera ma vie depuis lors, on rappellera mille petits incidents, on les retournera dans tous les sens et finalement on s’accordera pour y voir les indispensables corollaires de cette première faute. Je serai écrasé sous le poids de ces cancans et de ces calomnies et contraint de me retirer de cette affaire des chemins de fer. Or, après moi, sans moi, elle tombe et je me trouve matériellement et moralement ruiné, mort.

LONA. — Johann, après ce que tu viens d’entendre, il te faut partir et garder le silence.

BERNICK. — Oui, oui, Johann, fais cela.

JOHANN. — Soit, je partirai et je me tairai ; mais je reviendrai plus tard et je serai alors libre de parler.

BERNICK. — Reste là-bas, Johann, garde le silence et volontiers je partage avec toi.

JOHANN. — Garde ton argent et rends-moi mon honneur.

BERNICK. — Que je sacrifie le mien ?

JOHANN. — Oui, et que ta société s’anéantisse sous toi ! Je dois et je veux mériter que Dina soit ma femme… Dès demain je partirai avec l’Indian Girl.

BERNICK (vivement). — Avec l’Indian Girl.

JOHANN. — Le capitaine m’a promis de m’emmener. Donc, je pars, je mets un peu d’ordre dans mes affaires, je vends ma ferme et dans deux mois je suis de retour.

BERNICK. — À ton retour, tu parleras ?

JOHANN. — À mon retour il faudra que le coupable assume la responsabilité de sa faute.

BERNICK. — Tu oublies que je devrai prendre aussi la responsabilité de fautes que je n’ai pas commises !

JOHANN. — Qui a mis à profit, il y a quinze ans, ces honteuses rumeurs ?

BERNICK. — Tu veux me réduire au désespoir ; mais, si tu parles, je nierai. Je dirai que c’est un complot ourdi contre moi ! une vengeance ! que tu es revenu pour m’extorquer de l’argent !…

LONA. — N’as-tu pas honte, Richard ?

BERNICK. — Je suis désespéré, vous dis-je. C’est ma vie que je défends. Je nierai tout, tout !

JOHANN. — Je suis armé, j’ai tes deux lettres. Je les ai trouvées dans ma malle avec d’autres papiers. Je les ai encore relues ce matin. Elles constituent une preuve suffisante.

BERNICK. — Et tu les montreras ?

JOHANN. — Si c’est nécessaire.

BERNICK. — Et tu seras de retour dans deux mois ?

JOHANN. — Je l’espère. Le vent est bon ; dans trois semaines je serai à New-York, si l’Indian Girl ne fait pas naufrage.

BERNICK (appuyant). — … Ne fait pas naufrage ? Pourquoi ferait-elle naufrage ?

JOHANN. — C’est aussi ce que je me demande.

BERNICK (d’une voix à peine distincte). — … Ne fait pas naufrage ?

JOHANN. — Eh bien, tu vois ce qui t’attends, Bernick. Dans l’intervalle tu auras le temps de prendre une bonne résolution. Adieu ? Salue Betty de ma part, bien qu’elle ne m’ait pas accueilli très fraternellement. Je voudrais voir Martha… pour qu’elle dise à Dina… du bien de moi.

(Il s’éloigne par la porte du fond à gauche).


Scène VII

BERNICK, Mlle LONA

BERNICK (à part). — l’Indian Girl : (Rapidement ?) Lona, il faut que tu empêches cela !

LONA. — Tu l’as vu toi-même, Richard ; j’ai perdu toute mon influence sur lui.

(Elle regarde Johann qui entre dans la chambre de gauche).

BERNICK (agité). — … Ne fait pas naufrage ?


Scène VIII

BERNICK, AUNE

AUNE (Il arrive par la droite.) — Mille pardons, monsieur le consul, j’arrive mal à propos ?

BERNICK. — Que me voulez-vous ?

AUNE. — Je voudrais vous demander quelque chose, monsieur le consul.

BERNICK. — C’est bien, faites vite ; qu’avez-vous à me demander ?

AUNE. — S’il est toujours irrévocablement décidé que je recevrai mon congé en cas où l’Indian Girl ne pourrait prendre la mer demain ?

BERNICK. — Qu’est-ce que cela veut dire ? Le navire est appareillé déjà.

AUNE. — C’est vrai, mais s’il ne partait pas ; serais-je congédié ?

BERNICK. — Pourquoi cette question inutile ?

AUNE. — Je voudrais en avoir le cœur net, monsieur le consul. Dites-moi seulement si je serai, ou non, congédié ?

BERNICK. — N’ai-je pas l’habitude de tenir ma parole ?

AUNE. — Ainsi j’aurais perdu demain ma situation chez vous, chez moi, auprès de mes camarades, je serais inutile à tous, je serais banni de la société si…

BERNICK. — Aune, nous n’avons plus rien à dire à ce sujet.

AUNE. — L’Indian Girl prendra la mer demain.

(Court silence).

BERNICK. — Écoutez, je ne puis avoir l’œil à tout ; je ne puis être responsable de tout. — Vous m’assurez que ces réparations sont faites d’une manière irréprochable ?

AUNE. — Vous m’avez donné très peu de temps, monsieur le consul.

BERNICK. — Pouvez-vous me donner l’assurance que le radoubage est irréprochable ?

AUNE. — Le temps est beau ; nous sommes dans la bonne saison.

BERNICK (après un nouveau silence). — Avez-vous autre chose à me dire ?

AUNE. — Rien de plus.

BERNICK. — Ainsi l’Indian Girl prendra la mer.

AUNE. — Demain ?

BERNICK. — Oui.

AUNE. — Bien.

(Il salue et sort. Bernick reste un instant indécis ; puis il fait quelques pas pour le rappeler, mais s’arrête et reste la main sur la clef, très trouble. Krapp ouvre la porte et entre)


Scène IX

BERNICK, KRAPP

KRAPP (à demi-voix). — Ah ! Il était ici ? A-t-il avoué ?

BERNICK. — Hum ! Avez-vous découvert quelque chose ?

KRAPP. — À quoi bon ? Sa mauvaise conscience ne se lit-elle pas dans ses yeux, monsieur le consul ?

BERNICK. — Allons donc ! ces choses là ne se voient pas… Avez-vous découvert quelque chose, oui ou non ?

KRAPP. — Je n’ai pu descendre dans le navire, il était trop tard. On sortait l’Indian Girl du dock. Mais cette hâte même prouve suffisamment que…

BERNICK. — Ne prouve rien. Et l’inspection a-t-elle eu lieu ?

KRAPP. — Naturellement, mais…

BERNICK. — Bien, et l’on n’a rien trouvé à redire ?

KRAPP. — Monsieur le consul sait très bien comment se font ces inspections, surtout sur un chantier d’aussi bonne réputation que le nôtre.

BERNICK. — Quoi qu’il en soit, nous sommes déchargés de toute responsabilité.

KRAPP. — Monsieur le consul n’a-t-il vraiment pas remarqué chez Aune que ?…

BERNICK. — Il m’a complètement rassuré, vous dis-je.

KRAPP. — Et moi je vous dis que je suis moralement persuadé…

BERNICK. — Que signifie cela, monsieur Krapp ? Aune, je le sais, n’est pas dans vos bonnes grâces. Mais si vous lui en voulez, cherchez une autre occasion. Vous savez combien il m’importe, ou plutôt combien il importe aux armateurs que l’Indian Girl prenne la mer demain.

KRAPP. — Bien, bien, soit… Mais quand nous entendrons reparler de l’Indian Girl… hum !


Scène X

BERNICK, WIEGELAND

WIEGELAND (il entre par la droite). — Votre très obéissant serviteur, monsieur le consul. Avez-vous un instant libre ?

BERNICK. — Je suis à vos ordres, monsieur Wiegeland.

WIEGELAND. — Je voudrais savoir si vous êtes d’avis que le Palmier prenne la mer demain ?

BERNICK. — Sans doute, c’est chose décidée.

WIEGELAND. — Je viens de voir le capitaine ; il m’a dit qu’il y avait tous les signes précurseurs d’une tempête.

KRAPP. — Le baromètre a beaucoup baissé depuis ce matin.

BERNICK. — Oui ? Serions-nous réellement menacés d’un orage ?

WIEGELAND. — Dans tous les cas d’un vent très fort. A vrai dire, il souffle dans la bonne direction.

BERNICK. — Hum !… Qu’en dites-vous ?

WIEGELAND. — Ce que j’en disais au capitaine. Le Palmier est dans les mains de la Providence. En outre, il ne fait d’abord que la traversée de la mer du Nord. Et en Angleterre, les frais sont si peu élevés que…

BERNICK. — Nous éprouverions probablement des pertes considérables, si nous attendions.

WIEGELAND. — Le navire est très solide ; en outre, il est assuré à sa valeur. Le danger est bien plus grand pour l’Indian Girl.

BERNICK. — Pourquoi cela ?

WIEGELAND. — Elle part aussi demain matin.

BERNICK. — En effet, les armateurs nous ont beaucoup pressé, et puis…

WIEGELAND. — Eh bien, si cette vieille carcasse là se hasarde, surtout avec un pareil équipage, il serait honteux pour nous d’empêcher…

BERNICK. — Bien, bien ! Vous avez, sans doute, les pièces nécessaires ?

WIEGELAND. — Les voici.

BERNICK. — Voulez-vous avoir la bonté d’attendre ici un instant avec M. Krapp ?

KRAPP. — S’il vous plaît. Tout est déjà prêt.

WIEGELAND. — Parfait. Et pour ce qui est du succès, nous nous en remettons au Très-Haut. (Il entre avec Krapp dans la première chambre à gauche.)


Scène XI

RORLUND, BERNICK

RORLUND (Il arrive par le jardin.) — Ah ! vous êtes chez vous à cette heure-ci, monsieur le consul ?

BERNICK (pensif). — Comme vous voyez.

RORLUND. — Je désirais surtout voir Mme Bernick. J’ai pensé que quelques paroles de consolation lui feraient du bien.

BERNICK. — C’est possible ; mais je causerais aussi volontiers un instant avec vous.

RORLUND. — J’en suis charmé, monsieur le consul ; mais qu’y-a-t-il ? Qu’avez-vous ? Vous êtes tout pâle ; vous avez l’air troublé !

BERNICK. — Moi ! je suis ?… Comment pourrait-il en être autrement au milieu de ces événements déchaînés contre moi ? Mes intérêts commerciaux… ce chemin de fer… Voulez-vous me permettre de vous poser une question, monsieur le vicaire ?

RORLUND. — Avec le plus grand plaisir, monsieur le consul.

BERNICK. — Il me vient une pensée. Quand on se trouve en présence d’une entreprise très considérable, dont le but est d’assurer le bien-être de milliers de gens ; quand cette entreprise exige une victime…

RORLUND. — Que voulez-vous dire ?

BERNICK. — Prenons un exemple. Vous voulez construire une grande fabrique ; vous savez avec certitude que tôt ou tard cette fabrique sera une cause d’accidents mortels…

RORLUND. — Cela n’est que trop vraisemblable, en effet.

BERNICK. — Ou bien encore, si vous exploitez une mine, vous prenez tout aussi bien des pères de famille que des jeunes gens et vous avez pourtant la certitude qu’ils ne résisteront pas tous à cette vie ?

RORLUND. — Vous avez raison, hélas !

BERNICK. — Bien ; on sait donc toujours d’avance qu’une entreprise coûtera tôt ou tard quelques existences humaines. Mais cette entreprise est dans l’intérêt général. Chaque vie sera payée par le bien-être de centaines et de milliers de gens.

RORLUND. — C’est au chemin de fer que vous faites allusion à tous ces dangereux travaux de terrassements aux ponts qu’il faut construire, etc., etc.

BERNICK. — Oui, oui, je pense au chemin de fer. Sur son passage on va creuser des mines, élever des fabriques. Mais pensez-vous cependant ?…

RORLUND. — Cher monsieur le consul, vous êtes presque trop scrupuleux. Mon avis est que si l’on remet toutes ces entreprises dans les mains de la Providence…

BERNICK. — En effet, la… Providence…

RORLUND. — Aussi n’avez-vous pas besoin de vous faire des scrupules. Mettez-vous courageusement à l’œuvre et construisez.

BERNICK. — Je voudrais maintenant vous soumettre ces cas particuliers. Supposons qu’il y ait une roche à faire sauter dans un endroit très dangereux, que si l’on ne fait pas sauter cette roche le chemin de fer ne pourra être construit ; supposons que l’ingénieur sache qu’il en coûtera la vie à l’ouvrier qui mettra le feu aux poudres, il faut cependant passer outre et son devoir est d’envoyer un ouvrier mettre le feu.

RORLUND. — Hein !

BERNICK. — Je sais ce que vous allez dire. Un ingénieur héroïque mettrait lui-même le feu à la mèche. Mais ces choses là ne se font pas. C’est donc la vie de l’ouvrier qui doit être sacrifiée.

RORLUND. — Ici, jamais un ingénieur n’oserait donner un ordre semblable.

BERNICK. — À l’étranger, il n’y a pas un ingénieur qui hésiterait à le faire.

RORLUND. — À l’étranger, je le crois ! La société est si corrompue, si démoralisée !

BERNICK. — Cette société là a beaucoup de bon.

RORLUND. — Comment pouvez-vous dire cela, vous…, vous… qui ?…

BERNICK. — Dans tous les grands pays, on sait mener à bien les entreprises utiles, parce qu’on a le courage de faire les sacrifices nécessaires. Ici, l’on est enchaîné par mille mesquines considérations, on rencontre mille obstacles.

RORLUND. — La vie humaine est-elle une considération mesquine ?

BERNICK. — Quand cette existence est un obstacle au bien-être de milliers de gens.

RORLUND. — Mais vous supposez là des choses tout à fait impossibles, monsieur le consul ; je ne vous comprends pas du tout aujourd’hui ! Vous citez en exemple les grandes nations… Oui, là, que vaut une vie humaine ? Là, on ne considère la vie que comme un capital. Au point de vue moral ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses. Jetez un regard sur nos armateurs honnêtes. Nommez-moi une seule personne parmi vous qui sera disposée à sacrifier une vie humaine pour un fait misérable. Et pensez à ces canailles de grandes nations qui, pour le moindre avantage, ne craignent pas d’envoyer en mer, par exemple, des navires qui ne peuvent évidemment pas supporter la mer.

BERNICK. — Je ne vous parle pas des navires qui peuvent ou non supporter la mer…

RORLUND. — Mais, j’en parle, monsieur le consul.

BERNICK. — Oui… pourquoi ?… Cela n’a rien à voir avec notre affaire. Ah ! toutes ces timides considérations. Si, chez nous, un général conduisait au feu ses soldats et les faisait tuer, il ne pourrait plus dormir tranquille. Les choses ne se passent pas ainsi ailleurs. Si vous saviez comment parle celui qui est là ?…

RORLUND. — Qui ? L’Américain ?

BERNICK. — Oui, si vous l’entendiez raconter comment en Amérique… ?

RORLUND. — Il est ici ? Et vous ne me le dites pas ? je veux tout de suite…

BERNICK. — Cela ne vous avancerait à rien. Vous ne pouvez rien contre lui.

RORLUND. — C’est ce que nous allons voir !… Ah ! il est ici !…


Scène XII

RORLUND, BERNICK, JOHANN

JOHANN (Il parle dans la porte de la chambre de gauche qui est ouverte, le dos tourné à la scène.) — Oui, oui, Dina, c’est entendu ; je ne vous abandonne pas. Je reviendrai et nous arrangerons les choses.

RORLUND. — Pardon, que prétendez-vous dire ? Que voulez-vous dire ?

JOHANN. — Je veux que cette jeune fille, devant qui vous m’avez odieusement calomnié, devienne ma femme.

RORLUND. — Votre… ? Et vous espérez que ?…

JOHANN. — Qu’elle sera ma femme.

RORLUND. — Dans ce cas, je vais vous apprendre. (Il va jusques à la porte.) Madame Bernick, voulez-vous me faire le plaisir de venir, et vous aussi, mademoiselle Marthe. Dites également à Dina que je la réclame. (Apercevant Lona.) Vous êtes là, vous aussi ?

LONA. — Est-ce que je puis entrer comme les autres ?

RORLUND. — Tous ceux qui le voudront, plus il y aura de monde, mieux cela m’ira.

BERNICK. — Qu’allez-vous faire ?


Scène XIII

Les Mêmes, Mme et Mlle BERNIGK, Mlle LONA et DINA, HILMAR
(Entrent Lona, Mme et Mlle Bernick, Dina et Hilmar.)

Mme BERNICK. — Je ne pourrai m’y opposer, monsieur le vicaire, même avec la meilleure volonté du monde.

RORLUND. — Je saurai l’empêcher, moi, madame Bernick. Dina, vous êtes étourdie, mais je ne veux pas trop vous en blâmer, car vous avez été privée longtemps des appuis moraux qui vous eussent préservée. Je me reproche même de n’être pas venu plus tôt à votre secours.

DINA. — Vous ne devez pas parler maintenant.

Mme BERNICK. — Qu’est-ce que cela signifie ?

RORLUND. — Je veux parler aujourd’hui même, malgré votre conduite d’hier et de tout à l’heure encore… Il s’agit de votre salut, cette considération doit primer toutes les autres. Vous vous souvenez de la promesse que, l’autre jour, je vous ai faite ; vous vous souvenez de la promesse que vous m’avez fait en échange, eh bien, l’heure en est venue, je n’attendrai pas plus longtemps. (A Johann.) Cette jeune fille à laquelle vous osez prétendre est ma fiancée.

Mme BERNICK. — Que dites-vous ?

BERNICK. — Dina !

JOHANN. — Vous ? Elle ?

MADEMOISELLE BERNICK. — Non, non, Dina !

LONA. — Mensonge !

JOHANN. — Dina, cet homme dit-il la vérité ?

DINA (après une hésitation). — Oui.

RORLUND (à Johann). — J’espère que maintenant tous vos artifices de séduction seront vaines. (à Dina) La démarche que je viens de faire dans l’intérêt de votre salut peut être rendue publique ; j’ai le ferme espoir qu’on ne la jugera pas défavorablement. En attendant, madame Bernick, je crois qu’il sera bon d’emmener cette jeune fille hors d’ici afin de rendre à son esprit le repos qu’il a perdu.

MADAME BERNICK. — Oui ; viens, Dina. Oh ! quel bonheur pour toi ! (Elle emmène Dina, Rorlund les suit).

MADEMOISELLE BERNICK. — Adieu, Johann.


Scène XIV

Les mêmes, moins Mme BERNICK et DINA.

HILMAR, de la porte du jardin. — Hum ! je puis dire à présent…

LONA. — Ne te laisse pas décourager, John. Je resterai ici et je surveillerai le pasteur. (Elle sort.) BERNICK. — Johann, tu ne pars plus avec l’Indian Girl n’est-ce pas ?

JOHANN. — Si, tout de suite.

BERNICK. — Mais tu ne reviendras pas ?

JOHANN. — Je reviendrai.

BERNICK. — Après cette déception ? Que peux-tu encore espérer ici ?

JOHANN. — J’espère me venger de vous tous et vous anéantir, si je le puis. (Il sort.)


Scène XV

BERNICK, WIEGELAND, KRAPP

WIEGELAND (Il sort avec Krapp de la chambre du conseil.). — Les papiers sont en ordre, monsieur le consul.

BERNICK. — Très bien.

KRAPP (à demi-voix). — Le départ de l’Indian Girl est-il toujours décidé ?

BERNICK. — Elle a déjà mis à la voile.

(Il entre dans sa chambre. Wiegeland et Krapp sortent par la droite. Hilmar veut les suivre, mais il est retenu par Olaf qui avance la tête avec prudence dans la porte de gauche).


Scène XVI

HILMAR, OLAF.

OLAF. — Chut ! Oncle Hilmar, sais-tu ce qu’il y a de nouveau ?

HILMAR. — Oui, je sais, tu as reçu le fouet aujourd’hui.

OLAF (il regarde d’un air de menace la chambre de son père). — Il ne me battera plus. Sais-tu aussi que l’oncle Jean part demain avec les Américains ?

HILMAR. — Qu’est-ce que cela te fait ? File en haut un peu vite.

OLAF. — J’irai peut-être aussi chasser les buffles, oncle Johann.

HILMAR. — Tu es fou, petit ! Ce n’est pas un lièvre comme toi…

OLAF. — C’est bon, attends. Tu verras demain !

HILMAR. — Petit imbécile.

(Il va dans le jardin. Olaf sort précipitamment et ferme la porte. Entre Krapp qui arrive par la droite.)


Scène XVII

KRAPP (à la porte du consul qu’il entrouvre). — Excusez-moi si je reviens, monsieur le consul ; mais il se prépare une tempête horrible. (Il attend un instant ; pas de réponse), l’Indian Girl doit-elle appareiller tout de même ?

BERNICK (après une pause, de sa chambre). — L’Indian Girl doit appareiller tout de même.

(Krapp ferme la porte et sort.

ACTE IV


Salon-jardin chez le consul Bernick. On a enlevé la table a ouvrage. Après-midi orageuse. Il fait sombre et peu à peu l’obscurité s’épaissit. Un domestique allume les candélabres. Rummel, en habit noir et cravate blanche, donne des ordres.


Scène I

RUMMEL, UN DOMESTIQUE

RUMMEL. — Une lumière sur deux seulement, Jacob. Il ne faut pas que l’appartement ait l’air ni trop joyeux, ni trop solennel. N’oublions pas que c’est une surprise. Et toutes ces fleurs ?… Oui, laissez-les… Que ce soit comme tous les jours.


Scène II

RUMMEL, BERNICK

BERNICK. — Que signifie cela ?

RUMMEL. — Ah ! quel ennui ! Tu étais là ! (au domestique :) Laissez-nous. (Le domestique sort.)

BERNICK. — Rummel, qu’est-ce que cela veut dire ?

RUMMEL. — L’heure la plus glorieuse de ta vie a sonnée. La ville entière a décidé de donner, ce soir, une sérénade à son premier citoyen.

BERNICK. — Que dis-tu ?

RUMMEL. — Une sérénade avec musique ! Nous aurions eu aussi des flambeaux, mais nous n’avons pas osé par ce temps d’orage. On va illuminer ici. Cela fera très bon effet dans les journaux.

BERNICK. — Ecoute, Rummel, je ne veux rien de semblable.

RUMMEL. — C’est trop tard. Ils seront ici dans une demi-heure.

BERNICK. — Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ?

RUMMEL. — J’avais peur que tu me fisses des objections. Au reste, je me Suis mis d’accord avec ta femme. Elle est ma complice et s’occupe des rafraîchissements.

BERNICK. — Qu’est-ce ? Viennent-ils déjà ? Il me semble entendre des chants…

RUMMEL. — Des chants ?… Non, ce sont les Américains ; c’est le départ de l’Indian Girl.

BERNICK. — Elle part ?… Non, je ne puis ce soir Rummel, je suis souffrant.

RUMMEL. — En effet, tu as mauvaise mine. Il faut que tu prennes un peu sur toi. Prends sur toi, que diable ! Si tu savais la peine que nous nous sommes donnés, Alstestd, Wiegeland et moi, pour organiser cette démonstration spontanée. Nous tenons à ce que tes adversaires soient écrasés, anéantis par cette manifestation sympathique. On a répandu dans la ville des bruits tels que nous ne pouvons pas tarder davantage à faire connaître les achats de terrains que nous avons faits. Annonce-les ce soir. Au milieu des chants et des discours, dans le bruit des verres, dans l’enthousiasme de la fête, annonce à la ville… tout ce que tu as risqué dans l’intérêt général. Vois-tu, dans ces occasions-là, on peut faire accepter les choses les plus incroyables. Cependant prépare un peu le public, autrement ça ne marcherait peut-être pas.

BERNICK. — Bien, bien, bien…

RUMMEL. — Spécialement pour avouer une chose aussi délicate !… Dieu soit loué ! Tu as un nom qui peut braver cela. Bernick ! Ecoute, si nous nous entendions un peu ? Le cousin Hilmar a composé pour toi une chanson, paroles et musique. Cela commence très gentiment par ces mots : « Élevons la bannière intellectuelle. » Le vicaire Rorlund a accepté de faire le discours. Tu lui répondras.

BERNICK. — Je ne le pourrai pas ; si tu t’en chargeais, Rummel ?

RUMMEL. — En dépit de toute ma bonne volonté, non. Le discours s’adressera directement à toi. Peut-être y aura-t-il quelques phrases pour nous ? J’en en déjà parlé avec Altstedt et Wiegeland. Nous avons pensé que tu répondrais par un toast à la prospérité de notre Société. Altstedt dira aussi quelques mots sur la bonne entente qui règne parmi nous tous. Wiegeland fera une courte allocution sur la nécessité de maintenir dans cette nouvelle entreprise les principes moraux qui nous ont toujours guidés. J’ai également l’intention de prononcer quelques paroles bien senties et de porter un toast à ces dames, dont l’influence toute modeste qu’elle est, ne laisse point que d’être salutaire et significative. Pourquoi ne m’écoutes-tu pas ?

BERNICK. — Je t’écoute, je t’écoute. Dis-moi, penses-tu que la mer soit vraiment bien orageuse ?

RUMMEL. — Ah ! tu as peur pour le Palmier ? Tu sais bien qu’il est largement assuré !

BERNICK. — Oui, assuré, mais…

RUMMEL. — Et en fort bon état, c’est le plus important.

BERNICK. — Hum !… Si le navire coule, tout ne finit pas en même temps que ces existences humaines sacrifiées. Le navire, la cargaison se perdent, sans doute ; mais les papiers peuvent être…

RUMMEL. — Que diable, les papiers n’ont pas grande importance.

BERNICK. — Non, à coup sûr… Je voulais dire seulement… Ecoute… Voilà qu’ils chantent encore !

RUMMEL. — C’est à bord du Palmier que l’on chante


Scène III

Les mêmes, WIEGELAND

WIEGELAND. — Oui, le Palmier va lever l’ancre. Bonsoir, monsieur le consul.

BERNICK. — Vous, un homme qui connaissez si bien la mer, vous tenez toujours à ce que…

WIEGELAND. — J’ai une ferme confiance en la Providence, monsieur le consul. En outre, je suis allé à bord et j’ai distribué quelques pieuses brochures dont j’espère une action bienfaisante.


Scène IV

Les mêmes, SANDSTAD, KRAPP

SANDSTAD. — Oui, si cela va bien, tout va bien. Bonsoir ! Bonsoir !

BERNICK. — Est-il arrivé quelque chose, monsieur Krapp ?

KRAPP. — Je ne sais rien, monsieur le consul.

SANDSTAD. — Tout l’équipage de l’Indian Girl est ivre. Je veux cesser d’être un honnête homme si ces gens-là arrivent vivants au port.


Scène V

Les mêmes, Mlle LONA

LONA. — Je vous salue de sa part.

BERNICK. — Est-il à bord déjà !

LONA. — Il y sera bientôt ; nos adieux sont faits.

BERNICK. — Et sa décision tient toujours ?

LONA. — Elle est ferme comme un roc.

RUMMEL. — Au diable ces nouvelles inventions. Je n’arrive pas à fermer ces rideaux !

LONA. — Vous voulez les fermer ? Je croyais, au contraire…

RUMMEL. — Les fermer pour le moment, mademoiselle. Vous savez ce que l’on prépare ?

LONA. — Oui, laissez-moi vous aider (elle prend les cordons), je vais faire un peu d’ombre pour mon beaufrère, bien que j’eusse mieux aimé faire de la lumière.

RUMMEL. — Vous en ferez plus tard ; quand le jardin sera plein de monde, on les ouvrira afin que l’on puisse voir la joyeuse surprise de cette heureuse famille. Une maison bourgeoise doit être comme une maison de verre.

(Bernick paraît vouloir dire quelque chose, puis rentre brusquement dans sa chambre.)


Scène VI

Les mêmes, moins BERNICK

RUMMEL. — Tenons maintenant le dernier conseil. Venez avec nous, monsieur Krapp. Il faut que vous nous aidiez.

(Ils entrent tous dans la chambre du consul. Lona a fini de fermer les rideaux et va fermer la portière devant la porte vitrée, quand Olaf se précipite sur le perron. Il a un plaid sur les épaules et un paquet à la main.)


Scène VII

Mlle LONA, OLAF

LONA. — Ah ! mon Dieu, excuse-toi, mon petit. Tu m’as surprise !

OLAF (il cache le paquet). — Chut, tante !

LONA. — Tu as sauté par la fenêtre ? Où vas-tu ?

OLAF. — Chut ! Ne dis rien. Je vais voir l’oncle Johann, là-bas, sur le quai… tu comprends… pour lui dire adieu. Bonne nuit, tante !

(Il s’élance dans le jardin.)

LONA. — Non, reste ici, Olaf ! Olaf !


Scène VIII

JOHANN, Mlle LONA

JOHANN (en costume de voyage, bas, à la porte). — Lona !

LONA. — Quoi ? Tu reviens ?

JOHANN. — J’ai quelques minutes encore. Il faut que je les revoie ; nous ne pouvons pas nous quitter ainsi.


Scène IX

Mlle BERNICK et DINA, toutes les deux en manteaux. Cette dernière a un petit sac de voyage à la main

DINA. — Avec lui ! Avec lui !

MARTHA. — Oui, pars avec lui, Dina !

DINA. — Le voici !

JOHANN. — Dina !

DINA. — Emmenez-moi !

JOHANN. — Comment ?

LONA. — Tu veux ?

DINA. — Oui, emmenez-moi avec vous ! L’autre m’a écrit. Il dit qu’il annoncera, ce soir…

JOHANN. — Vous ne l’aimez pas ?

DINA. — Je n’ai jamais aimé cet homme. Je préférerai me jeter à la mer que de devenir sa femme. Oh ! quelle peine il m’a fait hier ! Comme il était hautain ! Comme il me faisait sentir qu’il m’élevait jusques à lui, moi, une insignifiante jeune fille ! On n’aura plus pour moi de ces indulgences-là. Je veux partir. Puis-je partir avec vous ?

JOHANN. — Oui, oui ; mille fois oui !

DINA. — Je ne vous serai pas longtemps à charge. Emmenez-moi, aidez-moi un peu dans les débuts ; et puis…

JOHANN. — Hourrah ! nous nous arrangerons, Dina !

LONA (montrant la porte du consul). — Chut ! parlons bas ! Parlons bas !

JOHANN. — Dina, je vais vous emporter dans mes bras.

DINA. — Je ne vous le permettrai point. Là-bas, en Amérique, je travaillerai. Cela me sera facile, n’est-ce pas ? Si je puis seulement partir d’ici ! Oh ! ces dames, vous ne savez pas ? Elles m’ont écrit aujourd’hui même pour me recommander d’être reconnaissante de toute la générosité que l’on montrait à mon égard. Demain, après-demain, tout le temps, elles me surveilleraient, pour savoir si je suis vraiment digne de mon bonheur ! Et moi j’ai peur de tant de respectabilité !

JOHANN. — Dites-moi, Dina ; partez-vous pour cette raison seulement ? Et ne suis-je rien pour vous ?

DINA. — Johann, nul autre ne m’est aussi cher que vous.

JOHANN. — O Dina !

DINA. — Tous me disent ici que je dois vous mépriser et vous haïr, que c’est mon devoir ; mais je ne comprends pas ce devoir et je crois bien que je ne le comprendrai jamais.

LONA. — Oh ! non, jamais, mon enfant !

MARTHA. — Ton seul devoir ce sera de le suivre, car tu seras sa femme.

JOHANN. — Oui, oui !

LONA. — Hein ? Tiens, il faut que je t’embrasse, Martha ! je n’aurais pas espéré cela de toi.

MARTHA. — Moi même je ne le prévoyais pas. Il fallait briser la glace. Comme nous avons souffert ici de leurs habitudes, de leurs manières. Révolte-toi, Dina ! Épouse-le. Il surviendra quelque événement qui les éclaboussera tous.

JOHANN. — Dina, que répondez-vous ?

DINA. — Je serai votre femme.

JOHANN. — Dina !

DINA. — Mais je veux d’abord travailler, devenir quelqu’un… Etre une chose que l’on prend… non, cela ne me conviendrait pas.

LONA. — Oui, c’est très bien, c’est bien.

JOHANN. — L’espérance me soutiendra dans l’attente ; et je compte…

LONA. — La conquérir, John ! Maintenant, à bord !

JOHANN. — A bord ! Oh ! Lona, chère sœur, un mot, écoute ! (Il l’emmène au fond de la scène et lui parle rapidement.)

MARTHA. — Dina, heureuse enfant ! Laisse-moi te regarder une dernière fois, une dernière fois t’embrasser !

DINA. — Mais ce n’est pas la dernière fois ! Ma chère, ma bien-aimée tante, nous nous reverrons !

MARTHA. — Jamais ! Promets-moi, Dina, de ne jamais revenir. (Elle lui prend les deux mains et la regarde en face.) Va où ton bonheur t’appelle, chère enfant, sur la mer immense ! Que de fois, dans mon école, là-bas, j’ai rêvé de cette mer ! Puis ce doit être si beau là-bas, le ciel est plus vaste, les nuages flottent plus haut qu’ici ; l’homme respire un air plus libre.

DINA. — Tante Martha, tu viendras nous rejoindre un jour !

MARTHA. — Moi ! jamais ! jamais ! J’ai une tâche à remplir ici.

DINA. — Il ne peut pas rentrer dans mon esprit que je resterai toujours loin de toi.

MARTHA. — On se résigne à bien des séparations, Dina. (Elle l’embrasse.) Promets-moi de le rendre heureux, chère enfant.

DINA. — Je ne veux pas le promettre, je hais les promesses. Toute chose arrive par la volonté de Dieu.

MARTHA. — Oui, oui, c’est vrai. Reste ce que tu es, fidèle et sincère à toi-même.

DINA. — Je serai fidèle et sincère, tante.

LONA (Elle cache dans sa poche quelques papiers que Johann lui remet). — Bien, bien, mon cher Johann ; et maintenant va !

JOHANN. — Oui, il n’y a plus de temps à perdre. Adieu donc ! Merci pour toute ton affection ! Adieu, Martha ! Sois bénie aussi pour ta fidèle amitié !

MARTHA. — Adieu, Johann ! Adieu, Dina ! Soyez heureux ensemble !

(Elles disparaissent à demi derrière la porte. Johann et Dina s’éloignent rapidement à travers le jardin. Mlle Lona ferme la porte et tire le rideau.)

Scène X

Mlle MARTHA, Mlle LONA

LONA. — Maintenant nous sommes seules, Martha. Tu perds Dina ; et moi je perds Johann.

MARTHA. — Toi ?… Lui ?…

LONA. — Ah ! je l’aurais perdu quand même, je le sens. Il voulait déjà voler de ses propres ailes, et c’est pour cela que je lui ai fait croire que je souffrais du mal du pays.

MARTHA. — Pour cela ? Maintenant, je comprends pourquoi tu es revenue ; mais il te réclamera, Lona.

LONA. — De quelle utilité une vieille demi-sœur comme moi lui serait-elle désormais ? L’homme n’hésite pas à briser bien des affections pour arriver au bonheur.

MARTHA. — Hélas ! c’est vrai…

LONA. — Nous nous consolerons ensemble, Martha.

MARTHA. — Que puis-je être pour toi ?

LONA. — Nous sommes deux mères d’adoption qui avons perdu nos enfants et qui restons toutes seules.

MARTHA. — Oui, toutes seules. C’est pourquoi je puis te le dire à cette heure : je l’ai aimé…

LONA, lui saisissant la main. — Martha !… Est-ce vrai ?

MARTHA. — Toute ma vie se résume là : je l’ai aimé et je l’ai attendu. Je me disais sans cesse : il va revenir, il reviendra. Et voilà qu’il est revenu, mais sans me voir.

LONA. — Tu l’as aimé ! Et c’est toi qui fais son bonheur.

MARTHA. — Est-ce qu’il était possible, parce que je l’aimais, que je ne le veuille pas heureux ! Oui, je l’ai aimé. Il a été le maître unique de toute ma vie depuis le jour de son départ. Tu te demandes, sans doute, ce que j’espérais. Ah ! j’avais bien, je crois, quelques raisons d’espérer. Mais quand il est revenu, tout souvenir était effacé dans son âme. Il est passé sans me voir !

LONA. — C’est Dina qui t’a rejetée dans l’ombre, Martha.

MARTHA. — Et c’est un grand bonheur qu’il en ait été ainsi ! Nous étions du même âge quand il est parti ; mais quand il est revenu, ô quel affreux moment ! J’ai bien senti que j’étais son aînée de dix ans. Là-bas, sous le soleil clair et joyeux, il respirait la jeunesse et la force dans une atmosphère plus pure ; tandis que moi, ici, je filais… je filais…

LONA. — Tu filais l’écheveau de son bonheur, Martha.

MARTHA. — Oui, je filais de l’or. Je n’ai point d’amertume. N’est-ce pas, Lona, que nous avons été pour lui deux bonnes sœurs ?

LONA. — Martha !


Scène XI

M. BERNICK, Mlle LONA

BERNICK, aux personnes qui sont dans sa chambre. — Oui, oui, faites comme vous l’entendrez. Je viendrai quand il en sera temps. (Il ferme la porte.) Ah ! vous êtes là ! Ecoute, Martha, il faut que tu fasses un peu de toilette. Betty aussi. Rien de pompeux. Une élégante toilette d’intérieur… Mais, je vous en prie, hâtez-vous.

LONA. — Il faut aussi une figure souriante et des yeux brillants, Martha.

BERNICK. — Faites descendre Olaf ; je tiens à ce qu’il soit ici, à mon côté.

LONA. — Hum ! Olaf !…

MARTHA. — Je vais dire à Betty…

(Elle sort.

Scène XII

LONA. — Ainsi, l’heure de la grande fête approche.

BERNICK, qui se promène, très agité. — Oui, elle est arrivée.

LONA. — L’homme, à un pareil moment, doit se sentir heureux et fier.

BERNICK, en la regardant. — Hum !

LONA. — Toute la ville est illuminée, à ce que l’on m’a dit.

BERNICK. — En effet.

LONA. — Toutes les sociétés vont arriver, drapeaux en tête. Ton nom resplendira en lettres de flamme. Les splendeurs de cette nuit seront télégraphiées partout : « Entouré de son heureuse famille, le consul Bernick, un des plus fermes soutiens de la société, a reçu les hommages de ses concitoyens. »

BERNICK. — Cela ne va pas tarder beaucoup. La foule, par ses cris et ses hurrahs, va me contraindre à me montrer ; je serai forcé de la saluer et de remercier.

LONA. — Oh ! forcé !

BERNICK. — Penses-tu que je sois très heureux dans ce moment ?

LONA. — Non, je ne crois pas que tu puisses être heureux.

BERNICK. — Lona, tu me méprises.

LONA. — Pas encore.

BERNICK. — Tu n’en as pas le droit non plus… de me mépriser… Si tu pouvais comprendre combien je me trouve seul dans cette foule à l’esprit étroit et mesquin. J’ai dû d’année en année renoncer au rêve que je caressais d’avoir une vie active et bien remplie. Et qu’ai-je fait d’important ? des minuties, des vétilles. Ici l’on ne peut tenter autre chose. Si je voulais soutenir les idées de progrès, c’en serait fait sur l’heure de mon influence… Sais-tu ce que nous sommes, nous que l’on appelle les soutiens de la société ? Nous sommes ses instruments, rien de plus ni rien de moins.

LONA. — Pourquoi ne t’aperçois-tu de cela qu’aujourd’hui.

BERNICK. — Parce que dans ces derniers temps… depuis que tu es ici, et surtout… ce soir, j’ai beaucoup réfléchi. Ah, Lona, pourquoi t’ai-je si peu connue autrefois ?

LONA. — Hé bien !

BERNICK. — Je ne t’aurais pas abandonnée, et je n’en serais pas aujourd’hui où j’en suis !

LONA. — Celle que tu as choisie à ma place n’aurait-elle pu remplir ce rôle auprès de toi ?

BERNICK. — Dans tous les cas, elle n’a pas été la compagne qu’il me fallait.

LONA. — Parce que tu ne l’as jamais initiée à ta vie ; parce que tu n’as jamais eu avec elle de rapports sincères et libres ; parce que tes plaintes l’ont torturée au sujet de la honte où toi-même avais plongé sa famille.

BERNICK. — Oui, oui, le mensonge est la cause de tout.

LONA. — Pourquoi ne pas rompre avec le mensonge alors !

BERNICK. — Maintenant ? maintenant, il est trop tard, Lona !

LONA. — Richard, dis-moi quel bonheur tu trouves en ces hypocrisies et ces duperies.

BERNICK. — Aucun. Je voudrais disparaître avec toute cette société pourrie. Mais après nous viennent d’autres générations. J’ai mon fils pour lequel je dois travailler. Je veux lui préparer une tâche sérieuse à remplir. Une époque viendra où la vérité se fera enfin place dans la vie sociale ; peut-être aura-t-il une existence plus heureuse que son père.

LONA. — Et cet édifice sera construit sur un mensonge ? As-tu réfléchi à l’héritage que tu lui laisseras ?

BERNICK (avec un désespoir coûteux). — Je lui laisserai un héritage mille fois pire que tu ne le soupçonnes ; mais, un jour, cette malédiction sera livrée ! Et pourtant ! (Éclatant :) Pourquoi vous êtes-vous tous conjurés contre moi ? C’est fini maintenant ! Il faut que j’aille jusqu’au bout, je ne puis plus revenir en arrière. Et vous ne réussirez pas à me briser !


Scène XIII

HILMAR, BERNICK

HILMAR (une lettre ouverte à la main). — Mais c’est… Betty !… Betty !…

BERNICK. — Qu’y a-t-il ? Ils arrivent déjà ?…

HILMAR. — Non, non, il faut absolument que je parle à…

(Il sort par la porte du jardin)


Scène XIV

BERNICK, Mlle LONA

LONA. — Richard, tu dis que nous avons résolu de te perdre ! Et moi je vais te prouver quel brave cœur était l’homme que votre morale à vous autres traite en pestiféré, celui qui vient de te sauver par son départ.

BERNICK. — Mais il reviendra !…

LONA. — Johann ne reviendra pas. Il a quitté cette ville à jamais et Dina est partie avec lui.

BERNICK. — Il ne reviendra jamais, et Dina est partie avec lui ?

LONA. — Oui, elle l’épouse. Tous les deux jettent ce défi à votre vertu… comme moi-même… autrefois…

BERNICK. — Partie… elle aussi… avec l’Indian Girl !

LONA. — Non, il n’a pas voulu confier un si précieux trésors à ces mauvais sujets. Johann et Dina sont partis avec le Palmier.

BERNICK. — Ah ! Ainsi… c’est… inutilement… (Il traverse rapidement la scène, ouvre violemment la porte de sa chambre et crie.) Krapp, empêchez l’Indian Girl départir, elle ne prendra pas la mer, ce soir !

KRAPP (de la chambre). — L’Indian Girl est déjà en mer, monsieur le consul.

BERNICK (d’un air altéré). — Trop tard !… Et tout à fait inutilement…

LONA. — Que veux-tu dire ?

BERNICK. — Rien, rien, va-t’en !

LONA. — Hum ! Écoute, Richard, Johann m’a prié de te dire qu’il me confiait le soin de son honneur, que tu lui as volé pendant son absence. Johann se taira ; mais moi je puis faire, ou laisser faire ce qu’il me plaira. Tiens, vois, j’ai ici tes deux lettres, je les ai dans ma main.

BERNICK. — Tu les as ? Et maintenant, maintenant, tu veux, dès ce soir… peut-être quand la sérénade…

LONA. — Je ne suis pas venue te dénoncer, mais te pousser à parler volontairement. Je n’ai pas réussi. Eh bien, persiste dans ton mensonge. Vois, je déchire ces deux lettres. Prends les morceaux. Les as-tu ? Nous n’avons plus aucune arme contre toi, Richard ; sois tranquille maintenant et heureux, si tu en as le cœur.

BERNICK (désespéré). — Lona, pourquoi n’as-tu pas fait cela plus tôt ? Il est trop tard, à cette heure, j’ai brisé ma vie !

LONA. — Qu’est-il donc arrivé ?

BERNICK. — Ne m’interroge pas ! Et cependant !… Il faut que je vive ! Il faut que je vive pour mon fils ! C’est lui qui expiera et qui réparera.

LONA. — Richard !


Scène XV

HILMAR, BERNICK, KRAPP, Mlle LONA

HILMAR (agité). — Je ne trouve personne. Tout le monde est parti. Betty non plus.

BERNICK. — Qu’as-tu ?

HILMAR. — Je n’ose te le dire.

BERNICK. — Qu’y a-t-il ? Réponds, je veux que tu me répondes !

HILMAR. — Tu le veux ? Eh bien… Olaf… est parti avec l’Indian Girl.

BERNICK. — Olaf ! Avec l’Indian Girl ? Non ! Non !… Tu mens !

LONA. — Si, c’est vrai, je comprends maintenant. Je l’ai vu sauter par la fenêtre.

BERNICK (désespéré, se tournant vers la porte de sa chambre). — Krapp, à tout prix, il faut retenir l’Indian Girl.

KRAPP (sortant de la chambre). — Impossible, monsieur le consul ; comment voulez-vous que l’on…

BERNICK. — Il faut l’empêcher de partir, te dis-je, Olaf est abord !

KRAPP. — Que dites-vous là ?

RUMMEL (sortant). — Olaf est parti ! C’est impossible !

SANDSTAD. — On le renverra avec le pilote, monsieur le consul.

HILMAR. — Non, non ! Il m’a écrit (montrant une lettre :) Il me dit qu’il se cachera à fond de cale jusqu’à ce que le navire soit en pleine mer.

BERNICK. — Je ne le reverrai plus !

RUMMEL. — Allons donc ! Quelle folie ! Un bon et solide navire qui vient d’être réparé.

WIEGELAND. — Sur notre propre chantier, monsieur le consul.

BERNICK. — Je ne le reverrai jamais, vous dis-je ! J’ai perdu mon enfant, Lona ! Je le sens, je le sens, je n’ai pas été un bon père pour lui ! (Prêtant l’oreille :) Qu’est ce que c’est ?

RUMMEL. — De la musique. C’est la fête qui arrive.

BERNICK. — Je ne puis, je ne veux recevoir personne !

RUMMEL. — Y penses-tu ? C’est de la folie !

SANDSTAD. — De la folie, monsieur le consul ; songez donc aux intérêts qui sont en jeu !

BERNICK. — Eh ! que m’importe cela ? Pour qui travaillerai-je maintenant ?

RUMMEL. — Tu le demandes ? Et nous ? Et la Société ?

WIEGELAND. — Très vrai.

SANDSTAD. — Oubliez-vous, monsieur le consul, que vous…


Scène XVI

Les mêmes, Mlle MARTHA

MARTHA (elle arrive par la porte de gauche, on entend la musique qui se rapproche). — Voici la fête ! Mais Betty n’est pas à la maison ! Je ne comprends pas où elle…

BERNICK. — Elle n’est pas ici ! Vois-tu, Lona, tout me manque ! je ne trouve d’appui ni dans la joie, ni dans la douleur.

RUMMEL. — Alors, ouvrons les rideaux ! Aidez-moi, monsieur Krapp, et vous aussi, Altstedt ! Il est réellement dommage que la famille se trouve aussi divisée… c’est tout à fait à l’encontre du programme.

(Les rideaux sont levés, les portes ouvertes et l’on voit vis-à-vis de la maison un grand transparent avec l’inscription : « Vive le consul Bernick, le plus ferme soutien de notre Société ! »)

BERNICK (en reculant d’un air honteux). — Enlevez cela ! Je ne veux pas voir ! Éteignez, éteignez les lumières !

RUMMEL. — Mais, avec le respect que je te dois, deviens-tu fou ?

MARTHA. — Qu’a-t-il, Lona ?

LONA. — Chut ! (Elle lui parle à voix basse.)

BERNICK. — Enlevez cette raillerie, vous dis-je ! Ne voyez-vous pas que toutes ces lumières nous tirent la langue ?

RUMMEL. — C’est par trop fort !

BERNICK. — Ah !… Je devine… je devine, moi ! Ce sont des flambeaux mortuaires.

KRAPP. — Hum !

RUMMEL. — Vraiment, tu sais, tu prends la chose trop à cœur.

SANDSTAD. — Le petit fait une excursion à travers l’Atlantique, après quoi il nous reviendra.

WIEGELAND. — Ayez confiance en la Providence monsieur le consul.

RUMMEL. — Sur ton navire, Bernick. Il me semble enfin que ce n’est pas un navire à faire naufrage.

KRAPP. — Hum !

RUMMEL. — Oh ! si c’était un de ces cercueils flottants, comme en ont les grandes compagnies.

BERNICK. — Oh ! Je sens que mes cheveux deviennent blancs, en ce moment.


Scène XVII

Les mêmes, Mme BERNICK

MADAME BERNICK (un châle sur la tête arrive par la porte du jardin). — Richard, Richard, sais-tu ?

BERNICK. — Oui, je sais… mais toi, toi qui ne vois et ne sais rien, qui jamais ne l’a surveillé comme une bonne mère !…

MADAME BERNICK. — Écoutez-le !

BERNICK. — Oui, pourquoi ne l’as-tu pas surveillé ? Il est perdu pour nous maintenant, rends-le moi donc, si tu le peux !

MADAME BERNICK. — Certes, je le peux.

BERNICK. — Retrouvé ? Revenu ?

TOUS. — Oh !

HILMAR. — Je l’avais prévu.

MARTHA. — Eh bien, il est retrouvé, Richard !

LONA. — Maintenant tu auras aussi à mériter ton bonheur.

BERNICK. — Revenu… Est-ce vrai ? Où est-il ?

MADAME BERNICK. — Je ne te le dirai pas avant que tu ne lui aies pardonné.

BERNICK. — Lui pardonner !… Mais comment as-tu appris ?…

MADAME BERNICK. — Penses-tu qu’une mère ne sait pas voir ? J’avais une crainte mortelle que tu ne t’en aperçoives… Deux ou trois mots qu’il avait laissé échapper hier, puis j’ai trouvé sa chambre vide, sa valise et ses effets disparus…

BERNICK. — Oui, oui…

MADAME BERNICK. — J’ai couru, j’ai rencontré Aune… Nous avons pris un bateau à voile. Le vaisseau américain levait l’ancre. Dieu merci, nous sommes arrivés à temps ; nous sommes montés à bord, nous avons visité la cale et nous l’avons trouvé. Richard, il ne faut pas le punir !

BERNICK. — Betty !

MADAME BERNICK. — Et Aune non plus !

BERNICK. — Aune. Qu’a-t-il fait ? L’Indian Girl est-elle partie ?

MADAME BERNICK. — Non, c’est précisément cela…

BERNICK. — Voyons, parle…

MADAME BERNICK. — Il était aussi troublé que moi. Les recherches ont pris du temps ; la nuit est venue, le pilote faisait des difficultés et Aune a dit en ton nom…

BERNICK. — Eh bien ?

MADAME BERNICK. — De rester à l’ancre jusqu’à demain.

KRAPP. — Hum !

BERNICK. — Quel bonheur !

MADAME BERNICK. — Tu n’es pas fâché ?

BERNICK. — Je suis trop heureux, Betty.

RUMMEL. — Tu es trop consciencieux en tout.

HILMAR. — Oui, dès qu’il faut livrer un combat aux éléments, alors… oh ! oh !

KRAPP. — Voici la fête qui entre dans le jardin, monsieur le consul.

BERNICK. — Elle peut venir maintenant.

HILMAR. — Le jardin est rempli de monde.

SANDSTAD. — La rue aussi est pleine de gens.

RUMMEL. — Toute la ville est sur pied, Bernick ! Vraiment c’est une belle fête.

WIEGELAND. — Jouissons-en d’un cœur humble, monsieur Rummel.

RUMMEL. — Tous les drapeaux sont déployés… Quelle procession ! Ah ! voici le comité de la fête avec le vicaire Rorlund en tête.

BERNICK. — Laissez-les venir.

RUMMEL. — Ecoute, dans l’état d’excitation où tu es !…

BERNICK. — Quoi ?

RUMMEL. — Je ne verrai pas d’inconvénient à prendre la parole à ta place.

BERNICK. — Merci. Je tiens à parler, ce soir.

RUMMEL. — Sais-tu encore seulement ce que tu as à dire ?

BERNICK. — N’aie aucune crainte, Rummel ; je sais très bien maintenant ce que je dirai.

(La musique cesse de jouer. La porte du jardin s’ouvre. Rorlund entre à la tête du comité d’organisation, accompagné de quelques domestiques qui apportent un panier fermé. Derrière eux entrent des bourgeois de la ville jusqu’à ce que le salon soit plein. On aperçoit dans le jardin et dans la rue un grand nombre de drapeaux et de bannières.)

Scène XVIII

RORLUND. — Monsieur et très honoré consul, à l’étonnement que je lis sur votre visage je vois que nous sommes des hôtes inattendus dans le cercle de votre heureuse famille, à votre calme foyer, où vous entourent tant d’amis si probes et si infatigables dans leurs belles et bonnes œuvres, si profitables à tous. Mais notre cœur a éprouvé le besoin de vous offrir nos sincères hommages. Ce n’est certes pas la première fois que nous avons ce bonheur, mais jamais cette manifestation n’avait revêtu un caractère aussi grandiose. Depuis longtemps déjà nous voulions vous offrir nos actions de grâce pour le solide appui moral que vous prêtez à notre société, si j’ose m’exprimer ainsi. (Voix dans la foule et Wiegeland qui crient : Bravo ! bravo !) Aujourd’hui nous rendons hommage d’abord au citoyen dévoué, infatigable, désintéressé et clairvoyant qui a pris l’initiative d’une entreprise dont les brillantes apparences permettent de croire qu’elle contribuera pour une large part au bien-être matériel et moral de notre société. (Des voix crient : bravo !) Monsieur le consul, depuis de longues années vous avez été pour notre ville un exemple lumineux. Je ne parle point ici de votre irréprochable vie de famille et de votre moralité sans tache ; ce sont là choses auxquelles on ne peut toucher au milieu d’une fête pareille ! Mais je veux parler de l’activité que vous montrez à nos yeux. Des navires merveilleusement équipés sortent de vos chantiers et portent vos drapeaux sur les mers les plus lointaines. Une nombreuse armée d’heureux travailleurs vous regarde comme son père ; vous avez ouvert au commerce des horizons inconnus ; vous avez créé des ressources qui alimentent des centaines de familles ; en d’autres termes, vous êtes, au sens absolu du mot, la pierre angulaire de notre société. (Voix : Ecoutez ! écoutez ! bravo !) Et c’est précisément le désintéressement dont toute votre vie a porté le sceau qui a produit des résultats si satisfaisants, surtout en ces dernières années. A l’heure actuelle, vous êtes sur le point de nous donner, je n’hésite pas à prononcer ce mot prosaïque, un chemin de fer ! (Plusieurs voix : bravo ! bravo !) Cette entreprise, il est vrai, semble au premier abord devoir présenter quelques difficultés, dont on trouverait facilement l’origine dans des considérations étroites et égoïstes. (Voix : Ecoutez, écoutez ) On n’ignore pas surtout que certains individus, qui n’appartiennent pas à notre société, ont prévenu nos industrieux concitoyens et trouvé le moyen de faire de grands bénéfices qui auraient du profiter à notre ville (Voix : oui, oui, écoutez !) Vous avez naturellement eu connaissance de cet incident déplorable, monsieur le consul, mais vous n’en avez pas moins persisté, avec une fermeté remarquable, dans votre entreprise, parce qu’un bon citoyen ne doit pas seulement avoir en vue le bonheur de sa propre cité. (Plusieurs voix : Hum ! hum ! Non ! Oui ! oui !) Aussi, est-ce en même temps au citoyen de l’Etat qu’au bourgeois de la ville, en un mot à l’homme, dans son acception la plus complète, que nous présentons nos respects ce soir. Puisse votre entreprise tourner au profit durable et réel de la société entière. Le chemin de fer peut, il est vrai, faire une brèche par laquelle nous viendront des éléments corrupteurs et des maux encore inconnus. Mais par cette brèche, ils s’en iront aussi avec une égale rapidité. Ces éléments corrupteurs nous avaient, du reste, atteint déjà ; mais c’est précisément dans cette soirée de fête, si j’en crois la rumeur, que nous en avons été délivrés, plus tôt, heureusement, que nous ne l’espérions. Je… (Voix : Chut ! chut ! ssssst !) Je considère ce départ comme d’un bon augure pour le succès de votre entreprise, et, si j’ose le dire, il prouve que dans cette maison on place les exigences de la morale au-dessus des liens de la famille. (Voix : Ecoutez ! écoutez ! Bravo !)

BERNICK. — Permettez-moi…

RORLUND. — Encore quelques mots seulement, monsieur le consul. Ce que vous avez fait pour cette ville, vous ne l’avez certainement pas fait avec l’arrière-pensée qu’il en résulterait pour vous un avantage matériel. Mais vous ne repousserez pas cependant un modeste témoignage de la reconnaissance de vos concitoyens, à cette heure solennelle où, d’après les hommes pratiques, commence une ère nouvelle. (Plusieurs voix : Bravo ! bravo ! écoutez ! Il fait un signe aux porteurs. Ceux-ci approchent la corbeille. Les membres du comité présentent ensuite le contenu.) Monsieur le consul, nous vous offrons un service à café en argent. Puisse-t-il orner votre table quand nous aurons à l’avenir, comme nous l’avons eu souvent dans le passé, la joie de nous réunir sous ce toit hospitalier. Et vous aussi, Messieurs, qui avez toujours prêté un concours empressé à notre premier citoyen, nous vous prions d’accepter ce petit souvenir. Cette coupe en argent est pour vous, Monsieur Rummel. Vous avez si souvent défendu en termes éloquents nos intérêts. Puissiez-vous trouver souvent une bonne occasion de la remplir et de la vider. À vous, Monsieur le marchand Altstedt, j’offre cet album avec des photographies de nos concitoyens. Votre charité si connue, si incontestée, vous a permis de vous faire sans peine des amis dans tous les partis. À vous, Monsieur Wiegeland, pour orner votre cabinet de travail, je vous offre cette Bible sur papier vélin, avec reliure de luxe. Grâce à la bienfaisante influence de l’âge, vous vous êtes formé de la vie une idée sérieuse et votre travail a toujours été ennobli pour vous parla pensée de l’au-delà, par la pensée d’en haut. (Se retournant vers la foule.) Et maintenant, mes amis, un vivat à Monsieur le consul Bernick et à ceux qui combattent à ses côtés ! Vivent les soutiens de la Société !

LA FOULE. — Vive le consul Bernick ! Vivent les soutiens de la Société ! Hurrah ! Hurrah ! Hurrah !

LONA. — Je vous félicite, beau-père. (Silence profond.)

BERNICK (d’une voix grave). — Mes chers concitoyens, l’orateur qui a porté la parole en votre nom a dit que nous étions, ce soir, au commencement d’une ère nouvelle. Cette assertion, je l’espère, se réalisera. Mais puisqu’il en est ainsi, nous devons avant tout confesser la vérité, la vérité qui, hélas ! jusque ici, dans aucune circonstance, n’a présidé à nos actes. Moi-même je n’ai pas, je l’avoue, travaillé toujours pour vos vrais intérêts ; je me rends compte maintenant que le désir d’augmenter mon importance et ma considération a été le but de la plupart de mes actes.

RUMMEL (à demi-voix). — Qu’est-ce que cela veut dire ?

BERNICK. — Je ne me fais pas de reproches, néanmoins, à ce sujet, car je me crois encore digne de prendre place ici parmi ceux de mes concitoyens qui ont été les plus utiles à la ville. (Plusieurs voix : oui, oui !) Mais ce dont j’ai le remords, c’est d’avoir été souvent assez faible pour prendre des chemins détournés parce que je connaissais vos préférences et parce que je craignais que vous n’attribuiez des motifs inavouables à mes entreprises. Maintenant j’arrive au but.

RUMMEL (agité). — Hum ! Hum !

BERNICK. — Le bruit s’est répandu dans la ville de l’achat de vastes terrains. Ces terrains, c’est moi qui le ai achetés, moi seul. (Voix étouffées : Que dit-il ? Le consul ? Le consul Bernick ?) J’en suis actuellement l’unique possesseur. Naturellement mes collaborateurs sont intéressés dans cette affaire : MM. Rummel, Altstedt et Wiegeland, et nous nous sommes unis pour…

RUMMEL. — Ce n’est pas vrai ! Des preuves ! Des preuves !

WIEGELAND. — Nous ne nous sommes pas entendus !

SANDSTAD. — C’est un peu fort !

BERNICK. — Très bien. Donc, nous ne nous sommes pas entendus au sujet de ce que je vais vous dire. J’espère que ces Messieurs m’approuveront d’offrir ces terrains pour une loterie dont on prendra les billets au prix coûtant. (Plusieurs voix : Hurrah ! Hurrah ! Vive le consul Bernick.)

RUMMEL (bas à Bernick). — Une aussi basse trahison !

SANDSTAD. — Ainsi conduits par le nez !…

WIEGELAND. — Que le diable l’emporte !… Mon Dieu, qu’ai-je dit là ?

BERNICK. — N’applaudissez pas, Messieurs, je n’ai aucun droit à vos hommages, car cette décision est toute récente. Mon intention primitive était de tout garder. Et, du reste, je suis encore d’avis que l’on tirerait un projet plus grand de ces propriétés, si elles restaient dans la main d’un seul. Mais c’est à vous de choisir. Je suis prêt, si vous le désirez, à les administrer du mieux que je pourrai. (Voix : Oui ! Oui !) Cependant il faut d’abord que mes concitoyens apprennent à me connaître. Ce moment est propice pour faire son examen de conscience. Une ère nouvelle commence aujourd’hui. Le passé, avec son hypocrisie, ses mensonges, sa fausse honnêteté et ses convenances fallacieuses, ne devra plus être pour nous qu’un musée ouvert pour notre instruction ; nous lui offrons, n’est-ce pas, Messieurs ? ce service à café, cette coupe, cet album, cette bible sur papier vélin si luxueusement reliée ?

RUMMEL. — Naturellement.

WIEGELAND (murmurant). — Et si vous avez…

SANDSTAD. — Ayez la bonté de…

BERNICK. — Maintenant je veux terminer de rendre compte de mes actes à la Société. On a dit, ce soir, que des éléments pervers s’étaient éloignés de nous. Je puis ajouter à cela un renseignement qui n’est pas connu : l’homme auquel on faisait allusion n’est pas parti seul ; sa fiancée l’accompagne.

LONA. — Dina Dorff.

RORLUND. — Comment ?

MADAME BERNICK. — Que dis-tu ?

(Grande rumeur dans la foule).

RORLUND. — Enlevée !… Partie !… Avec lui !… C’est impossible !

BERNICK. — Elle sera sa femme, monsieur le vicaire, mais j’ai quelque chose à vous avouer encore. (A demi-voix :) Betty, fais appel à ton courage et écoute bien ce que je vais dire (à voix haute) : Messieurs, découvrez-vous devant cet homme, car il a courageusement pris sur lui la responsabilité des fautes d’un autre. Mes chers concitoyens, je veux en finir avec ce mensonge, car le mensonge était sur le point de pénétrer mon être tout entier. Vous saurez tout. C’est moi qui étais le coupable, il y a quinze ans.

MADAME BERNICK (bas et balbutiant). — Richard !

MARTHA (rêvant). — Oh ! Johann !…

LONA. — Enfin te revoici toi-même !

(Stupéfaction des assistants.)

BERNICK. — Oui, mes chers concitoyens, c’est moi qui étais le coupable et c’est lui qui s’est exilé. Il n’est pas possible d’anéantir maintenant les mensonges calomnieux que l’on a répandus depuis ; mais je me reproche de m’être servi d’eux, il y a quinze ans, comme d’un piédestal. S’ils causent ma chute aujourd’hui, ce sera pour vous tous matière à réflexions salutaires.

RORLUND. — Quel coup de foudre ! Le premier citoyen de la ville ! (A Madame Bernick.) Oh ! comme je vous plains, chère madame !

HILMAR. — De pareils aveux !… Non, c’est un peu fort !

BERNICK. — Mais ne prenons aucune décision, ce soir ! Retournez chacun chez vous, reprenez vos sens, réfléchissez ! Quand vous aurez recouvré votre sang-froid nous verrons si j’ai, par cette confession, ou perdu ou gagné votre estime. Au revoir ! J’ai bien d’autres choses à me reprocher, mais celles-là ne regardent que ma conscience. Bonne nuit ! Enlevez ces signes de fête ; nous savons tous qu’ils sont déplacés.

RORLUND. — Non, à coup sûr. (A Madame Bernick.) Partie ! Elle était donc tout à fait indigne de moi ! (Au comité de la fête.) Oui, Messieurs, après cet incident, je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de nous retirer.

HILMAR. — Comment porter haut le drapeau intellectuel maintenant que… Oh ! Oh ! (Les aveux de M. Bernick courent dans la foule qui s’écoule lentement par le jardin. Alstedt, Wiegeland et Rummel s’en vont aussi après avoir échangé quelques phrases. Dans le salon restent silencieux les membres de la famille et M. Krapp.)


Scène XIX

BERNICK, Mme BERNICK

BERNICK. — Betty, me pardonneras-tu jamais ?

MADAME BERNICK (en souriant). — Sais-tu, Richard, que tu viens de m’ouvrir de riantes perspectives pour l’avenir ?

BERNICK. — Comment cela ?

MADAME BERNICK. — J’ai cru pendant longtemps que je t’avais possédé, puis reperdu, je comprends à cette heure que tu ne m’avais jamais appartenu, mais que tu vas être à moi.

BERNICK (en la prenant dans ses bras). — Betty, je suis à toi ! Grâce à Lona, j’ai appris à te connaître. Olaf peut venir maintenant.

MADAME BERNICK. — Oui, il va venir… Monsieur Krapp (elle lui parle à voix basse et il sort. Peu à peu les transparents et les bougies s’éteignent).


Scène XX

BERNICK, Mlle LONA

BERNICK. — Merci, Lona, tu m’as sauvé, moi, et ce qu’il y avait de meilleur en moi.

LONA. — Désirais-je rien de plus ?

BERNICK. — Oui ?… ou non ? Je ne me rends pas clairement compte de tes intentions.

LONA. — Hum !

BERNICK. — Ce n’est ni par haine ? ni par vengeance ? Alors pourquoi es-tu revenue ?

LONA. — Un ancien amour ne s’oublie jamais tout à fait.

BERNICK. — Lona !

LONA. — Lorsque Johann m’a enfin confessé la vérité, je me suis à moi-même juré que le héros idéal de ma jeunesse, grâce à moi, rentrerait dans le bon chemin.

BERNICK. — Qu’est-ce qui avait pu me mériter cette sollicitude, à moi si indigne !

LONA. — Est-ce que nous autres femmes, nous nous réglons sur le mérite, Richard !


Scène XXI

BERNICK, OLAF, AUNE

BERNICK. — Olaf !

OLAF. — Mon père, je te promets… que jamais plus je ne…

BERNICK. — Je ne m’enfuirai ?

OLAF. — Oui, je te le promets, mon père.

BERNICK. — Et moi je te promets que jamais plus tu n’auras de raison de le vouloir. A partir de ce jour, je ne te considérerai plus comme mon héritier, comme le continuateur de ma tâche ; je te traiterai en jeune homme appelé à choisir librement le but de sa vie.

OLAF. — Je puis choisir moi-même ma carrière ?

BERNICK. — Tu le peux.

OLAF. — Merci, mon père ; eh bien, écoute… je ne veux pas devenir… un soutien de la société.

BERNICK. — Non, pourquoi pas ?

OLAF. — Oh !… Il me semble que ce doit être trop pénible.

BERNICK. — Il suffit que tu deviennes un honnête homme, Olaf. Du reste, il en sera ce que Dieu voudra… Et toi, Aune…

AUNE. — Je suis congédié, monsieur le consul, je le sais.

BERNICK. — Tu resteras avec moi, Aune ; et pardonne-moi…

AUNE. — Hein ? Mais le navire ne part pas ce soir.

BERNICK. — Il ne partira pas demain non plus. Je vous avais fixé un délai trop court. Il faudra l’examiner avec soin et faire toutes les réparations nécessaires.

AUNE. — Vous serez obéi, monsieur le consul, et même avec les nouvelles machines.

BERNICK. — Très bien, Aune. Soigneusement et consciencieusement. Beaucoup de choses chez nous ont besoin de grandes réparations. Bonne nuit, Aune ?

AUNE. — Bonne nuit, monsieur le consul ; et merci, merci, merci !

(Il sort par la droite.)

Scène XXII

LONA. — Le voilà tous partis !

BERNICK. — Nous restons seuls. Mon nom ne brille plus en lettres de flammes ; aux fenêtres toutes les lumières sont éteintes.

LONA. — Souhaiterais-tu qu’elles fussent allumées ?

BERNICK. — Pour rien au monde ! Vous frissonneriez de terreur si vous saviez jusqu’où j’ai failli tomber. Il me semble que je guéris d’un long empoisonnement, que je retrouve le repos et le calme et que je pourrai redevenir bien portant et jeune. Oh ! venez plus près de moi ! Serrez-vous plus étroitement auprès de moi ! Viens, Betty ! Viens, Olaf, mon fils ! Et toi, Martha ! Par moment, il me semble que je ne t’ai pas vue depuis des années.

LONA. — Je le crois bien. Votre société est une société d’épicier : elle ne remarque pas les femmes.

BERNICK. — C’est vrai. Toi aussi, Lona, tu resteras toujours avec Betty et moi !

MADAME BERNICK. — Oui, Lona, avec nous.

LONA. — Et comment pourrais-je prendre la responsabilité de vous abandonner, jeunes gens qui venez à peine de vous retrouver ?… Ne suis-je pas mère adoptive par vocation ?… Martha, nous sommes les deux vieilles tantes… Que regardes-tu ?

MARTHA. — Je regarde comme le ciel s’éclaircit et comme il brille sur la mer ! Le Palmier a du bonheur.

LONA. — Oui, le bonheur aussi est à son bord.

BERNICK. — Nous autres, nous avons devant nous un avenir de travail long et sérieux, moi surtout. Mais je ne m’en effraie pas, car vous unirez vos forces aux miennes, vous toutes, si loyales et si sincères ! Je viens d’apprendre encore cette vérité que les femmes sont les soutiens de la société.

LONA. — Où as-tu pris cette morale, beau-frère ? (Lui mettant la main sur l’épaule.) Non, la liberté et la sincérité, voilà les vrais soutiens de la société.



FIN DES SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ