Les Souffrances d’un penseur italien - Leopardi et sa correspondance

Les Souffrances d’un penseur italien - Leopardi et sa correspondance
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 706-726).


LES SOUFFRANCES
D’UN PENSEUR ITALIEN

LEOPARDI ET SA CORRESPONDANCE.

Epistolario di Giacomo Leopardi, 2 vol., Firenze.

Parce que l’Italie est livrée aujourd’hui à toutes les ardeurs de la lutte, parce qu’elle est plongée tout entière dans cette fournaise d’où ses membres, depuis si longtemps dispersés et mutilés, doivent sortir unis et vivant d’une vie nouvelle, parce qu’enfin l’action tourbillonnante éclipse la pensée dans cette résurrection d’une nationalité que bien des personnes aimaient tant qu’elles croyaient pouvoir s’y attacher sans péril comme à une chimère généreuse, et qu’on n’aime plus depuis qu’elle devient une réalité qui s’impose, ce n’est pas une raison de croire que la force et l’habileté soient les improvisatrices d’un si merveilleux mouvement. Le jour de l’action s’est levé pour la péninsule ; l’intelligence, elle aussi, a eu son heure, et pendant que la politique était morte ou dormait des Alpes au Phare, il y avait à Florence comme à Milan, à Naples comme à Turin, des poètes, des écrivains, des historiens, des philosophes, qui, à travers ce réseau de compression si habilement tissé, travaillaient à la même œuvre de rajeunissement par la méditation solitaire, par la sérieuse et forte activité de l’esprit. C’était le temps où se formait ce qu’on pourrait appeler la pensée italienne moderne. Ceux qui ont personnifié cette pensée à un moment de ce siècle n’allaient point sans doute directement au but qui se dérobait devant eux, ou qu’ils ne pouvaient laisser entrevoir que sous le voile des fictions. Ils faisaient mieux. Cette Italie, que de frivoles et myopes calculs croyaient avoir réduite à n’être plus pour jamais qu’une expression géographique, ils la faisaient revivre de la vie intellectuelle et morale ; ils la faisaient reparaître dans l’unité de son génie, dans l’indivisibilité de son âme, au milieu des divisions artificiellement tracées par la politique.

Lorsque le Milanais Manzoni écrivait ses drames et son roman des Promessi sposi, lorsque Silvio Pellico, l’échappé du Spielberg, écrivait ce livre des Prisons, qui a fait peut-être plus de mal à l’Autriche que la plus amère invective, en démontrant l’impossibilité de la domination étrangère par la candeur et l’innocence de la victime ; lorsque Niccolini et Giusti à Florence lançaient, l’un ses tragédies, l’autre ses mordantes satires et son Brindisi de don Girella, lorsque le digne comte Balbo à Turin et Carlo Troya à Naples, ces deux guelfes du temps présent, cherchaient à éclaircir les problèmes de l’histoire ; lorsque enfin Leopardi, un petit noble perdu dans une montagne de la Marche d’Ancône, s’élevait jusqu’à l’une des plus pathétiques expressions de la douleur humaine, ni les uns ni les autres ne s’inspiraient de leur petite nationalité originelle. Ils n’étaient ni Lombards, ni Piémontais, ni Toscans, ni citoyens de l’état de l’église : ils étaient Italiens, et ils parlaient pour l’Italie. C’étaient tous de grands et dangereux conspirateurs de l’ordre spirituel. On ne les surveilla pas assez. Par l’esprit, par l’imagination, ils conspiraient pour la résurrection nationale, même pour l’unité, et quand au lendemain de l’affranchissement de Milan les hommes d’action, maîtres de la scène à leur tour, allaient chercher dans sa retraite le vieux Manzoni pour lui donner une place dans le sénat italien, ils ne faisaient que reconnaître en lui un de ces précurseurs de la pensée dont les œuvres ont fait briller l’image idéale de la patrie commune avant que l’Italie politique fût une réalité.

C’est de cette légion de citoyens d’une Italie idéale que fut un jour Leopardi, avec sa figure de philologue inventif, de moraliste inexorable et de poète passionnément triste[1]. Dans cette littérature qui est le lien moral de la péninsule avec le monde moderne, et qui disparaît aujourd’hui à l’horizon derrière tant d’événemens accumulés d’où sort une nation nouvelle, dans cette littérature, dis-je, il y a certes plus d’une physionomie expressive ; nulle n’est peut-être d’une plus saisissante originalité que celle de cet infortuné de génie, si jeune par les années, si rompu à toutes les luttes de l’esprit, si éprouvé dans son âme, et devenu, à l’âge où tout sourit, un de ces amans irrités de la douleur, un de ces êtres visités par la déception, qui ont écrit pour des générations encore vivantes le poème de la mélancolie et du deuil intérieur. Le temps est passé, je le sais bien, où ce poème émouvant parlait à tous les cœurs. Il y a des saisons dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, et ce n’est plus maintenant la saison de la mélancolie. Notre siècle s’est guéri de ce mal ; il ne s’ennuie plus, il ne se perd plus dans les nuages de la rêverie ou dans les subtiles inquiétudes de la passion. Il est devenu positif, et ce n’est pas lui qui se laisserait bercer à l’éternelle histoire des tourmens intérieurs. Si le brave Werther était encore de ce monde, il ne serait pas dévoré par ce ver rongeur qui le rendit impropre à la vie, il ne se tuerait pas, ou s’il se tuait et si ses aventures nous étaient contées, on le tiendrait pour un lamentable et pointilleux insensé qui ne sait pas prendre l’existence et qui est fort morose dans ses discours. René ne se complairait plus à dépeindre les orages désirés qui devaient l’emporter. Ce sont des personnages de l’autre monde, et cependant ils ont vécu, et pour bien des hommes de leur génération ils ont été des frères. Il y eut un jour où ce poème tout pénétré de la tristesse moderne, et dont les héros s’appellent René, Werther, Child-Harold, Obermann, Ortis, faisait frissonner tous les cœurs. Ce n’était pas la conception chimérique et maladive de quelques imaginations jetées en dehors de toute réalité. C’était l’expression vivante et fidèle de ce qui se passait au plus profond de l’être moderne remué par l’effroyable tempête des événemens humains. C’est là, à vrai dire, la littérature, la poésie de la révolution française, vue, non en quelques dates précises et en quelques faits, mais dans son ensemble moral et dans ses mystérieux retentissemens. Le jeune héros de Goethe est comme le pressentiment vivant de cette révolution, il l’aspire avant qu’elle n’éclate ; Child-Harold la reflète dans son violent scepticisme, et Rolla lui-même, Rolla que nous avons connu, avec ses imprécations étincelantes et pensionnées, n’est que le dernier enfant de cette race.

Ce que Goethe fut à un moment de sa carrière en Allemagne par ce petit livre de Werther, ce que Byron fut en Angleterre, ce que furent bien d’autres personnages de l’esprit portant en eux-mêmes ce sentiment invincible de la tristesse des choses, Leopardi l’a été en Italie ; il a été le poète, le théoricien enflammé, dirai-je, du désespoir et du doute. Et quel homme fut réellement plus prédisposé par le malheur d’une destinée exceptionnelle, par les souffrances d’une nature individuelle violemment comprimée, à devenir un de ces types douloureux de la pensée moderne ? Quel homme eut à se mesurer plus obstinément et plus obscurément avec toutes les contradictions et tous les insupportables ennuis de la vie ? Né noble et dans une aisance relative, il vécut le plus souvent dans une sorte de dénûment, réduit à calculer avec ses amis à quel prix on pouvait strictement ne pas mourir de misère, obligé de travailler pour des libraires, de faire des éditions de Pétrarque et de Cicéron. Avec un cœur fier, il rencontra plus d’une fois ces humiliations inévitables qui s’attachent à une condition précaire. Nourrissant un amour élevé et presque superbe de la gloire, il se voyait enchaîné dans un petit village des Marches, ayant pour tout horizon le Monte-Morello, et se débattant pour prendre son vol. Il embrassait l’Italie dans sa pensée, et pour ceux qui l’entouraient l’Italie tout entière était enfermée à Recanati. Agité de tous les instincts d’activité, il était prématurément condamné à une mortelle inaction par une maladie organique qui envahissait tout son corps. Sentant en lui la puissance d’aimer, il ne pouvait ni aimer, ni être aimé, ou, si son cœur s’agitait, c’était pour lui infliger le supplice des aspirations inassouvies. C’est là le drame dont les canzoni de Leopardi sont la flamme ardente et sombre, dont ses œuvres morales résument, sous une forme souvent ironique, la philosophie amère, et que ses lettres révèlent dans les détails navrans d’une vie qui se brise à chaque pas contre toutes les impossibilités.

Né le 29 juin 1798, mort à Naples le 14 juin 1837, flétri dans son corps, arrivant à peine à être un homme après avoir été à peine un enfant, ne vivant que par l’esprit, violenté dans tous ses instincts, Leopardi, dès les premiers jours de sa jeunesse, ne songe plus qu’à attendre sa dernière heure, l’accusant d’être trop lente à venir, l’invoquant sans cesse comme l’heure de la délivrance. Pendant vingt-cinq ans, il ne vit pas autrement qu’en disputant un souffle vacillant et en répétant sous toutes les formes le mot d’un des personnages de ses dialogues : « Je suis mûr pour la mort ! » Je ne sais pas pourquoi, lorsque son nom commençait à se dégager de l’obscurité, vers 1832, Leopardi a tenu un jour à se défendre d’avoir subi dans sa pensée, dans son imagination, dans ce qu’il appelle lui-même « ses sentiment envers la destinée, » l’influence de ses tortures individuelles, comme si les hommes étaient de pures abstractions, de froides idéalités passant à travers le monde, comme si leur intelligence devait être insensible aux douleurs et aux joies terrestres, et enfin comme si ce qu’il y a de meilleur dans leurs écrits n’était pas cette vivante et transparente personnalité humaine perçant dans sa sincérité. Leopardi s’enveloppait dans une sorte de stoïcisme qui plaisait à son âme fière, et qui n’était peut-être après tout qu’une noble pudeur, comme un refus de laisser pénétrer le vulgaire dans l’intimité de ses souffrances. Ce qu’il ne voulait pas qu’on sût ou ce qu’il voulait du moins laisser sous le voile de la forme poétique et philosophique, ses lettres le disent après lui avec une ingénuité austère. Il écrit à son père, à son frère, à sa sœur, à l’avocat Brighenti, au libraire Stella, l’éditeur du Spectateur Milanais, surtout à Giordani, et il se peint tout entier sans songer que ces fragmens dispersés, intimes, se rassembleront un jour sous la main d’un divulgateur zélé qui les rendra à la lumière. N’a-t-on pas livré à une curiosité frivole trop de détails familiers et pénibles ? Je l’ignore, je ne le recherche pas. Toujours est-il que dans ces lettres on peut suivre la trace de ce supplice permanent et obscur à travers lequel se dévoile un esprit toujours viril sans doute, mais assurément assombri par l’habitude de la douleur.

Le mal de Leopardi est le mal du temps certainement, c’est le mal du temps arrivé par un prodige d’électricité morale jusqu’à un lieu perdu de la Marche d’Ancône, jusqu’à l’âme d’un enfant inconnu ; mais comment se développe-t-il ? Il vient d’une jeunesse fatalement comprimée et altérée dans sa source. Cette jeunesse de Leopardi fut un vrai duel contre des obstacles qui n’eussent été rien pour d’autres peut-être, qui étaient tout pour lui, parce qu’il les ressentait violemment, parce qu’il s’épuisait à les vaincre et ne réussissait qu’à les aggraver. Il était né à Recanati, entre Macerata et Loreto, dans ce pays qui a été, il y a quelques mois, ensanglanté par la guerre. Recanati était assurément une honnête petite ville de province, qui de loin, du haut de sa montagne, avait assisté à ce grand drame du commencement du siècle où l’Italie avait un rôle, et qui n’en était pas restée moins paisible, moins endormie. Ce fut le premier supplice de Leopardi. Quand il commença à se sentir vivre, cette paix opaque lui pesa horriblement. Il n’en était pas de cette partie de la Marche comme de la Romagne, de Bologne, du nord de l’Italie, où il y avait du moins un certain mouvement d’esprit, même après la restauration. Dans la Marche, tout était mort. On ne parlait pas plus de littérature que de politique à Recanati, et peu s’en faut, je pense, que Leopardi, dans son amertume refoulée, ne vît dans tous ses compatriotes des sauvages vivant de la vie de nature. Il prit en haine cette indifférence pour toutes les choses de l’esprit, cette existence monotone dans une solitude sans écho, et il n’aspira qu’à secouer sa captivité. « Ne me parlez pas de Recanati, disait-il ; elle m’est si chère qu’elle me fournirait de belles idées pour un traité de la haine de la patrie ! » Et un jour que Giordani cherchait à le réconcilier un peu avec sa ville natale, ou tout au moins à calmer son impatience, il lui répondait : « Qui aurait jamais pensé qu’un Giordani dût prendre la défense de Recanati ? Oh ! carissimo, cela me fait souvenir du si Pergama dextra ; la cause est si désespérée qu’il ne lui suffit pas d’un bon avocat, et cent ne lui suffiraient pas. C’est bon à dire que Plutarque et Alfieri aimaient Chéronée et Asti. Ils aimaient leur pays, et ils n’y restaient pas. De cette manière j’aimerai encore ma patrie quand j’en serai loin. C’est une bonne et douce chose que de se rappeler les lieux où s’est passée l’enfance. Il fait beau dire : « Là tu es né, là te veut la Providence. » Dites à un malade : « Si tu cherches à guérir, tu troubles la Providence ; » dites à un pauvre : « Si tu cherches à t’enrichir, tu te mets en lutte avec la Providence… » — Qu’y a-t-il donc à Recanati ? Aujourd’hui Dieu a fait le monde si beau, et les hommes ont fait tant de grandes choses, et il y a tant d’hommes, que celui-là n’est pas un insensé qui aspire à voir et à connaître. La terre est pleine de merveilles, et moi, à dix-huit ans, devrai-je dire que je vivrai dans cette caverne, que je mourrai où je suis né ? Croyez-vous que ce soient là des désirs injustes, extravagans ?… » Leopardi avait le malheur de vivre dans un monde où ses instincts d’enfant supérieur étaient peu compris, où tout était piqûre pour lui, et où, lorsqu’on le voyait s’enfermer dans la bibliothèque de son père, on le regardait en riant. Alors il s’irritait de se voir traité en enfant, de n’avoir pas même un compagnon de tous les jours à qui confier ses rêves : il se sentait étouffer dans cette atmosphère, et il se disait à lui-même, il écrivait à Giordani, oubliant Recanati : « Ma patrie est l’Italie, pour laquelle je brûle d’amour, et je rends grâce au ciel de m’avoir fait Italien ; » cri étrange, presque prophétique, retentissant dans une âme solitaire d’enfant, au milieu de l’Italie muette et divisée de 1817, au sein d’une petite ville inconnue de l’état de l’église !

L’air et l’espace, un horizon plus étendu, une atmosphère plus vivifiante, c’était là ce que demandait la nature élevée, délicate et ardente de Leopardi. Il s’agissait seulement pour lui de savoir comment se frayer une issue, quel moyen trouver, et ici commençait une lutte pleine de froissemens intimes, où la sévérité paternelle était la complice involontaire de cette œuvre de compression morale. Le père, le comte Monaldo Leopardi, n’était ni un cœur dur ni un esprit vulgaire et inculte ; il avait quelque littérature, il a même fait quelques ouvrages dans sa vie de gentilhomme de campagne. Il a illustré Recanati d’une histoire, sa bibliothèque était une des plus riches du pays ; mais c’était l’homme des vieilles opinions et des vieilles mœurs, naïvement imbu de son autorité de chef de famille, ingénument despote, n’ayant nulle idée du caractère de son fils et ne comprenant pas qu’on pût désirer autre chose que de vivre à Recanati, à moins d’être employé du gouvernement ou prélat. Le comte Monaldo Leopardi fît sans y songer un grand mal en laissant peser sur cet enfant d’une timidité farouche, d’une ardeur contenue, un joug qui le tuait, en le retenant enchaîné sur son rocher, en lui refusant enfin les plus petites ressources matérielles pour aller se familiariser un peu avec la vie et prendre au moins l’air du monde. Leopardi l’écrit à chaque page de sa correspondance ; il l’écrit à Giordani : « Mon père est décidé à ne pas me donner une demi-baïoque hors de la maison. Il me permet bien de chercher une manière de sortir d’ici, et je dis qu’il me le permet, quoiqu’il ne remue pas un doigt pour m’aider ; il le remuerait plutôt pour m’empêcher. Vous voyez donc ce que je puis faire, inconnu de tous, ayant toujours vécu dans un lieu dont vous ne connaîtriez pas la situation sans le dictionnaire, méprisé comme un enfant… » Il le dit à Brighenti : « Vous n’avez pas une idée de mon père. Il ne veut pas m’entretenir hors d’ici, et il ne remuerait pas une paille pour me procurer un moyen de subsistance qui pût m’arracher à ce désespoir. Il serait plus facile de remuer une montagne que de l’amener à faire quelque chose pour moi… » Leopardi cherche sans doute par lui-même, il essaie de s’affranchir, il voit luire un espoir, quelque petit moyen de vivre à Bologne ou à Milan ; puis aussitôt il retombe dans sa déception, voyant l’horizon se fermer de nouveau. Il ne manque jamais de respect à son père dans ses lettres les plus intimes : on sent pourtant percer l’amertume de ce jeune cœur froissé et agité d’un précoce instinct d’indépendance. « Entre ne rien avoir et demander, finit-il par dire, mon choix est fait ; je ne demande rien… » Avec une autre nature, cette lutte aurait été peut-être un stimulant et eût fécondé sa virilité. Pour Leopardi, il s’enfermait en lui-même, il se dévorait, il s’isolait dans l’étude, dans un travail étrange, incroyable, qui de sa dixième à sa vingtième année faisait de lui un helléniste des plus éminens, un esprit qui abordait tout, qui sondait tout, et qui par malheur aussi allait au bout de tout.

Ce fut là pour Leopardi la source d’une double et désastreuse altération dans son être moral et dans son être physique. Son premier malheur, c’est le développement prématuré de l’intelligence aux dépens de toutes les autres facultés. Qu’on imagine un jeune homme, un enfant, qui, par un travail obstiné aidé d’un puissant instinct de divination, sans avoir eu d’autre maître que lui-même après les premiers maîtres de son enfance, arrivait à pénétrer les secrets de l’antiquité hellénique au point de faire illusion aux érudits étonnés. De son obscure solitude de Recanati, il envoyait à un journal de Milan un hymne à Neptune qu’il attribuait à Callimaque, et on crut un instant à cette innocente supercherie. À seize ans à peine, il traduisait et annotait la Vie de Plotin par Porphyre ; il recueillait et commentait les Fragmens des pères grecs du second siècle, il écrivait un Essai sur les erreurs populaires des anciens. Que sais-je ? ce jeune critique de moins de dix-huit ans allait de Virgile à Hésiode, de Jules Africain à Horace. Sur tous ces points obscurs de l’antiquité, il multipliait les dissertations, les notes, les commentaires, et partout il portait un mélange singulier de hardiesse, de pénétration et de sûreté. Ce n’était là encore qu’une préparation, car avec le philologue naissait le poète, le penseur, qui faisait les canzoni sur l’Italie, sur le monument de Dante, qui émettait dans ses lettres les vues les plus lumineuses sur les conditions d’une littérature italienne moderne.

Étranger au monde extérieur, traité comme un enfant bizarre, froissé de tout ce qui l’entourait à Recanati, frémissant sous la discipline paternelle, Leopardi ne se sauvait de l’ennui qu’en se livrant à ce travail dévorant, en s’absorbant avec la plus étrange passion dans l’étude. On ne passe pas impunément par ces crises de violente tension intellectuelle qui rompent à jamais l’équilibre dans une existence humaine, et ne font grandir l’esprit qu’en donnant à cette croissance le caractère d’un douloureux effort, en altérant toutes les autres sources, tous les autres élémens d’activité. Leopardi y trouva cette souffrance qui naît de la fixité prématurée de l’intelligence, de l’abus de la contemplation solitaire. « Ce qui me rend malheureux, c’est la pensée, écrivait-il à Giordani. Je crois que vous savez, mais j’espère que vous n’avez jamais éprouvé de quelle façon la pensée peut crucifier et martyriser une personne qui pense un peu différemment des autres, quand cette personne n’a d’autre distraction que l’étude… Pour moi, la pensée m’a donné et me donne de tels martyres par cela seul qu’elle me tient entièrement en son pouvoir, qu’elle m’a nui évidemment, et elle me tuera si je ne change de condition… La solitude n’est point faite pour ceux qui se brûlent et se consument eux-mêmes… »

Ce n’est pas tout. Une si frêle nature ne pouvait tenir longtemps à cette dévorante activité intérieure, à cette vie de claustration et de surexcitation d’esprit, à « cette furie de pensée et d’étude, » pour parler son énergique langage. La santé de Leopardi y périt bientôt, la maladie envahit son organisation tout entière et la laissa sous le coup d’irrémédiables atteintes. Ses nerfs s’irritèrent, sa vue s’affaiblit, et ses forces s’épuisèrent. Il était obligé parfois d’interrompre tout travail, ne pouvant pas même lire, passant les jours à se promener lentement sans parler à personne et sans trouver le repos dans l’inaction. Leopardi n’y succomba pas, mais il se vit dès lors condamné à n’être qu’une ombre d’homme, à vivre comme s’il devait mourir à tout instant. Chacune de ses lettres porte la trace de cette préoccupation douloureuse ; à chaque page, il parle de son mal, de tous les maux dont il est assailli. Il n’avait aucune illusion, et au sortir de cette crise de croissance comprimée qui dura plus d’une année, il écrivait lui-même à son ami Giordani : « J’ai cru longtemps que je devais mourir au plus tard d’ici à deux ou trois ans. Depuis huit mois, c’est-à-dire depuis que j’ai touché à ma vingtième année, j’ai pu m’apercevoir, sans me flatter et sans me rien dissimuler, ce qui serait impossible, qu’il n’y a point réellement en moi de raison nécessaire de mourir si vite, et qu’avec des soins infinis je pourrai vivre. Je pourrai vivre en traînant la vie par les dents, en me refusant la moitié de ce que peuvent faire les autres hommes, et toujours exposé au plus petit accident, au plus léger abus qui peut me tuer, parce qu’enfin je me suis ruiné par sept années d’étude insensée et désespérée à l’âge où la complexion se forme et s’affermit. Je me suis ruiné misérablement et sans remède pour toute la vie ; je me suis fait une apparence misérable dans toute cette grande partie de l’homme que le plus grand nombre considère seule et qui nous met en rapport avec le monde… » Leopardi n’aspirait qu’à sortir de Recanati, et il ne le pouvait ; il cherchait à se consoler dans l’étude, et l’étude était ce qui le tuait, et dans l’oisiveté forcée comme dans le travail mortel il buvait à longs traits « cette noire, horrible et barbare mélancolie » qui le lime et le dévore, bien différente de cette « douce mélancolie qui enfante les belles choses, plus douce que l’allégresse, qui est comme un crépuscule, tandis que l’autre est une nuit épaisse, un poison destructeur… » Et c’est ainsi que de cette crise obscure et poignante d’une enfance tourmentée il sortait viril par l’esprit, philologue éminent par instinct et par l’effort de l’étude, poète par l’imagination, penseur par la puissance de la réflexion solitaire, mais prématurément usé, dévoué à toutes les souffrances du corps, assombri par tous les dégoûts et jetant sur le monde un long regard désespéré.

Ainsi s’avançait dans la vie ce jeune homme, qu’un de ses plus fidèles amis, celui qui a vu sa dernière heure, Antonio Ranieri, peint en quelques traits. « Il était de taille moyenne, courbée et frêle, dit-il, d’un teint blanc tournant au pâle ; il avait la tête grosse, le front carré et large, les yeux bleus et languissans, le nez fin, les traits extrêmement délicats, la parole modeste et voilée, le sourire ineffable et presque céleste. » L’être physique chez Leopardi est le reflet de l’être moral, ou plutôt les deux ne font qu’un, exprimant la souffrance. On croit le voir apparaître au loin dans cette attitude tragique où il se représente lui-même, un jour où la douleur avait dépassé la mesure. « Je suis comme étourdi du néant qui m’environne, écrit-il à Giordani au mois de novembre 1819… Si en ce moment je devenais fou, je crois que ma folie serait de m’asseoir, les yeux étonnés, la bouche ouverte, les mains entre mes genoux, sans sourire, sans me plaindre, et sans me mouvoir autrement que par force. Je ne peux plus concevoir un désir, pas même celui de la mort : non que je la redoute, mais je ne vois plus de différence entre la mort et ma vie telle qu’elle est… C’est la première fois que l’ennui non-seulement m’opprime et me remplit de lassitude, mais me trouble et me déchire comme une douleur aiguë, et je suis si épouvanté de la vanité de toute chose, de la condition des hommes, de la mort de toutes les passions dans mon âme, que j’en suis hors de moi, considérant comme un néant mon désespoir lui-même… » Et celui qui parlait ainsi, ce Manfred d’une petite ville de la Marche, avait à peine vingt ans ! Il renonçait à toute espérance et s’asseyait sur la borne, n’appelant plus que la mort comme la suprême consolatrice.

Assurément, dans cette existence si courte, à l’aube de cette jeunesse désenchantée et flétrie, il y eut, il dut y avoir quelque jour moins sombre où la vie apparaissait comme une fête, avec ses illusions, ses rêves et ses espérances, avec ces deux chers compagnons de l’âme entrant dans le monde, le sentiment et l’enthousiasme ; mais ce jour, qui brilla en effet pour Leopardi, et qui était pour lui dans ses douleurs une amertume de plus, selon la parole de Dante, ce jour fut sans lendemain. Il y eut sans doute aussi un moment où cet esprit fatalement précoce subissait moins le tourment de la pensée et se reposait doucement dans une atmosphère de religion domestique et de croyances traditionnelles. Il avait commencé, comme on commence toujours, par croire naïvement et simplement : il avait même, encore enfant, conçu tout un plan d’hymnes chrétiennes ; mais ce moment fut court, et une circonstance servit peut-être à accélérer le déclin de la foi religieuse chez Leopardi, à le précipiter dans le plus amer scepticisme : je veux parler d’une de ces amitiés que, du fond de sa retraite, il noua avec quelques-uns des personnages célèbres de l’Italie. L’obscur enfant de Recanati, impatient de se répandre et subissant la fascination de l’esprit, s’était adressé à Pietro Giordani, comme à l’un des écrivains les plus renommés de la péninsule. Giordani avait été frappé de tant de génie et d’une si précoce science chez un enfant. Ce fut l’origine d’une amitié nouée par le hasard, suivie d’abord de loin, et resserrée bientôt par une connaissance mutuelle dans un voyage que Giordani fit à Recanati. Malheureusement Giordani était l’homme le moins propre à ce rôle de père spirituel qui s’offrait à lui. C’était un des écrivains les plus éloquens de l’Italie, un des plus habiles artistes de la langue. Il ne pouvait voir en Leopardi qu’un esprit à cultiver, une grande promesse pour l’Italie ; il ne voyait pas une âme à soutenir. Moine émancipé, il avait recueilli les idées du xviiie siècle, et sa pensée n’allait pas au-delà d’un scepticisme peu profond. Il ne pouvait entretenir chez un autre cette flamme de croyance qu’il n’avait pas en lui-même. Ce fut une influence négative. Giordani prodigua à Leopardi les encouragemens, les conseils, et même les marques d’un dévouement sincère, d’une sollicitude attentive ; mais il le laissa moralement dans cette solitude qui était son danger, et où, livré à lui-même, sous la pression de ses malheurs, entraîné aussi par l’étude à s’absorber dans les conceptions de l’esprit antique, il se détachait insensiblement d’une forte croyance religieuse qui aurait pu le relever ou adoucir ses amertumes.

Pour tous ceux qui ont passé par ces luttes de l’esprit et de l’âme, il y a en quelque sorte un moment précis où la crise éclate dans toute son intensité et finit par se dénouer, où l’on s’aperçoit tout à coup, le cœur serré d’effroi, qu’on vient de franchir la redoutable limite entre la foi et le doute, qu’une révolution intérieure vient de s’accomplir, et ce moment a un caractère singulièrement dramatique. Vous souvenez-vous de ces pages émouvantes et pleines d’une tristesse infinie où l’un de nos penseurs, Jouffroy, raconte qu’une nuit, à la clarté de la lune, à la lueur vacillante des étoiles, contemplant vaguement la grande ville endormie, il sentit soudain défaillir dans son âme la croyance de sa mère, et fit cette cruelle découverte qu’un homme malheureux de plus venait de naître à la vie morale ? Ce fut une crise de ce genre qu’éprouva le jeune Italien de Recanati, et cette crise a, elle aussi, son moment unique, précis, que Leopardi marque lui-même dans une lettre du 6 mars 1820 à Giordani. « Un de ces soirs, écrit-il, la fenêtre de ma chambre étant ouverte, voyant le ciel pur, un beau rayon de lune, respirant un air tiède, et entendant les chiens qui aboyaient au loin, je crus voir m’apparaître d’anciennes images, et je sentis une secousse dans mon cœur. Je poussai un cri comme un forcené, demandant miséricorde à la nature, dont il me semblait entendre la voix. En ce moment, jetant un regard sur ma condition passée, je restai glacé d’épouvante, ne pouvant comprendre comment on peut supporter la vie sans illusions et sans affections, sans imagination et sans enthousiasme, enfin sans tout ce qui un an auparavant remplissait mon existence, et me rendait encore heureux malgré mes épreuves. Aujourd’hui je suis desséché comme un roseau ; aucune passion ne trouve plus l’entrée de cette pauvre âme, et la puissance éternelle et souveraine de l’amour est elle-même annulée en moi à l’âge où je me trouve… » Ce qu’éprouvait Leopardi en ce moment, ce que Jouffroy éprouva après lui, c’était tout le contraire de ce qu’avait éprouve Pascal dans cette nuit fameuse, où lui aussi, avant tous les héros de l’inquiétude moderne, il subit les angoisses de la passion spirituelle, et d’où il sortait en s’écriant comme un triomphateur effaré, comme s’il eût craint que quelque génie invisible ne lui disputât sa victoire : « Certitude, certitude, sentiment, joie, paix ! » Le souvenir de cette nuit funèbre était resté vivant dans l’âme de Leopardi. Plus tard, ayant lié amitié avec Gioberti à Florence et allant avec lui à Recanati, il aimait à revenir vers ce temps avec son compagnon ; il lui marquait pour ainsi dire l’heure de la première atteinte du scepticisme, des premières impressions de tristesse inspirées à son adolescence par le spectacle ironique des beautés de la nature, et il me semble retrouver comme un écho lointain de ces impressions, un écho transformé par la poésie et idéalisé, dans un fragment, le Coucher de la Lune, qui est le chant large et ému de la jeunesse éclipsée, des illusions à jamais évanouies.

« Ainsi, dit-il, dans la nuit solitaire, au-dessus des campagnes argentées et des eaux où un souffle se joue, où les ombres lointaines prennent mille vagues aspects et des formes trompeuses, entre les ondes tranquilles, les feuillages, les haies, les collines et les maisons des champs, la lune arrivée aux confins du ciel descend derrière l’Apennin ou les Alpes, ou dans le sein infini de la mer Tyrrhénienne, tandis que le monde se décolore, que les ombres disparaissent, qu’une même obscurité remplit la vallée et la montagne, que la nuit reste seule et que le charretier en chantant salue d’une triste mélodie le dernier reflet de cette lumière fuyante qui fut son guide ; ainsi la jeunesse s’en va et laisse la vie mortelle : les ombres et les apparences des délicieuses chimères s’enfuient, et s’en vont aussi les lointaines espérances où s’appuie l’humaine nature. La vie reste abandonnée, obscure, et en promenant son regard, le voyageur égaré cherche en vain le terme ou la direction du chemin qu’il parcourt… — Vous, collines et plages, à la chute de la lumière qui à l’occident argentait le voile de la nuit, vous ne resterez pas longtemps orphelines : à l’autre extrémité, vous verrez bientôt le ciel blanchir de nouveau et surgir l’aube suivie du soleil, dont les flammes puissantes vous inonderont de torrens lumineux ; mais la vie mortelle, après que la belle jeunesse a disparu, ne se colore plus jamais d’aucune autre lumière et d’aucune autre aurore. Elle est veuve jusqu’à la fin, et à la nuit qui obscurcit les autres âges les dieux ont mis pour terme le tombeau ! »

C’est la même pensée de deuil étendue à la vie entière et marquée à la fin du sceau antique. C’est la traduction élargie et généralisée de l’impression première qui éclatait dans cette nuit fatale de 1820.

Leopardi cependant réussit enfin à secouer ses liens sans avoir épuisé tous les déboires. La sévérité paternelle céda un peu, il put quitter Recanati en 1822 et partir pour Rome. Deux ans après, il allait à Bologne et de là à Milan, puis à Florence, puis à Naples, ne revenant plus que par intervalle à Recanati ; mais il était trop tard. Le théâtre de la vie était changé, l’homme ne l’était pas. C’était du moins la liberté tant rêvée, le mouvement, la connaissance faite avec le monde et avec les hommes, la possibilité de l’indépendance par le travail et du retentissement d’un nom par les œuvres de l’esprit. Leopardi commença donc par Rome son pèlerinage hors de Recanati. Pour la première fois il semblait entrer dans la région des vivans. Malheureusement l’ennui le suivait ; il ne subit pas le charme de la ville éternelle, ce charme intime et mystérieux qu’on ne ressent, dit-on, qu’avec le temps, et qui alors devient souverain et irrésistible. Ce qui le frappe au contraire dès le premier moment, c’est le vide universel, le vide de la cité même, colossale, spacieuse et inanimée, le vide des esprits, le vide de la société et des mœurs. Ce sentiment du vide est son tourment. La Rome de 1822, cette Rome du pape Chiaramonti et du cardinal Consalvi, apparaît à travers ses impressions comme la ville des prélats et des archéologues. « La frivolité passe toutes les limites du croyable, écrit-il. Si je voulais te raconter tout ce qui sert de matière aux conversations et ce qui en est le thème favori, je n’en finirais pas. Ce matin, j’ai entendu discourir gravement et longuement sur la belle voix d’un prélat qui a chanté la messe avant-hier. On lui demandait comment il avait fait pour acquérir ce beau maintien, si au commencement il ne s’était pas trouvé embarrassé, et autres choses semblables. Le prélat répondait qu’il s’était formé en suivant les chapelles, que c’était une école nécessaire à ses pareils, qu’il n’avait pas été du tout embarrassé, et mille choses aussi spirituelles. Des cardinaux et d’autres personnages se sont réjouis avec lui de l’heureuse issue de sa messe. Et songe bien que tous les discours romains sont de ce goût !… — Quant aux littérateurs, je n’en ai véritablement connu qu’un petit nombre, et ceux-là m’ont ôté le désir de connaître les autres. Tous prétendent arriver à l’immortalité en carrosse, comme les mauvais chrétiens en paradis. Selon eux, le dernier mot du savoir humain, la seule et vraie science, est la science de l’antiquaire. Je n’ai pu voir encore un littérateur romain qui entende sous le nom de littérature autre chose que l’archéologie. Philosophie, morale, politique, science du cœur humain, éloquence, poésie, philologie, tout cela est étranger à Rome et est tenu pour jeu d’enfant auprès de la question de savoir si un morceau de pierre appartient à Marc-Antoine ou à Marc-Agrippa. Tout le jour ils bavardent, ils se disputent, ils se houspillent dans les journaux, et font des cabales et des partis. Ainsi vit et progresse la littérature romaine ! » Mettez à côté la visite bien autrement féconde en émotions de Leopardi au petit tombeau du Tasse, dont l’humilité et la nudité contrastent avec la grandeur du poète, avec la magnificence des autres monumens romains ; il a, comme il le dit, un tressaillement de consolation en songeant que cette pauvreté suffit à intéresser les hommes là où tant d’édifices magnifiques sont vus d’un œil indifférent.

Ce qui charme Leopardi à Rome, ce n’est pas Rome même avec ses souvenirs et ses magnificences, c’est une société choisie d’hommes représentant en quelque sorte l’esprit de l’Europe ou la vraie science, et pour lesquels il était autre chose qu’un petit helléniste, — le savant Niebuhr, alors ministre de Prusse à la cour pontificale, M. Bunsen, le ministre de Hollande M. Reinhold, l’aimable et érudit bibliothécaire Angelo Maï. Le malheur est que, fêté, accueilli dans ce monde d’élite où il entre aussitôt comme un égal, Leopardi ne trouve pas ce qu’il cherche, une situation fixe et à demi indépendante par un emploi ou par le travail. Il a voulu la liberté ; mais cette liberté, il faut qu’il l’achète au prix de nouvelles épreuves, en trouvant au moins un moyen de subvenir à ses premiers besoins sans recourir à son père, qui consent bien à le laisser partir, pourvu qu’il se suffise à lui-même et ne demande rien. Son ambition n’est pas grande, elle se borne au strict nécessaire ; telle qu’elle est pourtant, elle n’est pas facile à satisfaire. Un emploi, il l’aurait eu peut-être, s’il avait voulu entrer dans la prélature ; il le pouvait comme noble, le cardinal Consalvi donnait quelque espérance. On lui aurait facilité un emprunt pour son début, et il y a un moment où il rit presque lui-même de sa figure de délégat de province. Au fond, il répugne visiblement à ce parti. « Ici tout est pour les prêtres et les frati, » dit-il découragé, et au bout du compte il épuise inutilement toutes les combinaisons. Il songe un instant à suivre quelque riche étranger, un Allemand ou un Russe ; il fait en passant le catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque Barberine ; il écrit quelque morceau de philologie dans les Éphémérides de Rome ; il s’engage presque à traduire pour le libraire de Romanis les œuvres de Platon, et s’il eût accompli son projet, l’Italie aurait eu une traduction du philosophe grec rivale de celles d’Allemagne et de France. Le pauvre Leopardi n’a point de chance vraiment. Il ne voit pas qu’il est à la fois trop faible et trop fier pour jouer avec la fortune. S’il ne veut aller s’enfouir de nouveau et pour toujours à Recanati, il n’a plus d’autre ressource que de chercher une demi-indépendance dans des travaux ingrats, sinon vulgaires, placé entre la nécessité qui le presse et la maladie qui ne lui laisse de temps à autre quelque intervalle de repos que pour ressaisir bientôt sa victime. Il fait des éditions de Cicéron, de Pétrarque, des chrestomathies.

C’est là sa vie désormais, à dater de son premier séjour à Rome, vie incertaine et occupée, partagée pendant quelques années entre Bologne, Florence et Recanati, entre le travail de ses éditions et le travail libre d’une imagination ardente, d’une pensée obstinée. À Bologne, il fut presque heureux un moment, vers 1826. Ce n’est pas qu’il fût dans l’abondance ; il avait une petite somme mensuelle que lui assurait le libraire Stella, de Milan, et il y ajoutait deux leçons qui lui donnaient dix écus par mois. Il vit ainsi très pauvre, nullement aimé des dieux, comme dit le poète grec, mais aimé des hommes et déjà recherché, dans un pays où le goût des choses de l’esprit est plus vif et plus répandu qu’à Rome ou dans la Marche d’Ancône. À Florence, il se trouve bientôt mêlé à ce mouvement de l’intelligence italienne qui faisait alors de la Toscane un rayonnant et paisible foyer, et qui avait en quelque sorte son expression dans l’Anthologie. Là se rencontraient, réunis par les liens du monde et de l’esprit, le libéral Gino Capponi, Niccolini, l’auteur de Jean de Procida, le vigoureux publiciste Forti, des réfugiés d’élite comme l’historien napolitain Colletta ; Manzoni paraissait dans ce monde brillant, et Giordani y venait souvent. C’est là que Leopardi connut Gioberti, qui n’était alors qu’un jeune prêtre inconnu. La vie du poète de Recanati n’est pas plus heureuse et surtout plus à l’abri des nécessités à Florence qu’à Bologne ; mais elle commence à sortir de l’obscurité, et elle correspond à l’essor viril de son talent comme au premier retentissement de son nom.

C’était le moment en effet où commençaient à se révéler en Italie les Canzoni et les Opuscules moraux de Leopardi, ces fragmens poétiques et ces dialogues où éclate la pensée ardente et sombre de l’homme, qui sont comme l’essence amère de son être, et qu’on ne comprendrait pas entièrement sans ces lettres où l’idéalité s’éclaire de tous les détails de la vie réelle. Ce qu’a dit, ce qu’a pensé Leopardi, a en quelque façon sa racine dans cette vie, dans ces lettres où il se dévoile, où il se peint et s’analyse lui-même avec une ingénuité inquiétante, et par le fait il ne dit rien dans ses vers ou dans ses dialogues moraux qu’il n’ait cent fois remué dans son esprit et commenté dans ses plus intimes confidences à ses amis, arrivant sans cesse au même résultat, au bord du même abîme. Quel est donc le dernier mot de cette pensée, qui prend à la fois la poésie et la philosophie pour complices ? On le sait presque déjà : le mystère de la vie humaine est l’obsession de Leopardi ; partout il voit le malheur et le désespoir maîtres du monde. L’homme est sous le poids d’une inexorable fatalité qui l’opprime et ne le laisse pas respirer. Il se crée à lui-même, pour se donner le change, de nobles et séduisantes chimères qu’il décore de noms magnifiques, qu’il appelle la vertu, la justice, la gloire, le bonheur, l’amour, et même quelquefois le progrès ; mais ce ne sont que des chimères. Il n’y a qu’une réalité, c’est le malheur, sous le joug duquel l’homme s’agite vainement en présence de l’indifférente et ironique sérénité du ciel et de la nature tranquillement impassible, — un malheur sans remède et sans autre consolation possible que le repos souverain et éternel de la mort.

Aux deux extrémités de la vie de Leopardi, on peut voir ce même sentiment de la fatalité du malheur, de l’irrémédiable impuissance humaine, dans la funèbre canzone de Bruto minore et dans le chant sur l’Amour et la Mort. À chaque page, on sent l’amertume des illusions trompées, la vanité de toute chose, l’attrait suprême et irrésistible de la mort. C’est la pensée dominante qui est partout, qui tantôt se revêt de la plus éclatante poésie, comme dans les Ricordanze et la Ginestra, tantôt prend la forme de l’ironie socratique, comme dans quelques-uns des Opuscules moraux, et même devient quelquefois un jeu, comme dans le dialogue du passant et du marchand d’almanachs. Il y a d’ailleurs dans cette éloquente révolte contre le destin, dans ce scepticisme douloureux de Leopardi, un caractère particulier. Quand l’âge vient, le doute naît aussi quelquefois dans l’âme, il est le fruit amer de la vie. La multiplicité des spectacles humains, la mobilité des passions, les insolences de la fortune, le caprice des événemens, produisent je ne sais quel désabusement, aiguisé d’observation et mêlé d’indulgence, qui se tourne moins contre les choses et contre le monde lui-même que contre les hommes. Il y a dans le scepticisme de Leopardi toute l’âpreté, toute la verdeur de la jeunesse trompée avant d’avoir vécu, et prenant à partie le destin. C’est avec une candeur redoutable que le jeune infortuné savoure ce désespoir, qu’il croit être une déception, et qui n’est qu’une espérance inassouvie.

Cette fixité de tristesse finit sans doute par ressembler à une mélopée lugubre, d’une monotonie oppressive. À ne considérer que les apparences, à ne saisir la nature d’un homme que dans le sentiment et pour ainsi dire dans le cri dominant, Leopardi serait le type italien de ce héros de M. de Sénancourt, de ce triste Obermann dont le désespoir se perd dans un stoïcisme morne et finit par prendre je ne sais quelle teinte grise et uniforme. Ce serait une négation vivante et sombre se promenant dans un monde vide et désolé. À considérer la réalité de plus près, l’histoire intérieure de cette âme apparaît sous un bien autre jour, et ce scepticisme même s’éclaire de singulières lueurs. Leopardi doute il est vrai, il met une inexorable puissance à dépouiller la vie de tout ce qui l’ennoblit ou en fait l’attrait ; mais, si profond que soit ce doute, il est combattu encore par un instinct qui s’élève incessamment sans arriver à triompher, et c’est ce qui donne un caractère si tragique au scepticisme désespéré de ce pauvre grand esprit. Il proclame éteintes en lui toutes les facultés d’aimer, de sentir et de s’exalter, et au même instant il écrit à son frère en suppliant : « Aime-moi pour Dieu ; j’ai besoin d’amour, amour, amour, feu, enthousiasme, vie ! » Il a beau souffler sur les illusions comme sur un songe de la nuit, les illusions se réveillent dans son cœur endolori. Il a beau vouloir déraciner les espérances de l’âme humaine : ces espérances, il les invoque encore et en subit le charme. Vainement il proclame le néant de la gloire, il croit à la gloire d’un instinct fier et élevé. Il parle fort mal quelque part, j’en conviens, des dames de Florence et de Rome, et même il dit un jour qu’il n’est plus bon qu’à être un eunuque dans un sérail ; nul cependant n’a parlé de l’amour d’un accent plus vibrant : il fait de lui un dernier messager de bonheur envoyé par les dieux auprès des hommes. « Quand il vient sur la terre, dit-il, il choisit parmi les personnes les plus généreuses et les plus magnanimes les cœurs les plus tendres et les plus délicats, et là il se repose, et il répand en eux une douceur si étrange, si merveilleuse, qu’ils éprouvent une chose toute nouvelle pour le genre humain, plutôt la vérité que l’apparence du bonheur. » Celui qui parle ainsi n’est point un sceptique vulgaire, c’est un souffrant dont la poésie est un combat permanent entre les instincts de son cœur et les désabusemens prématurés de son esprit. Il est de cette race des lutteurs de la vie pour qui tout est sérieux, tout est passion.

Les hommes de cette race ne peuvent trouver le bonheur dans le repos et n’ont jamais connu cet heureux équilibre de sentimens ou de pensées qui se résout quelquefois en indifférence ou en calme superbe. Ce que d’autres prennent légèrement en restant maîtres d’eux-mêmes, ils le prennent avec une inextinguible ardeur, en y engageant leur âme tout entière ; leur vie morale est un drame permanent plein de péripéties et de crises. L’un sort victorieux de la lutte, comme Pascal, et garde son trouble jusque dans sa victoire ; l’autre plie sous la défaite, comme Leopardi, et justifie merveilleusement ce mot de l’auteur des Pensées : « La misère persuade le désespoir. » L’issue du combat est différente ; la nature des deux hommes est la même. Leopardi était de cette famille ; il était le frère dernier né de Pascal, à qui il ressemblait par les anxiétés de son âme, par les souffrances de sa jeunesse et jusque par les crises caractéristiques de l’existence ; il a été pour l’Italie de ce temps la pathétique expression de l’un de ces drames de la vie morale qui se dénouent par la foi victorieuse ou par le scepticisme désespéré. L’indifférence, je ne sais où elle est, elle n’est pas dans ces âmes éternellement agitées d’un sentiment que Leopardi appelle « le plus sublime des sentimens humains, » celui qui est « le signe le plus éclatant de grandeur et de noblesse dans la nature mortelle, » l’ennui, pour l’appeler par son nom, — l’ennui qui naît du sein des choses, l’ennui, tourment des esprits supérieurs que rien ne peut satisfaire, et qui, au spectacle des mondes, de l’espace infini et de l’univers, sentent le poids du vide, aspirent encore. C’est là pourtant ce que représentait un petit être souffreteux en Italie, à Florence, vers 1830 ; il personnifiait l’inquiétude moderne. Il se faisait illusion à lui-même ; il croyait être un ancien, il l’était par la précision, par la beauté de la forme et par un certain goût de stoïcisme en face du malheur : il était au fond plus chrétien qu’il ne le croyait, justement parce qu’il souffrait.

C’est là ce que disent les lettres de Leopardi, où apparaissent les traits de l’homme, à côté de ses œuvres, où apparaît le penseur. Il se proposait, dit-il, d’écrire l’histoire d’une âme, un roman qui n’aurait point d’aventures ou qui n’aurait que des aventures ordinaires, et qui raconterait les révolutions intérieures d’une âme née noble et tendre depuis ses premiers souvenirs jusqu’à la mort. C’est là son histoire. Toujours livré à ce travail intérieur d’un cœur solitaire et replié sur lui-même par la douleur, Leopardi n’a-t-il jamais touché à la politique ? Ne fait-il jamais une trouée dans cette réalité des faits extérieurs qu’il voit autour de lui ? Il semble s’inquiéter peu des événemens, et même à Rome, quand il voit se fermer devant lui toute carrière parce qu’il ne veut pas être prélat, il ne parle pas contre le gouvernement exclusif des prêtres. Il sait sous quels pouvoirs ombrageux il vit. Ce qu’il pense, on le sent bien ; il ne le dit pas directement, et tout au plus laisse-t-il entrevoir son secret dans quelque saillie à demi ironique, comme le jour où son père avait écrit un ouvrage pour la défense des plus purs principes conservateurs et n’en avait pas été mieux récompensé par les gouvernemens. « Il m’est pénible d’apprendre, écrit-il à son père, que la légitimité se montre si peu reconnaissante de ce que votre plume a fait pour sa cause. C’est pénible, dis-je, mais non étrange, parce que c’est la coutume des hommes de tous les partis, parce que les légitimes, permettez-moi de dire cela, n’aiment pas que leur cause soit défendue par la plume, attendu qu’avouer que sur le globe terrestre il y a quelqu’un qui mette en doute la plénitude de leurs droits est chose qui excède de beaucoup la liberté concédée à la plume des mortels, sans compter qu’ils préfèrent sagement aux raisons, auxquelles on peut toujours répliquer bien ou mal, les argumens du canon et du carcere duro, auxquels leurs adversaires, pour le moment, n’ont rien à répondre. » Leopardi n’est point un homme fait pour la politique et pour l’action, il y serait arrêté dès le premier pas ; il a bien assez d’ailleurs de sa fièvre intérieure. Sa politique, elle est dans le sentiment qu’il a de la patrie italienne, dans ses appels à une résurrection morale, dans cette nécessité de résurrection qu’il fait jaillir du sein des ruines, lorsque, dans sa canzone à l’Italie, il montre les arcs, les colonnes, les statues des aïeux, la gloire ancienne partout, et partout aussi la misère présente. La politique de Leopardi, elle est dans l’idée qu’il se fait d’une littérature nouvelle pour l’Italie, d’une littérature adaptée à notre âge, reflet des sentimens et des idées de ce siècle, expression originale d’une nationalité transformée. « Tout est à créer, dit-il dès sa jeunesse ; il est vain de prétendre édifier, si on ne commence par les fondemens. Quiconque voudra faire du bien à l’Italie devra lui enseigner avant tout une langue philosophique, sans laquelle elle n’aura jamais une littérature moderne propre, et n’ayant point une littérature moderne à elle, elle ne sera jamais une nation… » Sa politique enfin, il l’exprime lorsqu’il dit, en élevant son esprit et en étendant son horizon : « Ne me parlez pas de Recanati ; je suis citoyen de l’Italie, et je ne connais qu’elle. » Voilà la politique, non de l’action, puisque l’heure de l’action n’était point venue et que Leopardi eût certes reculé devant elle, mais de la pensée indépendante cherchant à refaire l’âme et l’intelligence d’une nation appelée à revivre.

La vie fut jusqu’au bout ingrate et amère pour Leopardi. Elle ne lui donnait pas la satisfaction de lui-même, elle lui refusait un rôle brillant ; ne lui réserva-t-elle pas du moins quelqu’un de ces sentimens intimes, profonds, mystérieux, qui élèvent le cœur en le troublant et lui rendent la force de croire avec la puissance d’aimer ? C’est l’un des points les plus délicats assurément dans l’existence d’un homme dont son fidèle ami Ranieri a dit « qu’il porta intacte au tombeau la fleur de la virginité. » Il n’est pas de spectacle plus triste que celui d’un cœur jeune et chaud se débattant dans une nature défaillante. Quoi qu’il en dît, Leopardi avait dans toute son intégrité la puissance morale d’aimer, et s’il n’en était ainsi, comment ressentirait-il une émotion si vive, à Bologne, auprès d’une dame « qui n’était plus jeune, mais avait une grâce et un esprit qui suppléaient à la jeunesse et créaient une illusion merveilleuse ? » Comment écrirait-il à son frère : « Dans les premiers jours que je l’ai connue, j’ai vécu dans une espèce de délire et de fièvre. Nous n’avons jamais parlé d’amour, si ce n’est en badinant, mais nous vivions dans une amitié tendre et sensible avec un abandon qui est l’amour sans inquiétude… Cette connaissance forme et formera une époque bien marquée de ma vie, parce qu’elle m’a désenchanté du désenchantement ; elle m’a convaincu qu’il y a vraiment au monde des joies que je croyais impossibles, que je suis encore capable d’illusions, et que mon cœur est ressuscité après un sommeil semblable à une mort complète de tant d’années… » Comment écrirait-il encore à son frère plus tard, un jour où il quittait précipitamment Florence et faisait une échappée à Rome : « Dispense-moi, je te prie, de te raconter un long roman, beaucoup de douleurs et beaucoup de larmes. Si un jour nous nous revoyons, j’aurai peut-être la force de te raconter tout. Pour aujourd’hui, sache que mon séjour à Rome est comme un exil amer… » Malheureusement c’étaient des éclairs ou des illusions de l’amour. Leopardi reçut deux de ces visites mystérieuses de la passion, et il est certain que la dernière l’agita profondément. L’illusion avait beau être chère, la réalité reparaissait, et la réalité, c’était l’infirmité croissante. Le mal de Leopardi était indéfinissable, il était aux sources de la vie. Ses os se ramollissaient et se déformaient, ses chairs macilentes laissaient entrevoir le trouble profond des organes. Il ne digérait plus, respirait avec peine, et sentait dans ses veines se promener lentement un sang froid et appauvri. Il en vint à ce point qu’il ne pouvait plus travailler, et que le ciel de la Toscane n’était plus assez doux pour lui ; mais ici il retombait en face de la nécessité, du dénûment. C’était le problème de vivre ou de ne pas vivre.

Une chose remarquable, c’est la délicatesse morale et la fierté de Leopardi dans ces épreuves obscures, la dignité avec laquelle il supportait son malheur. Il voulait bien subir les rigueurs de la fortune, il ne voulait pas abaisser son âme devant elle. Un jour ses amis, pour lui créer des ressources, lui avaient proposé je ne sais quel moyen, je ne sais quel recours au public, et il répondait à Colletta : « Je vous confesse que je ne me résoudrai jamais à publier ainsi ma mendicité. Ne croyez pas que cette répugnance naisse de mon orgueil ; mais d’abord cela m’avilirait à mes propres yeux et me priverait de toutes les facultés de mon esprit, puis cela ne me conduirait pas à mon but, parce que, restant dans une grande ville, je n’oserais paraître dans aucune compagnie, regardé que je serais et montré au doigt par tous avec compassion. » À toute extrémité, Leopardi préféra encore essayer de fléchir son père, et on ne peut s’empêcher d’être ému de cet appel navrant qu’il lui adressait avec une sorte de honte, avec une humilité fière. « Je crois, écrivait-il, que vous êtes persuadé de tous les efforts que j’ai faits pendant sept années pour me procurer les moyens de subsister par moi-même. Vous savez que la destruction totale de ma santé est venue des fatigues de ces quatre ans de travaux pour Stella. Réduit à ne plus pouvoir ni lire, ni écrire, ni penser, je n’ai point perdu courage, et j’ai essayé encore de trouver quelque autre moyen… Aujourd’hui tout est fini… Je ne sais si la situation de la famille vous permettra de m’assigner une petite somme de douze écus par mois. Avec douze écus, on ne vit pas humainement ; mais je ne cherche pas à vivre humainement. Je m’imposerai de telles privations que douze écus me suffiront. Mieux vaudrait la mort ; mais la mort, il faut l’attendre de Dieu… Si elle était dans ma main, je prends Dieu à témoin que je ne vous aurais pas fait cette demande… »

Ce triste appel fut heureusement entendu, et Leopardi put aller essayer de revivre sous un climat plus doux. Il partit pour Naples en 1833 avec son ami Ranieri, et il y passa trois ans. Ce fut la dernière période de cette existence, période à demi voilée, où l’esprit seul survivait dans la plénitude de sa puissance, et s’exhalait de temps à autre dans des fragmens comme la Ginestra [le Genêt). Leopardi prenait le pauvre arbuste des flancs du Vésuve pour confident de ses hautes pensées et de ses plaintes amères. « Et toi aussi, lui disait-il, tu céderas à la cruelle puissance du feu souterrain, tu plieras sous le fardeau mortel, sans que ta tête innocente résiste ; mais tu ne te courberas pas en lâche suppliant devant l’oppresseur, et tu ne te tourneras pas contre le ciel avec un orgueil insensé… » Ce n’est pas que le ciel de Naples fût inclément pour cette organisation débile ; il la ravivait au contraire un instant de sa chaleur féconde, de sa sereine et gracieuse lumière. Leopardi passait quelques mois de l’année à Capodimonte et quelques mois dans un petit casino sur la pente du Vésuve. Il se promenait lentement dans ce beau paysage, à la Mergellina, à Pausilippe, à Pozzuoli ; mais ce n’était qu’une trêve, il le sentait lui-même, et il laissait échapper de son âme une de ses dernières et plus puissantes inspirations, l’Amour et la Mort. Le choléra s’abattit sur Naples. Ce n’est pas de cela qu’il mourut cependant. Et de quoi mourut-il donc ? D’une multitude d’impossibilités de vivre aggravées au dernier moment par une crainte superstitieuse du fléau. Le 14 juin 1837, Leopardi s’éteignait sans se plaindre, en souriant à son ami Ranieri, qui l’assistait à cette dernière heure. Son corps est resté à Naples, dans la petite église de San-Vitale, sur la route de Pozzuoli, renfermé sous une humble pierre où une simple croix est gravée au-dessus de son nom.

Je ne sais comment il faudra appeler cette vie. Ce fut bien aussi une passion dans le sens élevé du mot, — la passion d’un homme qui portait en lui le drame non-seulement de ses souffrances personnelles, mais encore des anxiétés morales de son temps et des luttes intimes de son pays. Là est le triple nœud de cette existence. Leopardi souffre du mal de sa propre nature, il souffre du mal de son siècle, il souffre du mal de son pays, toujours agité entre ses souvenirs et ses espérances, entre sa condition contrainte et fausse et ses aspirations idéales ; mais dans ces angoisses mêmes et dans cette attitude de douleur où il apparaît, n’est-il pas comme une image de l’Italie obscure et travaillée d’il y a trente ans, envoyant un fier et triste sourire à ceux qui, plus heureux, voient se dégager et se former cette autre Italie, qu’il ne connut que par ses pressentimens et ses rêves ?

Charles de Mazade.


  1. Voyez l’étude sur le poète Leopardi, par M. Sainte-Beuve, dans la Revue du 15 septembre 1844.