Les Souffrances du jeune Werther (trad. Porchat)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Souffrances du jeune Werther.

Traduction par Jacques Porchat.
Œuvres de GoetheLibrairie de L. Hachette et CieV. Poëmes et Romans de Goethe (p. 213-333).

LIVRE PREMIER.


4 mai.

Comme je suis joyeux d’être parti ! Cher ami, qu’est-ce que le cœur de l’homme ? Te quitter, toi qui m’es si cher, toi dont j’étais inséparable, et sentir de la joie ! Je sais que tu me le pardonnes. Mes autres relations n’étaient-elles pas choisies par le sort tout exprès pour tourmenter un cœur comme le mien ? Pauvre Éléonore !… Et pourtant ce n’était pas ma faute… En pouvais-je davantage, si, tandis que la grâce piquante de sa sœur me procurait un agréable amusement, une passion se développait dans son pauvre cœur ? Et pourtant… suis-je tout à fait sans reproche ? N’ai-je pas nourri ses sentiments ? Ne me suis-je pas même amusé de ce naïf langage de la nature, qui si souvent nous faisait rire, si peu risible qu’il fût ? N’ai-je pas… ? Oh ! qu’est-ce que l’homme, pour qu’il ose se plaindre ! Je veux, cher ami, je le promets, je veux me corriger ; je ne veux plus, comme je l’ai toujours fait, ruminer le moindre mal que le sort nous envoie ; je veux jouir du présent, et le passé sera pour moi le passé. Assurément tu as raison, cher ami : il y aurait ici-bas moins de souffrances, si les hommes (Dieu sait pourquoi ils sont ainsi faits !) ne s’appliquaient pas, avec tant d’efforts d’imagination, à rappeler le souvenir des douleurs passées au lieu de supporter un présent tolérable.

Veuille dire à ma mère que je m’occuperai de son affaire avec le plus grand soin, et que je lui en donnerai des nouvelles au premier jour. J’ai vu ma tante, et je n’ai pas trouvé en elle, tant s’en faut, la méchante femme que l’on disait chez nous. Elle est vive, emportée, mais d’un cœur excellent. Je lui ai exposé les griefs de ma mère sur cette part d’héritage qu’elle retient : elle m’a dit ses raisons, ses motifs et les conditions auxquelles elle serait prête à livrer tout, et plus que nous ne demandions. Bref, je ne veux rien t’en écrire aujourd’hui : dis à ma mère que tout ira bien. J’ai pu voir une fois de plus, mon cher ami, dans cette petite affaire, que les malentendus et la nonchalance causent dans le monde plus de querelles, peut-être que la ruse et la méchanceté, qui du moins sont certainement plus rares.

Du reste je me trouve fort bien ici. La solitude est pour mon âme un baume précieux dans ce paradis terrestre, et cette saison de la jeunesse échauffe de tous ses feux mon cœur, qui souvent frissonne. Chaque arbre, chaque buisson est un bouquet de fleurs, et l’on voudrait devenir une abeille, pour voltiger dans cette atmosphère embaumée et y puiser toute sa nourriture.

La ville, par elle-même, est désagréable ; mais, dans les environs, la nature est d’une inexprimable beauté. C’est ce qui avait engagé le feu comte de M…. à établir son jardin sur une des collines, qui se croisent avec une diversité charmante, et forment les plus agréables vallons. Le jardin est simple, et l’on s’aperçoit, dès l’entrée, que le plan n’en a pas été dessiné par un jardinier savant, mais par un homme sensible, qui voulait y jouir de lui-même. J’ai déjà donné plus d’une larme à sa mémoire dans le petit pavillon en ruine, qui était sa place favorite, et qui est aussi la mienne. Je serai bientôt le maître du jardin ; après une couple de jours, le jardinier m’est déjà dévoué : il ne s’en trouvera pas mal.

10 mai.

Une merveilleuse sérénité s’est répandue dans tout mon être, pareille aux douces matinées de printemps, dont je jouis avec délices. Je suis seul, et me félicite de vivre dans cette contrée, qui est faite pour les âmes telles que la mienne. Je suis si heureux, mon cher ami, si entièrement absorbé dans le sentiment d’une existence tranquille, que mon art en souffre. Je ne saurais dessiner maintenant, je ne saurais faire un trait de crayon, et je ne fus jamais un plus grand peintre. Lorsque la gracieuse vallée se voile de vapeurs autour de moi* que le soleil de midi effleure l’impénétrable obscurité de ma forêt, et que seulement quelques rayons épars se glissent au fond du sanctuaire ; que, dans les hautes herbes, couché près du ruisseau qui tombe, et plus rapproché de la terre, je découvre mille petites plantes diverses ; que je sens, plus près de mon cœur, le tourbillonnement de ce petit univers parmi les brins d’herbe, les figures innombrables, infinies, des vermisseaux, des mouches ; que je sens enfin la présence du Tout-Puissant, qui nous a créés à son image, le souffle de l’amour infini, qui nous porte et nous soutient, bercés dans une joie éternelle : mon ami, si le jour commence à poindre autour de moi, si le monde qui m’environne et le ciel tout entier reposent dans mon sein, comme l’image d’une bien-aimée, alors je soupire et je me dis : « Ah ! si tu pouvais exprimer, si tu pouvais exhaler sur ce papier ce que tu sens vivre en toi avec tant de chaleur et d’abondance, en sorte que ce fût le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir du Dieu infini !… » Mon ami…. Mais je m’abîme, je succombe sous la puissance de ces magnifiques apparitions.

12 mai.

Je ne sais si des génies trompeurs planent sur cette contrée, ou si elle est dans mon cœur, l’ardente et céleste fantaisie qui donne l’air du paradis à tout ce qui m’environne. A l’entrée de la ville est une fontaine, une fontaine où je suis enchaîné par un charme, comme Mélusine avec ses sœurs…. On suit la pente d’une petite colline, et l’on se trouve devant une voûte ; on descend une vingtaine de marches, et l’on voit l’eau transparente jaillir du rocher. Le petit mur qui forme l’enceinte, les grands arbres qui ombragent la place alentour, la fraîcheur du lieu, tout vous attire et vous cause un secret frissonnement.

Il ne se passe aucun jour où je ne vienne m’asseoir une heure en ce lieu. Les jeunes filles y viennent de la ville puiser de l’eau, fonction innocente et nécessaire, que remplissaient jadis les filles mêmes des rois. Assis à cette place, je vois soudain revivre autour de moi les mœurs patriarcales ; je vois les hommes d’autrefois faire connaissance et chercher femme à la fontaine, et, autour des fontaines et des sources, planer des génies bienfaisants. Jamais, dans un jour d’été, après une marche pénible, il n’a goûté, près d’une source, une fraîcheur salutaire, celui qui ne peut sentir ce que je sens.

13 mai.

Tu me demandes si tu dois m’envoyer mes livres ?… Mon ami, au nom du ciel, ne m’embarrasse pas de ce fardeau. Je ne veux plus être guidé, excité, animé : ce cœur fermente assez de lui-même. Ce qu’il me faut, c’est un chant qui me berce, et je l’ai trouvé abondamment dans mon Homère. Combien de fois j’apaise, à ses chants, mon sang qui bouillonne ! Car tu n’as rien vu d’aussi inégal, d’aussi changeant que mon cœur. Mon ami, ai-je besoin de te le dire, à toi qui as souffert si souvent, à me voir passer de la tristesse au dérèglement, et d’une douce mélancolie à une passion dévorante ? Aussi, je traite mon pauvre cœur comme un enfant malade : je lui accorde tout ce qu’il demande. Ne le dis à personne : il y a des gens qui m’en feraient un crime.

15 mai.

Les petites gens de l’endroit me connaissent déjà, et ils m’aiment, surtout les enfants. Au commencement, quand je m’approchais d’eux, et leur faisais telle ou telle question amicale, quelques-uns croyaient que je voulais m’amuser à leurs dépens, et ils se débarrassaient de moi grossièrement. Je ne m’en fâchai point ; mais je sentis vivement ce que j’avais déjà souvent observé, c’est que les personnes d’un certain rang se tiennent toujours froidement à distance du petit peuple, comme si elles croyaient perdre à s’en rapprocher ; et puis il se trouve des étourdis et de mauvais plaisants qui feignent de descendre, pour faire d’autant mieux sentir leur arrogance aux pauvres gens.

Je sais bien que nous ne sommes pas égaux, que nous ne pouvons pas l’être ; mais j’estime que celui qui croit nécessaire de s’éloigner de ce qu’on appelle le peuple, pour se faire respecter, est aussi blâmable qu’un lâche, qui se cache devant son ennemi, parce qu’il a peur de succomber.

Dernièrement je me rendis à la fontaine et je trouvai une jeune servante qui avait posé son seau * sur la dernière marche de l’escalier, et cherchait des yeux une de ses pareilles, qui voulût l’aider à le placer sur sa tête. Je descendis, et, arrêtant mes yeux sur elle : « Vous aiderai-je, mon enfant ? » lui dis-je. Elle devint rouge comme le feu. « Oh ! monsieur…. dit-elle. — Sans façon…. » Elle arrangea son coussinet et je l’aidai. Elle me remercia et remonta les degrés.


1. Le vase dont il est ici question est proprement une seille. Ce vieux mot, qui serait bien préférable à seau, est encore en usage dans quelques provinces. La seille est a deux anses, plus évasée qu’un seau ordinaire, et c’est exactement le vaisseau de bois que les servantes allemandes portent sur la tête.

17 mai.

J’ai fait toute sorte de connaissances : je n’ai pas encore trouvé de société. Je ne sais ce que je puis avoir d’attrayant, mais beaucoup de gens me prennent en gré et s’attachent à moi, et j’ai des regrets, quand nous n’avons à faire ensemble qu’un bout de chemin. Si tu me demandes comment sont les gens de ce pays, je te dirai : « Comme partout. » C’est une chose bien uniforme que l’espèce humaine. La multitude emploie la plus grande partie de son temps à travailler pour vivre, et le peu de liberté qui lui reste lui pèse tellement, qu’elle cherche tous les moyens de s’en débarrasser. O destinée de l’homme !

Mais de très-bonnes gens ! Si je m’oublie quelquefois, si quelquefois je goûte avec eux les plaisirs qui sont encore accordés aux hommes, comme de jaser gaiement, avec franchise et cordialité, autour d’une table proprement servie ; d’arranger à propos une promenade, une danse ou quelque autre partie de plaisir, cela produit sur moi un excellent effet, pourvu que je ne vienne pas à songer qu’il est en moi bien d’autres facultés, qui se rouillent faute d’exercice, et que je dois cacher soigneusement ! Ah ! cela serre le cœur…. Et pourtant être méconnu est la destinée de chacun.,

Hélas ! pourquoi l’amie de ma jeunesse n’est-elle plus ! Pourquoi l’ai-je connue !… Je me dirais : « Tu es un insensé ; tu cherches ce qu’on ne saurait trouver ici-bas ; » mais je l’ai possédée ; j’ai senti ce cœur, cette grande âme, en présence de laquelle je me figurais être plus que je n’étais, parce que j’étais tout ce que je pouvais être. Alors, bon Dieu, une seule force de mon âme restait-elle inactive ? Ne pouvais-je pas développer devant elle toute cette merveilleuse sensibilité avec laquelle mon cœur embrasse la nature ? Notre commerce n’était-il pas un enchaînement perpétuel des sentiments les plus délicats, des saillies les plus vives, dont toutes les modifications, jusqu’au trait burlesque, portaient l’empreinte du génie ? Et maintenant !… Hélas ! les années qu’elle avait de plus que moi l’ont emportée la première dans la tombe. Je ne l’oublierai jamais ; jamais je n’oublierai sa ferme raison et sa divine indulgence.

Il y a quelques jours, je rencontrai M. V…, jeune homme ouvert et franc, et d’une très-heureuse physionomie. Il sort de l’université. Il ne se flatte pas précisément d’être un génie, mais il croit cependant en savoir plus que d’autres ; au reste, il a travaillé : je m’en aperçois en bien des rencontres. Bref, il a de jolies connaissances. Ayant appris que je m’occupe beaucoup de dessin, et que je sais le grec (deux phénomènes en ce pays), il vint à moi et il étala beaucoup de science, depuis Batteux jusqu’à Wood, depuis de Piles jusqu’à Winkelmann ; il m’assura qu’il avait lu toute la première partie de la théorie de Sulzer ’, et qu’il possédait un manuscrit deHeyne sur l’étude de l’art antique. Je l’ai laissé dire.

J’ai fait encore la connaissance d’un brave homme, le bailli du prince, caractère franc et loyal. On dit que c’est un charme de le voir au milieu de ses enfants. 11 en a neuf. On fait surtout grand cas de sa fille aînée. Il m’a invité à l’aller voir, et j’irai au premier jour. Il habite.à une lieue et demie d’ici, une maison de chasse du prince, où il a demandé la permission de se.retirer après la mort de sa femme : le séjour de la ville et de la maison bailliale lui était devenu trop pénible.

Du reste, j’ai rencontré sur mon chemin quelques originaux bizarres, chez qui tout me semble insupportable, et plus insupportables que tout le reste, leurg démonstrations d’amitié.

Adieu. Cette lettre te conviendra : elle est tout historique.

22 mai.

La vie de l’homme n’est qu’un songe, on l’a dit souvent, et ce sentiment m’accompagne. aussi sans cesse. Quand je considère les étroites limites dans lesquelles les facultés actives et la pénétration de l’homme sont renfermées ; quand je vois que


1. On prononce et l’on devrait peut-ôtro écrire Soulzer : observation applicable à plusieurs noms propres allemands. l’objet de tous nos efforts est de pourvoir à des besoins qui n’ont eux-mêmes d’autre but que de prolonger notre misérable existence, et qu’ensuite toute notre tranquillité, sur certains points de nos recherches, n’est qu’une résignation rêveuse, que l’on goûte à peindre de figures bigarrées et de brillantes perspectives les murs entre lesquels on se trouve prisonnier : tout cela, Wilhelm, me réduit au silence. Je rentre en moi-même, et j’y trouve un monde, mais de pressentiments et de vagues désirs, plutôt que de réalités et de forces vivantes. Alors tout flotte devant mes yeux, et je poursuis en souriant mon rêve à travers le monde.

Que les enfants ne sachent pas pourquoi ils veulent, c’est un point sur lequel tous les doctes instituteurs et gouverneurs sont d’accord ; mais que les hommes faits, comme les enfants, s’avancent eux-mêmes sur cette terre d’une marche chancelante, et, comme eux, ne sachant pas d’où ils viennent, où ils vont, agissent tout aussi peu dans un but véritable, et soient tout aussi bien menés avec des biscuits, des gâteaux et des verges, c’est ce que personne ne veut croire, et moi, je trouve que la chose est palpable.

Je t’accorderai volontiers (car je sais ce que tu pourrais me répondre) que ceux-là sont les plus heureux, qui vivent au jour le jour comme les enfants, promènent leur poupée, l’habillent et la déshabillent, tournent, avec un grand respect, autour de l’armoire où la maman a serré les bonbons, et, s’ils finissent par attraper la friandise convoitée, la croquent à belles dents, et crient : « Encore’…. » Ce sont là d’heureuses créatures. Ils sont .heureux aussi, ceux qui donnent à leurs occupations frivoles, ou même à leurs passions, des noms magnifiques, et les portent en compte au genre humain, comme des œuvres de géants, entreprises pour son salut et son bonheur…. Heureux qui peut vivre de la sorte ! Mais celui qui reconnaît, dans son humilité, où toutes ces choses aboutissent ; celui qui voit comme tout bourgeois à son aise sait façonner son petit jardin en un paradis ; avec quelle ardeur aussi le malheureux poursuit sa route, haletant sous le fardeau, et comme tous aspirent également à voir, une minute de plus, la lumière du soleil : celui-là est tranquille, et se fait aussi un monde, qu’il tire de lui-même, et il est heureux aussi, parce qu’il est homme. Et, si étroite que soit sa sphère, il porte toujours dans le cœur le doux sentiment de la liberté, et il sait qu’il pourra quitter cette prison quand il voudra.

26 mai.

Tu connais dès longtemps ma manière de m’établir, de m’arranger, dans quelque lieu tranquille, une cabane, et de m’y loger le plus étroitement du monde : eh bien, j’ai trouvé encore ici un petit coin qui m’a séduit.

A une lieue de la ville est un village du nom de Wahlheim1. Sa situation au pied d’une colline est très-agréable ; et, lorsque, sortant du village, on monte le sentier, on embrasse d’un coup d’œil toute la vallée. Une bonne hôtesse, déjà vieille et pourtant joyeuse et prévenante, vend du vin, de la bière et du café. Ce qui vaut mieux que tout le reste, ce sont deux tilleuls, qui couvrent de leurs vastes rameaux la petite place devant l’église : alentour sont des maisons rustiques, des fermes et des granges. J’ai vu rarement un asile aussi secret, aussi paisible. C’est là que je fais porter, de l’auberge, ma petite table et ma chaise, que je prends mon café et que je lis mon Homère.

La première fois que je vins par hasard sous les tilleuls, par une belle après-midi, je trouvai la place solitaire. Tout le monde était aux champs. Seulement un petit garçon, qui pouvait avoir quatre ans, était assis par terre, et tenait, des deux bras, contre sa poitrine, un autre enfant de cinq ou six mois, assis entre ses jambes, lui formant ainsi une sorte de siège, et, malgré la vivacité avec laquelle il portait de tous côtés ses yeux noirs, il restait assis, parfaitement tranquille. Cet objet me charma. Je m’assis sur une charrue, qui se trouvait vis-à-vis, et je dessinai avec beaucoup de plaisir cette scène fraternelle. J’ajoutai la haie voisine, une porte de grange et quelques roues brisées, le tout comme il se trouvait, sur les divers plans, et


1. Le lecteur voudra bien ne pas se donner la peino de chercher les lieux ici nommés : on s’est vu forcé de changer les véritables noms, qui se trouvaient dans l’original. (A’ofe de l’auteur.) je vis, au bout d’une heure, que j’avais fait un dessin bien composé, très-intéressant, sans avoir mis du mien la moindre chose. Gela me confirma dans la résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature. Elle seule est d’une richesse infinie ; elle seule forme le grand artiste. On peut dire beaucoup de choses à l’avantage des règles, à peu près ce qu’on peut dire à la louange de la société civile. Un homme qui se forme d’après les règles ne produira jamais rien d’absurde et de mauvais, comme celui qui se modèle sur les lois et la bienséance ne peut jamais devenir un voisin insupportable, jamais un insigne scélérat ; mais aussi, quoi qu’on en dise, toute règle étouffera le vrai sentiment et la vraie expression de la nature. « C’est trop fort, diras-tu ; la règle ne fait que nous renfermer dans de justes bornes ; elle émonde les rameaux luxuriants….» Mon arni, faut-il te faire une comparaison ? Il en est de cela comme de l’amour. Un jeune homme s’attache absolument à une femme ; il passe auprès d’elle toutes ses journées ; il prodigue toutes ses forces, tout son bien, pour lui prouver, à chaque moment, qu’il se donne à elle sans réserve. Vienne alors un bourgeois, un homme en place, qui lui dise : « Mon joli monsieur, aimer est de l’homme, mais il vous faut aimer en homme. Partagez vos heures ; consacrez-en une partie au travail, une autre au délassement, à votre maîtresse ; faites le compte de votre bien, et, quand vous aurez mis à part le nécessaire, je ne vous défends pas de faire, du surplus, un présent à votre amie, mais pas trop souvent ; à sa fête, par exemple, et à son jour de naissance…. » Si notre amoureux l’écoute, il devient un jeune homme utile, et je conseillerai même au prince de lui donner de l’emploi ; mais c’en est fait de son amour, comme de son art, s’il est artiste. 0 mes amis, pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement ? d’où vient que si rarement il bouillonne à grands flots et fait frémir vos âmes étonnées ?… Chers amis, c’est que sur les deux rives habitent des bourgeois tranquilles, dont les jolis pavillons, les planches de tulipes et les carrés d’herbages seraient ravagés, et qui savent, par conséquent, avec des digues et des saignées, prévenir à propos le danger qui les menace.

27 mai.

Je m’aperçois que je suis tombé dans l’extase, les comparaisons et la déclamation ; et, là-dessus, j’ai oublié de te conter jusqu’au bout ce qui m’est arrivé avec les enfants. Plongé dans le sentiment d’artiste que ma lettre d’hier t’expose en termes fort décousus, je restai bien deux heures assis sur ma charrue. Vers le soir, une jeune femme, un panier au bras, vient chercher les enfants, et crie de loin : « Philippe, tu es un bon garçon ! » Elle me salue ; je la salue à mon tour ; je me lève, je m’approche, et lui demande si elle est la mère de ces enfants. Elle me dit que oui, et, en donnant à l’aîné un petit pain blanc, elle prend le plus jeune et l’embrasse, avec toute la tendresse d’une mère. « J’avais chargé mon Philippe de tenir le petit, me dit-elle, et je suis allée à la ville, avec mon aîné, acheter du pain blanc, du sucre et un poêlon déterre. » Je voyais tout cela dans le panier, dont le couvercle était tombé. « Je veux faire, ce soir, une petite soupe à mon Jean. » C’était le nom du plus jeune. « Mon aîné, l’étourdi, m’a cassé hier le poêlon, en se disputant avec Philippe pour le gratin de la bouillie. » Je deman-. dai où était l’aîné, et, comme elle me disait qu’il pourchassait dans le pré une couple d’oies, il revint en sautant, et apporta au second une baguette de noisetier. Je m’entretins encore quelques moments avec cette femme, et j’appris qu’elle était la fille du maître d’école, et que son mari était allé en Suisse pour recueillir l’héritage d’un cousin. « Ils voulaient le tromper, ditelle, et ils ne répondaient pas à ses lettres : alors il est allé luimême. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! Je suis sans nouvelles de lui. » J’ai eu de la peine à me séparer de cette fernnie ; j’ai donné un kreutzer à chacun des enfants et un autre à la mère pour le plus petit, afin d’acheter un pain blanc pour sa soupe, quand elle ira à la ville, et, là-dessus, nous nous sommes quittés.

Je te jure, mon ami, que, si je me sens agité, tout ce tumulte s’apaise, à la vue d’une créature comme celle-là, qui parcourt, dans une heureuse tranquillité, le cercle étroit de son existence, se tire d’affaire au jour le jour, et voit tomber les feuilles, sans que cela lui dise aucune chose, sinon que l’hiver approche.

Depuis ce temps, je me tiens souvent là dehors. Les enfants se sont accoutumés à moi parfaitement. Je leur donne du sucre, quand je prends mon café, et, le soir, ils partagent avec moi les tartines de beurre et le lait caillé. Le dimanche, le kreutzer ne leur manque jamais, et, si je ne suis pas là au sortir de l’église, l’hôtesse a l’ordre de le distribuer à ma place.

Ils sont familiers ; ils me racontent toute sorte d’histoires, et je m’amuse surtout de leurs passions et des naïves explosions de leurs désirs, quand d’autres enfants du village se rassemblent.

J’ai eu beaucoup de peine à tranquilliser la mère, inquiète à l’idée que ses enfants pourraient incommoder le monsieur.

30 mai.

Ce que j’ai dit, l’autre jour, de la peinture, est aussi vrai delà poésie : il suffit de reconnaître l’excellent et d’oser l’exprimer. A la vérité, c’est beaucoup dire en peu de mots. Aujourd’hui j’ai assisté à une scène qui, fidèlement rendue, ferait la plus belle idylle du monde ; mais, poésie, scène, idylle, qu’importé ? Faut-il, quand nous devons nous intéresser à une manifestation de la nature, qu’elle soit artistement combinée ?

Si, après cet exorde, tu attends quelque chose de grand et de relevé, tu seras bien loin de compte : c’est tout uniment un jeune villageois qui m’a inspiré cette vive sympathie…. Comme d’ordinaire, je raconterai mal, et, comme d’ordinaire, tu me trouveras, je pense, exagéré. C’est encore Wahlheim, et toujours Wahlheim, qui produit ces merveilles.

Une société était réunie sous les tilleuls, pour prendre le café. Comme elle n’était pas trop dé mon goût, je pris un prétexte pour me tenir à l’écart.

Un jeune paysan sortit d’une maison voisine, et se mit à raccommoder quelque chose à la charrue que j’avais dessinée naguère. Son air me plut et je lui adressai la parole ; je le questionnai sur sa position. La connaissance fut bientôt faite, et, comme il m’arrive d’ordinaire, avec cette sorte de gens, elle fut bientôt de l’intimité. Il me conta qu’il était en service chez une veuve, et qu’il en était fort bien traité. À tout ce qu’il sut m’en dire, et aux grands éloges qu’il en fit, je reconnus bientôt qu’il lui était dévoué de corps et d’âme. Elle n’était plus jeune, disait-il, elle avait eu à souffrir de son premier mari ; elle ne voulait plus du mariage, et son récit faisait si clairement paraître combien elle était belle, combien elle était ravissante, à ses yeux, combien il souhaitait qu’elle voulût bien le choisir, pour effacer le souvenir des torts de son premier mari, que je devrais tout redire, mot pour mot, pour te rendre parfaitement la pure inclination, l’amour et la fidélité de cet homme. Il me faudrait avoir le talent du plus grand poète pour te représenter, en même temps, d’une manière vivante, l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix, le feu céleste de ses regards. Non, aucunes paroles ne peuvent exprimer la tendresse qui paraissait dans tout son être et son langage : tout ce que j’en pourrais dire serait sans grâce. J’étais particulièrement touché de voir comme il craignait qu’il ne me vînt d’injustes pensées sur ses relations avec elle, et des doutes sur la bonne conduite de la veuve. Le plaisir que je goûtais à l’entendre parler de sa figure, de sa beauté, qui, sans avoir le charme de la jeunesse, l’attirait victorieusement et l’enchaînait ; je ne puis que me le redire dans le fond du cœur. Je n’ai vu de ma vie le pressant désir, la passion ardente, unie à cette pureté ; oui, je puis le dire, je ne l’ai jamais imaginée et rêvée dans cette pureté. Ne me gronde pas, si je l’avoue qu’au souvenir de cette innocence et de cette candeur, je brûle d’une ardeur secrète ; que l’image de cette fidélité et de cette tendresse me poursuit partout, et que brûlé, pour ainsi dire, moi-même de ces feux, je languis et je me consume.

Je veux maintenant chercher à la voir sans tarder… ou plutôt, en y songeant bien, je veux l’éviter. Il vaut mieux que je la voie par les yeux de son amant : peut-être les miens ne la verraient-ils pas comme elle est maintenant devant moi ; et pourquoi me gâter cette belle image ?

16 juin.

Pourquoi je ne t’écris pas ?... Tu me le demandes, et pourtant tu es aussi un de nos savants ! Tu dois deviner que je me trouve bien et que…, en deux mots, j’ai fait une connaissance qui me touche au cœur. J’ai…. je ne sais….

Te conter de point en point comme il est arrivé que j’ai fait la connaissance de la plus aimable personne, ce sera difficile. Je suis heureux et content, et, par conséquent, mauvais historien.

Un ange ! fi ! chacun le dit de la sienne, n’est-il pas vrai ? Et pourtant je ne suis pas en état de te dire comment elle est parfaite, pourquoi elle est parfaite : bref, elle a captivé tout mon être.

Tant de simplicité avec tant d’esprit, tant de bonté avec tant de fermeté, et le repos de l’âme avec la vie et l’activité véritable !…

Tout cela n’est que sot bavardage, misérables abstractions, qui n’expriment pas un seul de ses traits. Une autre fois…. non, pas une autre fois, à l’instant même, je veux te le raconter. Ou maintenant ou jamais. Car, entre nous, depuis que j’ai commencé ma lettre, j’ai été déjà trois fois sur le point de poser la plume, de faire seller mon cheval et de courir. Et pourtant je me suis juré, ce matin, que je n’irais pas ; n’importe, je vais sans cesse à la fenêtre, voir à quelle hauteur le soleil est encore.

Je n’ai pu résister, il a fallu me rendre chez elle. Me voilà de retour. Wilhelm, je soupe de ma beurrée, et je t’écris.

Si je continue de la sorte, tu n’en sauras pas plus à la fin qu’au commencement. Écoute donc : je me fais violence, pour en venir aux détails.

Je t’écrivis dernièrement que j’avais fait la connaissance du bailli S… et qu’il m’avait invité à l’aller voir bientôt dans son ermitage, ou plutôt dans son petit royaume. Je négligeai la chose, et n’y serais peut-être jamais allé, si le hasard ne m’avait découvert le trésor caché dans ce paisible séjour.

Nos jeunes gens avaient arrangé un bal à la campagne, et je devais en être. J’offris d’accompagner une jeune fille de l’endroit, douce et belle, d’ailleurs insignifiante, et il fut convenu que je prendrais une voiture, que je conduirais ma danseuse et sa cousine au rendez-vous de fête, et que nous prendrions en chemin Charlotte S…. « Vous allez faire la connaissance d’une belle personne, me dit ma danseuse, comme nous traversions la grande forêt éclaircie, pour nous rendre à la maison de chasse. — Prenez garde, ajouta la cousine, d’en devenir amoureux. — Pourquoi donc ? lui dis-je. — Elle est, répondit-elle, déjà promise à un très-honnête homme, qui est parti, pour aller mettre en ordre ses affaires, parce que son père est mort, et pour solliciter un emploi considérable. » Ces détails m’étaient assez indifférents.

Il s’en fallait d’un quart d’heure encore que le soleil ne touchât la montagne, quand nous arrivâmes devant la porte de la cour. Il faisait une chaleur accablante, et les dames exprimèrent leur appréhension de voir éclater un orage, qui semblait se préparer dans de petits nuages grisâtres et sombres autour de l’horizon. J’apaisai leur crainte, en me donnant l’air de connaître le temps, bien que je commençasse moi-même à soupçonner que notre fête serait troublée.

J’étais descendu de voiture, et une servante, qui parut à la porte de la cour, nous pria d’attendre un moment : Mlle Charlotte viendrait bientôt. Je traversai la cour, et m’avançai vers la maison bien bâtie, et, lorsque j’eus monté l’escalier du perron et franchi la porte, mes yeux furent frappés du plus charmant spectacle que j’aie vu de ma vie. Dans la salle d’entrée, six enfants de deux à onze ans sautillaient autour d’une belle jeune fille, de moyenne taille, qui portait une simple robe blanche, avec des nœuds de rubans rosés aux bras et au sein. Elle tenait un pain bis, et coupait tour à tour à chacun des petits son morceau, à proportion de leur âge et de leur appétit. Elle servait chacun, de l’air le plus gracieux, et chacun criait naïvement son merci…, après avoir tenu longtemps ses petites mains en l’air, avant même que le morceau fût coupé. Après quoi, munis de leur goûter, les uns s’éloignèrent sautant de joie, les autres, d’un caractère plus posé, se rendirent tranquillement à la porte de la cour, pour voir les étrangers et la voiture qui devait emmener leur Charlotte…. « Je vous demande pardon, me dit-elle, de vous avoir donné la peine d’entrer, et de faire attendre ces dames. Ma toilette et divers soins de ménage à prendre pour le temps de mon absence, m’ont fait oublier de donner à mes enfants leur goûter, et ils ne veulent recevoir leur pain que de moi. » Je lui fis un compliment insignifiant : je n’étais occupé que de sa figure, de sa voix, de son maintien, et j’étais à peine revenu de ma surprise, qu’elle courut dans sa chambre prendre ses gants et son éventail. Les enfants se tenaient à quelque distance, et me regardaient de côté : j’allai droit au plus jeune, qui était un enfant de la plus heureuse physionomie. Il reculait, au moment où Charlotte reparut et dit : «  Louis, touche la main à monsieur ton cousin. » L’enfant obéit de très-bonne grâce, et, malgré son petit nez barbouillé, je ne résistai pas au plaisir de l’embrasser de bon cœur. « Cousin… ? dis-je ensuite, en présentant la main à Charlotte. Croyez-vous que je mérite le bonheur d’être votre parent ? — Oh ! dit-elle, avec enjouement, notre cousinage est très-étendu, et je serais fâchée que les autres eussent l’avantage sur vous. »_

En partant, elle chargea Sophie, l’aînée des sœurs après elle, petite fille de onze à douze ans, de bien surveiller les enfants, et de saluer de sa part le papa, quand il rentrerait de la promenade. Elle recommanda aux petits d’obéir à leur sœur Sophie, comme si ce fût elle-même, ce que plusieurs promirent expressément. Mais une petite espiègle, blondine de six ans, se prit à dire : « Et pourtant ce n’est pas toi, Lolotte ! Et nous aimons bien mieux quand c’est toi. » Les deux aînés des garçons avaient grimpé sur la voiture, et, à ma prière, elle leur permit de nous accompagner jusqu’au bois, s’ils promettaient de ne pas se faire de niches et de se bien tenir.

A peine étions-nous placés, à peine les dames s’étaient-elles saluées, et avaient-elles fait quelques remarques réciproques sur leurs toilettes, particulièrement sur les chapeaux, et passé en revue la société qu’on s’attendait à voir, que Charlotte fit arrêter la voiture et descendre ses frères. Ils demandèrent encore une fois à lui baiser la main, et l’aîné le fit avec toute la tendresse qui peut appartenir à l’âge de quinze ans ; le cadet, avec beaucoup de vivacité et d’étourderie. Elle les chargea encore une fois de dire bonsoir aux petits, et nous poursuivîmes notre course.

La cousine demanda à Charlotte si elle avait achevé le livre qu’elle lui avait envoyé dernièrement. « Non, dit-elle, il ne me plaît pas ; je suis prête à vous le rendre. Le précédent ne valait pas mieux. » Je fus bien surpris, lorsqu’ayant demandé quels étaient ces livres, elle me répondit….1 Je trouvais un sens remarquable à tout ce qu’elle disait ; à chaque mot, je voyais briller de nouveaux charmes, de nouveaux rayons d’intelligence, sur son visage, qui semblait peu à peu s’épanouir, parce qu’elle sentait que je la comprenais.

« Quand j’étais plus jeune, dit-elle, je n’aimais rien comme les romans. Dieu sait quel plaisir c’était pour moi, lorsque, le dimanche, je pouvais m’asseoir dans un coin et m’intéresser, de tout mon cœur, au bonheur ou à l’infortune d’une miss Jenny. Je ne nierai pas non plus que ce genre de livres n’ait encore pour moi quelques charmes ; mais, comme il m’arrive rarement de pouvoir prendre Un livre, il faut qu’il soit parfaitement à mon goût. L’auteur que je préfère est celui dans lequel je trouve le monde où je vis, chez qui les choses se passent comme autour de moi, et dont le récit m’attache et m’intéresse autant que ma propre vie domestique, qui n’est pas un paradis, sans doute, mais qui, à tout prendre, est une source de bonheur inexprimable. »

Je m’efforçais de cacher l’émotion que me causaient ces paroles, mais je ne fus pas longtemps maître de moi, car, lorsque je l’entendis parler incidemment, avec tant de vérité, du Vicaire de Wakefield, de….2 je fus transporté ; je lui dis tout ce qui me vint à l’esprit, et ce fut seulement quelque temps après, quand Charlotte adressa la parole à ses compagnes, que je m’aperçus


1. On se voit obligé de supprimer ce passage de la lettre, pour ne donner à personne sujet de se plaindre, bien que, dans le fond, tout écrivain doive attacher peu d’importance aux jugements d’une jeune fille et d’un jeune homme fantasque. (Note de l’auteur.)

2. On a retranché encore les noms de quelques auteurs nationaux. Ceux qui ont part à l’approbation de Charlotte le sentiront dans leur propre cœur, s’ils viennent à lire celle lettre, et du reste personne n’a besoin de connaître ses préférences, (Note de l’auteur.) qu’elles étaient demeurées là, les yeux ouverts, comme si elles n’y avaient pas été. La cousine me regarda plus d’une fois avec un petit air moqueur, mais je ne m’en inquiétai point.

La conversation tomba sur le plaisir de la danse. « Si cette passion est un défaut, dit Charlotte, je vous dirai sans détour que je ne vois rien au-dessus de la danse. Si j’ai quelque souci en tête, et que je tambourine, sur mon clavecin discord, une contredanse, tout est d’abord oublié. »

Pendant cet entretien, comme je me repaissais de ses yeux noirs ! Comme ses lèvres animées et ses joues fraîches et riantes attiraient mon âme tout entière ! Absorbé dans les belles pensées qu’elle énonçait, que de fois je laissai courir ses paroles sans les entendre ! Tu peux t’en faire une idée, car tu me connais. Bref, je descendis de voiture tout rêveur, quand nous arrêtâmes devant la maison de fête, et j’étais tellement perdu dans mes songes, au milieu du crép.uscule, que je pris à peine garde à la musique, dont le bruit descendait jusqu’à nous, de la salle illuminée.

M. Audran et un certain N. N…. (peut-on retenir tous ces noms ?), qui étaient les danseurs de la cousine et de Charlotte, nous reçurent à la portière, s !emparèrent de leurs dames, et je montai avec la mienne.

Nous commençâmes par danser quelques menuets. J’invitai les dames l’une après l’autre, et les plus disgraciées étaient précisément celles qui ne pouvaient se résoudre à donner la main pour en finir. Charlotte et son danseur commencèrent une anglaise, et tu peux imaginer quel plaisir ce fut pour moi, quand notre tour vint de figurer avec elle. Il faut la voir danser ! Elle y va si bien de tout son cœur et de toute son âme ; toute sa personne est en harmonie, avec tant d’abandon, de naïveté, qu’il semble que la danse soit tout pour elle, qu’elle n’ait pas d’autre pensée, d’autre sentiment, et, dans ce moment sans doute, tout le reste s’évanouit devant elle.

Je lui demandai la deuxième contredanse : elle me promit la troisième, et, avec la plus aimable franchise du monde, elle m’assura qu’elle dansait très-volontiers l’allemande. « C’est ici l’usage, poursuivit-elle, que le danseur et sa danseuse restent ensemble pour l’allemande ; mais mon cavalier valse mal, et me saura gré de lui épargner cette peine. Votre danseuse ne sait pas non plus, et ne s’en soucie pas, et j’ai remarqué, dans l’anglaise, que vous valsez bien : s’il vous plaît de figurer avec moi pour l’allemande, allez me demander à mon cavalier, et je m’entendrai avec votre dame. » Là-dessus, je lui donnai la main, et il fut convenu que, dans l’intervalle, son danseur tiendrait compagnie à ma danseuse.

On commença, et nous nous amusâmes quelque temps à diverses passes de bras. Quel charme, quelle légèreté dans ses mouvements ! Et, lorsque nous en vînmes à la valse, et que les couples, comme les sphères célestes, circulèrent les uns autour des autres, il y eut d’abord un peu de confusion, parce que les bons valseurs sont rares. Nous fûmes prudents : nous laissâmes les autres épuiser leur fougue, et, quand les plus gauches nous eurent fait place, nous partîmes, et nous tînmes bon avec un autre couple : Audran et sa danseuse. Je n’ai jamais été si leste. Je n’étais plus un homme. Tenir dans mes bras la plus aimable créature, et tourbillonner avec elle comme l’orage, à tout perdre de vue autour de soi, et…. Wilhelm, pour être sincère, j’ai fait le serment qu’une jeune fille que j’aimerais, sur laquelle j’aurais des prétentions, ne valserait jamais avec un autre que moi, jamais, dusse-je périr ! tu m’entends ?

Nous fîmes quelques tours de salle en marchant, pour reprendre haleine ; puis elle s’assit, et les oranges que j’avais mises de côté, les seules qui restassent encore, firent un excellent effet ; mais, à chaque petit quartier qu’elle distribuait, par politesse, à une voisine indiscrète, je me sentais le cœur blessé.

A la troisième anglaise, nous étions le deuxième couple. Comme nous descendions la colonne, en dansant, et que (Dieu sait avec quelle volupté) je m’attachais à son bras, à ses yeux, où brillait la naïve expression du plaisir le plus franc et le plus pur, nous arrivons à une dame, dont j’avais remarqué l’aimable figure, qui n’avait plus l’air de la première jeunesse. Elle regarde Charlotte en souriant, lève un doigt menaçant, et, au passage, elle prononce deux fois le nom d’Albert d’un ton significatif.

« Qui est Albert, dis-je à Charlotte, s’il n’y a pas de témérité a le demander ? » Elle allait me répondre, quand il fallut nous séparer pour faire la grande chaîne à huit, et je crus voir sur son front quelque rêverie, quand nous nous croisâmes l’un l’autre. « Pourquoi vous en ferais-je mystère ? dit-elle en me présentant la main pour la promenade ; Albert est un honnête homme, à qui je suis comme promise. » Ce n’était pas une nouvelle pour moi, car les jeunes filles me l’avaient dit en chemin, et cependant cela me parut tout nouveau, parce que je n’y avais pas encore songé par rapport à elle, qui, en si peu d’instants, m’était devenue si chère. Bref, je me troublai, je m’oubliai, je fis fausse route et brouillai si bien la figure, que toute la présence d’esprit de Charlotte, qui me tirait à droite et à gauche, fut nécessaire pour rétablir l’ordre promptement.

La danse n’était pas achevée, quand les éclairs, que nous avions vus depuis longtemps briller à l’horizon, et que j’avais toujours donnés pour des éclairs de chaleur, commencèrent à devenir beaucoup plus forts, et le tonnerre couvrit la musique. Trois dames s’échappèrent des rangs, et leurs cavaliers les suivirent ; le désordre devint général et la musique cessa. Quand un accident ou quelque frayeur nous surprend au milieu du plaisir, il est naturel que cela produise sur nous des impressions plus fortes que d’ordinaire, soit à cause du contraste, qui se fait vivement sentir, soit, plus encore, parce que nos sens, une fois ouverts aux émotions, reçoivent une impression plus prompte. C’est à cela que je dois attribuer les façons étranges auxquelles je vis plusieurs dames s’abandonner. La plus sage courut s’asseoir dans un coin, tournant le dos à la fenêtre et se bouchant les oreilles ; une autre se mit à genoux devant elle, et se cacha la tête sur les genoux de sa compagne ; une troisième se blottit entre les deux premières, et embrassa ses petites sœurs en versant des torrents de larmes. Quelques-unes voulaient retourner chez elles ; d’autres, qui savaient encore moins ce qu’elles faisaient, n’avaient pas assez de présence d’esprit pour réprimer les témérités de nos jeunes étourdis, qui semblaient être fort occupés à intercepter sur les lèvres des belles affligées toutes les timides prières qu’elles adressaient au ciel. Quelques-uns de nos messieurs étaient descendus pour fumer une pipe tranquillement. Le reste de la société saisit avec empressement l’heureuse idée de l’hôtesse, qui nous indiqua une chambre pourvue de volets et de rideaux. A peine y fûmes-nous entrés, que Charlotte fit ranger toutes les chaises en rond, et, lorsqu’à sa prière tout le monde eut pris place, elle proposa un jeu. Je voyais maint cavalier qui, dans l’espoir de savourer un doux gage, faisait la bouche en cœur et se redressait. « Nous jouons à compter, dit-elle. Attention ! je ferai le tour du rond, de droite à gauche, et vous compterez de même, à la ronde, chacun le nombre qui lui viendra, et cela doit aller comme un feu roulant ; qui hésite ou se trompe reçoit un soufflet…. Et ainsi jusqu’à mille…. » C’était amusant à voir. Elle tournait dans le cercle, le bras tendu : « un, » dit le premier ; « deux, » le second ; « trois, » le suivant, et toujours ainsi. Bientôt elle alla plus vite, toujours plus vite. Quelqu’un se trompe : paf ! un soufflet, et, comme on éclate de rire, paf ! aussi le suivant, et toujours plus vite. Moi-même j’attrapai mes deux tapes, et plus fortes, je crus le remarquer, avec un secret plaisir, que Charlotte ne les donnait aux autres. Le jeu finit au milieu du rire et du bruit général, avant que l’on eût compté jusqu’à mille. Les plus intimes se tirèrent ensemble à l’écart ; l’orage était passé, et je suivis Charlotte dans la salle. Elle me dit en chemin : « Les soufflets leur ont fait oublier l’orage et le reste. » Je ne pus rien lui répondre. « J’étais, poursuivit-elle, une des plus peureuses, et, en prenant l’air résolu, pour donner aux autres du courage, je suis devenue courageuse. » Nous nous approchâmes de la fenêtre. Il tonnait dans le lointain ; la pluie bienfaisante tombait à petit bruit sur la campagne, et les plus suaves parfums montaient jusqu’à nous, dans les flots d’une atmosphère attiédie. Charlotte était accoudée sur la fenêtre ; son regard se promenait sur la campagne ; elle le porta vers le ciel, puis vers moi ; je vis ses yeux pleins de larmes ; elle posa sa main sur la mienne et dit : « O Klopstock ! » Je me rappelai sur-le-champ l’ode sublime qui était dans sa pensée, et je me plongeai dans le torrent d’émotions dont cette simple parole avait inondé mon cœur. Je ne pus résister, je me penchai sur sa main, et la baisai en versant de délicieuses larmes, et mes yeux s’arrêtèrent de nouveau sur les siens…. Noble poète, oh ! si tu avais vu dans ce regard ton apothéose ! Et si je pouvais ne plus entendre jamais prononcer ton nom, si souvent profané !

19 juin.

Où en suis-je resté, l’autre jour, de mon récit ? Je ne le sais plus. Ce que je puis dire, c’est qu’il était deux heures après minuit quand je me couchai, et que, si j’avais pu jaser avec toi au lieu de t’écrire, je t’aurais peut-être retenu jusqu’au jour.

Ce qui s’est passé à notre retour du bal, je n’en ai rien dit encore, et, aujourd’hui même, je n’en ai pas le temps.

C’était le plus magnifique lever de soleil !… Autour de nous, la forêt, qui s’essuyait, et les plaines rafraîchies…. Nos compagnes de voyage s’assoupirent. Elle me demanda si je ne voulais pas être de la partie, ajoutant que je ne devais point me gêner pour elle. « Tant que je verrai ces yeux ouverts, lui dis-je en fixant mon regard sur le sien, je ne cours pas le risque de m’endormir. » Et nous avons tenu bon tous les deux jusqu’à la porte, que la servante est venue lui ouvrir doucement, assurant, sur les questions de Charlotte, que le père et les petits étaient bien, et que tout le monde dormait encore. Alors je la quittai, en lui demandant la permission de revenir la voir le même jour. Elle me l’accorda, et j’y suis retourné, et, depuis lors, le soleil, la lune et les étoiles peuvent cheminer ù leur aise : je ne sais s’il est jour ou s’il est nuit, et tout l’univers disparaît autour de moi.

2l juin.

Je passe des jours aussi heureux que Dieu en réserve à ses élus, et, quoi qu’il me puisse arriver, je ne saurais dire que je n’ai pas goûté les joies les plus pures de la vie…. Tu connais mon Wahlheim : j’y suis tout à fait établi. Là je ne suis qu’à une demi-lieue de Charlotte ; là je jouis de moi-même et de toute la félicité que l’homme a reçue en partage.

Aurais-je pensé, quand je choisis Wahlheim pour but de mes promenades, qu’il fût si près du ciel ! Que de fois, en poussant plus loin mes excursions, ai-je vu par delà la rivière, tantôt de la montagne, tantôt de la plaine, cette maison de chasse, qui renferme aujourd’hui tous mes vœux !

Cher Wilhelm, j’ai fait mille réflexions sur le désir de l’homme de se répandre, de faire des découvertes nouvelles, de courir à l’aventure, puis sur son inclination secrète à se borner volontairement, acheminer dans l’ornière de l’habitude, sans s’inquiéter de ce qui est à droite et à gauche. Lorsque je vins ici et que, de la colline, je contemplai cette belle vallée, elle m’attira de toutes parts avec un charme inconcevable…. Là-bas, le petit bois…. « Ah ! si tu pouvais te cacher sous ses ombrages !… * Làhaut la cime de la montagne….» Ah ! si tu pouvais contempler de là le vaste paysage !… » Et ces collines enchaînées entre elles, et ces discrets vallons…. « Oh ! si je pouvais me perdre dans leur sein ! «J’accourais et je revenais, sans avoir trouvé ce que j’avais espéré. 11 en est du lointain comme de l’avenir. Un immense, un obscur horizon se déroule devant notre âme ; nos sentiments s’y perdent comme nos regards, et nous brûlons, hélas ! de donner tout ce que nous sommes pour savourer pleinement les délices d’un sentiment unique, grand et sublime…. Et quand nous sommes accourus, quand là-bas est devenu ici, c’est toujours après comme auparavant ; nous restons dans notre misère, dans notre sphère bornée, et notre âme soupire après le soulagement qui la fuit.

C’est ainsi que le plus inquiet vagabond regrette enfin sa patrie, et trouve en sa cabane, dans les bras de sa compagne, au milieu de ses enfants, dans les travaux qu’il s’impose pour leur entretien, le bonheur qu’il cherchait vainement dans tout l’univers.

Quand je sors le matin, au lever du soleil, pour me rendre à mon Wahlheim, et que je cueille moi-même mes pois-goulus dans le jardin de mon hôtesse ; que je m’assieds et les effile, tout en lisant mon Homère ; quand je me choisis un pot dans la petite cuisine, et me coupe du beurre, et mets au feu mes pois, et les couvre et m’assieds auprès, pour les remuer quelquefois ; alors je sens à merveille comme les orgueilleux amants de Pénélope peuvent tuer, dépecer et rôtir eux-mêmes les bœufs elles porcs. 11 n’y a rien qui me remplisse d’un sentiment paisible et vrai comme ces traits de la vie patriarcale, que, Dieu merci, je puis, sans affectation, entremêler dans ma façon de vivre.

Combien je suis heureux que mon cœur soit capable de sentir la simple et innocente joie de l’homme qui met sur sa table un chou qu’il a cultivé lui-même, et qui jouit non-seulement de son chou, mais aussi, en un seul moment, de tous ces heureux jours, de la belle matinée où il le planta, des charmantes soirées où il l’arrosa, et prit plaisir à le voir croître de jour en jour !

29 juin.

Avant-hier le médecin arriva de la ville chez le bailli, et mo trouva par terre, au milieu des enfants de Charlotte, au moment où les uns me grimpaient dessus, les autres me tiraillaient, et où je les chatouillais, et faisais avec eux un grand bruit. Le docteur, qui est une poupée savante, qui arrange, tout en parlant, les plis de ses manchettes, et déploie un jabot qui n’a point de lin, trouva la chose indigne d’un homme sage : je m’en aperçus à sa mine. Mais je ne me dérangeai point ; je le laissai débiter de discours graves, et je rebâtis aux enfants leurs châteaux de cartes, qu’ils avaient renversés. Là-dessus il s’en alla courir la ville, crier que les enfants du bailli étaient déjà assez mal élevés et que Werther achevait de les gâter.

Oui, cher Wilhelm, il n’est rien sur la terre que j’aime comme les enfants. Quand je les observe, et que je vois dans ces petits êtres les germes de toutes les vertus, de toutes les facultés, dont l’usage leur sera quelque jour si nécessaire ; quand je découvre, dans l’obstination, la constance et la fermeté future ; dans l’espièglerie, la bonne humeur et la facilité avec lesquelles ils glisseront sur les dangers de la vie…. tout cela si pur, si complet…. alors je redis toujours, toujours, les admirables paroles de l’Instituteur des hommes : 5 Si vous ne devenez comme un de ceux-ci ! » Et cependant, mon ami, ces enfants qui sont nos pareils, que nous devrions prendre pour nos modèles, nous les traitons comme des sujets. Il ne faut pas qu’ils aient aucune volonté…. Mais n’en avons-nous aucune ? Où donc est notre privilége ?…. C’est que nous sommes plus âgés et plus habiles ?… Bon Dieu, de ton ciel, tu vois de vieux enfants et déjeunes enfants, et rien de plus ! Et ceux auxquels tu prends plus de plaisir, ton fils nous l’a dès longtemps annoncé. Mais ils croient en lui et ne l’écoutent pas…. C’est là encore un vieil usage…. Et ils façonnent leurs enfants à leur ressemblance, et…. Adieu, Wilhelm ; je ne veux pas radoter là-dessus davantage.

1" juillet.

Ce que Charlotte doit êlre pour un malade, je le sens à mon pauvre cœur, qui est plus souffrant que tel qui se consume sur le lit de douleur. Elle passera quelques jours à la ville, chez une excellente daine, qui, au dire des médecins, n’a plus longtemps à vivre, et qui, dans ces derniers moments, veut avoir Charlotte . auprès d’elle. J’allai avec elle, la semaine dernière, visiter le pasteur de St…., petit village, à une lieue d’ici, reculé dans la montagne. Nous arrivâmes vers quatre heures. Charlotte avait pris avec elle sa sœur cadette. Quand nous entrâmes dans la cour du presbytère, ombragée de deux grands noyers, le bon vieillard était assis sur un banc, devant la porte de la maison. A la vue de Charlotte, il sembla reprendre une nouvelle vie ; il oublia son bâton noueux, et se hasardait à venir au-devant d’elle. Elle courut à lui, l’obligea de s’asseoir en prenant place à ses côtés ; elle lui fit mille amitiés de la part de son père ; elle embrassa son jeune fils, petit garçon malpropre, l’enfant de sa vieillesse. Si tu avais vu comme elle s’occupait du vieillard, comme elle élevait la voix pour se faire entendre de son oreille dure ; comme elle lui parlait de jeunes gens robustes, qui étaient morts d’une manière inattendue, lui vantait les eaux de Carlsbad, et approuvait sa résolution de s’y rendre l’été prochain ; comme elle trouvait qu’il avait bien meilleur visage, qu’il était beaucoup plus dispos que la dernière fois qu’elle l’avait vu…. Dans- l’intervalle, j’avais présenté mes devoirs à la femme du pasteur. Le vieillard devint tout joyeux ; et, comme je ne résistai pas au plaisir de vanter les beaux noyers qui nous prêtaient une ombre si agréable, il entreprit, mais avec quelque difficulté, de nous en faire l’histoire : * Le vieux, dit-il, nous ne savons pas quelles mains l’ont planté : qui, nomme tel pasteur, qui, tel autre ; mais le plus jeune, là derrière, est du même âge que ma femme, cinquante ans au mois d’octobre…. Son père le planta le matin, et elle vint au monde le soir. C’était mon prédécesseur. A quel point cet arbre lui fut cher, je ne saurais vous le dire ; et certainement je ne l’aime pas moins. Ma femme était assise dessous, sur une poutre, occupée à tricoter (il y a de cela vingt-sept ans), le jour où, pauvre étudiant, j’entrai dans cette cour pour la première fois1. » Charlotte lui demanda des nouvelles de sa fille : on lui dit qu’elle était allée à la prairie avec M. Schmidt, voir les ouvriers, et le vieillard continua de raconter comme son prédécesseur l’avait pris en affection, et sa fille aussi, et comme il était devenu d’abord son vicaire, puis son successeur. L’histoire venait de finir quand la fille du pasteur arriva par le jardin avec M. Schmidt. Elle salua Charlotte avec une vive cordialité, et je dois dire qu’elle ne me déplut point. C’est une brunette vive et bien tournée, avec qui l’on passerait fort bien quelque temps à la campagne ;|son amant (car M. Sdimidt se posa d’abord en cette qualité) était un homme de bon ton, mais taciturne, qui ne voulut pas se mêler à notre conversation, bien que Charlotte l’y invitât sans cesse. Ce qui me fâcha le plus, c’est que je crus remarquer^ sa physionomie, que c’était caprice et mauvaise humeur, plutôt qile défaut d’intelligence, s’il refusait de se communiquer. Par malheur, cela ne devint bientôt que trop évident, car, Frédérique ayant fait un tour de promenade avec Charlotte, et accidentellement aussi avec moi, la figure de M. Schmidt, d’ailleurs un peu brune, prit si évidemment une teinte plus sombre, qu’il était temps que Charlotte me tirât par la manche, et me donnât à entendre que j’étais trop galant avec Frédérique. Or il n’est rien qui me facile plus que de voir les hommes se tourmenter les uns les autres, et surtout de voir des personnes, dans la fleur de l’âge, quand elles pourraient s’ouvrir le mieux à toutes les joies, gâter par leurs grimaces ces quelques beaux jours, et ne


1. Le bon vieillard ne doit donc pas avoir actuellement plus de cinquantedeux ou cinquante-trois ans. On trouvera peut-être que notre auteur le repréfente comme une personne d’un plus grand âge. s’apercevoir que trop tard de leur irréparable prodigalité. Cela me piquait au vif, et lorsque, vers le soir, nous revînmes au presbytère, et que nous fûmes assis autour d’une table où l’on nous servit du laitage, la conversation étant tombée sur les plaisirs et les peines de la vie, je ne pus m’empêcher de saisir l’occasion, et de parler, du fond de mon âme, contre la mauvaise humeur. » Les hommes, disais-je, se plaignent souvent de compter peu de beaux jours et beaucoup de mauvais, et il me semble que, la plupart du temps, c’est mal à propos. Si nous avions sans cesse le cœur ouvert pour jouir des biens que Dieu nous dispense chaque jour, nous aurions assez de force pour supporter le mal quand il vient. — Mais nous ne sommes pas les maîtres de notre humeur, dit la mère ; combien de choses dépendent de l’état du corps ! Quand on n’est pas bien, on est mal partout. » J’en tombai d’accord et j’ajoutai : « Eh bien, considérons la chose comme une maladie, et demandons-nous s’il n’y a point de remède. — C’est parler sagement, dit Charlotte : pour moi, j’estime que nous y pouvons beaucoup. Je le sais par expérience. Si quelque chose me contrarie et veut me chagriner, je cours au jardin et me promène, en chantant quelques contredanses : cela se passe aussitôt. — C’est ce que je voulais dire, repris-je à l’instant : il en est de la mauvaise humeur absolument comme de la paresse ; car c’est une sorte de paresse. Par notre nature, nous y sommes fort enclins, et cependant, si nous avons une fois la force de nous surmonter, le travail nous devient facile, et nous trouvons dans l’activité un véritable plaisir. » Frédérique était fort attentive, et le jeune homme m’objecta qu’on n’était pas maître de soi, et surtout qu’on ne pouvait commander à ses sentiments. « II s’agit ici, répliquai-je, d’un sentiment désagréable, dont chacun est bien aise de se délivrer, et personne ne sait jusqu’où ses forces s’étendent avant de les avoir essayées. Assurément, celui qui est malade consultera tous les médecins, et il ne refusera pas les traitements les plus pénibles, les potions les plus amères, pour recouvrer la santé désirée. » Je remarquai que le respectable vieillard avançait l’oreille pour prendre part à notre conversation : j’élevai la voix en lui adressant mes paroles : i On prêche contre tant de vices, lui dis-je, je n’ai pas encore ouï dire que la prédication se soit occupée de la mauvaise humeur[1]. — C’est aux pasteurs des villes à le faire, dit-il ; les paysans ne connaissent pas la mauvaise humeur. Toutefois, de temps en temps cela ne pourrait nuire : ce serait du moins une leçon pour la femme du pasteur et pour monsieur le bailli. »

On se mit à rire, et le vieillard lui-même rit de bon cœur, jusqu’à ce qu’il fut pris d’une toux, qui interrompit quelque temps notre conversation. Ensuite le jeune homme reprit la parole. « Vous avez appelé la mauvaise humeur un vice : cela me semble exagéré. — Nullement, lui répondis-je, si une chose avec laquelle on nuit à son prochain et à soi-même mérite ce nom. N’est-ce pas assez que nous ne puissions nous rendre heureux les uns les autres ? faut-il encore nous ravir mutuellement le plaisir que chacun peut quelquefois se procurer ? Et nommez-moi l’homme de mauvaise humeur, qui soit en même temps assez ferme pour la dissimuler, la supporter seul, sans troubler la joie autour de lui ! N’est-ce pas plutôt un secret déplaisir de notre propre indignité, un mécontentement de nous-mêmes, qui se lie toujours avec une envie aiguillonnée par une folle vanité ? Nous voyons heureux des gens qui ne nous doivent pas leur bonheur, et cela nous est insupportable. » Charlotte me sourit, en voyant avec quelle émotion je parlais, et une larme dans les yeux de Frédérique m’excita à continuer. « Malheur, m’écriai-je, à ceux qui se servent de l’empire qu’ils ont sur un cœur, pour lui ravir les joies innocentes dont il est lui-même la source ! Tous les présents, toutes les prévenances du monde, ne peuvent compenser un moment de joie spontanée, que nous empoisonne une envieuse importunité de notre tyran. »

À ce moment, mon cœur était plein ; mille souvenirs se pressaient dans mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux. Je m’écriai :

« Si seulement on se disait chaque jour : Tu ne peux rien pour tes amis que respecter leurs plaisirs et augmenter leur bonheur en le goûtant avec eux. Peux-tu, quand le fond de leur être est tourmenté par une passion inquiète, brisé par la souffrance, leur verser une goutte de baume consolateur ?… Et, quand la dernière, la plus douloureuse maladie surprendra la personne que tu auras tourmentée dans la fleur de ses jours, qu’elle sera couchée dans la plus déplorable langueur, que son œil éteint regardera le ciel, que la sueur de la mort passera sur son front livide, et que, debout devant le lit, comme un condamné, dans le sentiment profond qu’avec tout ton pouvoir tu ne peux rien, l’angoisse te saisira jusqu’au fond de l’âme, à la pensée que tu donnerais tout au monde pour faire passer dans le sein de la créature mourante une goutte de rafraîchissement, une étincelle de courage !… »

Le souvenir d’une scène pareille, à laquelle j’avais assisté, me saisit, à ces mots, avec toute sa violence. Je mis mon mouchoir sur mes yeux, je m’éloignai de la société, et la voix de Charlotte, qui me cria : « Nous partons, * me rappela seule à moimême. Et comme elle m’a grondé, en chemin, de prendre à tout une part trop vive ! que cela me ferait mourir ; que je devais me ménager !… 0 mon ange, je veux vivre pour toi !

6 juillet.

Elle est toujours auprès de son amie mourante, et toujours la même, toujours cette vigilante et douce créature, dont le regard, où qu’il s’arrête, apaise la douleur et fait des heureux. Hier au soir, elle alla se promener avec Marianne et la petite Amélie : je le savais, et les joignis, et nous cheminâmes ensemble. Après avoir fait une lieue et demie, nous revînmes du côté de la ville, et nous arrivâmes à la fontaine, qui m’était si chère, et qui m’est à présent mille fois plus chère encore. Charlotte s’assit sur le petit mur ; nous étions debout devant elle. Je regardai autour de moi, et me retrouvai au temps où mon cœur était solitaire. « Fontaine chérie, disais-je en moi-même, depuis lors je n’ai plus goûté ta fraîcheur ; et, quand j’ai passé rapidement devant toi, quelquefois je ne t’ai pas regardée…. » En abaissant les yeux, je vis la petite Amélie qui montait, très-occupée à tenir un verre d’eau…. Je regardai Charlotte, et je sentis tout ce qu’elle est pour moi. Cependant Amélie arriva avec le verre. Marianne voulut le lui prendre. «Non ! s’écria l’enfant, avec l’expression la plus douce, non !… Lolotte, c’est toi qui boiras la première…. » La vérité, la bonté, avec lesquelles la petite fille avait fait cette exclamation, me ravirent au point que, pour exprimer mon sentiment, je ne sus qu’enlever l’enfant de terre, et l’embrasser si vivement, qu’elle se mit aussitôt à crier et pleurer…. « Vous avez eu tort, » dit Charlotte. J’étais confus. « Viens, Amélie, poursuivit-elle, en la prenant par la main et lui faisant descendre les degrés. Lave-toi dans la source fraîche. Vite, vite : ça ne sera rien. » Et moi, j’étais là, et j’observais avec quelle ardeur la petite se frottait les joues, de ses mains mouillées ; avec quelle assurance que la source merveilleuse enlèverait toute souillure, et lui sauverait l’ignominie de se voir pousser une vilaine barbe ; et Charlotte lui disait : « C’est assez, » et l’enfant se lavait toujours avec une ardeur nouvelle, comme si beaucoup faisait plus que peu…. Wilhelm, je te l’assure, je n’ai jamais assisté à un baptême avec plus de respect…. Et, quand Charlotte remonta, je me serais volontiers prosterné devant eHe, comme devant un prophète, qui aurait aboli les crimes d’une nation.

Le soir, dans la joie de mon cœur, je ne pus m’empêcher de raconter la chose à un homme que je croyais humain, parce qu’il a de l’esprit : comme je m’adressais mal ! Il dit que Charlotte avait eu grand tor-t ; qu’il ne faut rien faire accroire aux enfants ; que ces abus donnent naissance à des erreurs et des superstitions sans nombre, dont il faut garantir de bonne heure les enfants…. Alors je me rappelai que, huit jours auparavant, cet homme avait fait baptiser un enfant ; aussi je laissai passer la chose, et je demeurai, dans mon cœur, fidèle à cette vérité, qu’il faut faire avec les enfants comme fait avec nous le Seigneur, qui ne nous rend jamais plus heureux qu’en nous laissant dans l’ivresse d’une agréable illusion.

8 juillet.

Que l’on est enfant ! Avec quelle ardeur on sollicite un regard ! Que l’on est enfant ! Nous étions allés à pied à Wahlheim ; les dames étaient en voiture, et, pendant notre promenade, je crus voir, dans les yeux noirs de Charlotte…. Je suie un fou, pardonne-moi ! Il te faudrait les voir, ces yeux !… Pour abréger (car les miens se ferment de sommeil) : écoute, les dames montèrent en voiture ; nous étions alentour, le jeune W., Selstadt, Audran et moi. On babillait par la portière avec ces jeunes étourdis, qui étaient certes assez évaporés et frivoles…. Je cherchais les yeux de Charlotte : hélas ! ils allaient de l’un à l’autre ; mais moi, qui étais là tout seul, absorbé en elle, ils ne me rencontrèrent pas !… Mon cœur lui dit adieu mille fois, mais elle ne me vit pas. La voiture partit, et une larme mouilla ma paupière…. Je la suivis des yeux ; je vis Charlotte pencher la tête hors de la portière ; elle se retourna pour voir…. Hélas ! était-ce moi ?… Mon ami, je flotte dans cette incertitude : c’est ma consolation. Peut-être s’est-elle retournée pour me voir ; peut-être…. Bonne nuit. Oh ! que je suis enfant !

10 juillet.

Il te faudrait voir la sotte figure que je fais, quand on parle d’elle dans une compagnie, quand on me demande même si elle me plaît…. Me plaire !… Je hais cette expression à la mort. Que doit être un homme auquel Charlotte plaît, un homme dont elle ne remplirait pas la pensée, le cœur tout entier ? Plaire ! Quelqu’un me demandait l’autre jour si Ossian me plaisait.

11 juillet.

Mme M. est fort mal. Je prie Dieu pour sa vie, parce que je souffre avec Charlotte. Je la vois rarement chez mon amie, et aujourd’hui elle m’a conté une singulière histoire…. Le vieux M. est un sordide et méchant avare, qui a tourmenté et tenu de fort près sa femme durant sa vie ; cependant elle a su constamment se tirer d’affaire. Il y a peu de jours, quand le médecin l’eut condamnée, elle fit appeler son mari (Charlotte était dans la chambre), et lui parla en ces termes : « Je dois t’avouer une chose, qui, après ma mort, pourrait causer du trouble et du chagrin. J’ai gouverné, jusqu’à ce jour, le ménage avec tout l’ordre et toute l’économie possible ; mais tu me pardonneras de t’avoir trompé pendant ces trente ans. Au commencement de notre mariage, tu fixas une somme très-modique pour la table et les autres dépenses de la maison. Lorsque notre ménage s’agrandit, que nos affaires s’étendirent, tu ne voulus jamais augmenter ma semaine à proportion : bref, tu sais que, dans le temps où notre maison fut le plus considérable, tu m’obligeas de pourvoir à tout avec sept florins par semaine…. Je les ai acceptés sans contestation, et j’ai pris, chaque semaine, l’excédant sur nos recettes, nul ne soupçonnant la maîtresse de la maison de voler la caisse. Je n’ai rien prodigué, et, même sans faire cet aveu, je serais entrée avec confiance dans l’éternité ; mais celle qui devra tenir le ménage après moi ne saurait se tirer d’affaire, et tu aurais pu soutenir qu’avec cette somme ta première femme faisait face à la dépense. »

Je m’entretins avec Charlotte de l’incroyable aveuglement d’esprit d’un homme qui ne soupçonne pas quelque secret mystère, lorsqu’on peut suffire avec sept florins à une dépense que l’on voit monter au double. Mais j’ai connu même des gens .qui auraient reçu sans étonnement dans leur maison l’inépuisable cruche d’huile du prophète.

13 juillet.

Non, je ne me trompe pas ; je lis dans ses yeux noirs un véritable intérêt pour ma personne et pour mon sort. Je le sens, et, là-dessus, j’ose me fier à mon cœur, elle…. Oh ! pourrai-je, oserai-je exprimer en ces mots le bonheur céleste ?… Je sens que je suis aimé.

Je suis aimé !… Et combien je me deviens cher à moi-même, combien…. J’ose te le dire, tu sauras me comprendre. Combien je suis relevé à mes propres yeux.depuis que j’ai son amour !….

Est-ce de la présomption ou le sentiment de ce que nous sommes réellement l’un pour l’autre ?… Je ne connais pas d’homme dont je craigne quelque chose dans le cœur de Charlotte, et pourtant, lorsqu’elle parle de son fiancé, qu’elle en parle avec tant de chaleur, tant d’amour…. je suis comme le malheureux que l’on dépouille de tous ses honneurs et ses titres, et à qui l’on retire son épée.

16 juillet.

Ah ! quel frisson court dans toutes mes veines, quand, par mégarde, mes doigts touchent les siens, quand nos pieds se rencontrent sous la table ! Je me retire comme du feu, et une force secrète m’attire de nouveau…. Le vertige s’empare de tous mes sens. Et son innocence, son âme candide, ne sent pas combien ces petites familiarités me font souffrir. Si, dans la conversation, elle pose sa main sur la mienne, et si, dans la chaleur de l’entretien, elle s’approche de moi, en sorte que son haleine divine vienne effleurer mes lèvres…. je crois mourir, comme frappé de la foudre…. Wilhelm, et ce ciel, cette confiance, si j’ose jamais…. Tu m’entends…. Non, mon cœur n’est pas si corrompu. Faible ! bien faible !…. Et n’est-ce pas de la corruption ?

Elle est sacrée pour moi. Tout désir s’évanouit en sa présence. Je ne sais jamais ce que j’éprouve, quand je suis auprès d’elle. Je crois sentir mon âme se répandre dans tous mes nerfs…. Elle a une mélodie, qu’elle joue sur le clavecin avec l’expression d’un ange, si simple et si charmante !… C’est son air favori : il chasse loin de moi troubles, peines, soucis, aussitôt qu’elle attaque la première note.

De tout ce qu’on rapporte sur l’antique magie de la musique, rien n’est invraisemblable pour moi. Comme ce simple chant me saisit ! et comme souvent elle sait le faire entendre, à l’instant même où je m’enverrais volontiers une balle dans la tête !… le trouble et les ténèbres de mon âme se dissipent, et je respire plus librement.

18 juillet.

Wilhelm, que serait pour notre cœur le monde sans l’amour ? Ce qu’une lanterne magique est sans lumière. A peine la petite lampe est-elle introduite, que les images les plus variées apparaissent sur la muraille blanche. Et ne fussent-elles que des fantômes passagers, cela fait pourtant notre bonheur, lorsque nous nous arrêtons devant, comme des enfants joyeux, nous extasiant sur ces apparitions merveilleuses. Aujourd’hui je n’ai pu aller voir Charlotte : une société inévitable m’a retenu. Que faire ? J’ai envoyé chez elle mon domestique, uniquement pour avoir quelqu’un près de moi qui eût approché d’elle aujourd’hui. Avec quelle impatience je l’attendais ! avec quelle joie je l’ai revu ! Je l’aurais embrassé, si j’avais osé m’en croire.

On conte que la pierre de Bologne, si on l’expose au soleil, en absorbe les rayons, et qu’elle éclaire quelque temps pendant la nuit. Il en était de même pour moi de ce garçon. L’idée que les yeux de Charlotte s’étaient arrêtés sur son visage, sur ses joues, sur les boutons de son habit et le collet de son surtout, me rendait tout cela précieux et sacré. Dans ce moment, je n’aurais pas donné mon valet pour mille écus. Sa présence nie faisait du bien…. Dieu te garde d’en rire ! Wilhelm, sont-ce là des fantômes, si nous sommes heureux ?

19 juillet.

Je la verrai, dis-je avec transport le matin, quand je m’éveille, et que, plein de joie, je tourne mes regards vers le beau soleil, je la verrai ! Et je n’ai plus, tout le jour, d’autres désirs. Tout le reste s’évanouit dans cette perspective.

20 juillet.

Votre idée de me faire partir avec l’ambassadeur pour *** n’est pas encore la mienne. Je n’aime guère la subordination, et d’ailleurs nous savons tous que cet homme est désagréable. Tu dis que ma mère aimerait à me voir occupé. Cela m’a fait rire. Ne suis-je pas occupé maintenant ? Et, dans le fond, n’est-ce pas la même chose, que je compte des pois ou des lentilles ? Tout, dans le monde, aboutit à des bagatelles, et un homme qui, pour plaire aux autres, mais sans goût, sans besoin particulier, se fatigue à poursuivre la fortune ou l’honneur ou autre chose, est toujours un fou.

24 juillet.

Puisque tu as tant à cœur que je ne néglige pas le dessin, j’aimerais mieux passer tout le chapitre sous silence, et n’avoir pas à te dire que, dans ces derniers temps, je m’en suis peu occupé.

Je ne fus jamais plus heureux ; jamais le sentiment de la nature, eût-il pour objet un petit caillou, un brin d’herbe, ne fut chez moi plus complet et plus profond…. Et pourtant…. je ne sais quels termes je dois employer…. ma force d’expression est si faible, tout nage et vacille tellement devant moi, que je ne puis saisir un contour : mais je me figure que, si j’avais de l’argile ou de la cire, je saurais lui donner une forme heureuse. Si cela dure, je veux prendre de l’argile et la pétrir…. dusse-je ne faire que des boulettes !

J’ai entrepris trois fois le portrait de Charlotte, et trois fois je me suis fait honte. Cela m’afflige d’autant plus que j’étais, il y a quelque temps, fort heureux à saisir la ressemblance. Là-dessus j’ai donc fait sa silhouette, et il faut m’en contenter.

25 juillet.

Oui, Charlotte, j’aurai soin de tout ; je m’acquitterai de tout : donnez-moi seulement plus de commissions ; donnez-m’en bien souvent. Je vous ferai une seule prière : jamais de sable sur les billets que vous m’écrivez ! Celui de ce jour, je l’ai porté vivement à mes lèvres, et le sable crie encore sous mes dents.

26 juillet.

Je me suis déjà proposé plus d’une fois de ne pas la voir si souvent : mais qui pourrait tenir cette promesse ? Tous les jours je succombe à la tentation, et je me dis solennellement : « Demain tu resteras une fois loin d’elle, » et, lorsqu’arrive le lendemain, je trouve de nouveau un motif irrésistible, et, avant de me reconnaître, je suis chez elle. Ou bien elle m’a dit la veille : « Vous viendrez demain, je pense ? » et qui pourrait alors ne pas aller ? ou bien elle me donne une commission,et je trouve convenable de lui porter moi-même la réponse ; ou bien la journée est trop belle : je vais à Wahlheim, et, lorsque j’y suis, il n’y a plus qu’une demi-lieue jusque chez elle…. Je suis trop avant dans son atmosphère…. Zest ! m’y voilà. Ma grand’mère avait une histoire d’une montagne d’aimant : les vaisseaux qui s’en approchaient trop perdaient soudain tous leurs ferrements ; les clous volaient à la montagne, et les pauvres navigateurs naufrageaieut parmi les planches, qui fondaient les unes sur les autres.

30 juillet.

Albert est arrivé, et je vais par tir. Fût-il le meilleur’et le plus noble des hommes, auquel je me reconnaîtrais inférieur à tous égards, ce me serait une chose insupportable de le voir sous mes yeux posséder tant de charmes…. Posséder !… Il suffit, Wilhelm, le fiancé est là ! Un brave et galant homme, qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Heureusement, je n’étais pas là à son arrivée. Cela m’aurait déchiré le cœur. Il est si généreux, qu’il n’a pas encore embrassé une seule fois Charlotte en ma présence. Que Dieu l’en récompense ! A cause de son respect pour cette jeune fille, je dois l’aimer. Il me veut du bien, et je soupçonné que c’est l’ouvrage de Charlotte plus que l’effet de sa propre inclination, car, là-dessus, les femmes sont habiles et elles ont raison : lorsqu’elles peuvent maintenir entre deux adorateurs la bonne intelligence, si rarement que la chose réussisse, c’est toujours un avantage pour elles.

Cependant je ne puis refuser à Albert mon estime. Son extérieur tranquille contraste fort vivement avec mon inquiétude naturelle, qui ne peut se cacher. Il a beaucoup de sensibilité, et sait quel trésor il possède en Charlotte. 11 semble peu sujet à la mauvaise humeur, et, tu ne l’ignores pas, c’est le défaut que je déteste le plus.

Il me tient pour un homme de sens, et son triomphe s’augmente de mon attachement pour Charlotte et du vif plaisir que je prends à tout ce qu’elle fait ; il ne l’en aime que mieux. S’il ne la tourmente point quelquefois par une petite bouffée de jalousie, c’est une chose que je ne veux pas examiner : j’avoue du moins qu’à sa place, ce démon ne me laisserait pas tout à fait tranquille.

Quoi qu’il en soit, la joie que je goûtais près de Charlotte s’est évanouie. Dois-je nommer cela folie ou bien aveuglement ?… Qu’importé le nom ?… La chose parle assez d’elle-même…. Tout ce que je sais maintenant, je le savais avant l’arrivée d’Albert ; je savais qu’il m’était défendu de former aucune prétention sur elle ; je n’en formais non plus aucune…. je veux dire, autant qu’il est possible de ne pas désirer, en présence de tant de charmes ; et maintenant le fantasque fait de grands yeux, parce que l’autre arrive en effet et lui enlève la jeune fille !

Je grince les dents, et je renvoie bien loin, avec moquerie, ceux qui peuvent dire que je devrais me résigner, et, puisque la chose ne saurait être autrement…. Délivrez-moi de ces épouvantails…. Je cours les bois, et, lorsque j’arrive chez elle, et qu’Albert «st assis à ses côtés, dans le petit jardin, sous le berceau, et que je me vois à bout, je suis fou à lier, et je fais mille extravagances…. « Au nom du ciel, m’a dit aujourd’hui Charlotte, je vous en prie, point de scène comme celle d’hier au soir ! Vous êtes effrayant, quand vous êtes si gai…. » Entre nous, j’épie le moment où il a quelque affaire…. Preste, j’arrive, et je suis toujours charmé quand je la trouve seule.

8 août

Je t’en prie, cher Wilhelm, sois assuré que je ne songeais pas à toi, quand j’appelais insupportables les hommes qui nous demandent la résignation aux destinées inévitables. Véritablement, je ne pensais pas que ce pût être aussi ton avis. Et, dans le fond, tu as raison. Une seule observation, mon ami ! Dans le monde, il est très-rare qu’on sorte d’embarras avec un dilemme : les sentiments et les manières d’agir se nuancent d’autant de façons qu’il y a de gradations du nez aquilin au nez camus.

Ne trouve donc pas mauvais qu’en admettant ton argument tout entier, je tâche de m’esquiver entre ou Bien et ou Bien.

« Ou bien tu as l’espoir de réussir auprès de Charlotte, me dis-tu, ou bien tu ne l’as pas. Dans le premier cas, cherche à le réaliser, essaye d’obtenir l’accomplissement de tes vœux ; dans le second cas, arme-toi de courage, et tâche de vaincre une passion funeste, qui consumera tes forces…. » Mon cher, cela est bien dit et…. bientôt dit.

Et peux-tu demander au malheureux dont la vie s’éteint peu à peu, par une force irrésistible, dans une lente maladie, peuxtu lui demander de mettre fin sur-le-champ à ses souffrances par un coup de poignard ? Le mal qui mine ses forces ne lui ravit-il pas en même temps le courage de s’en délivrer ?

Tu pourrais, il est vrai, me répondre par une comparaison analogue : qui n’aimera pas mieux se faire couper le bras que déjouer sa vie par hésitation et poltronnerie… ? Je ne sais…. et, sans nous harceler avec des comparaisons…. Il suffit…. Oui, Wilhelm, j’ai quelquefois un moment de courage soudain, furieux…. et alors, si seulement je savais où…. je m’en irais volontiers.

Le soir.

Mon journal, que j’ai négligé depuis quelque temps, m’est retombé aujourd’hui dans les mains, et je suis étonné de voir comme je me suis avancé sciemment, pas à pas, dans toute cette affaire ; comme j’ai toujours vu clairement ma situation, et n’en ai pas moins agi en véritable enfant : aujourd’hui même, je la vois claire comme le jour, et il n’y à pas encore une apparence d’amélioration.

10 août.

Je pourrais mener la vie la plus douce, la plus heureuse, si je n’étais pas un fou. Des circonstances aussi favorables que celles ou je me trouve se réunissent rarement pour charmer un cœur. Tant il est vrai que nous faisons seuls notre félicité…. Être membre de la plus aimable famille ; être aimé du père comme un-fils, des jeunes enfants comme un père, et de’ Charlotte…. Et cet excellent Albert ! qui ne trouble mon bonheur par aucun fâcheux caprice, qui m’entoure d’une sincère amitié ; pour qui je suis, après Charlotte, ce qu’il a de plus cher au monde !… Wilhelm, c’est un plaisir de nous entendre, lorsque nous sommes à la promenade, et que nous parlons d’elle ensemble : il ne s’est jamais-rien vu de plus risible que notre situation, et pourtant j’en ai souvent les larmes aux yeux.

Lorsqu’il met la conversation sur la vertueuse mère de Charlotte ; qu’il me raconte comment, à son lit de mort, elle remit à sa fille sa maison et ses enfants, et lui recommanda Charlotte à lui-même ; comment, depuis ce temps, la jeune fllle fut animée d’un esprit tout nouveau ; commentelle devint, pour les soins du ménage et les pensées sérieuses, une véritable mère ; comment tous les moments de sa vie furent voués sans réserve à l’active tendresse et au travail, sans que sa gaieté, sa bonne humeur, l’aient jamais quittée…. Je chemine à ses côtés, et je cueille des fleurs au passage ; j’en fais soigneusement un bouquet, et…. le jette dans la rivière voisine, et le suis des yeux pour le voir descendre doucement…. Je ne sais si je t’ai dit qu’Albert est fixé dans cette ville, et qu’il aura de la cour, où il est très-aimé, un emploi avec un joli revenu. Pour l’ordre et l’application aux affaires, j’ai rarement vu son pareil.

12 août.

Albert est assurément l’homme le meilleur qui soit sous le. ciel. Nous avons eu ensemble, hier, une singulière scène. J’étais allé prendre congé de lui, car la fantaisie m’est venue de courir à cheval dans les montagnes, d’où je t’écris maintenant. En allant et venant dans sa chambre, j’aperçois ses pistolets. « Prête-moi tes pistolets pour le voyage, lui dis-je. —Volontiers, dit-il, si tu veux prendre la peine de les charger : ils ne sont pendus chez moi que pour la forme. » J’en pris un, et il continua : « Depuis que ma prévoyance m’a joué un vilain tour, je ne veux plus avoir affaire avec ces instruments. » Je fus curieux de savoir cette histoire. « J’étais allé, reprit-il, passer trois mois à la campagne, chez un ami ; j’avais une paire de pistolets non chargés, et je dormais tranquille. Un jour, par une après-midi pluvieuse, comme j’étais-là sans rien faire, je ne sais comment l’idée me vint que nous pourrions être attaqués ; que nous pourrions avoir besoin des pistolets, que nous…. Enfin tu sais ce qu’on imagine. Je donnai" les pistolets au domestique pour les nettoyer .et les charger. Il badine avec les servantes, il veut leur faire peur, et, Dieu sait comment, le coup part, et la baguette, qui se trouvait dans le canon, blesse une pauvre fille aux muscles de la main droite et lui brise le pouce. Il me fallut essuyer ses lamentations et payer la cure, et, depuis lors, je laisse tous les pistolets sans les charger. Cher ami, qu’est-ce que la prévoyance ? Le danger ne se laisse pas voir tout entier. Pourtant…. » Écoule, tu sais que j’aime beaucoup l’homme, mais j’en excepte ses pourtant. Car ne s’entcnd-il pas de soi-même, que toute règle générale souffre des exceptions ? Mais cet homme est si scrupuleux, que, s’il croit avoir dit une chose hasardée, absolue, une demi-vérité, il ne cesse pas de limiter, de modifier, d’ajouter et de retrancher, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. A cette occasion encore, il s’enfonça dans le texte ; je iinis par ne plus l’écouter, je tombai dans des rêveries, et, avec un geste soudain, j’appuyai le bout du pistolet sur mon front, au-dessus de l’œil droit. « Fi ! dit Albert, en abaissant le pistolet. Que signifie cela ? — II n’est pas chargé, lui dis-je.— Et même ainsi….que signifie cela ? reprit-il avec impatience. Je ne saurais comprendre qu’un homme puisse être assez fou pour se brûler la cervelle. La seule idée me révolte…. — Faut-il donc, m’écriai-je, que vous autres hommes, quand vous parlez d’une chose, vous disiez aussitôt : « Gela est « fou, cela est sage, cela est bon, cela est mauvais ! » Que signifient tous ces jugements ? Avez-vous pour cela approfondi les secrètes circonstances d’une action ? Savez-vous démêler avec certitude les causes qui l’ont produite, qui devaient la produire ? Si vous l’aviez fait, vous ne seriez pas si prompts dans vos jugements. — Tu m’accorderas, dit Albert, que certaines actions seront toujours criminelles, quels qu’en soient les mobiles. »

Je haussai les épaules et le lui accordai. « Mais, mon cher, conlinuai-je, il se trouve encore ici quelques exceptions. Il est vrai que le vol est un crime ; mais l’homme qui va mourir de faim, lui et sa famille, et, qui, pour se sauver, se laisse aller au vol, mérite-t-il la pitié ou le châtiment ? Qui lèvera la première pierre contre le mari, qui, dans sa juste colère, immole sa femme infidèle’et le misérable séducteur ? contre la jeune fille qui, dans une heure de volupté, s’abandonne aux irrésistibles délices de l’amour ? Nos lois elle.s-mêmes, ces froides pédantes, se laissent émouvoir et suspendent leurs châtiments. — C’est tout autre chose, répondit Albert, parce qu’un homme que ses passions entraînent perd toute faculté de réfléchir, et qu’on ne voit plus en lui qu’un homme ivre, un insensé. — O gens raisonnables ! m’écriai-je en souriant. Passion ! ivresse ! folie ! vous-voilà bien tranquilles, bien impassibles, hommes moraux ! Vous condamnez le buveur, vous détestez l’insensé, vous passez, comme le sacrificateur, et vous remerciez Dieu, comme le pharisien, de ce qu’il ne vous a pas faits tels que l’un d’eux. J’ai été plus d’une fois troublé par l’ivresse, mes passions ont approché de la folie, et je n’en ai pas de regrets, car j’ai appris à concevoir, selon ma portée, comment on a dû décrier de tout temps, comme des gens ivres et des insensés, tous les hommes extraordinaires qui ont fait quelque chose de grand, quelque chose qui paraissait impossible…. Mais, jusque dans la vie ordinaire, c’est une chose insupportable d’entendre presque toujours crier, quand un homme est en train d’accomplir une action libre, généreuse, inattendue : « II est ivre ! il est fou ! » Honte à vous, hommes sobres ! Honte à vous, hommes sages ! — Voilà encore de tes lubies ! dit Albert. Tu exagères tout, et, cette fois, tu as du moins le tort de comparer le suicide, dont il s’agit maintenant, avec de grandes actions, tandis qu’on ne peut y voir autre chose qu’une faiblesse, puisque, assurément, il est plus facile de mourir que de supporter constamment une douloureuse vie. »

Je fus sur le point de couper court à l’entretien, car il n’y a point d’argument qui me mette hors de moi, comme de voir venir quelqu’un armé d’une banalité insignifiante, quand je parle du fond de mon cœur. Cependant je me contins, parce que j’avais déjà entendu maintes fois ce propos, et m’en étais indigné souvent ; et je lui répliquai, avec quelque vivacité : « Tu nommes cela faiblesse ? Je t’en prie, ne te laisse pas séduire par l’apparence. Un peuple, qui soupire sous le joug insupportable d’un tyran, oseras-tu l’appeler faible, s’il fermente à la fin, et brise ses chaînes ? Un homme qui, dans sa frayeur de voir que l’incendie envahit sa maison, sent toutes ses forces exaltées, et emporte avec facilité des fardeaux que, de sang-froid, il peut remuer à peine ; un homme qui, dans la fureur de l’offense, en attaque six autres et les terrasse, faut-il les appeler faibles ? Eh ! mon ami, si l’effort constitue la force, pourquoi l’effort extrême serait-il le contraire ? » Albert me regarde et me dit : « Ne te fâche pas, mais les exemples que tu viens de citer ne semblent point du tout s’appliquer ici. — Cela peut être, lui dis-je ; on m’a déjà souvent reproché que mes raisonnements touchent quelquefois au radotage…. Voyons donc si nous pouvons nous représenter d’une autre manière ce que doit éprouver l’homme qui se résout à rejeter le fardeau, d’ailleurs agréable, de la vie, car nous n’avons bonne grâce à parler d’une chose qu’autant qu’elle nous inspire de la sjmpathie.

« La nature humaine, poursuivis-je, a ses limites : elle peut supporter, jusqu’à un certain degré, la joie, la souffrance, la douleur ; elle succombe, quand il est dépassé. Il ne s’agit donc pas ici de savoir si un homme est faible ou fort, mais s’il peut supporter la mesure de sa souffrance, qu’elle soit morale ou physique ; et je trouve aussi bizarre de dire qu’un homme est lâche parce qu’il se tue, qu’il serait absurde de nommer lâche celui qui meurt d’une fièvre maligne. — Paradoxe ! étrange paradoxe ! dit Albert. — Pas autant que tu crois, lui dis-je. Tu m’accorderas que nous appelons maladie mortelle, celle qui attaque la nature de telle sorte que ses forces sont en partie détruites, en partie paralysées, au point qu’elle est incapable de se relever, de rétablir par une révolution favorable le cours ordinaire de la vie…. Eh bien, mon cher ami, appliquons cela à l’esprit. Considère l’homme dans son étroite sphère, comme certaines impressions agissent sur lui, comme certaines idées s’emparent de lui, jusqu’à ce qu’une passion croissante finisse par lui ravir tout sang-froid, toute force de volonté.et l’entraîne à sa perte. C’est en vain que l’homme tranquille, raisonnable, regarde en pitié la situation d’un malheureux ; c’est en vain qu’il l’exhorte : tout comme une personne bien portante, qui est au chevet d’un malade, ne lui peut infuser la moindre partie de ses forces. »

C’étaient là pour Albert des idées trop générales. Je le fis souvenir d’une jeune fille qu’on avait trouvée noyée peu de temps auparavant, et je lui rappelai son histoire…. C’était une bonne créature, qui avait vécu dès l’enfance dans le cercle étroit des occupations domestiques, d’un travail régulier de toute la semaine ; qui ne connaissait aucune perspective de plaisir que d’aller parfois se promener, le dimanche, autour de la ville avec ses pareilles, parée de quelques atours assemblés peu à peu ; de danser peut-être une fois aux grandes fêtes et de babiller aussi, quelques heures, chez une voisine, avec toute la vivacité du plus sincère intérêt, au sujet d’une criaillerie ou d’une médisance. L’ardeur de sa jeunesse lui fait éprouver enfin des désirs secrets, qui sont augmentés par les cajoleries des hommes ; ses premiers plaisirs lui deviennent peu à peu insipides ; enfin elle rencontre un homme vers lequel un sentiment inconnu l’entraîne avec une force irrésistible, sur qui elle fait reposer toutes ses espérances ; elle oublie le monde entier ; elle n’entend rien, ne voit rien, n’aime rien que lui, lui seul ; ne soupire qu’après lui, après lui seul. Elle n’est point corrompue par les frivoles plaisirs d’une inconstante vanité, et son désir va droit au but ; elle veut être à lui : elle veut, dans une éternelle union, trouver tout le bonheur qui lui manque, goûter à la fois toutes les joies après lesquelles elle soupirait. Des promesses répétées, qui mettent le sceau à toutes ses espérances, des caresses hardies, qui augmentent ses désirs, subjuguent son âme tout entière ; elle flotte dans un confus sentiment, un avantgoût de toutes les joies ; elle est exaltée au plus haut point ; enfin elle tend les bras, pour étreindre tous ses désirs…. et son bien-aimé l’abandonne…. Immobile, éperdue, la voilà devant un abîme ; autour d’elle, une nuit profonde, nulle perspective, nulle consolation, nulle espérance : car il l’a délaissée, celui en qui seul elle se sentait vivre. Elle ne voit pas le vaste monde qui est devant elle, ni les nombreux amis qui pourraient la dédommager de sa perte ; elle se sent isolée, abandonnée de tout l’univers…. et, aveuglée, oppressée par l’horrible souffrance de son cœur, elle se précipite, pour étouffer toutes ses angoisses, dans une mort où tout s’engloutit…. Albert, voilà l’histoire de bien des gens…. Eh ! n’est-ce pas ce qui arrive dans la maladie ? La nature ne trouve aucune issue pour sortir du labyrinthe des forces troublées et contraires, et l’homme doit mourir. Malheur à celui qui pourrait voir la chose et dire : « L’insensée ! si elle avait attendu, si elle avait laissé le temps agir, le désespoir se serait calmé, un autre se serait trouvé pour la consoler…. » C’est précisément comme si l’on disait : « Le fou ! mourir de la fièvre ! S’il avait attendu que ses forces fussent rétablies, ses humeurs purifiées, le tumulte de son sang apaisé, tout serait bien allé, et il vivrait encore aujourd’hui. » Albert, à qui cette comparaison ne semblait pas encore d’une justesse évidente, fit quelques nouvelles objections, et, entre autres, que j’avais parlé seulement d’une jeune fille simple : mais comment un homme d’esprit, dont les facultés ne sont pas aussi bornées, qui saisit un plus grand nombre de rapports, pourrait être excusé, c’était ce qu’il ne saurait comprendre…. « Mon ami, m’écriai-je, l’homme est toujours l’homme, et le peu d’esprit que tel ou tel peut avoir ne sert de guère ou même de rien, quand la passion fermente et que l’humanité est poussée aux limites de ses forces. Bien plus…. Nous en parlerons une autrefois, » dis-je en prenant mon chapeau. Oh ! mon cœur était plein…. et nous nous quittâmes sans nous être entendus. Au reste, dans ce monde, il est rare que l’on s’entende.

15 août.

C’est une chose certaine que l’amour seul rend l’homme nécessaire à ses semblables. Je sens que Charlotte serait fâchée de me perdre, et les enfants n’ont pas d’autre idée, sinon que je revienne toujours le lendemain. Aujourd’hui j’étais allé chez elle pour accorder son clavecin ; mais la chose m’a été impossible, parce que les petits m’ont poursuivi pour avoir un conte, et Charlotte elle-même a dit que je devais les satisfaire. Je leur ai coupé le pain du goûter, qu’ils acceptent maintenant aussi volontiers de moi que de Charlotte, et leur ai conté la belle histoire de la princesse qui est servie par des mains enchantées. J’apprends beaucoup à cela, je t’assure, et je suis étonne de l’impression que cela fait sur eux. Comme je suis quelquefois obligé d’inventer un incident, que j’oublie en répétant le conte, ils disent aussitôt que c’était autrement la première fois : aussi je m’applique maintenant à défiler invariablement mon chapelet d’un ton chantant et monotone. Par là j’ai appris qu’un auteur qui fait de son histoire une seconde édition modifiée, l’ouvrage eût-il gagné par là au point de vue poétique, doit nécessairement nuire à son livre. La première impression nous trouve dociles, et l’homme est fait de telle sorte qu’on-peut lui persuader les choses les plus étranges : mais aussi elles se gravent d’abord profondément, et malheur à celui qui veu les extirper et les effacer.

18 août.

Fallait-il donc que ce qui fait la félicité de l’homme devînt aussi la source de sa misère !

Ce sentiment de la nature vivante, qui remplit, qui réchauffe mon cœur, qui versait dans mon sein des torrents de délices, et faisait à mes yeux un paradis du monde qui m’environne, devient maintenant pour moi un insupportable bourreau, un génie persécuteur, attaché sans cesse à mes pas. Quand, de la cime du rocher, je contemplais autrefois, par delà la rivière, jusqu’à ces collines lointaines, la fertile vallée, et que je voyais tout germer et ruisseler autour de moi ; quand je voyais ces montagnes revêtues, du pied jusqu’au sommet, de grands arbres touffus ; ces vallons ombragés, dans leurs divers contours, de bocages délicieux ; le paisible ruisseau, qui coulait parmi les roseaux murmurants, et reflétait les gracieux nuages que la douce brise du soir berçait dans le ciel ; lorsque ensuite j’entendais les oiseaux animer autour de moi la forêt, et que les innombrables essaims de moucherons dansaient gaiement dans les dernières flammes du soleil ; que son dernier regard scintillant délivrait de sa verte prison le scarabée bourdonnant, et qu’autour de moi le bruissement et la vie attiraient mon attention sur le sol ; que la mousse, qui tire de mon âpre rocher sa nourriture ; les genêts, qui croissent sur le penchant de l’aride colline sablonneuse, me manifestaient l’intime, ardente et sainte vie de la nature : comme j’embrassais toutes ces choses dans mon cœur enflammé ! Je me sentais comme un dieu dans ces flots de richesses, et les formes admirables de l’immense univers se mouvaient, animant toute la création dans le fond de mon Ame ! Des montagnes énormes m’environnaient, des abîmes s’ouvraient devant moi, et des torrents orageux se précipitaient ; les fleuves coulaient sous mes pieds ; j’entendais mugir la forêt et la montagne, et je voyais toutes ces forces mystérieuses agir et se combiner dans les profondeurs de la terre ; puis, sur la terre et sous le ciel, tourbillonner les races innombrables des êtres. Tout est peuplé de mille formes diverses, et les hommes se blottissent ensemble dans des maisonnettes, et se nichent, et, dans leur pensée, ils régnent sur le vaste univers. Pauvre fou, qui juges tout si chétif, parce que tu es si petit !… Depuis la montagne inaccessible, par-dessus le désert, que nul pied n’a foulé, jusqu’à l’extrémité des océans inconnus, souffle l’esprit de l’éternel Créateur, et il prend plaisir à tous les grains de poussière qui le comprennent et qui vivent…. Ah ! que de fois alors je désirai, avec les ailes de la grue qui passait sur ma tête, m’envoler aux rivages de la mer immense, pour boire, à la coupe éeumante de l’infini, ces ravissantes délices, et sentir, ne fût-ce qu’un moment, dans l’espace étroit de mon sein, une goutte de la félicité de l’Être qui engendre toutes choses en lui et par lui.

Frère, le souvenir de ces heures suffit pour me fortifier. Même, les efforts que je fais pour rappeler ces sentiments ineffables, pour les exprimer encore, élèvent mon âme au-dessus d’ellemême, et me font ensuite sentir doublement l’angoisse de ma situation présente.

Il semble qu’on ait tiré devant mon âme un rideau, et la scène immense de la vie n’est plus devant moi que l’abîme de la tombe éternellement ouverte. Peux-tu dire : « Cela existe ! * quand tout passe, quand tout se précipite avec la rapidité de la foudre, et conserve -si rarement toute la force de son être, et se voit, hélas ! entraîné, englouti dans le torrent, écrasé contre les rochers ï Pas un moment qui ne te dévore, et les tiens autour de toi ; pas un moment où tu ne sois un destructeur, où tu ne doives l’être ; la plus innocente promenade coûte la vie à des milliers de pauvres insectes ; un de tes pas ruine les laborieux édifices des fourmis, et enfonce tout un petit monde dans un injurieux tombeau. Ah ! ce qui me touche, ce ne sont pas les grandes et rares catastrophes du monde, ces inondations, ces tremblements de terre, qui engloutissent vos cités ; ce qui me ronge le cœur, c’est la force dévorante qui est cachée dans la nature entière, et n’a rien produit qui ne détruise son voisin et ne se détruise soimême. C’est ainsi que je poursuis avec angoisse ma course chancelante, environné du ciel et de la terre et de leurs forces actives ; je ne vois rien qu’un monstre qui dévore, qui rumine éternellement.

21 août.

C’est en vain que .je lui tends les bras le matin, quand je me dégage de pénibles songes ; en vain que je la cherche, la nuit, sur1 ma couche, quand un rêve heureux, innocent, m’a fait croire que j’étais assis près d’elle dans la prairie, que je tenais sa main et la couvrais de mille baisers. Ah ! quand je suis encore à demi dans l’ivresse du sommeil, si je la cherche de la main, et que, là-dessus, je m’éveille, un torrent de larmes jaillit de mon cœur oppressé, et je pleure, inconsolable, dans l’attente d’un sombre avenir.

22 août.

Quel malheur, Wilhelm ! mes forces actives se consument dans une inquiète indolence ; je ne puis être oisif et ne puis non plus rien faire. Je n’ai aucune imagination, aucun sentiment de la nature, et les livres m’inspirent du dégoût. Quand l’homme se manque à lui-même, tout lui manque. Je te jure que j’ai maintes fois désiré d’être un journalier, pour avoir du moins, le matin, à mon réveil, la perspective du jour présent, un mobile, une espérance. Souvent j envie Albert, que je vois enfoncé jusqu’aux yeux dans les paperasses, et je me figure que je serais heureux si j’étais à sa place. Déjà quelquefois j’ai été sur le point de t’écrire, ainsi qu’au ministre, et de solliciter ce poste à l’ambassade, qui, tu me l’assures, ne me serait pas refusé. Je le crois aussi. Le ministre m’aime depuis longtemps ; il m’avait souvent pressé de me vouer à quelque emploi. Cela peut me préoccuper durant une heure ; mais, lorsque j’y réfléchis, et que je pense à la fable du cheval, qui, impatient de sa liberté, se laisse mettre la selle et la bride, et qui est ensuite harassé de fatigue…. je ne sais ce que je dois faire…. Et d’ailleurs, mon cher Wilhelm, ce désir de changement d’état, qui me possède, n’est-il pas peut-être une impatience secrète, maladive, qui me poursuivra partout ?

28 août.

Assurément, si mon mal pouvait se guérir, ces gens le guériraient. C’est aujourd’hui mon jour de naissance ; et, de grand matin, je reçois d’Albert un petit paquet. En l’ouvrant, ce qui frappe d’abord mes yeux, c’est un des nœuds de rubans rosés que Charlotte portait, le premier jour où je la vis, et que depuis lors je l’avais quelquefois priée de me donner ; puis deux petits volumes in-douze, le petit Homère de Wetstein, édition que j’avais souvent désirée, pour.ne pas traîner à la promenade celle d’Ernesti. Voilà comme ils préviennent mes désirs, comme ils cherchent à me témoigner toutes les petites complaisances de l’amitié, mille fois plus précieuses que ces présents magnifiques, par lesquels la vanité du donateur nous humilie. Je baise ce nœud mille fois le jour, et, à chaque aspiration, je savoure le souvenir des félicités dont me comblèrent ce peu de jours heureux, passés pour jamais. Wilhelm, c’est comme cela, et je ne murmure point : les fleurs de la terre ne sont que des apparitions. Combien se flétrissent sans laisser aucune trace. Combien peu fructifient, et combien peu de ces fruits mûrissent ! Et pourtant il en est assez encore ; et pourtant…. ô mon frère…. pouvons-nous négliger les fruits mûrs, les mépriser, et, sans en jouir, les abandonner à la pourriture ?

Adieu. L’été est magnifique. Je grimpe souvent aux arbres du verger de Charlotte avec la longue perche, et j’atteins les poires aux plus hautes branches. Charlotte est sous l’arbre, et reçoit les fruits que je fais tomber à ses pieds.

30 août.

Malheureux ! n’es-tu pas un insensé ? Ne t’abuses-tu pas toimême ? Que deviendra cette passion furieuse et sans terme ? Je n’ai plus de vœux que pour elle ; il ne s’offre plus à mon imagination d’autre figure que la sienne, et tous les objets qui m’environnent, je ne les vois plus que dans leurs rapports avec elle. Et cela me procure quelques heures enchantées, jusqu’au hioment où il faut m’arracher à cette image. Ah ! Willielm, où mon cœur m’entraînc-t-il souvent !… Quand j’ai été assis près d’elle deux ou trois heures, à me repaître de sa figure, de ses gestes, de son céleste langage, peu à peu tous mes sens s’exaltent, une ombre se répand sur ma vue, j’entends à peine encore, je me sens saisir à la gorge, comme par une main meurtrière ; puis mon cœur, dans ses battements précipités, cherche du soulagement pour mes sens oppressés, et ne fait qu’augmenter leur trouble…. Wilhelm, souvent je ne sais pas si je suis au monde ; et, si quelquefois la tristesse ne prend pas le dessus, et si Charlotte ne m’accorde pas la douloureuse consolation de baigner sa main de mes larmes pour soulager mon angoisse…. il faut que je fuie, il faut que je sorte, et je vais m’égarer bien loin dans les champs. Alors mon plaisir est de gravir une montagne escarpée, de me frayer un sentier à travers un bois impraticable, à travers les buissons qui me blessent, les ronces qui me déchirent. Alors je me trouve un peu soulagé, un peu ! Et, si quelquefois, épuisé de soif et de lassitude, je succombe et m’arrête en chemin ; si quelquefois, dans la profonde nuit, quand la pleine lune brille là-haut sur ma tête, je m’assieds dans la forêt déserte, sur un tronc tortueux, pour donner quelque relâche à mes pieds déchirés, et qu’à la faveur de la clarté crépusculaire, je m’endorme d’un sommeil fatigant !… 0 Wilhelm, l’asile solitaire d’une cellule, la haire et le cilice, seraient des soulagements après lesquels mon Ame soupire. Adieu. Je ne vois à cette .souffrance d’autre terme que le tombeau.

3 septembre.

Il faut que je parte. Je te remercie, Wilhelm, d’avoir fixé ma résolution chancelante. Voilà déjà quinze jours que’je nourris la pensée de la quitter. Il faut que je parte. Elle est de nouveau à la ville, chez une amie ; et Albert…. et…. il faut que je parte.

10 septembre.

Quelle nuit, Wilhelm ! Maintenant je puis tout supporter. Je ne la verrai plus. Oh ! que ne puis-je voler dans tes bras ! que ne puis-je, mon ami, t’exprimer par mes larmes et mes transports les sentiments qui oppressent mon cœur ! Me voilà à mon pupitre, la poitrine haletante ; je cherche à m’apaiser, j’attends le matin, et, au lever du soleil, les chevaux seront devant ma porte.

Ah ! elle sommeille paisiblement, et ne pense pas qu’elle ne me reverra jamais. Je me suis arraché..,. J’ai été assez fort pour ne pas trahir mon projet, pendant un entretien de deux heures. Et quel entretien, mon Dieu !

Albert m’avait promis de se trouver au jardin avec Charlotte, tout de suite après le souper. J’étais sur la terrasse, sous les grands marronniers, et je regardais le soleil, que, pour la dernière fois, je voyais se coucher derrière l’aimable vallée et la douce rivière. J’avais été si souvent à cette place avec elle, et j’avais assisté à ce même spectacle magnifique, et maintenant…. Je montais, je descendais cette allée, que j’aimais tant ; un attrait secret, sympathique, m’avait souvent arrêté dans ce lieu, avant que je connusse Charlotte ; et quel plaisir ce fut pour nous, . dans les commencements de notre liaison, de découvrir mutuellement notre préférence pour ce site, un des plus romantiques sans doute que je connaisse parmi les créations de l’art !

D’abord tu jouis, entre les marronniers, d’une vaste perspective…. Ah ! je me souviens de t’avoir déjà beaucoup parlé, dans mes lettres, de ces hautes murailles de charmilles, qui finissent par vous emprisonner, et de cette allée, qui devient toujours plus sombre, grâce à un bosquet voisin, jusqu’à ce qu’enfin tout aboutisse à une petite place fermée, autour de laquelle, semblent courir tous les frissonnements de la solitude. Je sens encore le charme secret que j’éprouvai, la première fois que je pénétrai dans ce lieu, par un brillant soleil de midi : js pressentais vaguement quel théâtre de félicités et de douleur il devait être encore.

J’avais passé près d’une demi-heure, livré aux douloureuses, aux douces pensées de la séparation, du revoir, lorsque je les entendis monter sur la terrasse. Je courus au-d£vant d’eux, et, avec un frémissement, je pris la main de Charlotte et la baisai. Au moment où nous arrivâmes sur la terrasse, la lune se levait derrière la colline buissonneuse ; nous parlâmes de choses diverses, et insensiblement nous approchâmes du cabinet sombre. Charlotte entra et s’assit, Albert auprès d’elle, et moi, de l’autre côté. Mais mon inquiétude ne me permit pas de rester longtemps assis : je me levai, je me plaçai devant elle, je fis quelques tours et je revins m’asseoir : c’était un état d’angoisse. Charlotte nous fit remarquer le bel effet de la lune, qui, à l’extrémité des charmijles, éclairait devant nous toute la terrasse : spectacle magnifique, et d’autant plus frappant, qu’une profonde obscurité nous environnait. Nous étions silencieux. Au bout de quelques moments, Charlotte prit la parole : « Jamais, dit-elle, jamais je ne me promène au clair de lune, que mes amis défunts ne me reviennent à la pensée, que je ne sois saisie par le sentiment de la mort et de l’avenir. Nous existerons ! poursuivit-elle, avec l’accent du sentiment le plus sublime ; mais, Werther, est-ce que nous devons nous retrouver, nous reconnaître ? Qu’en pensez-vous ? qu’en dites-vous ? »

— Charlotte, lui dis-je, en lui tendant la main (et mes yeux se remplirent de larmes), nous nous reverrons’. Ici et là-haut nous nous reverrons ! »

Je ne pus en dire davantage. Wilhelm, devait-elle me faire cette question, quand j’avais dans le cœur ce cruel adieu ?

« Et nos morts bien-aimés, poursuivit-elle, savent-ils quelque chose de nous ? Est-ce qu’ils sentent que, dans nos moments de bonheur, nous nous souvenons d’eux avec un ardent amour ? Oh ! l’image de ma mère plane toujours autour de moi, lorsque, dans la paisible soirée, je suis assise au milieu de ses enfants, • de mes enfants, et qu’ils sont assemblés autour de moi, comme ils élaient assemblés autour d’elle. Alors, si je regarde le ciel avec une larme dé désir, et souhaite qu’elle puisse voir un moment comme je tiens la parole que je lui donnai à l’heure de la mort, d’être la mère de ses enfants, avec quelle émotion je m’écrie : « Pardonne, mère chérie, si je ne suis pas pour eux ce « que tu fus toi-même. Ah ! je fais tout ce que je puis ; ils sont « du moins vêtus, nourris, et, ce qui vaut mieux que tout cela, « ils sont soignés, ils sont aimés. Si tu pouvais voir notre union, i ô sainte bien-aimée, tu bénirais, avec les plus vives actions <* de grâce, ce Dieu à qui tu demandais, en versant les larmes « les plus amères, les larmes suprêmes, le bonheur de tes « enfants…. »

Voilà ce que disait Charlotte…. 0 Wilhelm, qui peut répéter ce qu’elle disait ? Comment la lettre froide et morte pourrait-elle reproduire cette fleur céleste de l’âme ? Albert l’interrompit avec douceur : » Cela vous affecte trop vivement, Charlotte. Je sais combien ces idées vous sont chères, mais, je vous en prie….

— Albert, dit-elle, je sais que tu n’as pas oubl ié les soirées où nous étions assis autour de la petite table ronde, lorsque papa était en voyage, et que nous avions envoyé coucher les enfants. Tu avais souvent un bon livre, et tu en venais rarement à lire quelque chose…. L’entretien de cette âme sublime n’était-il pas au-dessus de tout ? 0 douce et belle femme, joyeuseet%toujours active !… Dieu voit les larmes que je verse devant lui, à genoux sur ma couche, pour lui demander de me rendre semblable à ma mère.

— Charlotte, m’écriai-je, en me prosternant devant elle, et eh prenant sa main, que je baignais de pleurs, Charlotte, la bénédiction de Dieu repose sur toi, ainsi que l’esprit de ta mère.

— Si vous l’aviez connue ! dit-elle, en me serrant la main : elle était digne d’être connue de vous. » Je crus m’anéantir. Jamais on n’avait prononcé sur moi une plus grande, une plus glorieuse parole. Elle poursuivit : « Et cette femme a dû mourir à la fleur de son âge, quand le dernier de ses fils n’avait pas encore six mois ! Sa maladie ne.fut pas longue. Elle était calme, résignée ; elle ne plaignait que ses^nfants, surtout le petit. Lorsque son heure approcha et qu’elle me dit : « Fais-les monter,» et que je fis entrer les petits, qui ne savaient rien, les aînés, qui étaient hors d’eux-mêmes ; lorsqu’ils entouraient le lit, qu’elle leva les mains et pria sur eux, les embrassa l’un après l’autre, et les renvoya, et me dit : « Sois leur mère ! » je lui donnai la main pour toute réponse. « Tu promets beaucoup, « ma fille, dit-elle : le cœur d’une mère et l’œil d’une mère ! J’ai « vu souvent, à tes larmes reconnaissantes, que tu sens ce qu’ils « valent. Tu les auras pour tes frères et sœurs, et, pour ton père, « la fidélité et l’obéissance d’une femme. Tu le consoleras. » Elle demanda à le voir : il était sorti, pour nous cacher l’insupportable douleur qu’il éprouvait : il était déchiré…. Albert, tu étais dans la chambre : elle entendit marcher quelqu’un, et demanda qui c’était, et t’appela auprès d’elle ; et comme elle jeta sur nous deux un regard calme et consolé, à la pensée que nous serions heureux, heureux ensemble !… » Albert l’embrassa, et s’écria : « Nous le sommes, nous le serons. » Le flegmatique Albert était hors de lui, et moi, je ne me connaissais plus.

« Werther, reprit-elle, et cette femme devait mourir ! Dieu, quand je songe quelquefois comme on laisse emporter ce qu’on a de plus cher au monde ! Et personne ne le sent aussi vivement que les enfants, qui se plaignirent longtemps encore, que « les hommes noirs avaient emporté leur maman. »

Elle se leva, je m’étais réveillé ; je tremblais. Je demeurais assis et tenais la main de Charlotte. « II nous faut rentrer, dit-elle, il en est temps. » Elle voulut dégager sa main, et je la retenais "avec plus de force. « Nous nous reverrons, m’écriai-je, nous nous retrouverons : sous quelque forme que ce soit, nous saurons nous reconnaître. Je m’en vais, poursuivis-je ; je m’en vais volontairement, et pourtant, s’il me fallait dire « pour jamais, » je ne pourrais soutenir cette pensée. Adieu, Charlotte ! Adieu, Albert ! Nous nous reverrons. — Demain, je pense, » répondit-elle en badinant. Je sentis ce demain ! Ah ! elle ne savait pas, quand elle retira sa main de la mienne…. Ils parcoururent l’allée, et la quittèrent…. Je restai immobile, je les suivis des yeux au clair de lune, et me prosternai, et fondis en larmes, et me relevai soudain ; et je courus sur la terrasse, et je vis encore de loin, sous l’ombre des grands tilleuls, sa robe blanche briller vers la porte du jardin ; je tendis les bras : elle disparut.

LIVRE DEUXIÈME.

20 octobre 1771.

Nous sommes arrivés hier. L’ambassadeur est indisposé et gardera la chambre quelques jours. Si seulement il était moins disgracieux, tout irait bien. Je vois, je vois que le sort m’a réservé de rudes épreuves. Mais courage ! Un esprit léger supporte tout. Un esprit léger ! Je ris de voir ce mot venir au bout de ma plume. Hélas ! une humeur un peu plus légère ferait de moi l’homme le plus heureux qui fût sous le soleil. Eh quoi ! d’autres, avec leur petite mesure de forces et de talents, se pavanent devant moi dans une agréable suffisance, et moi je désespère de mes avantages, de mes facultés ! Bon Dieu, qui m’as fait tous ces dons, pourquoi n’en as-tu pas retenu la moitié, et ne m’as-tu pas donné la confiance et le contentement ?

Patience ! patience ! cela ira mieux ; car, je le reconnais, mon ami, tu as raison : depuis que je suis tous les jours mêlé dans la foule, et que je vois ce que font les autres et comment ils se comportent, je suis beaucoup plus content de moi. Assurément, puisque nous sommes ainsi faits, que nous comparons tout avec nous-mêmes, et nous-mêmes avec tout, le bonheur ou le malheur réside dans les objets avec lesquels nous nous mettons en parallèle : aussi rien n’est-il plus dangereux que la solitude. Notre imagination, portée par sa nature à s’élever, nourrie par les fantastiques images de la poésie, se crée une suite d’êtres parmi lesquels nous occupons le dernier rang, et hors de nous tout semble plus magnifique, toute autre personne est plus parfaite. Cela est tout ù fait naturel : nous sentons souvent qu’il nous manque beaucoup de choses, et, précisément ce qui nous manque, il nous semble le trouver chez un autre, à qui nous attribuons d’ailleurs ce que nous possédons, et, de plus encore, une.certaine grâce idéale. Ainsi se trouve achevé l’homme heureux, qui est notre ouvrage.

Au contraire, lorsqu’avec toute notre faiblesse, tous nos efforts, nous poursuivons franchement notre œuvre, nous trouvons bien souvent qu’à cheminer tranquillement et à louvoyer, nous avançons plus que d’autres à force de voiles et de rames…. Et l’on a pourtant un vrai sentiment de soi-même, lorsqu’on marche de front avec les autres ou que même on les devance.

26 novembre 1771.

A tout prendre, je commence à me trouver ici très-passablement. Ce qu’il y a de plus heureux, c’est que l’ouvrage ne manque pas, et puis ces gens de toute espèce, ces nouvelles figures de toute sorte, me font un spectacle bigarré. J’ai fait la connaissance du comte C., qui m’inspire de jour en jour plus de respect. G’est une grande et vaste intelligence, et il n’est point froid, pour voir beaucoup de choses d’un point de vue éïevé ; sa société révèle une unie vivement sensible à l’amitié et à l’affection. Il a pris de l’attachement pour moi à l’occasion d’une affaire que j’ai été chargé de régler avec lui. Dès les premiers mots, il remarqua que nous nous entendions, et qu’il pouvait parler avec moi comme il ne ferait pas avec chacun. Aussi ne puis-je assez me louer de sa franchise à mon égard. Il n’est pas au monde une plus vraie et plus vive jouissance que de voir une grande unie s’ouvrir à nous.

24 décembre 1771.

L’ambassadeur me donne beaucoup d’ennuis : je l’avais prévu. C’est le sot le plus ponctuel qu’il y ait au monde ; marchant pas à pas et minutieux comme une vieille lille ; c’est un homme qui n’est jamais content de lui-même, et qu’on ne réussit par conséquent jamais à contenter. J’aime à travailler couramment, et ce qui est écrit est écrit ; il est homme à me rendre un mémoire el âme dire : « C’est bien, mais revoyez-le : on trouve toujours une expression meilleure, une particule plus juste. » Alors je me donnerais au diable de bon cœur. Pasjun et, pas une conjonction n’y doit manquer ; il est l’ennemi mortel de toutes les inversions qui m’échappent quelquefois ; si l’on n’a pas cadencé la période selon le rhythme traditionnel, il ne s’y reconnaît plus. C’est un supplice d’avoir affaire à un tel homme.

La conliance du comte de G. est la seule chose qui me dédommage encore. Il me disait dernièrement, avec une parfaite franchise, combien lui déplaisaient la lenteur et l’esprit minutieux de mon ambassadeur. « Ces gens-là sont à charge à euxmêmes et aux autres, disait-il : il faut s’y résigner, comme un voyageur qui doit franchir une montagne. Sans doute, si la montagne n’était pas là, le chemin serait beaucoup plus commode et plus court ; mais elle est là, et il faut la franchir !… »

Mon vieux s’aperçoit fort bien de la préférence que le comte me donne sur lui : cela le fâche, et il saisit toutes les occasions de clabauder sur ce seigneur en ma présence. Naturellement, je riposte, et l’affaire s’envenime. Hier il me mit hors des gonds, car il m’avait aussi en vue : « Le comte, disait-il, entend parfaitement bien les affaires du monde ; il a le travail très-facile et il écrit bien, mais il manque, de connaissances solides, comme tous les beaux esprits. * Là dessus il fit une mine qui voula.’t dire . * Sens-tu le trait ? » Mais il ne produisit sur moi aucun effet. Je méprisai l’homme qui pouvait penser et se conduire ainsi. Je lui résistai et je luttai d’une manière assez vive. Je dis que le comte était un homme digne de respect, non-seulement par son caractère, mais aussi par ses connaissances, * Je n’ai rencontré personne, ajoutai-je, qui ait aussi bien réussi à développer son esprit, à le déployer sur une multitude d’objets, et à conserver néanmoins cette activité pour la vie ordinaire. » C’était là pour mon sot de l’hébreu tout pur, et je lui tirai ma révérence, pour ne plus me faire de la bile à l’entendre déraisonner davantage.

Et c’est votre faute à vous tous, qui m’avez mis sous le joug par vos belles paroles, et m’avez chanté merveilles de l’activité. L’activité !… S’il ne fait pas plus de besogne que moi, celui qui plante des pommes de terre et qui va vendre son blé à la ville, je veux bien ramer encore dix ans sur la galère où je suis maintenant enchaîné.

Et la brillante misère, l’ennui, qui régnent parmi le sot peuple que l’on voit se presser ici ! la manie du rang, avec laquelle ils guettent, ils épient, le moyen de gagner un pas les uns sur les autres ; frivoles, misérables passions, qui se montrent sans le moindre voile ! Voici, par exemple, une femme qui entretient tout le monde de sa noblesse et de ses terres, en sorte que chaque étranger doit se dire : « C’est une folle, à qui un peu de noblesse et le renom de ses domaines ont tourné la tête. » Mais c’est bien pis encore ! Cette femme est la fille d’un greffier du voisinage…. Vois-tu, je ne puis comprendre que le genre humain ait assez peu de sens pour se prostituer si platement.

A la vérité, je remarque toujours plus, mon cher Wilhelm, combien l’on est fou de juger les autres d’après soi. Et puisque j’ai tant à faire avec moi-même, que mon cœur est si turbulent…. ah ! je laisse volontiers les autres suivre leur voie, s’ils veulent seulement me laisser suivre la mienne.

Ce qui m’importune le plus, ce sont les misérables distinctions sociales. Je sais, tout comme un autre, combien l’a différence des conditions est nécessaire, combien d’avantages elle me procure à moi-même : mais je voudrais qu’elle ne vînt pas me barrer le passage, au moment où je pourrais goûter encore ici-bas un peu de joie, une apparence de bonheur. Dernièrement j’ai fait, à la promenade, la connaissance d’une demoiselle de B., aimable personne, qui, au milieu de ce monde guindé, a conservé beaucoup de naturel. Nous trouvâmes du plaisir à converser ensemble, et, quand nous nous séparâmes, •je lui demandai la permission de lui rendre visite. Elle me l’accorda de si bonne grâce, que je pouvais à peine attendre le moment convenable pour me rendre chez elle. Elle n’est pas de cette ville, et demeure chez une tante. La physionomie de la vieille me déplut. Je montrai beaucoup d’attentions pour elle ; je lui adressai presque toujours la parole, et, en moins d’une demi-heure, je parvins à démêler assez bien ce que la jeune demoiselle m’a depuis avoué elle-même : c’est que sa chère tante manque de tout dans sa vieillesse ; qu’elle est sans fortune, sans esprit, sans autre ressource que la suite de ses aïeux, sans autre abri que le rang dans lequel elle se retranche, sans autre délassement que de regarder fièrement de sa fenêtre les bourgeois passer là-bas. Elle doit avoir été belle dans sa jeunesse, et a passé son temps à des bagatelles ; elle fit d’abord, par ses caprices, le tourment de quelques pauvres jeunes hommes, puis, dans un âge plus mûr, elle se plia sous l’obéissance d’un vieil officier, qui, à ce prix, et pour un modique entretien, passa l’Age d’airain avec elle et mourut. Maintenant elle se voit seule dans l’Age de fer, et personne ne la regarderait, si sa nièce était moins aimable.

8 janvier 1772.

Quels hommes que ceux dont l’âme est absorbée tout entière par le cérémonml ; dont la pensée et les efforts, durant des années, ne^ tendent qu’à chercher les moyens de se glisser à table un siège plus haut ! Ce n’est pas qu’ils manquent d’ailleurs d’occupations : bien au contraire, les travaux s’amassent, parce que ces petits démêlés entravent l’expédition des affaires importantes. La semaine dernière, il y eut des difficultés dans une partie de traîneaux, et cela gâta tout notre plaisir.

Les fous, qui ne voient pas que la place ne signifie rien, et que celui qui occupe la première joue rarement le premier rôle ! Combien de rois ne sont-ils pas gouvernés par leurs ministres ! combien de ministres, par leurs secrétaires ! Lequel est donc le premier ? Selon moi, c’est celui qui domine les autres, qui possède assez de force ou de. ruse pour faire servir leurs forces et leurs passions à l’accomplissement de ses desseins.

20 janvier.

Il faut que je vous écrive, mon aimable Charlotte, ici, dans la chambre d’une pauvre auberge de village, où je me suis réfugié contre le mauvais temps. Dans ce triste gîte de D., où je me traîne au milieu d’une foule étrangère, tout à fait étrangère à mes sentiments, je n’ai pas eu un moment, pas un seul, où le cœur in’ait dit de vous écrire : et maintenant, dans cette cabane, dans cette solitude, dans cette prison, tandis que la neige et la grêle se déchaînent contre ma petite fenêtre, ici, vous avez été ma première pensée. Dès que je fus entré, votre image, ô Charlotte, votre pensée m’a saisi, si sainte, si vivante ! Bon Dieu, c’est le premier instant de bonheur que je retrouve.

Si vous me voyiez, mon amie, dans ce torrent de dissipations ! Comme toute mon âme se dessèche ! Pas un moment où le cœur soit plein ! pas une heure fortunée ! rien, rien ! Je suis là comme devant une chambre obscure : je vois de petits hommes et de petits chevaux tourner devant moi, et je me demande souvent si ce n’est pas une illusion d’optique. Je m’en amuse, ou plutôt on s’amuse de moi comme d’une ma"rionnette ; je prends quelquefois mon voisin par sa main de bois, et je recule en frissonnant. Le soir, je fais le projet d’aller voir lever le soleil, et je reste au lit ; le jour, je me promets le plaisir du clair de lune, et je m’oublie dans ma chambre. Je ne sais trop pourquoi je me lève, pourquoi je me coucha.

Le levain qui faisait fermenter ma vie, je ne l’ai plus ; le charme qui me tenait éveillé dans les nuits profondes s’est évanoui ; l’enchantement qui, le matin, m’arrachait au sommeil a fui loin de moi.

Je n’ai trouvé ici qu’une femme, une seule, Mlle de B. Elle vous ressemble, ô Charlotte, si l’on peut vous ressembler. «.Eh quoi ? direz-vous, le voilà qui fait de jolis compliments ! » Cela n’est pas tout à fait imaginaire : depuis quelque temps je suis très-aimable, parce que je ne puis faire autre chose ; j’ai beaucoup d’esprit, at les dames disent que personne ne sait louer aussi finement…. «Ni mentir, ajouterez-vous, car l’un ne va pas sans l’autre, entendez-vous ?… » Je voulais parler de Mlle B. Elle a beaucoup d’âme, on le voit d’abord à la flamme de ses yeux bleus. Son rang lui est à charge ; il ne satisfait aucun des vœux de son cœur. Elle aspire à sortir de ce tumulte, et nous rêvons, des heures entières, au mijieu de scènes champêtres, un bonheur sans mélange ; hélas ! nous rêvons à vous, Charlotte ! Que de fois n’est-elle pas obligée de vous rendre hommage !… Non pas obligée : elle le fait de bon gré ; elle entend volontiers parler de vous ; elle vous aime.

Oh ! si j’étais assis à vos pieds, dans la petite chambre, gracieuse et tranquille ! si nos chers petits jouaient ensemble autour de moi, et, quand leur bruit vous fatiguerait, si je pouvais les rassembler en cercle et les calmer avec une histoire effrayante !

Le soleil se couche avec magnificence sur la contrée éblouissante de neige ; l’orage est passé ; et moi…. il faut que je rentre dans ma cage…. Adieu. Albert est-il auprès de vous ? Et comment ?… Dieu veuille me pardonner cette question !

8 février

Nous avons, depuis une semaine, le temps le plus affreux, et je m’en félicite, car ; depuis mon arrivée, je n’ai pas encore vu luire un beau jour, qu’un fâcheux ne me l’ait gâté ou dérobé. Maintenant, lorsqu’il pleut bjen fort, qu’il neige, qu’il gèle et dégèle, je me dis : « On ne peut être plus mal à la maison que dehors, » ou réciproquement, et je prends mon parti. Mais le soleil se montre-t-il le matin, et promet-il un beau-jour, je ne manque jamais de m’écrier : « Voici encore une faveur céleste qu’ils peuvent se ravir les uns aux autres. » Il n’est rien qu’ils ne se ravissent de la sorte : santé, bonne renommée, joie, repos ; et, le plus souvent, par niaiserie, ignorance et préjugé, et, à les entendre, avec les meilleures intentions. Je voudrais quelquefois les prier à genoux de ne pas se déchirer eux-mêmes les entrailles avec tant de fureur.

17 février.

Je crains que mon ambassadeur et moi nous ne puissions plus tenir longtemps ensemble. Cet homme est tout à fait insupportable. Sa manière de travailler et de traiter les affaires est si ridicule, que je ne puis m’empêcher de le contredire, et souvent d’en faire à ma tète et à ma façon, et, naturellement, la chose n’est jamais ù son gré. Il s’en est plaint dernièrement à la cour, et le ministre m’en a fait une remontrance, fort douce, à la vérité, mais enfin c’était une remontrance, et je songeais à demander mon congé, quand j’ai reçu de lui une lettre particulière1, une lettre devant laquelle je me suis mis à genoux, pour adorer cet esprit élevé, noble et sage. Comme il reprend ma sensibilité trop vive ! Comme il se plaît à voir une heureuse ardeur de jeunesse dans mes idées exaltées d’activité, d’influence sur les autres, de décision dans les affaires, et cherche, non pas à les extirper, mais à les modérer et à les conduire au point où elles peuvent trouver leur véritable développement et produire leur effet ! Me voilà, pour huit jours, fortifié et d’accord avec moi-même. C’est une belle chose que la paix de l’âme et le contentement de soi. Cher ami, quel dommage que ce joyau soit aussi fragile qu’il est précieux et beau !

20 février.

Dieu veuille vous bénir, mes amis, et vous donner tous les heureux jours qu’il me retranche !

Albert, je te remercie de m’avoir trompé : j’attendais l’avis qui devait m’annoncer le jour de votre mariage, et j’avais résolu que ce jour là, j’ôterais solennellement de la muraille la silhouette de Charlotte, pour l’ensevelir parmi d’autres papiers. Vous êtes époux, et son image est toujours là ! Qu’elle y reste ! Et pourquoi pas ? Je sais que je suis moi-même auprès de vous ; que je suis, sans te faire tort, dans le cœur de Charlotte ; j’y tiens, oui, j’y tiens la seconde place, et je veux et je dois la


1. Par égard pour ces nobles personnages, on a retranché du recueil cette lettre, ainsi qu’une autre, dont il est question plus bas, parce qu’on n’a pas cru que la plus vive reconnaissance du public put faire excuser une pareille hardiesse, (Note de l’auteur.) conserver. Oh ! je deviendrais fou, si elle pouvait oublier..’.. Albert, il y a dans cette idée un enfer. Albert, adieu ! Adieu ange du ciel ! Adieu, Charlotte !

15 mars.

J’ai essuyé une mortification qui me chassera d’ici. Je grince les dents. Diable ! la chose ne pourra s’arranger, et c’est vous pourtant qui êtes cause de tout, vous qui m’avez aiguillonné, tourmenté, pressé de prendre un emploi qui n’était pas à mon gré. J’ai mon affaire à présent et vous avez la vôtre ! Et, afin que tu ne dises pas que mes idées exaltées font tout le mal, voici, mon cher, un récit pur et simple, comme le tracerait un chroniqueur.

Le comte de C…. m’aime, il me distingue : c’est une chose connue, je te l’ai déjà dit cent fois. Je dînais hier chez lui : c’était justement le jour où la noble société, hommes et femmes, se réunit le soir dans sa maison. Je n’y avais pas songé, et il ne m’était jamais venu à l’esprit que, nous autres subalternes, nous ne sommes pas là à notre place. Bien. Je dîne, et, après dîner, nous nous promenons de long en large dans le grand salon ; je cause avec le comte, avec le colonel B…, qui survient, et ainsi arrive l’heure de la réunion. Dieu sait si je pense à rien ! Arrive la très-noble dame de S…. avec monsieur son époux et leur oison de fille, à la gorge plate, au joli corsage ; ils prennent * en passant1 » leur air dédaigneux, et, comme j’ai pour cette engeance une profonde antipathie, j’allais prendre congé, et n’attendais que le moment où le comte.serait délivré de leur ennuyeux bavardage, quand je vis entrer ma chère demoiselle B…. Comme le cœur me bat toujours un peu quand je la vois, je restai, je me plaçai derrière sa chaise, et il me fallut quelque temps pour observer qu’elle me parlait avec moins d’abandon qu’à l’ordinaire, avec un peu d’embarras. Cela me surprit. « Est-elle aussi comme tout ce monde ? » dis-je en moimême. J’étais piqué et je voulais partir, et pourtant je restai, car


1. Ces mots sont en français dans l’original. j’aurais voulu l’excuser ; je ne pouvais le croire, et j’espérais encore qu’elle m’adresserait quelque parole obligeante, et…. Que veux-tu ? Dans l’intervalle, le salon se remplit. Le baron P…, avec toute la garde-robe du temps où l’on couronna François Ier 1 ; le conseiller aulique R…, mais annoncé ici in qualitate de M. de R…, avec sa sourde moitié, etc. ; il ne faut pas oublier J…, le mal vêtu, qui remplit les lacunes de sa toilette gothique avec des lambeaux à la nouvelle mode. Cela devient une foule, et je parle avec quelques personnes de ma connaissance, qui sont toutes fort laconiques. Je ne pensais et ne prenais garde qu’à ma chère B… ; je ne remarquais pas que les femmes se parlaient à l’oreille au bout de la salle ; qu’il se passait quelque chose parmi les hommes ; que Mme de S…. s’entretenait avec le comte. C’est Mlle B…. qui m’a tout rapporté depuis. Enfin le comte vint à moi, et me prit à part dans l’embrasure d’une fenêtre. « Vous connaissez, dit-il, nos coutumes bizarres : je m’aperçois que la société est mécontente de vous voir ici. Je ne voudrais pas pour tout au monde…. — Excellence, lui dis-je en l’interrompant, je vous fais mille excuses. Je devais y songer plus tôt, et je sais que vous me pardonnerez cette inconséquence. J’ai déjà voulu prendre congé de vous : un mauvais génie m’a retenu, » ajoutai-je en souriant et lui faisant la révérence. Le comte me serra les mains, avec un sentiment qui disait tout. Je me glissai doucement hors de la noble assemblée ; je me jetai dans un cabriolet, et me fis conduire à M…, pourvoir, de la colline, le coucher du soleil, et lire, dans mon Homère, le chant magnifique où l’on voit comme Ulysse est hébergé par le fidèle gardien des pourceaux. Tout cela était à merveille !

Le soir, je reviens souper à l’hôtel : il n’y avait encore que peu de gens dans la salle ; ils jouaient aux dés sur un coin de la table, dont ils avaient relevé la nappe. Arrive l’estimable A… ; il pose son chapeau, tout en me regardant ; il vient à moi et me dit à voix basse : « Tu as eu un désagrément ? — Moi ? dis-je. — Le comte t’a fait sortir de son assemblée. — Au diable soit-elle ! m’écriai-je. J’étais bien aise de respirer le grand air. — Tant mieux, dit-il, que tu prennes la chose légèrement. Je suis fâché


1. Empereur d’Allemagne en 1745. seulement que déjà cela coure partout. » Alors enfin la chose commença à me piquer au vif. A mesure que les gens venaient se mettre à table et me regardaient, je disais en moi-même : « C’est pour cela qu’ils te regardent, » et cela m’échauffait le sang.

Et comme à présent, où que je paraisse, on me plaint ; comme j’apprends que mes envieux triomphent, et disent qu’on voit ce qui arrive à ces présomptueux, qui se prévalent d’un peu d ;esprit qu’ils ont, et se croient par là autorisés à se mettre au-dessus de toutes les bienséances, et autres aboiements de la sorte…. il y aurait là de quoi s’enfoncer un couteau dans le cœur. Que l’on vante en effet tant qu’on voudra l’indépendance de caractère : je voudrais bien voir l’homme qui pourra souffrir que des faquins glosent sur son compte, quand ils ont sur lui quelque prise-’ Quand leur bavardage est sans fondement, alors certes il est facile de les oublier.

16 mars

Tout me provoque. Aujourd’hui j’ai rencontré Mlle B…. à la promenade : je n’ai pu m’empêcher de lui adresser la parole, et, dès que nous fûmes un peu éloignés de la compagnie, je lui ai témoigné mon ressentiment de sa conduite d’avant-hier. « 0 Werther, m’a-t-elle dit d’un ton pénétré, avez-vous pu vous expliquer ainsi mon trouble, vous qui connaissez mon cœur ? Que n’ai-je pas souffert pour vous, dès le moment où j’entrai dans le salon ! Je prévoyais tout. Cent fois j’ai eu la parole sur les lèvres pour vous le dire. Je savais que les dames de S…. et T…. quitteraient plutôt la place avec leurs maris que de rester dans votre compagnie ; je savais que le comte n’oserait pas se brouiller avec eux…. Et maintenant tout ce bruit…. — Comment, mademoiselle ? » dis-je, en cachant mon trouble ; car tout ce que Adelin m’avait dit avant-hier courut en ce moment dans mes veines comme de l’eau bouillante. « Qu’il m’en a déjà coûté ! » ajouta la douce créature, les larmes aux yeux. Je n’étais plus maître de moi, j’étais sur le point de me jeter à ses pieds. « Expliquez-vous, » lui dis-je. Ses larmes coulèrent, j’étais hors de moi. Elle les essuya, sans vouloir les cacher. « Vous connaissez ma tante, reprit-elle ; elle était présente, et de quel œil a-t-elle vu cette scène ! Werther, hier au soir et ce matin, j’ai essuyé un sermon sur ma liaison avec vous, et il m’a fallu vous entendre rabaisser, ravaler, sans pouvoir, sans oser vous défendre qu’à demi. •

Chaque parole qu’elle prononçait me traversait le cœur comme uneépée. Ello ne sentait pas comme il eût été charitable de me taire tout cela ; elle y ajouta tous les bavardages que l’on ferait encore, quelles gens allaient triompher, comme on s’applaudirait tout bas, comme on se réjouirait de voir punir mon orgueil et mon mépris des autres, qu’on me reproche depuis longtemps. Entendre d’elle tout cela, Wilhelm, avec l’accent de la plus vraie sympathie !… Je fus écrasé, et j’en ai encore la rage dans le cœur. Je voudrais que l’un d’eux osdt me le dire en face, afin de pouvoir lui passer mon épée au travers du corps. Si je voyais du sang, cela me ferait du bien. Ah ! j’ai cent fois pris un couteau, pour donner de l’air à mon cœur. On parle d’une noble race de chevaux, qui, lorsqu’ils sont violemment échauffés et surmenés, se déchirent, par instinct, une veine, afin de respirer plus librement. Il en est souvent ainsi de moi : je voudrais m’ouvrir une veine qui me donnerait l’éternelle liberté.

24 mars.

J’ai demandé à la cour mon congé, et je l’obtiendrai, j’espère, et vous me pardonnerez de ne m’ôtre pas assuré d’abord votre permission. Il faut que je parte, et tout ce que vous aviez à me dire pour m’engager a rester, je le sais. Ainsi donc faites que ma mère prenne la chose doucement. Je ne puis me contenter moi-même : il faut qu’elle prenne patience, si je ne puis la contenter non plus. Cela doit l’affliger sans doute. Cette belle course que son fils avait entreprise pour arriver droit au conseil privé et aux ambassades, la voir arrêtée tout à coup ! le voir ramener son petit cheval à l’écurie ! Tournez la chose comme vous voudrez, et combinez tous les cas possibles, dans lesquels j’aurais pu et j’aurais dû rester : il suffit, je pars. Et pour que vous sachiez où je vais, ici se trouve le prince ***, à qui ma société convient beaucoup ; lorsqu’il a su mon dessein, il m’a pressé de l’accompagner dans ses terres, et d’y passer le printemps. Je serai tout à moi-même, il me l’a promis, et, comme nous nous entendons jusqu’à un certain point, je veux en courir la chance et partir avec lui.

Post-scriptum.

19 avril.

Je te remercie de tes deux lettres. Je n’ai pas répondu, parce que j’ai attendu, pour expédier celle-ci, que j’eusse obtenu mon congé de la cour. Je craignais que ma mère ne s’employât auprès du ministre et ne gênât mon projet. Maintenant la chose est faite : voilà mon congé. Je ne puis vous dire avec quel regret on me l’a donné, et ce que m’écrit le ministre : vous éclateriez en nouvelles lamentations. Le prince héréditaire m’a envoyé une gratification de vingt-cinq ducats, avec un mot qui m’a touché jusqu’aux larmes. Je n’ai donc pas besoin de l’argent au sujet duquel j’écrivis dernièrement à ma mère.

5 mai.

Je pars demain, et, le lieu de ma naissance n’étant qu’à six milles de la route, je veux le revoir, et me rappeler ces anciens jours, doucement passés comme un songe. Je veux entrer par cette même porte de laquelle ma mère sortit avec moi, lorsqu’après la mort de mon père, elle quitta ce lieu cher et tranquille, pour s’emprisonner dans sa ville natale. Adieu, Wilhelm, tu auras des nouvelles de mon voyage.

9 mai.

J’ai fait ma visite au lieu natal avec toute la piété d’un pèlerin, et bien des sentiments inattendus m’ont saisi. Je fis arrêter près du grand tilleul qui se trouve à un quart de lieue de la ville du côté de S… ; je quittai la voiture, et je l’envoyai en avant, afin de cheminer à pied et de savourer à mon gré chaque souvenir, dans toute sa vie et sa nouveauté. Je m’arrêtai sous le tilleul, qui avait été, dans mon enfance, le but et le terme de mes promenades. Quelle différence ! Alors, dans une heureuse ignorance, je m’élançais avec ardeur vers ce monde inconnu, où j’espérais pour mon cœur tant de nourriture, tant de jouissances, qui devaient combler et satisfaire l’ardeur de mes désirs. Maintenant, j’en reviens de ce vaste monde…. O mon ami, avec combien d’espérances déçues, avec combien de plans renversés !… Les voilà devant moi les montagnes qui mille fois avaient été l’objet de mes vœux. Je pouvais rester des heures assis à cette place, aspirant à franchir ces hauteurs, égarant ma pensée au sein des bois et des vallons, qui s’offraient à mes yeux dans un gracieux crépuscule, et, lorsqu’au moment fixé il me fallait revenir, avec quel regret ne quittais-je pas cette place chérie !… J’approchai de la ville : je saluai tous les anciens pavillons de jardin ; les nouveaux me déplurent, comme tous les changements qu’on avait faits. Je franchis la porte de la ville, et d’abord je me retrouvai tout à fait. Mon ami, je ne veux pas m’arrêter au détail : autant il eut de charme pour moi, autant il serait monotone dans le récit. J’avais résolu de me loger sur la place, tout à côté de notre ancienne maison. Je remarquai, sur mon passage, que la chambre d’école, où une bonne vieille femme avait parqué notre enfance, s’était transformée en une boutique de détail. Je me rappelai l’inquiétude, les chagrins, l’étourdissement, l’angoisse que j’avais endurés dans ce trou…. Je ne pouvais faire un pas qui ne m’offrît quelque chose de remarquable. Un pèlerin ne trouve pas en terre sainte autant de places consacrées par de religieux souvenirs, et je doute que son ame soit aussi remplie de saintes émotions…. Encore un exemple sur mille : je descendis le long de la rivière, jusqu’à une certaine métairie. C’était aussi mon chemin autrefois, et la petite place où les enfants s’exerçaient à qui ferait le plus souvent rebondir les pierres plates à la surface de l’eau. Je me rappelai vivement comme je m’arrêtais quelquefois à suivre des yeux le cours de la rivière ; avec quelles merveilleuses conjectures je l’accompagnais ; quelles étranges peintures je me faisais des contrées où elle allait courir ; comme je trouvais bientôt les bornes de mon imagination, et pourtant me sentais entraîné plus loin, toujours plus loin, et finissais par me perdre dans la contemplation d’un vague lointain…. Mon ami, aussi bornés, aussi heureux, étaient les vénérables pères du genre humain ; aussi enfantines, leurs impressions, leur poésie. Quand Ulysse parle de la mer immense et de la terre infinie, cela est vrai, humain, intime, saisissant et mystérieux. Que me sert maintenant de pouvoir répéter, avec tous les écoliers, qu’elle est ronde ? Il n’en faut à l’homme que quelques mottes pour vivre heureux dessus, et moins encore pour dormir dessous….

Je suis maintenant à la maison de chasse du prince. On vit fort bien avec le maître. Il est simple et vrai. Il est entouré de gens singuliers, que je ne puis du tout comprendre. Ils ne semblent point des fripons, et je ne leur trouve pas non plus l’air d’honnêtes gens. Quelquefois ils me semblent honorables, cependant je ne puis me confier en eux. Ce qui m’afflige encore, c’est que le prince parle souvent de ohoses qu’il ne connaît que par la lecture ou la conversation, et il en parle toujours au point de vue sous lequel un autre a cru devoir les lui présenter.

En outre, il apprécie mes talents et mon esprit plus que mon cœur, la seule chose dont je suis fier, et qui seule est la source de tout, de toute force, de toute félicité, de toute misère. Ah ! ce que je sais, chacun peut le savoir…. Mon cœur est à moi seul.

25 mai.

J’avais en tête une chose dont je ne voulais rien vous dire, jusqu’à ce qu’elle fût arrangée : maintenant, l’affaire n’ayant pas de suite, je puis tout aussi bien m’expliquer. Je voulais entrer au service. Cela m’a tenu longtemps au cœur. C’est surtout dans cette vue que j’avais suivi le prince, qui est général au service de…. Je lui ai découvert mon projet dans une promenade : il m’en a dissuadé, et il y aurait eu chez moi plus de passion que de fantaisie, si j’avais refusé de prêter l’oreille à ses raisons.

11 juillet.

Dis ce que tu voudras, je ne puis rester davantage. Que faisje ici ? Je commence a trouver le temps long. Le prince me traite aussi bien que possible, et pourtant je ne suis pas à mon, aise. Au fond nous n’avons rien de commun l’un avec l’autre. C’est un homme d’esprit, mais d’un esprit tout à fait commun ; sa conversation ne m’intéresse pas plus que ne ferait la lecture d’un livre bien écrit. Je resterai encore huit jours, et puis je recommencerai mes courses vagabondes. Ce que j’ai fait de mieux ici, c’est de dessiner. Le prince a le sentiment de l’art, et l’aurait plus vif encore, s’il était moins enchaîné par les ennuyeuses formes scientifiques et par une banale terminologie. Quelquefois je me mords les lèvres, lorsque mon imagination échauffée le promène dans les domaines de l’art et de la nature, et qu’il pense faire merveille, eu jetant tout à coup à la traverse quelque terme technique.

16 juillet.

Oui, je ne suis qu’un voyageur, un passager sur la terre ! Et vous donc, êiés-vous davantage ?

18 juillet.

Où j’ai dessein d’aller ? Je vais te le dire en confidence. Je resterai ici quinze jours encore, après quoi, je me suis fait accroire que je voulais visiter les mines de… ; mais, dans le fond, il n’en est rien : je veux seulement me rapprocher de Charlotte, - voilà tout. Et je ris de mon cœur…. et je fais tout ce qu’il veut.

29 juillet.

Non, c’est bien, tout est bien !… Moi, son époux ! 0 Dieu, qui m’as-donné la vie, si tu m’avais réservé cette félicité, ma vie entière eût été une adoration continuelle. Je ne veux pas contester, mais pardonne-moi ces larmes’, pardonne-moi mes vœux inutiles…. Elle, ma femme ! Si j’avais serré dans mes bras la plus aimable créature qui soit sous le soleil !… Wilhelm, tout mon corps frissonne, lorsqu’Albert entoure de son bras cette taille élégante.

Et l’oserai-je dire ? Pourquoi pas, Wilhelm ? Elle eût été plus heureuse avec moi qu’avec lui. Oh ! il n’est pas l’homme capable de remplir tous les vœux de cet ange. Un certain défaut de sensibilité, un défaut…. prends-le comme tu voudras…. Je ne vois pas la sympathie faire battre son cœur, à quelque passage d’un livre chéri, quand le cœur de Charlotte et le mien se rencontrent, et, dans cent autres occasions, lorsqu’il nous arrive d’exprimer nos sentiments sur les actions d’autrui…. Cher Wilhelm…. il est vrai qu’il l’aime de toute son âme ; et que ne mérite pas un pareil amour ?…

Un homme insupportable m’a interrompu. Mes larmes sont séchées. Je suis distrait.

Adieu, cher ami.

4 août.

Je ne suis pas le seul : tous les hommes sont déçus dans leurs espérances, trompés dans leur attente. J’ai été voir ma bonne femme sous les tilleuls. L’aîné des enfants est accouru à ma rencontre : ses cris de joie ont amené la mère, qui m’a paru très-abattue. Sa première parole a été de me dire : « Mon bon monsieur, hélas ! mon Jean est mort ! » C’était le plus jeune de ses garçons. Je restai muet. « Et mon rnari, a-t-elle dit encore, est revenu de Suisse, et n’a rien apporté ; et, sans quelques bonnes gens, il lui aurait fallu mendier pour revenir. Il avait pris la fièvre en chemin…. » Je ne pus rien lui dire ; je donnai quelque chose au petit. Elle me pria d’accepter quelques pommes, ce que je fls, et je quittai ce lieu de triste souvenir.

21 août.

En un tour de main, je suis tout changé. Quelquefois la vie s’éclaire encore d’un joyeux sourire…. Hélas ! ce n’est que pour un moment…. Quand je me perds ainsi dans mes rêves, je ne puis écarter loin de moi cette pensée : « Quoi donc ! si Albert venait à mourir ! Tu serais, oui, elle serait…. » Et je poursuis cette vision jusqu’à ce qu’elle me conduise au bord des abîmes, devant lesquels je recule avec horreur.

Quand je sors de la ville par le chemin que je parcourus en voiture, le jour où j’allai, pour la première fois, prendre Charlotte, afin de la mener au bal, combien tout me paraît changé ! Tout est passé, tout a disparu. Nul vestige de ce monde évanoui ; pas un battement de cœur qui réponde à mes sentiments d’autrefois. Je suis comme un fantôme, qui reviendrait dans le manoir consumé, dévasté, que jadis, prince florissant, il avait bâti lui-même, décoré avec la dernière magnificence, et que, d’un cœur plein d’espoir, il avait laissé, en mourant, à son fils bien-aimé.

3 septembre.

Quelquefois je ne puis comprendre comment un autre peut l’aimer, ose l’aimer, quand je l’aime si uniquement, si profondément, si parfaitement ; quand je ne connais et ne sais et ne possède rien qu’elle.

4 septembre.

Oui, c’est ainsi. Comme la nature incline vers l’automne, l’automne se fait en moi et autour de moi. Mes feuilles jaunissent, et déjà les feuilles des arbres voisins sont tombées. Ne te parlais-je pas un jour d’un jeune paysan, dès le temps où je vins ici ? J’ai demandé de ses nouvelles à Wahlheim. On m’a dit qu’il avait été renvoyé de son service, et personne n’en savait davantage sur son compte. Hier je le rencontrai par hasard sur le chemin d’un autre village. Je lui adressai la parole, et il me conta son histoire, qui m’a touché profondément, comme tu le comprendras sans peine, quand je te l’aurai contée à mon tour. Mais à quoi bon ces détails ? Ne devrais-je pas garder pour moi ce qui m’angoisse et m’afflige ? Pourquoi t’affliger aussi ? Pourquoi te fournir toujours l’occasion de me plaindre et de me blâmer ? Soit, peut-être cela est-il aussi dans ma destinée.

Cet homme répondit à mes premières questions avec une morne tristesse, dans laquelle je crus remarquer un peu de confusion : mais bientôt, comme s’il s’était reconnu lui-même et m’avait reconnu soudain, il m’avoua ses fautes avec plus de franchise, il déplora son malheur. Que ne puis-je, mon ami, te rapporter chacune de ses paroles ! Il avouait, il racontait (en éprouvant, à ce souvenir, une sorte de jouissance et de bonheur), que sa passion pour la maîtresse de la maison avait augmenté de jour en jour ; qu’à la fin il ne savait plus ce qu’il faisait, ni, pour parler son langage, où donner de la tête. Il ne pouvait ni boire, ni manger, ni dormir ; cela le prenait à la gorge ; il faisait ce qu’il ne devait pas faire ; ce qui lui était commandé, il l’oubliait ; il avait été poursuivi comme par un mauvais esprit ; un jour, enfin, où il avait su qu’elle était dans une chambre haute, il l’avait suivie, ou plutôt il s’était senti entraîné après elle. Gomme elle ne se rendait pas à ses prières, il avait voulu employer la force. Il ne savait pas ce qui s’était passé en lui, et prenait Dieu à témoin que ses vues sur elle avaient toujours été pures, et qu’il n’avait rien désiré plus ardemment que de pouvoir l’épouser et passer sa vie avec elle. Après avoir ainsi parlé quelque temps, il hésita, comme une personne qui a quelque chose à dire encore,- et qui n’ose le proférer. Enfin il m’avoua timidement les petites familiarités qu’elle lui avait permises, et les faveurs qu’elle lui avait accordées. Il s’interrompit deux ou trois fois, et me répéta ses plus vives protestations qu’il ne disait pas cela « pour la mépriser, » selon ses expressions ; qu’il l’aimait et l’estimait comme auparavant ; que ces choses-là n’étaient jamais sorties de sa bouche, et qu’il me les disait uniquement pour me convaincre qu’il n’était pas un méchant ni un insensé…. Et maintenant, mon ami, je recommence mon vieux refrain, que je répéterai toujours : si je pouvais te dépeindre ce jeune homme, tel qu’il était, tel qu’il est encore devant moi ! Si je pouvais tout te dire parfaitement, pour te faire sentir comme je m’intéresse, comme je dois m’intéresser à son sort ! Il suffit : tu connais aussi le mien, tu me connais, et tu ne sais que trop bien ce qui m’atlire vers tous les malheureux, et particulièrement vers celui-là.

Je relis ma lettre, et je vois que j’ai oublié de te raconter la fin de l’histoire, qui se devine d’ailleurs aisément. La veuve se défendit ; son frère survint : il haïssait depuis longtemps le valet ; depuis longtemps il avait désiré le voir sortir de la maison, parce qu’il craignait qu’un nouveau mariage de sa sœur ne privât ses enfants de l’héritage, sur lequel ils avaient alors de belles espérances, la veuve n’ayant point d’enfants. Ce frère l’avait aussitôt chassé de la maison, et avait fait tant de bruit de la chose, que la maîtresse, quand même elle l’aurait voulu, n’aurait pas osé le reprendre. Maintenant elle avait un autre domestique, au sujet duquel on la disait aussi brouillée avec son frère, et l’on assurait qu’elle devait l’épouser : mais il était, lui, fermement résolu à ne pas souffrir la chose de son vivant.

Cette histoire n’est point exagérée, point embellie ; je puis dire même que je l’ai racontée faiblement, très-faiblement, et qu’elle a perdu de sa délicatesse, parce que je l’ai rapportée avec nos formes de langage usuelles et réservées.

Cet amour, cette fidélité, cette passion, n’est donc pas une fiction poétique ; elle vit, elle existe, dans sa parfaite pureté, parmi cette classe d’hommes que nous appelons incultes et grossiers, nous autres gens polis, polis jusqu’à n’être plus rien. Lis cette histoire avec recueillement, je t’en prie. Je suis calme aujourd’hui en t’écrivant ces choses ; tu le vois à mon écriture, je ne me presse ni ne barbouille comme d’ordinaire. Lis, mon cher Wilhelm, et songe bien que c’est aussi l’histoire de ton ami. Oui, voilà ce qui m’est arrivé, voilà ce qui m’arrivera, et je ne suis pas de moitié aussi courageux,, aussi résolu que ce pauvre malheureux, auquel j’ose à œine me comparer.

5 septembre.

Elle avait écrit un petit billet à son mari, qui était à la campagne, où des affaires le retenaient. Le billet commençait ainsi : « Cher, très-cher ami, reviens aussitôt que tu pourras ; je t’attends avec mille joies…. » Un ami, qui survint, apporta la nouvelle que certaines circonstances empêcheraient Albert de revenir de sitôt. Le billet resta sur la table, et, le soir, il me tomba dans les mains. Je le lus et je souris. Elle me demanda pourquoi…. * Q’ue l’imagination est un présent divin ! m’écriai-je ; j’ai pu me figurer un moment que cela m’était adressée. » Elle brisa là-dessus ; cela parut lui déplaire, et je me tus.

6 septembre.

Ce n’est pas sans peine que je me suis résolu à mettre de côté le simple habit bleu que je portais, le jour où je dansai avec Charlotte pour la première fois, mais il avait fini par être tout à fait passé. J’en ai commandé un tout pareil, collet et parements, et toujours avec la veste et la culotte jaunes.

Cela ne fera plus sans doute le même effet. Je ne sais…. avec le temps, celui-ci me deviendra, je crois, plus cher à son tour. •

12 septembre.

Elle avait été quelques jours absente, elle était allée chercher Albert. Aujourd’hui j’entre dans sa chambre : elle vient au-devant de moi, et je lui baise la main avec transport.

Un serin de Canarie vole du miroir sur son épaule, « C’est un nouvel ami, dit-elle, puis elle l’attire sur sa main. Il est destiné à mes petits. Il est trop charmant. Voyez ! quand je lui donne du pain, il bat des ailes et becquète si joliment ! Il me baise aussi : voyez ! »

Elle tendit la bouche au petit oiseau, et il se pressa aussi amoureusement contre ses douces lèvres que s’il avait pu sentir la félicité dont il jouissait.

« Il faut aussi qu’il vous baise, » dit-elle, et elle avança l’oiseau de mon côté. Le petit bec passa de la bouche de Charlotte à la mienne, et ses picotements étaient comme un souffle, un avant-goût d’amoureux plaisir.

« Son baiser, ai-je dit, n’est pas tout à fait désintéressé ; il cherche de la nourriture, et se retire mécontent après une caresse vide. — Il mange aussi à ma bouche, » dit-elle. Elle lui présenta quelques miettes de pain avec ses lèvres, sur lesquelles souriaient avec volupté les joies d’un innocent amour.

Je détournai le visage. Elle ne devait pas faire cela ! Elle ne devait pas. enflammer mon imagination avec ces emblèmes d’innocence et de félicité céleste, et réveiller mon cœur du sommeil où le berce quelquefois l’indifférence de la vie !… Et pourquoi non ? Elle se fie à moi ; elle sait comme je l’aime.

15 septembre.

Wilhelm, on deviendrait furieux de voir qu’il y ait des hommes incapables de goûter et de sentir le peu de biens qui ont encore quelque valeur sur la terre. Tu connais les noyers sous lesquels je me .suis assis avec Charlotte, à St…, chez le bon pasteur, ces magnifiques noyers, qui, Dieu le sait, me remplissaient toujours d’une joie calme et profonde. Quelle paix, quelle fraîcheur ils répandaient sur le presbytère ! Que les rameaux étaient majestueux ! Et le souvenir enfin des vénérables pasteurs qui les avaient plantés, tant d’années auparavant !… Le maître d’école nous a dit souvent le nom de l’un d’eux, qu’il avait appris de son grand-père. Ce fut sans doute un homme vertueux, et, sous ces arbres, sa mémoire me fut toujours sacrée. Eh bien, le maître d’école avait hier les larmes aux yeux, comme nous parlions ensemble de ce qu’on les avait abattus. Abattus ! j’en suis furieux, je pourrais tuer le chien qui a porté le premier coup de hache. Moi, qui serais capable de prendre le deuil, si, d’une couple d’arbres tels que ceux-là, qui auraient existé dans ma cour, l’un venait à mourir de vieillesse, il faut que je voie une chose pareille !… Cher Wilhelm, il y a cependant une compensation. Chose admirable que l’humanité ! Tout le village murmure, et j’espère que la femme du pasteur s’apercevra au beurre, aux œufs et autres marques d’amitié, de la blessure qu’elle a faite à sa paroisse. Car c’est elle, la femme du nouveau pasteur (notre vieux est mort), une personne sèche, maladive, qui fait bien de ne prendre au monde aucun intérêt, attendu que personne n’en prend à elle. Une folle, qui se pique d’être savante ; qui se mêle de l’étude du canon ; qui travaille énormément à la nouvelle réformation morale et critique du christianisme ; à qui les rêveries de Lavater font lever les épaules ; dont la santé est tout à fait délabrée, et qui ne goûte, par conséquent, aucune joie sur la terre de Dieu ! Une pareille créature était seule capable de faire abattre mes noyers. Vois-tu, je n’en reviens pas. Figure-toi que les feuilles tombées lui rendent la cour humide et malpropre ; les arbres interceptent le jour à madame, et, quand les noix sont mûres, les enfants y jettent des pierres, et cela lui donne sur les nerfs, la trouble dans ses profondes méditations, lorsqu’elle pèse et met en parallèle Kennikot, Semler et Michaëlis. Quand j’ai vu les gens du village, surtout les vieux, si mécontents, je leur ai dit : « Pourquoi l’avez-vous souffert ?— A la campagne, m’ontils répondu, quand le maire veut quelque chose, que peut-on /aire ? * Mais voici une bonne aventure. : le- pasteur espérait aussi tirer quelque avantage des caprices de sa femme, qui d’ordinaire ne rendent pas sa soupe plus grasse, et il croyait partager le produit avec le maire ; la chambre des domaines en fut avertie et dit : « A moi, s’il vous plaît ! » car elle avait d’anciennes prétentions sur la partie du presbytère où les arbres étaient plantés, et elle les a vendus aux enchères. Ils sont à bas ! Oh ! si j’étais prince, la femme du pasteur, le maire, la chambre des domaines, apprendraient…. Prince !… Eh ! si j’étais prince, que m’importeraient les arbres de mon pays ?

10 octobre.

Que je voie seulement ses yeux noirs et je suis heureux ! Et ce qui me chagrine, c’est qu’Albert ne semble pas être aussi heureux qu’il…. l’espérait, que je — croyais l’être, si — Je n’aime pas à faire des traits de plume, mais ici je ne puis m’exprimer autrement — et il me semble que c’est assez clair.

12 octobre.

Ossian a pris la place d’Homère dans mon cœur. Quel monde que celui où me promène ce poète sublime ! Errer sur la bruyère, au murmure du vent des tempêtes, qui, dans les nues vaporeuses, emporte les fantômes des aïeux, à la pâle clarté de la lune ; entendre de la montagne, à travers le mugissement du torrent des bois, les gémiss’ements, à demi perdus dans l’orage, que les esprits exhalent de leurs cavernes, et les lamentations de la jeune fille, qui soupire sa douleur mortelle autour des quatre pierres moussues, gazonnées, du héros tombé, qu’elle aimait ! Si je rencontre ensuite le barde aux cheveux blancs, à la course vagabonde, qui cherche sur la vaste bruyère les traces de ses aïeux, et ne trouve, hélas ! que leurs tombeaux, et tourne ses regards en gémissant vers la douce étoile du soir, qui se cache dans là mer orageuse, et si les âges passés revivent dans l’âme du héros, alors que le rayon propice éclairait les périls des braves, et que la lune versait sa lumière sur le navire couronné, qui revenait vainqueur ; si je lis sur son front la dou-. leur profonde ; si je vois le dernier héros, resté seul sur la terre, marcher, accablé de lassitude et chancelant, vers la tombe, tandis qu’il puise des joies toujours nouvelles, douloureuses, brûlantes, dans l’impuissante présence des ombres de ses morts bien-aimés, et baisse les yeux sur la terre glacée, sur les hautes herbes flottantes, et s’écrie : « 11 viendra, il viendra, le voyageur qui me connut dans ma beauté, et il dira : « Où est le « barde, le noble fils de Fingal ? « son pied foulera ma tombe, et il me demandera vainement sur la terre…. » o mon ami, je tirerais volontiers l’épée, comme un noble écuyer, pour délivrer tout d’un coup mon prince des poignantes tortures d’une vie qui lentement s’exhale, et pour envoyer mon âme rejoindre le demi-dieu délivré.

19 octobre.

Ah ! ce vide, ce vide affreux, que je sens dans mon cœur !… Je me dis souvent : « Si tu pouvais une fois, une seule fois, la presser sur ton sein, tout ce vide serait comblé. »

26 octobre.

Oui, mon cher Wilhelm, je me persuade chaque jour davantage que l’existence d’une créature est peu de chose, bien peu de chose. Une amie de Charlotte était venue la voir, et je passai dans la chambre voisine pour prendre un livre, et je ne pouvais lire : alors je pris une plume pour essayer d’écrire. Je les entendais causer doucement : elles se racontaient l’une à l’autre des choses indifférentes, des nouvelles de la ville ; que l’une se mariait, que l’autre était malade, très-malade ; elle avait une toux sèche, la figure décharnée ; il lui prenait des faiblesses. « Je ne donnerais pas un sou de sa vie, » disait l’une. « N. N. est aussi fort mal, » dit Charlotte. « II est enflé, » reprit l’amie Et mon imagination me transportait vivement au chevet de ces malheureux ; je voyais avec quelle répugnance ils tournaient le dos à la vie ; avec quel…. Wilhelm, et mes deux petites dames parlaient de cela précisément comme on parle d’un étranger qui meurt…. Et quand je porte les yeux autour de moi, quand je regarde cette chambre et, tout alentour, les habits de.Charlotte et les papiers d’Albert, et ces meubles auxquels je suis maintenant si accoutumé, même cet encrier, je me dis : « Vois ce que tu es’pour cette maison ! Tout pour tous. Tes amis te considèrent ; tu fais souvent leur joie, et il semble à ton cœur, qu’il ne pourrait vivre sans eux ; et pourtant…, si tu venais à mourir, si tu disparaissais de ce cercle, sentiraient-ils, combien de temps sentiraient-ils, le vide que ta perte ferait dans leur existence ? combien de temps ?… » Ah ! l’homme est si éphémère, qu’aux lieux mêmes où il a l’entière certitude de son être, où il grave la seule véritable impression de sa présence dans le souvenir, dans l’âme de ses amis, là même, il doit s’effacer, disparaître, disparaître promptement !

27 octobre.

Je me déchirerais la poitrine, je me battrais la tête contre les murs, quand je vois combien nous pouvons peu de chose les uns pour les autres. Ah ! l’amour, la joie, l’ardeur et la volupté que je ne porte pas en moi, un autre ne saurait me les donner, et je ne rendrai pas heureux celui qui est là devant moi sans chaleur et sans force.

27 octobre, au soir.

Tant de choses en moi, et sa pensée absorbe tout- tant de choses, et, sans elle, tout ne m’est rien.

30 octobre.

Si je n’ai pas été déjà cent fois sur le point de me jeter à son cou ! Le grand Dieu sait ce que l’on souffre à voir passer et repasser devant soi tant de charmes, sans oser y porter la main ; et porter la main sur les choses est pourtant le penchant le plus naturel de l’humanité. Les enfants ne veulent-ils pas saisir tout ce qui tombe sous leurs sens ? Et moi !…

3 novembre.

Dieu le sait, je me couche souvent avec le désir, quelquefois même avec l’espérance de ne pas me réveiller, et, le matin,, j’ouvre les yeux, je revois le soleil et je suis malheureux. Oh ! si je pouvais être fantasque, si je pouvais m’en prendre au temps qu’il fait, à un tiers, à une entreprise manquée, l’insupportable fardeau du mécontentement ne pèserait sur moi qu’à demi. Malheur à moi ! Je sens trop bien que toute la faute est à moi seul…. non pas la faute ! La vérité, c’est que la source de • toutes les misères est cachée en mon sein, comme autrefois la source de toutes les félicités. Ne suis-je pas toujours ce Werther, qui flottait jadis dans un monde de sentiments ; qu’un paradis suivait à chaque pas ; qui avait un cœur capable d’embrasser dans son amour tout l’univers ? Et maintenant, ce cœur est mort ; de lui ne s’épanchent plus aucuns ravissements ; mon œil est sec, et, mes sens n’étant plus soulagés par des larmes rafraîchissantes, mon front se contracte avec angoisse. Je souffre beaucoup, car j’ai perdu ce qui était l’unique joie de ma vie, la force sainte, vivifiante, avec laquelle je créais des mondes autour de moi : elle est perdue !… Quand, de ma fenêtre, je vois la colline lointaine ; et comme, sur la cime, le soleil matinal traverse le brouillard, et illumine, au fond de la vallée, les tranquilles prairies ; comme la douce rivière serpente vers moi à travers les saules défeuillés…. oh ! quand cette magnifique nature est là sans vie devant moi, comme une estampe coloriée ; quand tous ces objets ravissants ne peuvent faire monter de mon cœur à mon cerveau une étincelle de joie, et que le misérable est là tout entier devant la face de Dieu comme une fontaine tarie, comme un seau desséché !… Souvent je me suis prosterné sur la terre, et j’ai demandé à Dieu des larmes, comme un laboureur demande la pluie, quand il voit sur sa tête le ciel d’airain et autour de lui la campagne brûlée.

Mais, hélas ! je le sens, Dieu n’accorde point la pluie et le soleil à nos prières impatientes, et ces temps, dont le souvenir me torture, pourquoi furent-ils si fortunés, sinon parce que j’attendais avec patience son esprit, et recevais avec une entière, une profonde reconnaissance les délices qu’il répandait sur moi ?

8 novembre.

Elle m’a reproché mes excès !… hélas ! avec quelle grâce !… Mes excès, parce que, d’un verre à l’autre, je me laisse parfois entraîner à boire une bouteille. « Ne faites pas cela, dit-elle : pensez à Charlotte. — Penser ! lui dis-je, avez-vous besoin de me l’ordonner ? Je pense !… Je ne pense pas !… Vous êtes toujours présente à mon âme ; Aujourd’hui j’étais assis à la place où, dernièrement, vous descendîtes de voiture…. » Charlotte s’est mise à parler d’autre chose, pour ne pas me laisser approfondir ce texte davantage. Cher ami, je ne suis plus rien : elle peut faire de moi ce qu’elle voudra.

15 novembre.

Je te remercie Wilhelm, de ta cordiale affection, de tes conseils bienveillants, et je te prie d’être en repos. Laisse-moi souffrir ce mal jusqu’à la fin. Quelle que soit ma peine, j’ai encore assez de force pour aller jusqu’au bout. J’honore la religion, tu le sais ; je sens qu’elle est le bâton de plusieurs, que la fatigue accable, le rafraîchissement de plusieurs qui languissent : mais peut-elle, doit-elle l’être pour chacun ? Si tu observes le monde, tu vois des milliers d’hommes, évangélisés ou non, pour qui elle ne l’a pas été, des milliers pour qui elle ne le sera jamais. Et le doit-elle être pour moi ? Le fils de Dieu ne dit-il pas lui-même que ceux-là seront auprès de lui, que le Père lui aura donnés ? Et si je ne lui fus pas donné ? si le Père veut me garder pour lui-même, comme mon cœur me le dit ? Je t’en prie, n’explique pas mal ma pensée ; ne vois pas une raillerie dans ces paroles innocentes ; c’est mon âme tout entière que j’expose devant toi. Autrement j’aimerais mieux avoir gardé le silence : car d’ailleurs je ne trouve aucun plaisir à perdre une parole sur des matières que chacun entend aussi peu que moi. N’est-ce pas la destinée de l’homme, de supporter sa mesure de souffrances et de boire sa coupe tout entière ?… Et si le Dieu du ciel trouva le calice trop amer pour ses lèvres humaines, pourquoi ferais-je le magnanime, et affecterais-je de le trouver agréable ? Et pourquoi sentirais-je une fausse honte dans le moment terrible où tout mon être frémit entre l’existence et le néant ; où le passé brille comme un éclair sur le ténébreux abîme de l’avenir ; où tout s’écroule autour de moi ; où tout l’univers s’abîme avec moi… ? N’est-ce pas la voix de la créature angoissée, défaillante, entraînée dans le précipice par une force irrésistible, de s’écrier, en frémissant, dans les plus secrètes profondeurs de ses forces, épuisées par d’inutiles combats : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Devrais-je rougir de cette parole, s’il m’arrivait de sentir de l’angoisse, en présence du moment auquel n’a pas échappé celui qui roule le ciel comme une tente ?

21 novembre.

Elle ne voit pas, elle ne sent pas qu’elle prépare un poison qui nous perdra tous deux, et moi, avec une pleine volupté, je bois jusqu’au fond la coupe qu’elle me présente pour ma perte. Que signifie le doux regard que souvent…. non, pas souvent, mais quelquefois, elle m’adresse ; sa complaisance pour accueillir une expression involontaire de mes sentiments ; sa compassion pour mes souffrances, qui se dessine sur son front ?

Hier, comme je me retirais, elle me tendit la main et me dit : * Adieu, cher Werther—•» Cher Werther ! C’était la première fois qu’elle me qualifiait ainsi, et cette parole me pénétra jusqu’à la moelle des os. Je me la suis répétée cent fois, et, comme je me couchais, et babillais avec moi de mille choses, je me suis dit tout à coup : « Bonne nuit, cher Werther, » et là-dessus je n’ai pu m’empêcher de rire de moi-même.

22 novembre.

Je ne puis dire : « Mon Dieu, laisse-la-moi ! » et pourtant il me semble souvent qu’elle est mienne. Je ne puis, dire non plus : « Mon Dieu, donne-la-moi ! » car elle appartient à un antre. Je subtilise avec mes douleurs ; si je voulais me le permettre, je débiterais toute une litanie d’antithèses.

24 novembre.

Elle sent ce que je souffre : aujourd’hui son regard a pénétré jusqu’au fond de mon cœur. Je l’ai trouvée seule ; je ne disais rien, et elle m’a regardé. Et je ne voyais plus en elle la beauté charmante, je ne voyais plus la lumière de la noble intelligence ; tout cela s’était évanoui devant mes yeux : un regard bien plus admirable encore agissait sur moi ; il était plein de l’intérêt le plus tendre, de la plus douce pitié. Pourquoi n’osai-je pas tomber à ses pieds ? Pourquoi n’osai-je pas me jeter à son cou et lui répondre par mille baisers ? Elle s’est réfugiée au clavecin, et, d’une voix douce et légère, elle unissait à son jeu des notes harmonieuses. Jamais je n’avais vu ses lèvres aussi séduisantes ; on eût dit qu’elles s’ouvraient avec ardeur pour boire les doux sons qui coulaient de l’instrument, et auxquels sa bouche pure répondait seulement comme un écho • céleste…. Oui, si je pouvais te le dire…. Je n’ai pas résisté plus longtemps, je me suis incliné et j’en ai fait le serment. Jamais je n’oserai imprimer sur vous un baiser, ô lèvres, sur lesquelles voltigent les esprits du ciel. Et pourtant…. je veux…. Ah ! vois-tu, c’est comme un mur de séparation devant mon âme…. Cette félicité…. et puis mourir pour expier cette faute !… Une faute ?

26 novembre.

Quelquefois je me dis : « Ta destinée est unique : estime les autres heureux…. Personne encore ne fut tourmenté comme toi. » Ensuite je lis un ancien poète, et il me semble voir dans mon propre cœur. J’ai tant à souffrir ! Hélas ! il y eut donc avant moi des hommes aussi malheureux !

30 novembre.

Jamais, non jamais je ne reviendrai à moi-même. Où que je porte mes pas, une apparition se présente, qui me met hors de moi. Aujourd’hui…. ô destinée !… pauvre humanité !

J’étais allé à la fontaine vers midi : je n’avais aucune envie de me mettre à table. Tout semblait désert ; un vent d’ouest ; humide et froid, soufflait de la montagne, et des nuages grisâtres, chargés de pluie, s’avançaient dans la vallée. J’ai vu au loin un homme vêtu d’un méchant habit vert, qui grimpait entre les rochers et semblait chercher des herbes. Quand je me fus approché de lui, et qu’au bruit que je fis, il eut tourné la tête, je vis une physionomie intéressante, dont une paisible tristesse faisait le principal caractère, mais qui d’ailleurs n’exprimait autre chose qu’un sentiment honnête et bon ; une partie de ses cheveux noirs étaient fixés en deux rouleaux avec des épingles ; les autres étaient réunis en une forte tresse qui lui descendait sur les épaules. Comme sa mise me semblait annoncer un homme do la classe inférieure, je crus qu’il ne s’offenserait pas de me voir attentif à son travail, et je lui demandai ce qu’il cherchait. « Je cherche des fleurs, répondit-il avec un profond soupir, et je n’en trouve point. — Aussi n’est-ce pas la saison,dis-je en souriant. — II y a tant de fleurs ! dit-il, en descendant jusqu’à moi. Dans mon jardin, il y a des rosés et deux espèces de chèvrefeuilles, dont l’une m’a été donnée par mon père. Cela pousse comme la mauvaise herbe. Voilà deux jours que j’en cherche, et je ne puis en trouver. Là dehors, il y a toujours des fleurs aussi, des jaunes, des bleues, des rouges ; et la centaurée est une jolie petite fleur. Je n’en puis trouver aucune…. » Je remarquais chez l’homme quelque chose d’inquiet, et je lui demandai, en prenant un détour, ce qu’il voulait faire de ces fleurs. Un sourire étrange et convulsif altéra son visage. « Ne me trahissez pas, dit-il, en se posant le doigt sur la bouche : j’ai promis un bouquet à ma bien-aimée. — C’est fort bien, lui dis-je. — Oh ! reprit-il, elle a bien d’autres choses ; elle est riche. — Et pourtant, repris-je, elle fait cas de votre bouquet. — Oh ! poursuivit-il, elle a des joyaux et une couronne. — Et quel est son nom ? — Si les états généraux voulaient me payer, reprit-il, je serais un autre homme. Oui, il fut un temps où tout allait bien pour moi. Maintenant c’en est fait…. Je suis…. » Un regard humide vers le ciel avait tout dit. « Vous étiez donc heureux ? demandai-je. — Ah ! je voudrais être encore ainsi. J’étais si bien, si joyeux, a mon aise, comme un poisson dans l’eau. — Henri ! cria une vieille femme, qui venait à nous, Henri ! où es-tu fourré ? Nous t’avons cherché partout. Viens dîner. — Est-ce votre ù’is ? lui demandai-je en m’approchant d’elle. — Oui, mon pauvre fils. Dieu m’a imposé une lourde croix. — Depuis combien de temps est-il ainsi ? — Ainsi tranquille ? dit-elle ; depuis six mois. Dieu soit loué, qu’il en soit du moins venu là ! Auparavant il a été furieux toute une année, et on l’a tenu à la chaîne dans la maison des aliénés. A présent il ne fait de mal à personne : seulement il a toujours affaire à des rois et des empereurs. Il était si bon, si tranquille ! il m’aidait à vivre ; il avait une belle écriture. Tout à coup il devient rêveur, il tombe dans une fièvre chaude, puis dans le délire. A présent

il est comme vous voyez. Si je vous racontais, monsieur

J’interrompis ce flux de paroles, en disant : « Quel était donc ce temps, qu’il vante si fort, où il fut, dit-il, si heureux, si content ?— Le pauvre fou ! dit-elle, avec un sourire de pitié. Il veut parler du temps où il était hors de lui : c’est celui qu’il vante toujours, le temps où il était dans la maison de santé, où il ne se connaissait point. » Cette réponse me frappa comme un coup de tonnerre. Je mis une pièce d’argent dafis la main de la vieille, et la quittai bien vite.

« Le temps où tu étais heureux ! m’écriai-je, en retournant à grands pas à la ville ; où tu étais comme un poisson dans l’eau !… Dieu du ciel, est-ce là le sort que tu as réservé aux hommes, qu’ils ne soient heureux qu’avant d’être arrivés à l’âge de la raison et après l’avoir perdue ?… Infortuné ! Et pourtant j’envie ton égarement et le trouble d’esprit dans lequel tu languis. Tu sors de chez toi plein d’espérance ; tu vas cueillir des fleurs pour ta reine…. en hiver…. et tu t’affliges de n’en point trouver, et ne peux comprendre pourquoi tu n’en trouves pas : et moi…. je sors sans espérance, sans but, et je reviens comme je suis allé.,.. Tu te figures quel homme tu serais, si les états généraux te payaient : homme heureux, qui peux attribuer à un obstacle terrestre ton défaut de bonheur ! Tu ne sens pas, tu ne sens pas qu’elle réside en ton cœur brisé, en ton cerveau troublé, ta misère, dont tous les rois de la terre ne peuvent te délivrer. »

Qu’il meure dans le désespoir, celui qui se raille d’un malade parti pour les eaux lointaines, qui augmenteront sa maladie et rendront sa fin plus douloureuse ; celui qui insulte au cœur oppressé, qui, pour se délivrer de ses remords et mettre un terme aux douleurs de son âme, entreprend un pèlerinage au saint sépulcre ! Chaque pas qui déchire la plante de ses pieds sur des chemins non frayés est une goutte de baume pour son âme oppressée ; à chaque journée de marche qu’il endure, son cœur se repose, soulagé de nombreux soucis. Et vous osez appeler cela folie, vous autres marchands de paroles, assis sur vos coussins ?… Folie !… O Dieu, tu vois mes larmes ! Fallait-il, après avoir créé l’homme assez pauvre, lui donner encore des frères, pour lui dérober le peu qu’il possède, le peu de confiance qu’il a en toi, en toi, Amour infini ! Car la confiance dans une racine salutaire, dans les pleurs de la vigne, qu’est-ce autre chose que de la confiance en toi, et la persuasion que tu as communiqué à tout ce qui nous environne une vertu qui guérit ou qui soulage, dont nous avons besoin à toute heure ? O Père, que je ne connais pas, Père, qui remplissais autrefois mon âme tout entière, et qui maintenant as détourné de moi ta face, daigne m’appeler à toi ! Ne garde pas plus longtemps le silence ! Ton silence n’arrêtera pas cette âme altérée…. Un homme, un père, pourrait-il entrer en courroux, quand son fils, revenu à l’improviste, se jetterait à son cou et s’écrierait : « Je reviens, mon père ! Ne sois pas irrité, si j’abrège le pèlerinage, que, selon ta volonté, j’aurais dû poursuivre plus longtemps. Le monde est partout le même ; après la peine et le travail, la récompense et le plaisir : mais que m’importe cela ? Je ne suis bien qu’aux lieux ou tu es, et je veux être heureux ou malheureux en ta présence…. » Et toi, bon Père céleste, ce fils, le repousserais-tu loin de toi ?

1er décembre.

Wilhelm, cet homme dont je t’ai parlé, cet heureux infortuné, était commis chez le père de Charlotte, et une passion qu’il nourrissait pour elle, qu’il dissimulait, qu’il découvrit, et pour laquelle il fut congédié, l’a rendu fou. A ces sèches paroles, figure-toi dans quel égarement cette histoire m’a plongé, lorsqu’Albert me l’a racontée aussi froidement que tu la liras peut-être.

4 décembre.

Je t’en prie…. Vois-tu, c’en est fait de moi ; je ne puis le souffrir plus longtemps. Aujourd’hui j’étais assis près d’elle…. j’étais assis, elle jouait du clavecin ; c’étaient diverses mélodies, et toujours avec une expression !… Que dirai-je ? Sa petite sœur habillait sa poupée sur mon genou. Les larmes me • sont venues aux yeux. Je me suis baissé et son anneau de mariage a frappé ma vue…. Mes pleurs ont coulé…. Et tout à coup elle a commencé cette ancienne mélodie, d’une douceur céleste, tout à coup…. Et il s’éveille au fond de mon âme un délicieux sentiment et un sauvenir du passé, des temps où j’avais entendu cette mélodie, des sombres intervalles qui suivirent, du chagrin, des espérances trompées, et puis…. J’allais et venais dans la chambre, mon cœur se brisait. « Au nom de Dieu, lui dis-je avec véhémence, en courant à elle, au nom de Dieu, finissez. » Elle cessa, et me regarda fixement. Werther, » dit-elle, avec un sourire qui me pénétra, «Werther, vous êtes bien malade ; vos mets favoris vous répugnent. Allez, calmez-vous, je vous prie. » Je me suis arraché d’auprès d’elle, et…. Dieu, tu vois ma souffrance et tu y mettras fin.

6 décembre.

Comme cette image me poursuit ! Que je veille ou que je rêve, elle remplit toute mon urne. Ici, quand je ferme les yeux, ici, dans mon front, où se concentre la vision intérieure, sont toujours ses yeux noirs. Ici ! Je ne puis t’exprimer cela. Si je ferme mes paupières, ils sont là ; ils sont devant moi, dans moi, comme un abîme ; ils possèdent tous mes sens.

Qu’est-ce que l’homme, ce demi-dieu si vanté ? Les forces ne lui manquent-elles pas précisément quand elles lui sont le plus nécessaires ? Et qu’il prenne l’essor dans la joie ou qu’il s’abîme dans la douleur, n’est-il pas arrêté soudain, ramené soudain au sentiment froid et borné de lui-même, quand il aspirait à se perdre dans l’océan de l’infini ?

L’ÉDITEUR AU LECTEUR.

J’aurais vivement désiré qu’il nous fût resté, sur les derniers jours, si remarquables, de notre ami, assez de renseignements écrits de sa main, pour ne pas être obligé d’interrompre par le récit la suite des lettres qu’il a laissées.

Je me suis attaché à recueillir d’exactes informations de la bouche des personnes qui pouvaient être bien instruites de son histoire ; elle est simple, et toutes les relations s’accordent entre elles, sauf dans quelques détails insignifiants. C’est seulement sur les caractères des personnages que les opinions sont diverses et les jugements partagés. Que nous reste-t-il à faire, sinon de raconter fidèlement ce que nos recherches multipliées ont pu nous apprendre ; d’insérer dans le récit les lettres qui restent du défunt, sans dédaigner le plus petit billet qu’on a pu retrouver ? d’autant qu’il est bien difficile de découvrir les propres et vrais mobiles même d’une seule action, quand elle se passe parmi des" hommes qui sortent de la ligne commune !

Le découragement et la tristesse avaient jeté dans l’urne de Werther des racines toujours plus profondes ; elles s’étaient . entrelacées plus fortement et s’étaient emparées par degrés de tout son être. L’harmonie de son esprit était complètement détruite ; une ardeur et une violence secrètes, qui agitaient confusément toutes ses facultés, produisirent les plus fâcheux effets,, et ne lui laissèrent à la fin qu’un abattement auquel il ne s’arrachait plus qu’avec des angoisses plus pénibles que tous les maux contre lesquels il avait lutté jusqu’alors. L’angoisse de son cœur consuma les dernières forces de son esprit, sa vivacité, sa pénétration ; il devenait morose, toujours plus malheureux, et, à proportion, toujours plus injuste. C’est là du moins ce que disent les amis d’Albert ; ils soutiennent que Werther, qui consumait, pour ainsi dire, chaque jour tout son bien, pour éprouver, le soir, la souffrance et la disette, n’avait pu apprécier ni cet homme pur et paisible, qui était parvenu à jouir d’un bonheur longtemps désiré, ni sa conduite pour s’assurer ce bonheur dans l’avenir. Albert, disent-ils, n’avait point changé en si peu de temps ; c’était toujours l’homme que Werther avait connu dès l’origine, qu’il avait tant estimé et honoré. Il aimait Charlotte par-dessus tout ; il mettait en elle son orgueil, et il souhaitait que chacun la reconnût pour la plus parfaite des créatures. Pouvait-on le blâmer, par conséquent, s’il désirait écarter loin d’elle toute apparence de soupçon ? s’il n’était alors disposé à partager avec personne, même de la manière la plus innocente, un si précieux trésor ? Ils avouent qu’Albert quittait souvent la chambre de sa femme q’uand Werther était chez elle, mais ce n’était ni par haine, ni par éloignement pour son ami ; c’était seulement parce qu’il avait senti que Werther était gêné par sa présence.

Le père de Charlotte fut pris d’une indisposition qui l’obligea de garder la chambre ; il envoya sa voiture à sa fille, qui se rendit chez lui. C’était un beau jour d’hiver ; la.première neige était tombée en abendance, et couvrait tout le pays. Werther la rejoignit le lendemain, pour la ramener chez elle, si Albert ne venait pas la chercher. La sérénité du ciel produisit peu d’effet sur son humeur sombre ; une morne tristesse pesait sur son cœur ; de lugubres images s’étaient emparées de lui, et son esprit ne savait plus que passer d’une idée douloureuse à une autre. Comme il vivait dans un mécontentement perpétuel de luimême, la situation des autres lui semblait aussi plus critique et plus troublée ; il croyait avoir détruit la bonne intelligence • entre Albert et sa femme ; il s’en faisait des reproches, auxquels se mêlait un dépit secret contre le mari. En chemin, ses pensées tombèrent aussi sur ce sujet. « Oui, oui, se disait-il, avec une sourde colère, voilà cette union intime, affectueuse, tendre et toujours sympathique ! cette paisible et constante fidélité ! Ce n’est que satiété et indifférence. L’affaire la plus misérable ne l’occupe-t-elle pas plus que cette chère et précieuse femme ? Sait-il apprécier son bonheur ? Sait-il estimer Charlotte comme elle le mérite ? Elle est à lui ! fort bien, elle est à lui !… Je sais cela, comme je sais autre chose. Je crois être accoutumé à cette pensée : elle me rendra furieux, elle me tuera…. Et son amitié pour moi, a-t-elle persisté ? Déjà ne voit-il pas, dans mon attachement à Charlotte, une atteinte à ses droits ; dans mes attentions pour elle, un secret reproche ? Je le sais bien, je le sens, il me voit de mauvais œil, il désire que je m’éloigne : ma présence lui pèse. »

Souvent il ralentissait sa marche rapide, souvent il s’arrêtait, et semblait vouloir retourner sur ses pas, mais il poursuivait toujours son chemin ; et, avec ces pensées et ces monologues, il était enfin arrivé, comme malgré lui, à la maison de chasse.

Il entra, il demanda des nouvelles du vieillard et de Charlotte. Il trouva dans la maison quelque mouvement. L’aîné des fils lui dit qu’il était arrivé u-n malheur à Wahlheim ; un paysan venait d’être assassiné…. Cela ne fit sur lui aucune impression particulière…. 11 entra dans la chambre, et trouva Charlotte occupée à dissuader le vieillard, qui, malgré sa maladie, voulait se transporter sur les lieux pour faire l’enquête. Le coupable était encore inconnu ; on avait trouvé la victime le matin devant la porte de la maison. On formait des conjectures : le mort était le domestique d’une veuve, qui en avait eu auparavant un autre, lequel était sorti de la maisen en mauvais termes.

A cette nouvelle, Werther tressaillit. «Est-ce possible ? s’écria-t-il. J’y vais, il le faut : je ne puis tarder un moment. » II courut à Wahlheim. Tous ses souvenirs se réveillèrent, et il ne douta pas un instant que le coupable ne fût ce jeune homme auquel il avait parlé souvent, et qui lui était devenu si cher.

Comme il passait sous les tilleuls, pour se rendre au cabaret où l’on avait déposé le corps, il fut saisi d’horreur, à la vue de cette place, qu’il avait tant aimée. Le seuil sur lequel les enfants du voisin avaient joué tant de fois était souillé de sang. L’amour et la fidélité, les plus beaux sentiments de l’homme, s’étaient transformés en violence et en assassinat. Les grands arbres étaient sans feuillage et couverts de frimas ; les belles haies qui se courbaient par-dessus les petits murs du cimetière étaient défeuillées, et les pierres des tombeaux, couvertes de neige, paraissaient dans les places dégarnies.

Comme Werther approchait du cabaret, devant lequel tout le village était rassemblé, un cri se fit entendre soudain. On voyait au loin une troupe de gens armés, et chacun s’écria qu’on amenait le meurtrier. Werther jeta les yeux sur lui, et ne resta pas longtemps dans le doute. Oui, c’était le valet qui aimait tant cette veuve, celui qu’il avait rencontré naguère, courant la campagne, avec une morne fureur, avec un secret désespoir.

« Qu’as-tu fait, malheureux ! » cria Werther, en s’approchant du prisonnier.

Il jeta sur Werther un regard tranquille, garda un moment le silence, et répondit enfin sans s’émouvoir :

« Personne ne l’aura, elle n’aura personne. »

On fit entrer le prisonnier dans le cabaret, et Werther s’éloigna.

Cette affreuse et violente émotion lui avait causé une révolution générale. Il fut arraché pour un moment à sa tristesse, à son découragement, à sa résignation indifférente ; la compassion s’empara de lui avec une force irrésistible, et il fut saisi d’un indicible désir de sauver cet homme. Il le sentait si malheureux, il le trouvait même, comme meurtrier, si excusable, il se mettait si bien à sa place, qu’il croyait fermement persuader aussi les autres. Déjà il désirait pouvoir parler en sa faveur ; déjà le plus vif plaidoyer se pressait sur ses lèvres ; il courut à la maison de chasse, et, chemin faisant, il ne pouvait s’empêcher de débiter à demi-voix ce qu’il voulait représenter au bailli.

A son entrée dans la chambre, il se trouva en présence d’Albert. Cela le déconcerta un moment, muis il se remit bientôt, et il exposa avec chaleur ses sentiments au bailli, qui secouati la tête par moments ; et, quoique Werther présentât, avec la vivacité, la passion, la vérité la plus grande, ce qu’un homme peut dire pour en excuser un autre, le vieillard, comme on l’imagine aisément, n’en fut point ébranlé, et même il ne laissa pas notre ami aller jusqu’au-bout : il le contredit vivement, et le blâma de prendre un meurtrier sous sa protection ; il lui représenta que, de la sorte, toutes les lois seraient violées, que toute sûreté sociale serait anéantie ; il ajouta que d’ailleurs, dans un cas pareil, il ne pouvait rien faire sans se charger de la plus grande responsabilité ; tout devait se passer dans l’ordre et suivre la marche prescrite.

Werther ne se rendit pas encore, mais il se réduisit à demander que le bailli voulût bien fermer les yeux, si l’on facilitait l’évasion du jeune homme. Le bailli refusa encore. Albert, qui finit par se mêler à la conversation, se rangea à l’avis du vieillard ; Werther fut réduit au silence, et il se mit en chemin navré de douleur, après que le bailli lui eut dit plusieurs fois encore :

« Non, il ne peut être sauvé. »

Ces paroles le saisirent vivement, et nous pouvons en juger par un petit billet qui se trouva parmi ses papiers, et qui fut sans doute écrit le même jour.

« On ne peut te sauver, malheureux ! Je vois bien qu’on ne peut nous sauver. »

Ce qu’Albert avait fini par dire sur l’affaire du prisonnier, en présence du bailli, avait blessé Werther au plus haut point ; il avait cru y remarquer une certaine animosité contre lui. Après de plus mûres réflexions, son esprit pénétrant ne manqua pas de reconnaître que ces deux hommes pouvaient avoir raison ; mais il lui sembla qu’il ne pouvait l’avouer, en convenir, sans renoncer à ses plus intimes sentiments.

Nous trouvons dans ses papiers une petite note qui se rapporte à ce sujet, et qui peut-être exprime le fond de ses sentiments pour Albert :

« A quoi sert-il que je me dise et me dise encore : « Il est « honnête et bon, » si tout mon cœur est déchiré ? Je ne puis être juste. »

La soirée était douce, le temps commençait à tourner au dégel, et Charlotte revint à pied avec Albert. Chemin faisant, elle regardait par moments autour d’elle, comme si la compagnie de Werther lui avait manqué. Albert se mit à parler de l’absent : il le blâmait, tout en lui rendant justice. Il toucha sa malheureuse passion, et il exprima le désir qu’il fût possible de l’éloigner.

« Je le désire aussi pour nous, ajouta-t-il, et, je t’en prie, tâche de donner à ses façons d’agir avec toi une autre direction ; tâche de rendre plus rares ses trop fréquentes visites. Le monde commence à les remarquer, et je sais qu’on en a parlé en quelques lieux. »

Charlotte ne répondit rien, et Albert parut avoir entendu son silence : du moins, dès ce moment, il ne parla plus de Werther devant elle, et, lorsqu’elle en parlait, il laissait tomber la conversation ou la détournait sur un autre sujet.

La tentative inutile que Werther avait faite pour sauver le malheureux fut le dernier éclair d’une lumière qui s’éteint ; il, retomba plus profondément dans la langueur et la mélancolie ; il fut presque hors de lui, lorsqu’il ouït dire qu’on l’appellerait peut-être comme témoin contre l’homme, qui avait pris le parti dernier.

Tout ce qui lui était jamais arrivé de désagréable dans sa vie active, ses ennuis à l’ambassade, ses autres échecs, ses chagrins, lui revenaient sans cesse à l’esprit. Il se trouvait par tout cela com’rne autorisé à rester inactif ; il se voyait sans aucune perspective, incapable de prendre une de ces résolutions avec lesquelles on conduit les affaires de la vie ordinaire ; ainsi, entièrement livré à ses sentiments, à ses pensées étranges, à une passion sans espérance, dans l’éternelle monotonie d’une douloureuse société avec une femme aimable et chérie, dont il troublait le repos, luttant contre ses forces, les consumant sans but et sans objet, il s’approchait toujours plus d’une triste fin.

Quelques lettres, qu’il a laissées, et que nous insérons ici, attestent, plus fortement que tout le reste, son trouble, sa passion, ses efforts, ses combats sans trêve et son dégoût de la vie.

12 décembre.

« Cher Wilhelm, je suis dans l’état où doivent avoir été ces malheureux que l’on croyait possédés d’un esprit malin. Cela me prend quelquefois : ce n’est pas angoisse, ce n’est pas désir…. c’est un tumulte intérieur, inconnu, qui menace de déchirer ma poitrine, qui me serre la gorge. Hélas ! hélas ! Alors je cours à l’aventure, au milieu des affreuses scènes nocturnes de cette saison ennemie des hommes.

« Hier au soir je ne pus tenir au logis. Le dégel était survenu tout à coup ; on m’avait dit que la rivière était débordée, tous les ruisseaux enflés, et que, depuis Wahlheim, ma vallée chérie était inondée. J’y courus entre onze heures et minuit. C’était un effrayant spectacle, de voir, du rocher, les vagues furieuses tourbillonner au clair de lune, sur les champs, les prairies et les clôtures, et la grande vallée tout entière ne former plus qu’une mer soulevée au murmure du vent. Et quand la lune se montrait de nouveau et reposait sur le noir nuage, et que, devant moi, les flots, avec un reflet terrible et magnifique, roulaient retentissants, j’étais saisi d’un frissonnement et puis d’un désir. Ah ! les bras ouverts, je me penchais sur le gouffre, et j’aspirais à l’abîme, et me perdais dans la pensée ravissante de précipiter là-bas mes douleurs, mes souffrances, de rouler en mugissant comme les vagues ! Oh !… Et tu ne pouvais détacher ton pied de la terre, et finir tous tes maux !… Mon sablier n’est pas encore écoulé, je le sens. 0 Wilhelm, que j’aurais donné volontiers mon existence d’homme, pour déchirer les nues avec ce vent d’orage, pour soulever les flots ! Et cette joie ne sera-t-elle point un jour le partage du prisonnier ?

« Avec quelle douleur j’abaissai mes regards vers une petite place, où je m’étais reposé sous un saule avec Charlotte, pendant la chaleur du jour, dans une promenade !… La place était aussi submergée, et je reconnus à peine le saule. « Et ses prai« ries, me disais-je, et la campagne autour de sa maison de « chasse !… Comme notre berceau est dévasté maintenant par « les eaux dévorantes ! » Et le rayon de soleil du passé brilla dans mon sein, comme sourit au prisonnier un rêve de troupeaux, de prairies, ou d’honneurs et de gloire. J’étais là !… Je ne m’accuse point ; car j’ai le courage de mourir…. J’aurais…. Et maintenant me voilà comme une vieille femme, qui ramasse brin à brin son bois le long des haies, et qui mendie son pain aux portes, afin de prolonger encore un moment et de soulager sa languissante et misérable vie.

14 décembre.

« Qu’est-ce que j’éprouve, mon ami ? J’ai peur de moi-même. . Mon amour pour elle n’est-il pas l’amour le plus saint, le plus pur, le plus fraternel ? Ai-je senti jamais dans mon âme un désir coupable ?… Je ne veux pas jurer…. Et maintenant, des rêves !… Oh ! qu’il était vrai, le sentiment des hommes qui attribuaient ces effets contradictoires à des puissances étrangères ! Cette nuit, . je tremble de le dire, je la tenais dans mes bras, étroitement serrée contre ma poitrine, et je couvrais de baisers sans nombre sa bouche qui balbutiait l’amour ; mes yeux nageaient dans l’ivresse des siens. Dieu, suis-je coupable d’éprouver, à cette heure encore, un ravissement céleste, à me rappeler avec toute ma tendresse ces ardentes voluptés ? Charlotte ! Charlotte !… C’est fait de moi : mes sens s’égarent ; voilà huit jours que je n’ai plus la force de penser ; mes yeux sont pleins de larmes ; je ne suis bien nulle part et je suis bien partout ; je ne souhaite rien, Je ne demande rien. Le meilleur pour moi serait de partir. »

Cependant, au milieu de ces circonstances, la résolution de quitter la vie avait pris toujours plus de force dans l’urne de Werther. Depuis son retour auprès de Charlotte, cette résolution avait toujours été sa perspective et son espérance suprême ; mais il s’était dit que ce ne devait pas être une action soudaine, précipitée ; qu’il voulait faire ce pas avec la plus sérieuse conviction, avec la résolution la plus calme.

Ses doutes, ses combats intérieurs se révèlent dans un petit billet, qui paraît être le commencement d’une lettre à Wilhelm, et qui s’est trouvé, sans date, parmi ses papiers.

« Sa présence, sa destinée, l’intérêt qu’elle prend à la mienne, expriment la dernière larme de mon cerveau calciné.

« Lever le rideau et passer derrière…. voilà tout ! Et pourquoi craindre et balancer ? Parce qu’on ne sait pas ce qu’il y a derrière ? parce qu’on n’en revient pas ? et que c’est le propre de notre esprit d’imaginer que tout est confusion et ténèbres, aux lieux dont nous ne savons rien de certain ? »

Enfin il s’accoutuma et se familiarisa toujours plus avec cette triste pensée, et l’on trouve un témoignage de sa résolution ferme et irrévocable dans cette lettre ambiguë, qu’il écrivait à son ami :

20 décembre.

« Je rends grice à ton amitié, Wilhelm, d’avoir entendu ce mot comme tu l’as fait. Oui, tu as raison : le meilleur pour moi serait de partir. La proposition que tu me fais de retourner auprès de vous ne me plaît pas tout à fait ; du moins je voudrais faire encore un détour, d’autant plus que nous pouvons espérer une gelée soutenue et de bons chemins. Il m’est aussi trèsagréable que tu veuilles venir me chercher : seulement, laisse encore passer quinze jours, et attends encore une lettre de moi avec d’autres avis. Il ne faut rien cueillir avant qu’il soit mûr, et quinze jours de plus ou de moins font beaucoup. Tu diras à ma mère de prier pour son fils, et de vouloir bien me pardonner tous les chagrins que je lui ai faits. C’était ma de.stinée d’affliger ceux que le devoir m’appelait à rendre heureux. Adieu, mon très-cher ami. Que le ciel répande sur toi toutes ses bénédictions ! Adieu. »

Ce qui se passait alors dans l’âme de Charlotte, quels étaient ses sentiments pour son mari, pour son malheureux ami, à peine osons-nous l’exprimer ; quoique, d’après la connaissance de son caractère, nous puissions nous en faire une secrète idée, et que toute femme d’une belle âme puisse descendre dans celle de Charlotte et sentir avec elle.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle était fermeroent résolue à tout faire pour éloigner Werther, et, si elle hésitait, c’était l’effet d’un ménagement tendre et bienveillant, parce qu’elle savait combien la chose coûterait à son ami, et même qu’elle lui serait presque impossible. Cependant elle se sentait plus vivement pressée d’agir sérieusement ; son mari gardait sur cette liaison le silence absolu qu’elle-même avait toujours observé ; elle en souhaitait davantage de lui prouver en ’effet qu’elle avait des sentiments dignes des siens.

Le jour morne où Werther écrivit à son ami la lettre que nous venons de rapporter (c’était le dimanche avant Noël), il se rendit le soir auprès de Charlotte et la trouva seule. Elle était occupée à mettre en ordre quelques jouets, qu’elle avait destinés pour étrennes à ses petits frères et ses petites sœurs. Il parla du plaisir que les enfants allaient goûter, et du temps où l’ouverture soudaine d’une porte et l’apparition d’un arbre1 décoré de bougies, de bonbons et de pommes, faisaient éclater les joies du paradis.

« Vous aussi, dit Charlotte, en cachant son embarras sous un gracieux sourire, vous aurez votre cadeau, si vous êtes bien sage : une petite bougie et quelque chose encore.

— Et qu’appelez-vous être sage ? s’écria-t-il : comment dois-je l’être ? comment puis-je l’être, bonne Charlotte ?

— Jeudi soir, dit-elle, est la veille de Noël ; les enfants viendront, mon père viendra, chacun recevra son cadeau : venez aussi…. mais pas auparavant. »

Werther fut interdit.

« Je vous en prie, poursuivit-elle, c’est comme cela ; je vous en prie pour mon repos : cela ne peut, non, cela’ne peut rester ainsi….»

Elle détournait les yeux, allait et venait dans la chambre et murmurait tout bas :

« Cela ne peut rester ainsi. »


1. L’arbre de Noël, qui, originaire d’Allemagne, commence à s’acclimater en France. C’est un petit sapin, coupé par le pied et fixé sur une base. On l’éclaire de nombreuses bougies, et l’on suspend à ses branches des bonbons et des cadeaux de toute sorte. Charlotte, qui sentait dans quel horrible état ces paroles avaient jeté Werther, chercha par diverses questions à détourner ses pensées, mais ce fut inutile. . « Non, Charlotte, s’écria-t-il, je ne vous reverrai plus.

— Pourquoi cela ? reprit-elle ; Werther, vous pouvez, vous devez nous revoir : seulement, modérez-vous. Oh ! pourquoi le ciel vous a-t-il fait naître avec cette violence, cette passion irrésistible, obstinée ; pour tout ce qui vous attache une fois ! Je vous en prie, poursuivit-elle, en le prenant par la main, modérezvous ! Votre esprit, vos connaissances, vos talents, quelles jouissances diverses ne vous offrent-ils pas ? Soyez un homme ; renoncez à ce malheureux attachement pour une personne qui ne peut rien que vous plaindre. »

Il grinçait les dents et regardait Charlotte d’un air sombre. Elle le tenait par la main.

« Un moment de sang-froid, Werther, lui dit-elle ; ne sentezvous pas que vous vous trompez, que vous courez volontairement à votre perte ? Pourquoi donc moi, Werther, justement moi, qui appartiens à un autre ? pourquoi cela justement ? Je le crains, je le crains, c’est l’impossibilité de me posséder, qui seule irrite votre désir. »

II dégagea sa main, en regardant Charlotte d’un œil fixe et mécontent.

« Sage, très-sage pensée ! dit-il. Est-ce Albert peut-être qui a fait cette observation ? Elle est profonde, très-profonde !

— Chacun peut la faire, reprit-elle. Eh quoi ! ne se trouvera-t-il dans le monde entier aucune femme qui puisse remplir les vœux de votre cœur ? Prenez cela sur vous, cherchez, et,’je vous le jure, vous trouverez. Car depuis longtemps je m’afflige pour vous et pour nous de l’isolement dans lequel vous vous êtes vous-même confiné. Prenez cela sur vous. Un voyage ne peut manquer de vous distraire. Cherchez, trouvez un digne objet de votre amour, et revenez, et jouissons ensemble des douceurs d’une amitié véritable.

— On pourrait imprimer cela, dit-il avec un froid sourire, et le recommander à tous les gouverneurs. Bonne Charlotte, laissez-moi prendre encore un peu de repos. Tout s’arrangera.

— Mais, je vous en prie, Werther, ne revenez pas avant la veille de Noël. »

Il allait répondre, lorsque Albert entra : ils se saluèrent l’un l’autre d’une manière glaciale, et se promenèrent de long en large dans la chambre, avec une contenance embarrassée. Werther commença un discours insignifiant, qu’il eut bientôt fini ; Albert fit de même, puis il demanda à sa femme où en étaient certaines commissions, et, apprenant qu’elles n’étaient pas faites encore, il lui dit quelques mots, que Werther trouva froids et même durs. Il voulait s’en aller et ne pouvait pas, et tarda jusqu’à huit heures, son dépit et sa mauvaise humeur ne faisant que s’accroître : enfin, comme on vint mettre le couvert, il prit sa canne et son chapeau. Albert le pria de rester ; mais lui, qui ne voyait dans ces paroles qu’une politesse insignifiante, il remercia froidement et sortit.

Arrivé chez lui, il prit la lumière des mains de son domestique, qui voulait l’éclairer, et se retira seul dans son appartement. Il sanglotait, se parlait à lui-même avec véhémence, allait et venait dans sa chambre à grands pas, et finit par se jeter tout habillé sur son lit, où le domestique le trouva, lorsqu’il se permit d’entrer, vers onze heures, pour lui demander s’il ne devait pas le déboîter. Il le laissa faire, et lui défendit d’entrer dans sa chambre le lendemain avant d’être appelé.

Le lendemain matin, 21 décembre, il écrivit la lettre suivante, qu’après sa mort on trouva cachetée sur son secrétaire, et qui fut remise à Charlotte. Je la citerai par fragments, comme il paraît, par les circonstances, qu’elle fut écrite.

« C’est résolu, Charlotte, je veux mourir, et je te l’écris sans exaltation romanesque, tranquillement, le matin du jour où je te verrai pour la dernière fois. Quand tu liras ceci, mon amie, déjà la froide tombe couvrira la dépouille insensible de l’homme inquiet, infortuné, qui, pendant les derniers moments de sa vie, ne connaît pas de plus grande douceur que de s’entretenir avec toi. J’ai passé une horrible nuit, hélas ! une nuit bienfaisante ; c’est elle qui a fortifié, déterminé ma résolution. Je veux mourir. Hier, lorsque je me fus arraché de ta présence, dans l’affreuse révolte de mes sens ; que tout cela se pressait sur mon cœur, et que, désespéré, inconsolable, auprès de toi, je sentais avec horreur l’existence me saisir de son étreinte glacée, j’eus de la peine à gagner ma chambre ; hors de moi, je tombai à genoux, ô Dieu, et tu m’accordas le suprême soulagement des larmes les plus amères ! Mille projets, mille perspectives se combattaient dans mon âme, et à la fin elle y demeura, immuable, entière, l’unique, la dernière pensée : « Je * veux mourir !…» Je me suis couché, et, ce matin, dans le calme du réveil, elle est encore arrêtée, encore tout affermie dans mon cœur. « Je veux mourir !… » Ce n’est point désespoir, mais certitude que j’ai achevé de porter mon fardeau, et que je me sacrifie pour toi. Oui, Charlotte, pourquoi devrais-je le taire ? Il faut que l’un de nous trois s’en aille, et, je le veux, ce sera moi. 0 ma chère, dans ce cœur déchiré s’est glissée souvent la furieuse pensée…. de tuer ton mari !… toi !… moi !… C’est résolu…. Quand tu monteras sur la colline par un beau soir d’été, souviens-toi de moi ; rappelle-toi comme je montai souvent cette vallée ; porte ensuite tes regards vers le cimetière, vers ma tombe ; vois comme le vent balance les hautes herbes aux rayons du soleil qui décline…. J’étais tranquille quand j’ai commencé, et voilà, voilà que je pleure comme un enfant, à voir tout cela plein de vie autour de moi, »

Sur les dix heures, Werther appela son domestique, et, pendant qu’il se faisait habiller, il lui dit qu’il partirait dans quelques jours ; qu’il fallait donc nettoyer les habits, et préparer tout pour faire les malles ; il lui donna aussi l’ordre de demander partout les notes à payer, de retirer quelques livres prêtés, et de compter deux mois d’avance à quelques pauvres, auxquels il avait coutume de donner une aumône chaque semaine.

Il se lit apporter à manger dans sa chambre, et, après dîner, il se rendit à cheval chez le bailli, qu’il ne trouva pas à la maison. Il se promena au jardin, plongé dans la rêverie, et semblait vouloir amasser encore une fois dans son cœur toute la mélancolie des souvenirs.

Les enfants ne le laissèrent pas longtemps en repos ; ils le poursuivirent, grimpèrent sur lui, lui dirent comment, après un jour et encore un jour et encore un autre, ils iraient chez la sœur Charlotte recevoir les présents de Noël, et débitèrent les merveilles que se promettait leur imagination enfantine.

« Un jour ! s’écria-t-il, et encore un jour ! et encore un !… »

Il les embrassa tous tendrement, et se disposait à les quitter, quand le plus jeune voulut encore lui dire quelque chose à l’oreille. Il lui confia que ses grands frères avaient écrit de beaux compliments de bonne année, mais si grands !… Il y en avait un pour papa, un pour Albert et Charlotte, un aussi pour M. Werther. Ils les présenteraient le matin du jour de l’an. Ce dernier trait l’accabla. Il fit un petit cadeau à chacun des enfants, monta à cheval, fit saluer le père et partit, les larmes aux yeux.

Il rentra chez lui vers cinq heures, et commanda à la servante d’avoir soin du feu et de l’entretenir jusqu’à la nuit. Il donna l’ordre au domestique de serrer les livres et le linge au fond de la malle, et d’empaqueter les habits. C’est alors vraisemblablement qu’il écrivit le passage suivant de sa dernière lettre à Charlotte :

« Tu ne m’attends pas ! tu crois que j’obéirai et ne te reverrai pas avant la veille de Noël ! ô Charlotte, aujourd’hui ou jamais ! La veille de Noël, tu tiendras ce papier dans ta main, tu trembleras et tu le mouilleras de tes larmes. Je le veux, il le faut. Oh ! que je me trouve bien d’avoir pris ma résolution ! »

Cependant Charlotte se voyait dans une étrange situation. Après son dernier entretien avec Werther, elle avait senti combien elle aurait de ppine à se séparer de lui, ce qu’il souffrirait quand il devrait s’éloigner d’elle.

On avait dit, comme en passant, en présence d’Albert, que Werther ne reviendrait pas avant la veille de Noël, et Albert était monté à cheval, pour se rendre chez un fonctionnaire du voisinage, avec lequel il avait des affaires à régler, et chez qui il devait passer la nuit.

Charlotte se trouvait seule ; aucun de ses frères et sœurs n’était autour d’elle ; elle s’abandonnait à ses réflexions, qui passaient doucement sa situation en revue. Elle se voyait pour jamais unie à un homme dont elle connaissait l’amour et la fidélité, à qui elle était dévouée, dont le calme, la solidité, semblaient destinés par le ciel même à fonder, pour la vie, le bonheur d’une honnête femme ; elle sentait ce qu’il serait toujours pour elle et pour sa famille. D’un autre côté, Werther lui était devenu bien cher ; dès le premier moment où ils avaient appris à se connaître, la sympathie de leurs caractères s’était révélée de la manière la plus heureuse ; leur longue liaison, tant de situations diverses où ils s’étaient trouvés, avaient fait sur le cœur de Charlotte une impression ineffaçable. Tous les sentiments, toutes les pensées qui l’intéressaient, elle était accoutumée à les partager avec lui, et le départ de Werther menaçait de faire dans toute son existence un vide, qui ne pourrait plus être comblé. Oh ! si elle avait pu dans ce moment le changer en un frère ! qu’elle se serait trouvée heureuse !… Si elle avait osé le marier avec une de ses amies, elle aurait pu espérer de rétablir tout à fait la bonne intelligence entre Albert et lui.

Elle avait passé en revue toutes ses amies, et trouvait à chacune quelque défaut ; elle n’en voyait aucune à qui elle eût donné Werther volontiers.

En faisant toutes’ces réflexions, elle finit par sentir profondément, sans se l’expliquer d’une manière bien claire, que le secret désir, de son cœur était de le garder pour elle, et elle se disait en même temps qu’elle ne pouvait, qu’elle ne devait pas le garder ; son âme pure et belle, jusqu’alors si libre et si courageuse, sentit le poids d’une mélancolie à laquelle est fermée la perspective du bonheur. Son cœur était oppressé, et un sombre nuage couvrait ses yeux.

Le temps se passait, il était six heures et demie, lorsqu’elle entendit Werther monter l’escalier, et reconnut bientôt son pas, sa voix, qui demandait après elle. Oh ! que, pour la première fois, nous pouvons presque le dire, le cœur lui battit à son arrivée ! Elle lui aurait volontiers fait dire qu’elle n’était pas à la maison, et, lorsqu’il entra, elle s’écria, dans une sorte de trouble passionné :

« Vous n’avez pas tenu parole !

— Je n’ai rien promis, répondit-il.

— Vous deviez du moins avoir égard à ma prière, répliqua Charlotte : je vous le demandais pour notre repos à tous deux. »

Elle ne savait trop ce qu’elle disait, tout aussi peu ce qu’elle faisait, lorsqu’elle envoya chercher quelques amies, pour ne pas être seule avec Werther. Il posa sur la table des livres, qu’il avait apportés, et il en demanda d’autres. Charlotte souhaitait et craignait tour ù tour de voir paraître ses amies.

La servante revint, et dit que les deux amies se faisaient excuser.

Elle voulait que la servante se tînt avec son ouvrage dans la chambre voisine, puis elle changea d’idée. Werther allait et venait dans la chambre. Charlotte se mit au clavecin et commença un menuet. Le menuet n’allait pas. Elle reprit du sang-froid, et s’assit tranquillement auprès de Werther, qui avait pris sa place accoutumée sur le canapé.

« N’avez-vous rien à lire ? » dit-elle.

Il n’avait rien. .

« Là, dans mon tiroir, reprit-elle, se trouve votre traduction de quelques chants d’Ossian : je ne les ai pas encore lus, parce que j’espérais toujours vous les entendre lire vous-même ; mais, depuis, cela n’a jamais pu s’arranger ni se mettre à exécution. »

Il sourit, il alla prendre le poëme ; un frisson le saisit, lorsqu’il tint le cahier dans ses mains ; ses yeux se remplirent de larmes, en le parcourant ; il s’assit et commença la lecture.

« Étoile du soir, ta belle lumière scintille au couchant ; tu lèves du sein de la nue ta tête rayonnante ; tu avances sur ta colline avec majesté : que regardes-tu dans la bruyère ? Les vents orageux se sont apaisés ; de loin arrive le murmure du torrent ; les vagues mugissantes se jouent au pied de la roche lointaine ; les insectes du soir bourdonnent dans les campagnes. Que regardes-tu, belle lumière ? Mais tu souris et tu passes ; les flots joyeux t’environnent et baignent ta gracieuse chevelure. Adieu, paisible clarté ! Et toi, parais, magnifique lumière de l’âme d’Ossian !

« Elle se montre dans tout son éclat. Je vois mes amis trépassés : ils se rassemblent sur Lora, comme dans les jours d’autrefois…. Fingal s’avance, comme une colonne de vapeur humide ; autour de lui sont ses héros, et voici les bardes du chant : Ullin aux cheveux blancs, le majestueux Ryno, Alpin, l’aimable chanteur, et toi, douce et plaintive Minona !… Que vous êtes changés, mes amis, depuis les jours de Selma, ces jours de fête, où nous disputions le prix du chant, comme les vents printaniers, caressant tour à tour la colline, font plier l’herbe murmurante !

« Alors Minona s’avança dans sa beauté, les paupières baissées et les yeux pleins de larmes ; son abondante chevelure flottait au vent vagabond qui s’élançait de la montagne…. Une sombre tristesse saisit l’âme des héros, quand sa douce voix s’éleva ; car ils avaient vu souvent le tombeau de Salgar, souvent la sombre demeure de la blanche Colma, de Colma, délaissée sur la colline avec sa voix mélodieuse ! Salgar avait promis de venir, mais la nuit se répandait alentour. Écoutez la voix de Colma, lorsqu’elle était seule, assise sur le rocher.

COLMA.

« Il est nuit…. Je suis seule, égarée sur l’orageuse colline. Le vent gémit dans les montagnes ; le torrent tombe du rocher en mugissant ; aucune cabane ne m’abrite contre la pluie, moi, délaissée sur l’orageuse colline.

« O lune, sors de tes nuages ! paraissez, étoiles de la nuit ! Qu’un rayon me conduise aux lieux où mon amant se repose des fatigues de la chasse, ayant auprès de lui son arc détendu, autour de lui ses chiens haletants !

« Pourquoi tarde-t-il, mon Salgar ? A-t-il oublié sa promesse ? Voilà le rocher et l’arbre, et voici le torrent qui gronde. Tu avais promis d’être en ce lieu à l’approche de la nuit : hélas ! où mon Salgar s’est-il égaré ? Je voulais fuir avec toi, quitter mon père et mon frère, les orgueilleux ! Dès longtemps nos races sont ennemies, mais nous, ô Salgar, nous ne sommes pas ennemis.

« O vents, faites un peu de silence ; ô torrent, cesse un moment de gronder, afin que ma voix retentisse à travers la vallée ! que mon voyageur m’entende ! Salgar, c’est moi qui t’appelle. Voici l’arbre et le rocher ; Salgar, mon bien-aimé, me voici : pourquoi tarder à venir ?

« Voici, la lune paraît, les flots brillent dans la vallée, les rochers grisâtres se dressent sur la colline, mais je ne le vois pas sur les sommets ; ses chiens ne le devancent point,"pour annoncer sa venue. Il faut que je reste ici solitaire.

« Mais qui sont-ils, ceux que je vois-la bas couchés dans la bruyère ?… mon amant ? mon frère ?… Parlez, ô mes amis ! Ils ne répondent pas. Que mon âme est angoissée !… Ah ! ils sont morts ! Leurs glaives sont teints de sang ! O mon frère, mon frère, pourquoi as-tu frappé de mort mon Salgar ? O mon Salgar, pourquoi as-tu frappé de mort mon frère ? Vous m’étiez tous les deux si chers ! Oh ! tu étais beau entre mille sur la colline. Il était terrible dans le combat. Répondez-moi ! Entendez ma voix, mes bien-aimés ! Mais, hélas ! ils sont muets, muets pour toujours ; leur sein est froid comme la terre.

« Oh ! des rochers sauvages, du sommet de la montagne orageuse, parlez, esprits des morts, parlez, je ne frémirai pas…. Où êtes-vous allés chercher le repos ? Dans quelle caverne des montagnes vous trouverai-je ?… Je n’entends pas une faible voix dans le souffle du vent, pas une réponse, qui vole avec l’orage de la colline.

« Je demeure dans ma détresse, j’attends le matin dans les larmes. Creusez la tombe, amis des morts, mais ne la fermez pas avant que je vienne. Mes jours s’évanouissent comme un songe. Comment pourrai-je leur survivre ? Je veux habiter avec mes amis vers le torrent de la roche bruyante…. Lorsqu’il fera nuit sur les monts, et que l’orage passera sur la bruyère, mon ombre s’arrêtera dans l’orage et pleurera la mort de mes amis. Le chasseur m’entendra de sa feuillée ; il craindra, il aimera ma voix ; car ma voix sera douce pour pleurer mes amis : ils m’étaient tous les deux si chers ! »

« C’est ainsi que tu chantais, ô Minona, fille de Thorman, aux joues de roses. Nos pleurs coulèrent pour Colma, et notre âme fut saisie de tristesse.

« Ullin parut avec sa harpe et accompagna le chant d’Alpin…. La voix d’Alpin était douce, l’âme de Ryno était un rayon de feu. Mais déjà ils reposaient dans l’étroite maison, et leur voix ne s’entendait plus dans Selma. Un jour Ullin revenait de la chasse, avant que les héros fussent tombés : il entendit leurs chants rivaux sur la colline. Leur voix était douce, mais triste : ils pleuraient le trépas de Morar, le premier des héros. Son urne était comme l’âme de Fingal ; son glaive, comme le glaive d’Oscar…. Mais il tomba, et son père gémit, et les yeux de sa sœur se remplirent de larmes ; ils se remplirent de larmes, les yeux de Minona, la sœur du beau Morar. Elle recula devant les chants d’Ullin, comme la lune au couchant, quand elle prévoit la tempête, et cache sa belle tête dans un nuage. Avec Ullin, j’accompagnai de la harpe le chant de douleur.

RYNO.

« Le vent et la pluie sont passés, le midi est serein, les nuages se dispersent, le soleil inconstant éclaire en fuyant les cimes ; coloré de ses feux, le torrent de la montagne coule dans la vallée. Il est doux ton murmure, ô torrent ; mais elle est plus douce la voix d’Alpin : il chante, il pleure le mort. Sa tête est courbée de vieillesse et son œil est rouge de pleurs. Alpin, noble barde, pourquoi seul sur les monts silencieux ? pourquoi gémir comme un tourbillon dans la forêt, comme une vague sur la plage lointaine ?

ALPIN.

« Mes larmes, Ryno, sont.pour les morts, mes chants, pour les habitants de la tombe. Ta haute taille brille sur la colline, tu es beau parmi les fils de la bruyère, mais tu succomberas comme Morar, et l’affligé s’assiéra sur ta tombe ; les collines t’oublieront ; ton arc détendu reposera dans la salle du festin.

« Tu étais rapide, ô Morar, comme un chevreuil sur le rocher, terrible, comme une flamme nocturne dans le ciel. Ta colère était un orage ; ton glaive, dans le combat, était comme l’éclair dans la bruyère ; ta voix, comme le torrent de la forêt après la pluie, comme le tonnerre grondant des montagnes lointaines. Mille tombèrent sous ton bras, la flamme de ton couroux les consuma. Mais, quand tu revenais des combats, comme ta voix était douce ! Ton visage était comme le soleil après la tourmente, comme la lune dans la nuit silencieuse ; ton sein était tranquille comme le lac, quand le bruit du vent s’est apaisé.

« Elle est désormais étroite ta demeure, elle est obscure ta retraite ; avec trois pas je mesure ta tombe, ô toi, qui fus si grand ! Quatre pierres, aux têtes moussues, sont ton unique monument ; un arbre défeuillé, de longues herbes qui murmurent au vent, indiquent à l’œil du chasseur le tombeau du puissant Morar. Tu n’as point de mère qui te pleure ; aucune jeune fille te donne les larmes de l’amour ; elle est morte celle qui t’a enfanté ; elle est tombée la fille de Morglan.

« Quel homme s’avance appuyé sur son bâton ? Sa tête est blanchie par les années, ses yeux sont rouges de larmes…. C’est ton père, ô Morar ! ton père, qui n’eut point d’autre fils que toi. Il apprit ta vaillance dans le combat ; il apprit la défaite des ennemis ; il apprit la gloire de Morar : hélas ! ne sut-il rien de sa blessure ? Pleurez, père de Morar, pleurez…. mais votre fils ne vous entend pas. Il est profond, le sommeil des morts ; il est couché bien bas, leur oreiller de poussière. Jamais ton fils n’écoutera ta voix ; il ne s’éveillera plus à ton appel. Oh ! quand fera-t-il jour dans la tombe, pour crier à celui qui sommeille : « Réveille-toi ! »

« Adieu, ô le plus noble des hommes, invincible sur le champ de bataille ! Mais le champ de bataille ne te verra plus ; la foret sombre ne brillera plus des éclairs de ton glaive. Tu ne laisses aucun ’fils après toi, mais le chant du barde maintiendra ton nom, les âges futurs entendront parler de toi ; on leur dira le trépas de Morar.

« Elles furent bruyantes, les plaintes des héros ; ils éclatèrent surtout, les soupirs d’Armin, oppressé de douleur. Ce chant lui rappelait la mort de son fils, tombé dans les jours de la jeunesse. Cannor s’était assis près du héros, Carmor, le prince de Galmal aux échos sonores.

« Pourquoi, dit-il, éclatent les sanglots d’Armin ? Pourquoi pleurer ici ? La musique et le chant ne résonnent-ils pas pour attendrir l’âme et la réjouir ? Ils sont comme une vapeur légère, qui, montant du lac, se répand sur la vallée et baigne de rosée les fleurs épanouies : mais le soleil revient dans sa force et la vapeur s’exhale. Pourquoi es-tu si affligé, Armin, maître de Gorma que les flots environnent ?

— Affligé ! Je le suis, et la cause de ma douleur n’est pas légère. Carmor, tu n’as point perdu de fils, tu n’as point perdu de fille florissante : le vaillant Colgar est vivant ; elle est vivante, Arnira, la plus belle des vierges. Les rameaux de ta tige fleurissent, ô Carmor ; mais Armin est le dernier de sa race. Ta couche est ténébreuse, ô Daura ; il est profond ton sommeil dans la tombe…. Quand te réveilleras-tu avec tes chants, avec ta voix mélodieuse ? Levez-vous, vents d’automne, levez-vous, déchaînez-vous sur la bruyère sombre ! Torrents des bois, grondez ; mugissez, tempêtes, dans la cime des chênes ! Chemine à travers les nuages déchirés, ô lune, et montre par moments ton pâle visage ! Rappelle-moi la nuit horrible où mes enfants succombèrent, où le puissant Arindal tomba, où l’aimable Daura cessa de vivre.

« Daura, ma fille, tu étais belle, belle comme la lune sur la colline de Fura, blanche comme la neige nouvelle, douce comme le souffle de l’air. Arindal, ton arc était fort, ta lance, rapide sur le champ de bataille, ton regard, comme la nue sur le flot, ton bouclier, un nuage de feu dans la tempête.

« Armar, guerrier fameux, rechercha l’amour de Daura ; elle ne résista pas longtemps : elles étaient belles, les espérances de ses amis.

« Mais Erath, fils d’Odgal, frémissait de rage : Armar avait tué son frère. Il vint déguisé en matelot. Sa barque était belle sur les ondes, ses cheveux étaient blanchis par l’âge ; sa figure était calme : « Ô la plus belle des vierges, dit-il, aimable fille d’Armin, là sur le rocher, non loin du rivage, Armar attend Daura : je viens pour passer sa bien-aimée sur les vagues roulantes. »

« Elle le suivit, elle appela Armar : seule la voix du rocher lui répondit. « Armar, mon bien-aimé, mon bien-aimé, pourquoi me tourmenter ainsi ? Écoute, fils d’Arnath ! écoute ! c’est Daura qui t’appelle. »

« Erath, le traître, fuyait en riant vers la terre. Elle éleva la voix, elle appela son père et son frère. « Arindal ! Armin ! aucun » de vous ne viendra-t-il sauver sa Daura ? »

« Sa voix traversa la mer. Arindal, mon fils, descendait de la colline, ardent et chargé du butin de la chasse ; ses flèches résonnaient à son côté, il portait son arc à la main, cinq dogues noirs étaient autour de lui. Il vit l’audacieux Erath sur le rivage ; il le saisit et l’attacha au tronc d’un chêne ; il entoura ses flancs de liens solides ; le captif remplissait l’air de ses plaintes.

« Arindal s’embarque pour délivrer Daura. Armar survient plein de fureur ; il décoche la flèche aux plumes grises ; elle siffle, elle perce ton cœur, Arindal, ô mon fils ! Tu succombas, au lieu d’Erath, le traître ; la barque atteignit le rocher ; Arindal tomba et mourut. A tes pieds coulait le sang de ton frère, ô Daura : quelle fut ta douleur !

« Les vagues brisèrent la barque ; Armar s’élança dans la mer, pour sauver sa Daura ou mourir. Soudain un coup de vent fondit de la colline sur les flots : Armar fut englouti et ne revint pas de l’abîme.

« Mais j’entendais ma fille gémir sur le rocher battu des ondes ; ses cris répétés venaient jusqu’à moi, et son père ne pouvait la sauver. Toute la nuil je restai sur le rivage ; je la voyais aux faibles rayons de la lune ; toute la nuit j’entendis ses plaintes : le vent grondait, et la pluie s’élançait à flots impétueux vers la montagne. La voix de Daura s’affaiblit avant la naissance du jour ; elle s’exhala comme la brise du soir parmi les herbes des rochers. Accablée de douleur, elle mourut et laissa Armin désolé. Il n’est plus, celui qui était ma force dans la guerre ; elle est tombée, celle qui était mon orgueil parmi les vierges.

« Quand viennent les orages de la montagne, quand le nord soulève les flots, je m’assieds sur le rivage sonore, je regarde l’affreux rocher : souvent, dans les rayons de la lune penchante, je vois les ombres de mes enfants ; environnées d’une douteuse lumière, elles passent ensemble dans un triste concert. »

Un torrent de larmes, qui s’échappa des yeux de Charlotte, et soulagea son cœur oppressé, interrompit la lecture de Werther. Il jeta de côté le cahier, il prit la main de Charlotte, et versa des larmes amères. Elle appuyait sa tête sur son autre main, et couvrait ses yeux de son mouchoir. Leur émotion à tous deux était affreuse. Ils sentaient leur propre infortune dans la destinée de ces héros ; ils la sentaient ensemble, et leurs larmes s’unirent. Les lèvres et les yeux de Werther brûlaient le bras de Charlotte, un frissonnement la saisit ; elle voulut s’éloigner : la douleur et la pitié l’accablaient et la tenaient enchaînée. Elle exhala un soupir, essayant de se remettre, et pria Werther en sanglotant de continuer sa lecture. Elle le priait d’une voix toute céleste : il trembla, son cœur éclatait ; il prit le cahier, et lut, d’une voix entrecoupée :

« Pourquoi me réveilles-tu, souffle du printemps ? Tu me caresses, et tu dis : « Je baigne la terre de la rosée du ciel. « Mais il approche, le temps où je dois me flétrir ; elle approche, la tempête qui dévastera mon feuillage. Demain le voyageur viendra ; il viendra, celui qui vit ma beauté ; ses yeux me chercheront dans la campagne, et ne me trouveront pas. »

Toute la force de ces paroles saisit l’infortuné. Il se jeta aux pieds de Charlotte, dans le dernier désespoir ; il lui prit les mains, les pressa contre ses yeux, contre son front, et un pressentiment de son affreux dessein sembla traverser l’âme de Charlotte. Hors d’elle-même, égarée, elle pressa les mains de Werther, elle les pressa contre son sein, se pencha vers lui avec une douloureuse émotion, et leurs joues brûlantes se touchèrent. Le monde n’existait plus pour eux. Il entoura Charlotte de ses bras, la pressa contre son cœur, et couvrit de baisers furieux ses lèvres tremblantes.

« Werther ! s’écria-t-elle, d’une voix étouffée, en se détournant, Werther !… »,

Et, d’une main faible, elle l’écartait de son sein.

« Werther ! » s’écria-t-elle encore, avec le ton contenu du plus noble sentiment.

Il ne résista point, il la laissa échapper de ses bras, et se prosterna devant elle, comme égaré. Elle se leva avec violence, et, dans un égarement douloureux, palpitante d’amour et de colère, elle dit :

« C’est la dernière fois, Werther ! vous ne me verrez plus.»

Et jetant sur le malheureux un regard plein d’amour, elle courut dans la chambre voisine et la ferma sur elle. Werther lui tendait les bras : il n’osa pas la retenir. Il était gisant sur le plancher, la tête sur le canapé, et il resta dans cette position plus d’une demi-heure. Enfin quelque bruit vint le rappeler à lui-même. C’était la servante qui se disposait à mettre la table. Il allait et venait dans la chambre, et, lorsqu’il se vit seul de nouveau, il s’approcha de la porte du cabinet, et dit à voix basse :

« Charlotte, Charlotte, encore un mot seulement, un adieu ! »

Elle garda le silence. Il pria, il attendit, puis il s’arracha de cette place, en s’écriant :

« Adieu, Charlotte ! Pour jamais, adieu ! »

II gagna la porte de la ville. Les gardes, qui étaient accoutumés à le voir, le laissèrent passer sans lui rien dire. Il tombait de la neige fondue. Il était près de onze heures lorsqu’il heurta à sa porte. Son domestique fut frappé de voir qu’il revenait sans chapeau, et n’osa pas lui dire un mot. Il le déshabilla. Tous ses vêtements étaient trempés. On trouva plus tard son chapeau sur un rocher qui s’élève au penchant du coteau et domine la vallée. C’est une chose inconcevable que, par cette nuit pluvieuse et sombre, il ait gravi ce rocher sans se précipiter.

Il se coucha et dormit longtemps. Le lendemain, le domestique le trouva occupé à écrire, quand il lui apporta son café., II ajoutait le passage suivant à sa lettre pour Charlotte :

« Ainsi donc, pour la dernière fois, pour la dernière fois, j’ouvre les yeux ! Hélas ! ils ne verront plus le soleil ; un jour triste et nébuleux le tient caché. Oui, prends le deuil, ô nature ; ton fils, ton ami, ton bien-aimé, approche de sa fin. Charlotte, c’est un sentiment sans pareil, mais qui ressemble à un songe confus plus qu’à toute autre chose, de se dire : « Voilà mon der« nier jour ! » Le dernier ! Charlotte, je ne puis absolument le comprendre, ce mot : « Le dernier ! » Ne suis-je pas debout dans toute ma vigueur ? Et demain je serai gisant sans force sur la terre ! Mourir ! Qu’est-ce que cela signifie ? Crois-moi, nous rêvons, quand nous parlons de la mort. J’ai vu souvent mourir : mais les bornes de l’humanité sont si étroites, qu’elle n’a aucune idée sur le commencement et la fin de son existence. Maintenant je suis encore à moi, à toi ! à toi, ô bien-aimée ! Et un moment de plus…. séparé, passé…. peut-être pour jamais !… Non, Charlotte ! non ! Comment puis-je périr ? Comment peux-tu périr ? Nous sommes !… Eh bien, périr !… Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est encore un mot, un son vide, qui n’a point de sens pour mon cœur. Mort, Charlotte, enfoui sous la froide terre, dans un lieu si étroit ! si noir !… J’avais une amie, qui fut tout pour moi dans ma jeunesse dépourvue : elle mourut, et je suivis son convoi, et je me tins au bord de la fosse, au moment où l’on descendait le cercueil, où les cordes coulèrent dessous en murmurant et remontèrent ; puis la première pelletée de terre roula dans la fosse, et le coffre funèbre rendit un bruit sourd, plus sourd et plus sourd encore, et il fut couvert enfin. Je rne prosternai à côté de la fosse…. saisi, ébranlé, oppressé, déchiré au fond de l’âme, mais sans savoir ce qui m’était arrivé…. ce qui m’arrivera…. La mort ! La tombe ! Je n’entends pas ces mots.

« Oh ! pardonne-moi ! pardonne-moi ! Hier !… Ce devait être le dernier moment de ma vie. 0 mon ange, pour la première fois, pour la première fois, et sans aucun doute, il a pénétré, embrasé mon cœur, ce délicieux sentiment : elle m’aime ! elle m’aime ! Il brûle encore sur mes lèvres, le feu sacré qui coulait des tiennes par torrents ; une nouvelle, une ardente ivresse est dans mon cœur. Pardonne-moi ! pardonne-moi !

« Ah ! je le savais bien que tu m’aimais ; je le savais, à tes premiers regards, où se montrait ton âme, à ton premier serrement de main ; et pourtant, quand je t’avais quittée, quand je voyais Albert à tes côtés, je retombais dans mes doutes fiévreux.

« Te souvient-il des fleurs que tu m’envoyas, dans cette maudite assemblée où tu ne pus me dire un seul mot ni me toucher la main ? Ah ! je passai la moitié de la nuit à genoux devant elles, et elles furent pour moi le sceau de ton amour. Mais, hélas ! ces impressions passaient, comme s’efface peu à peu dans l’âme du fidèle le sentiment de la grâce de son Dieu, qu’il a reçue, avec une plénitude céleste, dans des signes visibles et sacrés.

« Tout cela est passager, mais l’éternité même ne saurait éteindre la flamme de vie que je recueillis hier sur tes lèvres et que je sens en moi. Elle m’aime ! Ce bras l’a pressée, ces lèvres ont tremblé sur ses lèvres ; cette bouche a balbutié sur la sienne. Elle est à moi ! Tu es à moi, Charlotte, pour toujours !

« Et qu’importé qu’Albert soit ton mari ? Ton mari ! C’est bon pour ce monde…. et pour ce monde, le péché de t’aimer, de vouloir te ravir de ses bras. Le péché ! Soit ! Je m’en punis. Je l’ai savouré, ce péché, dans toute sa volupté céleste ; j’ai puisé pour mon cœur le baume et la force de la vie. Dès ce moment, tu es à moi, à moi, Charlotte. Je te précède, je vais vers mon père, vers ton père. Je me plaindrai à lui, il me consolera, en attendant que tu viennes, et je volerai au-devant de toi, et je te prendrai, et je resterai auprès de toi, devant la face de l’Infini, dans des embrassernents éternels.

« Je ne rêve point, je ne délire point : près de la tombe un nouveau jour m’éclaire. Nous serons ! nous nous reverrons ! Nous verrons ta mère ; je la verrai, je la trouverai, et je répandrai tout mon cœur devant elle. Ta mère, ta parfaite image ! »

Vers onze heures, Werther demanda à son domestique si Albert était revenu. Le domestique répondit que oui, et qu’il avait vu ramener son cheval à l’écurie. Là-dessus Werther lui donna un billet non cacheté portant ces mots :

« Voulez-vous bien me prêter vos pistolets pour un voyage que je projette ? Adieu, portez-vous bien. »

La bonne Charlotte avait peu dormi la nuit précédente : ce qu’elle avait craint s’était réalisé, réalisé d’une manière qu’elle n’avait pu ni craindre ni pressentir. Son sang, jusqu’alors si pur et si paisible, était dans une fiévreuse agitation ; mille sentiments divers bouleversaient ce noble cœur. Était-ce le feu des embrassements de Werther qu’elle sentait dans son sein ? Étaitce indignation de sa témérité ? Était-ce la comparaison pénible de son état présent avec ces jours de naïve et libre innocence et de tranquille confiance en elle-même ? Comment devait-elle accueillir son mari ? comment lui révéler la scène qu’elle pouvait avouer si bien, et qu’elle n’osait pourtant s’avouer à ellemême ? Ils avaient si longtemps gardé le silence l’un avec l’autre ! serait-elle la première à le rompre, et, dans un si fâcheux moment, ferait-elle à son mari cette révélation inattendue ? Elle craignait déjà que la seule nouvelle de la visite de Werther ne fît sur son mari une impression désagréable : que serait-ce de cette catastrophe inattendue ? Pouvait-elle bien espérer qu’il la verrait sous son vrai jour, qu’il la jugerait sans prévention ? et pouvait-elle désirer qu’il parvînt à lire dans son âme ? D’un autre côté, pouvait-elle dissimuler avec l’homine aux yeux duquel elle avait toujours été ouverte et transparente comme le cristal ? à qui elle n’avait jamais caché ni pu cacher aucun de ses sentiments ? Toutes ces choses la remplissaient de souci et de perplexité ; et ses pensées revenaient toujours à Werther, qui était perdu pour elle, qu’elle ne pouvait quitter, qu’elle devait, hélas ! abandonner à lui-même, et auquel il ne resterait plus rien, une fois qu’il l’aurait perdue. Combien lui était pénible, quoiqu’elle ne pût se l’expliquer alors, le refroidissement survenu entre Albert et Werther ! Ces hommes, si intelligents et si bons, avaient, pour quelques dissentiments secrets, commencé par se renfermer dans un mutuel silence ; chacun songeait à son droit et au tort de l’autre, et les rapports s’étaient brouillés et envenimés, au point qu’il devint impossible de délier le nœud dans le moment critique, duquel tout dépendait. Si une heureuse intimité les avait rapprochés plus tôt ; si l’amitié et l’indulgence s’étaient ranimées chez eux, et avaient ouvert les cœurs, peut-être notre ami pouvait-il encore être sauvé.

Ajoutons à cela une singulière circonstance : Werther, comme nous l’avons appris par ses lettres, n’avait jamais fait un secret du désir qu’il avait de quitter la vie ; Albert l’avait souvent combattu, et Charlotte en avait parlé quelquefois avec son mari ; Albert, qui sentait pour le suicide une aversion décidée, avait fort souvent exprimé, avec une certaine vivacité, tout à fait peu naturelle à son caractère, ses doutes sur la sincérité d’un pareil projet ; il s’était même permis là-dessus quelques plaisanteries, et avait fait partager à Charlotte son incrédulité : elle en était, il est vrai, tranquillisée, quand ses pensées lui présentaient cette funeste image ; mais, d’un autre côté, elle se sentait par là empêchée de communiquer à son mari les inquiétudes qui la tourmentaient dans ce moment.

Albert revint, et Charlotte alla au-devant de lui avec une vivacité embarrassée. Il n’était pas gai : son affaire n’était pas terminée ; il avait trouvé dans le bailli, son voisin, un homme inflexible et minutieux ; les mauvais chemins avaient contribué à lui donner de l’humeur.

Il demanda s’il ne s’était rien passé de nouveau, et Charlotte répondit avec précipitation que Werther était venu la veille au soir. Il demanda s’il était arrivé des lettres : elle répondit qu’il y avait des lettres et des paquets dans sa chambre. Il y passa, et Charlotte resta seule. La présence du mari qu’elle aimait et qu’elle honorait avait fait sur son cœur une impression nouvelle. Le souvenir de sa générosité, de son amour et de sa bonté, lui avait donné plus de calme ; elle sentit un secret désir de le suivre ; elle prit son ouvrage et monta chez lui, comme elle faisait souvent. Elle le trouva occupé h ouvrir les paquets et h lire. Quelques-uns semblaient ne pas apporter des nouvelles fort agréables. Charlotte lui fit diverses questions, auxquelles il répondit brièvement, puis il se mit à son bureau pour écrire.

Ils avaient passé de la sorte une heure, à côté l’un de l’autre, et Charlotte devenait toujours plus sombre ; elle sentait combien il lui serait diflicile d’avouer à son mari, fût-il même de l’humeur la plus gaie, ce qu’elle avait sur le cœur. Elle tomba dans une mélancolie d’autant plus douloureuse, qu’elle s’efforçait de la cacher et de dévorer ses larmes.

L’apparition du domestique de Werther la jeta dans la plus grande perplexité ; elle tendit le billet à Albert, qui se tourna tranquillement vers sa femme et lui dit :

« Donne-lui les pistolets. Vous lui souhaiterez de ma part un bon voyage, » ajouta-t-il, en s’adressant au domestique.

Ce fut pour Charlotte comme un coup de foudre. Elle se leva chancelante ; elle ne savait ce qui se passait en elle ; elle s’avança lentement vers la cloison ; elle y prit les pistolets d’une main tremblante, en essuya la poussière, hésita, et aurait tardé longtemps encore, si Albert ne l’avait pressée, en l’interrogeant du regard. Elle donna au domestique ces armes funestes, sans pouvoir articuler un mot, et, lorsqu’il fut sorti, elle plia son ouvrage, et se retira chez elle dans un état d’inexprimable incertitude. Son cœur lui présageait toutes les horreurs. Tantôt elle était sur le point de se jeter aux pieds de son mari, de lui tout avouer, l’histoire de la veille, sa faute et ses pressentiments ; tantôt elle ne voyait à cette démarche aucun résultat, et surtout elle ne pouvait espérer de résoudre son mari à se rendre chez Werther. On mit le couvert, et une amie, qui n’était venue que pour s’informer de quelque chose, qui voulait s’en aller d’abord, et…. qui resta, rendit, pendant le repas, l’entretien supportable : on se contraignit, on causa, on s’oublia.

Le domestique apporta les pistolets à Werther, qui les prit dans ses mains avec transport, lorsqu’il apprit que Charlotte les avait donnés elle-même. Il se fit apporter du pain et du vin, il dit au domestique d’aller dîner et se mit à écrire.

« Ils ont passé par tes mains, tu en as essuyé la poussière ; je les couvre de baisers : tu les as touchés. Toi-même, ange du ciel, tu favorises ma résolution ; toi-même, Charlotte, tu fournis les armes à celui qui désirait recevoir la mort de tes mains, et qui la reçoit, hélas ! aujourd’hui. Oh ! j’ai interrogé mon domestique : tu tremblais en lui remettant ces armes ; tu n’as prononcé aucun adieu !… Malheur ! malheur ! aucun adieu !… Devais-tu me fermer ton cœur, à cause du moment qui m’a enchaîné à toi pour l’éternité ? Charlotte, les siècles des siècles n’effaceront pas cette impression, et, je le sens, tu ne peux haïr celui qui brûle ainsi pour toi. »

Après le repas, il ordonna au domestique d’achever les malles ; il déchira beaucoup de papiers, il sortit, et régla quelques petites dettes. Il revint à la maison, sortit encore de la ville, et, malgré la pluie, il se rendit au jardin du comte ; il alla se promener plus loin dans la campagne ; il revint à la nuit tombante et il écrivit :

« Wilhelm, j’ai vu pour la dernière fois les champs, les bois et le ciel. A toi aussi mes adieux !… Pardonnez-moi, bonne mère !… Console-la, Wilhelm ! Dieu veuille vous bénir ! Adieu ! Nous nous reverrons, plus heureux.

« Albert, je t’ai mal récompensé, et tu me pardonnes. J’ai troublé la paix de ta maison ; j’ai fait naître la défiance entre vous. Adieu ! Je veux y mettre fin. Oh ! puissiez-vous être heureux par ma mort ! Albert, Albert, rends heureux cet ange ! Ainsi repose sur toi la bénédiction de Dieu ! »

Il passa une partie de la soirée à fouiller encore dans ses papiers ; il en déchira beaucoup et les jeta dans le poêle ; il cacheta quelques paquets adressés à Wilhelm. Ils contenaient de petites dissertations, des pensées détachées, dont j’ai vu plusieurs ; et, vers dix heures, après avoir ordonné qu’on remît du, bois dans le poêle et qu’on lui apportât une bouteille de vin, il envoya coucher le domestique, dont la chambre, comme celles des autres personnes de la maison, était fort loin sur les derrières. Le domestique se coucha tout habillé, pour être tout prêt de bon matin : car son maître lui avait dit que les chevaux de poste seraient à la porte avant six heures.

« Après onze heures.

« Tout est calme autour de moi, et mon âme est tranquille. Je te remercie, mon Dieu, de donner à mes derniers moments cette chaleur et cette force.

« Je vais à ma fenêtre, chère amie, et je vois, je vois encore à travers les nues, que l’orage emporte, quelques étoiles des cieux éternels. Non, vous ne tomberez pas ! L’Éternel vous porte dans son cœur, comme il me porte aussi. Je vois les premières étoiles du Chariot, la plus aimable des constellations. La nuit, quand je sortais de chez toi, quand je franchissais le seuil de ta porte, elle était là-haut devant moi. Avec quelle ivresse je l’ai souvent contemplée ! Que de fois, levant les mains, je l’ai prise pour témoin, pour signe sacré de ma félicité présente ! Et puis…. ô Charlotte, qu’est-ce qui ne me fait pas souvenir de toi ? Ne suis-je pas entouré de ta présence ? Et, comme un enfant, n’ai-je pas dérobé avidement mille bagatelles que tu avais touchées, ô ma sainte ?

« Silhouette chérie !… Je te la donne, Charlotte, et je te prie de l’honorer. Elle a reçu de moi mille et mille baisers ; mille fois je l’ai saluée, lorsque je sortais ou que je rentrais à la maison.

« J’ai prié ton père, par un petit billet, de protéger mon corps. Dans le cimetière sont deux tilleuls, derrière, dans le coin qui donne sur la campagne : c’est là que je souhaite reposer. Il peut le faire et le fera pour son ami. Unis ta prière à la mienne. Je ne veux pas exiger de pieux chrétiens qu’ils déposent leur cendre à côté d’un pauvre malheureux. Ah ! je voudrais être par vous enseveli au bord du chemin ou dans la vallée solitaire ; le prêtre, le lévite, passeraient, en se signant, devant la pierre marquée, et le Samaritain y verserait une larme.

« Je m’arrête, Charlotte ! Je ne frémis point de prendre en main l’horrible et froid calice, où je vais boire l’ivresse de la mort. Tu me l’as présenté et je n’hésite point. Voilà donc comme sont accomplis tous les vœux, toutes les espérances de ma vie ! Je frappe d’une main glacée à la porte de bronze de la mort !

« Oh ! si j’avais eu le bonheur de mourir pour toi, Charlotte, de me dévouer pour toi !… Je saurais mourir avec courage, avec joie, si je pouvais te rendre le repos, le bonheur de tes jours. Mais, hélas ! il ne fut donné qu’à un petit nombre d’hommes généreux de répandre leur sang pour ceux qu’ils aimaient, «t d’allumer pour eux, par leur mort, le flambeau d’une vie nouvelle et féconde.

« Je veux, Charlotte, qu’on m’ensevelisse avec ces habits : tu les as touchés, consacrés. J’en fais aussi la demande à ton père. Mon âme planera sur le cercueil : que l’on ne fouille pas dans mes poches. Ce nœud rosé, que tu portais sur ton sein quand je te vis pour la première fois, au milieu de tes enfants…. Oh ! embrasse-les mille fois, et raconte-leur l’histoire de leur malheureux ami ! Chers enfants !… Ils se pressent autour de moi ! Comme je te fus attaché ! Dès le premier instant, je ne pouvais plus te quitter !… Ce nœud, je veux qu’on l’ensevelisse avec moi. Tu me le donnas pour mon jour de naissance ! Comme je recevais avidement toutes ces choses !… Ah ! je ne pensais pas que ce chemin me conduirait là !… Calme-toi, je t’en prie, calme-toi !

« Ils sont chargés…. Minuit sonne : que mon sort s’accomplisse ! Charlotte, Charlotte, adieu ! adieu ! »

Un voisin vit l’éclair et entendit le coup : mais, comme tout resta tranquille, il n’y songea plus.

Le lendemain, vers six heures, le domestique entrait dans la chambre avec de la lumière : il trouve son maître gisant sur le plancher ; il voit le pistolet et le sang. Il l’appelle, il le prend dans ses bras : point de réponse ; seulement il râlait encore…. Il court chez le médecin, chez Albert. Charlotte entend sonner : un tremblement la saisit dans tous ses membres. Elle éveille son mari ; ils se lèvent ; le domestique, pleurant et balbutiant, annonce la nouvelle : Charlotte tombe évanouie aux pieds d’Albert.

Quand le médecin arriva près du malheureux, il le trouva dans un état désespéré ; le pouls battait encore, tous les membres étaient paralysés. Il s’était tiré le coup au-dessus de l’œil droit ; la cervelle avait sauté. Pour ne rien négliger, on lui ouvrit la veine du bras ; le sang jaillit : il respirait encore.

Le sang qu’on voyait au dossier du fauteuil put faire juger qu’il s’était tiré le coup, étant assis devant son secrétaire : puis il était tombé, et avait roulé convulsivement autour du fauteuil. Il était gisant vers la fenêtre, couché sur le dos, sans mouvement ; il était entièrement habillé, botté, en habit bleu et veste jaune.

La maison, le voisinage, la ville, s’émurent. Albert arriva. On avait placé Werther sur le lit, le front bandé ; son visage était celui d’un mort, il ne faisait aucun mouvement. Le raie était encore effrayant, tântôt’faible, tantôt plus fort. On attendait sa fin.

Il n’avait bu qu’un verre de vin. Le drame d’Émilia Galotti1 était ouvert sur son bureau.

La consternation d’Albert, la douleur de Charlotte, ne peuvent s’exprimer.

Le vieux bailli monta à cheval et vint au galop, à la nouvelle de ce malheur. Il embrassa le mourant et le baigna de larmes.

Les aînés de ses fils arrivèrent à pied, bientôt après lui. Ils se prosternèrent auprès du lit, avec les signes de la plus violente douleur ; ils baisaient les mains et la bouche de leur ami ; l’aîné, qui lui avait toujours été le plus cher, s’attacha à ses lèvres jusqu’à son dernier soupir, et l’on dut l’entraîner par force. Werther mourut vers midi. La présence du bailli et les mesures qu’il prit calmèrent l’effervescence. Vers onze heures de la nuit, il fit ensevelir son ami à la place qu’il avait choisie. Le père et les fils suivirent le convoi ; Albert en fut incapable. On craignit pour la vie de Charlotte. Des ouvriers portèrent le corps. Aucun ecclésiastique ne l’accompagna.


1. De Leasing. C’est l’histoire de Virginie sous des noms modernes.

  1. Nous avons maintenant sur ce sujet un excellent sermon de Lavater, parmi ceux qu’il a composés sur le livre de Jonas. (Note de l’auteur.)