Les Souffrances (Verhaeren)

La Multiple SplendeurSociété du Mercure de France (p. 139-144).
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LES SOUFFRANCES


Quand se penchaient sur votre être fébrile
Et la folle détresse et l’angoisse stérile,
Dites, avez-vous regardé en retenant vos pleurs
Au fond de leurs yeux nus, votre propre douleur ?

Espoirs montés si haut qu’ils tombèrent des nues,
Haines, affres, erreurs jonchaient les avenues
Où saignaient, lentement, vos amours mis en croix ;
Mais tout au fond, comme une flamme au cœur du bois,
À travers les rameaux de vos heures sans gloire,
Brillait quand même et s’affirmait votre victoire.
 
Voici le fier, lucide et frémissant orgueil
Dont les mains d’or couchent votre souffrance,

Dans les tombeaux de son silence ;
L’orgueil
Qui domine votre âme et en défend le seuil
Contre la plainte amère ;
Parfois même, pour en triompher mieux,
Et la ployer sous son talon victorieux,
Par héroïsme pur, il l’exaspère ;
Et c’est alors qu’au plus profond de votre cœur
Il prépare, dirige et résume, en vainqueur,
La plus belle des batailles humaines.

Jadis, dans les légendes souveraines,
Au temps des Dieux, maîtres des cieux profonds,
C’était lui le Saint George et le divin Persée
Qui transperçaient du bel éclair de leur pensée
La douleur hérissée en son corps de dragon.
Mais aujourd’hui,
Sans demander aux Dieux leur grâce ou leur appui,
Sans prières, ni sans blasphèmes,
Son renaissant combat se poursuit en vous-mêmes ;
Il ne fait aucun geste, il ne pousse aucun cri,
Mais tout votre être armé se glorifie en lui.


Et qu’importent les couteaux et les glaives,
En menaces, sur votre rêve,
Et vos larmes et vos sanglots
Roulant ou résorbant leurs flots,
Et le feu noir des maladies
Couvant, dans vos veines, ses incendies,
Si votre ardente volonté,
Aux lâchetés quotidiennes rebelle,
Sur les débris du mal dompté
Lève ses fleurs toujours plus belles.

Nouez-vous donc, avec de tels liens d’or,
Au mât dardé de votre sort
Que toutes les rages de la tempête
Se déchaînent sans vous vaincre la tête ;
Et que la vie, avec ses ouragans déments,
Vous reste chère, immensément,
Ainsi qu’une admirable et tragique conquête.


Ô les pauvres, les vains, les lamentables fous
Qui vont droit devant eux, vers n’importe où,

À l’heure où le soleil dore la mer lucide,
Rôder, le soir, autour de leur suicide,
Alors
Qu’il reste et flambe encor,
Dans le brasier de leur cerveau,
De quoi forger quelque penser nouveau
Pour en orner leur chimère ;
Et sous leur front deux yeux divins, deux yeux,
Pour voir, là-haut, la merveille des cieux
Et, sur terre, la douce et fervente lumière.