Les Soucis de l’Allemagne

Les Soucis de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 217-228).
LES
SOUCIS DE L'ALLEMAGNE

Si le bonheur et la grandeur allaient toujours ensemble, aucun pays ne serait aussi heureux que l’Allemagne, elle jouirait de la félicité parfaite. Que lui manque-t-il ? Tout ne lui vient-il pas à souhait ? Elle possède la puissance, la gloire, les souvenirs qui enflent le cœur et chatouillent l’orgueil. Non-seulement elle se sait hors d’atteinte et hors d’insulte, mais ses voisins lui prodiguent leurs empressemens, leurs hommages les plus flatteurs. Tout le monde recherche sa bienveillance, se dispute ses bonnes grâces. La moindre parole échappée au grand homme d’état qui préside à ses conseils est commentée d’un bout de l’Europe à l’autre comme un arrêt du destin, et, quand il se tait, l’Europe prête encore l’oreille pour écouter son silence. Cependant, malgré tout, l’Allemagne est loin de se sentir parfaitement heureuse ; elle a ses préoccupations, ses ennuis, ses mélancolies, Ses tracas, ses soucis. Il arrive souvent que tel petit bourgeois, venant à passer devant la demeure d’un des grands de la terre, se prend à contempler d’un œil d’envie ces murailles bien gardées derrière lesquelles il lui semble qu’habite le bonheur. Il se dit en soupirant : — Ici on mène une existence facile et large ; ici on est à l’abri de la gêne et on n’est jamais réduit aux expédiens pour vivre ; ici on n’a besoin de compter ni avec les nécessités du jour présent, ni avec les sollicitudes de l’avenir. — Pendant que le petit bourgeois se livre à ces jalouses réflexions, le grand de la terre qu’il envie est peut-être occupé à vider un différend de famille qui trouble son repos, à régler quelque grosse affaire qui lui procure des insomnies, à revoir son livre de caisse qui ne le satisfait qu’à moitié, à se demander comment il s’y prendra pour soutenir son état de maison, à discuter ses lendemains qui ne lui paraissent point assurés. D’habitude les grands de la terre ont l’imagination inquiète, sujette aux effaremens, une sensibilité vive et délicate qui s’affecte de tout, des prévoyances chagrines, des prétentions ombrageuses ; ils tremblent toujours pour leur bonheur, et ils dorment couchés sur leur épée, aussi dorment-ils mal et peu.

Oui, l’Allemagne a des soucis. Les uns lui viennent du dehors, et elle en demande raison à ses voisins, dont les agissemens lui semblent suspects ; les autres lui sont causés par de graves questions de ménage, qu’elle est fort empêchée à résoudre. Ce qui l’occupe, ce qui l’inquiète, ce ne sont pas seulement des luttes religieuses, que le temps paraît aigrir et envenimer plutôt qu’il ne les apaise, ni les progrès de l’agitation socialiste, favorisée par des chômages, par le malaise dont se plaint l’industrie, par des souffrances croissantes auxquelles on ne trouve point de remède. Pour surcroît de malheur, l’Allemagne a eu tout récemment le déplaisir d’apprendre que le budget de l’empire se balance par un déficit, que ce déficit s’est accru d’année en année, et qu’il est urgent de le couvrir en augmentant certains impôts et en créant de nouvelles taxes. Mais ce qui la préoccupe le plus, c’est sa constitution, bien jeune encore et déjà usée, dont elle reconnaît chaque jour davantage les inconvéniens et les vices. La machine fonctionne mal, le jeu en est compromis par des frottemens, par des collisions de rouages, qui font craindre qu’elle ne se détraque. Le grand mécanicien qui l’a construite convient lui-même qu’il est désormais impuissant à la faire marcher, qu’il faut à tout prix la réparer ou la refaire. On avait vécu jusqu’ici dans le provisoire ; mais il y a des provisoires qui durent, la constitution de l’empire germanique est un de ces provisoires qui ne peuvent pas durer.

Il faut être juste. De toutes les formes de gouvernement, il n’en est pas de plus difficile à organiser qu’une confédération ou qu’un état fédératif. Une confédération se compose d’états souverains, auxquels on demande de se dépouiller d’une partie de leurs droits de souveraineté pour en faire hommage au pouvoir central. Le dépouillement volontaire est une vertu de moines, et les gouvernemens ne sont pas des moines. La difficulté s’aggrave quand l’état fédératif est composé de petits pays, unis à une grande monarchie, à l’une des grandes puissances de l’Europe. Toute la politique est dans La Fontaine. On sait ce qui arriva à la génisse, à la chèvre et à leur sœur la brebis, lorsqu’elles s’avisèrent de faire société « avec un fier lion, seigneur du voisinage, » et de mettre en commun avec lui le dommage et le gain. On était quatre à partager la proie ; le lion s’adjugea la première, en qualité de sire, il prit la seconde par le droit du plus fort, il s’arrogea la troisième comme le plus vaillant.

Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord.

Sur les 42 millions d’âmes que compte l’empire germanique, 26 appartiennent à la Prusse ; la Bavière, qui vient tout de suite après, en compte 5 ; Schwarzbourg-Rudolstadt a 80,000 habitans, Schaumbourg-Lippe 33,000. Le moyen de mettre sur un pied d’égalité Schaumbourg-Lippe et la Prusse ? Convenons qu’au début le lion s’est montré généreux. La Prusse possède dans le parlement un nombre de députés proportionnel à sa population ; dans le conseil fédéral, formé des délégués des gouvernemens, elle n’a que 17 voix sur 58. On peut croire que, si les petits états confédérés avaient eu des institutions républicaines, elle les aurait traités avec moins de ménagemens ; le lion eût bientôt fait d’absorber ou d’étrangler ces républiques ; mais ces petits états sont des royaumes, des principautés, des duchés, et le lion a ménagé les rois, les princes et les grands-ducs. Les petites couronnes ont leur utilité ; si légères qu’on puisse les croire, elles sont un contrepoids à la démocratie. En les supprimant, on aurait fait les affaires de la révolution, et les césars allemands veulent bien se servir de la révolution, ils n’ont garde de se mettre à son service.

A la vérité, la Prusse se dédommageait amplement des concessions généreuses qu’elle faisait à ses confédérés ; elle consacrait son hégémonie en réunissant dans la personne de M. de Bismarck les fonctions de président du ministère prussien et celles de chancelier de l’empire. Le chancelier est dans l’empire germanique l’homme qui fait tout, qui dirige tout, qui surveille tout, l’homme qui propose et qui dispose. Il a la haute main sur les affaires étrangères, sur la marine, sur la justice, sur l’administration des chemins de fer, sur l’Alsace-Lorraine, sur les finances. Il a seul le contre-seing et la responsabilité, et qui répond de tout ne répond de rien. Un professeur à l’université de Rostock, M. Roesler, écrivait récemment que « l’institution de la chancellerie impériale est une accumulation monstrueuse, monströse Anhaüfung, de pouvoirs incontrôlables et irresponsables, laquelle défie toute analogie et toute règle. » M. Roesler a raison, on aurait beau feuilleter les siècles et toute l’histoire des pays constitutionnels pour y trouver une institution pareille ou analogue, tout au plus pourrait-on découvrir dans le passé de la Hollande quelque chose d’équivalent et comparer l’empereur Guillaume, chef militaire de l’empire, à un stathouder chargé de tenir l’épée, et le chancelier de l’empire à un grand pensionnaire chargé de tout le reste. C’est une comparaison que M. de Bismarck, si nous ne nous trompons, a faite jadis lui-même, mais sans oser l’approfondir ; il a vu l’abîme et s’est dérobé, car les grands pensionnaires sont tenus de ménager beaucoup l’amour-propre des stathouders. Et au surplus qu’est-ce qu’un Heinsius, si grand qu’il fût, auprès de l’homme qui préside aux destinées de plus de 40 millions d’Allemands ?

La charge de chancelier a été créée par M. de Bismarck et pour M » de Bismarck. L’Allemagne ne se serait pas résignée à cette concentration de tous les pouvoirs dans une seule main, elle n’aurait pas consenti à subir l’omnipotence d’un homme, si cet homme n’avait pu se prévaloir des droits du génie et de sa mission providentielle. « Le prince de Bismarck, lisions-nous l’an dernier dans une revue de Berlin, est le ministre par la grâce de Dieu ; il a fondé un empire et il s’est confondu avec cet empire ; il figure en quelque sorte nominativement dans la constitution de l’empire germanique. Il ne vient à l’esprit de personne qu’une disgrâce d’en haut puisse le renverser ou qu’il puisse succomber à un vote de défiance parlementaire. Nous nous sommes accoutumés à nous laisser gouverner de Varzin, et ce village ou cette terre poméranienne dispute momentanément à Berlin l’honneur d’être la capitale de l’Allemagne. L’Allemagne veut être gouvernée par Bismarck. Une popularité comme la sienne n’a jamais été conquise par personne, de même que jamais dans un état non absolutiste on n’a vu une situation ministérielle dotée de toutes les fonctions et de tous les pouvoirs qu’il réunit dans sa main[1]. » L’Allemagne avait décrété que, durant toute la vie de M. de Bismarck, elle se contenterait de la constitution qu’il lui a donnée. Il a fallu, pour qu’elle s’en dégoûtât, qu’il vînt lui-même lui dire : — Je n’en peux plus, mon fardeau est trop lourd, je plie sous le faix ; si vous ne vous décidez pas à me soulager en acceptant telle combinaison que je pourrai vous proposer, je me retire. En attendant, je prends un congé. — Il faut avouer qu’une pareille situation est pour le moins bizarre, et il est naturel que l’Allemagne s’en préoccupe, qu’elle tâche d’y aviser et que son imagination soit en travail.

Depuis le printemps de 1877, des négociations ont été conduites entre M. de Bismarck et le parti libéral pour découvrir un moyen de résoudre les difficultés et les questions pendantes. Le point était de trouver un négociateur qui agréât au chancelier de l’empire. Il n’est pas disposé à écouter le premier venu ; il a en aversion, il traite avec un égal mépris les têtes chaudes et turbulentes, les doctrinaires pointilleux, les bousilleurs parlementaires et ceux qu’il appelle les dilettanti de la politique. Pour nous servir de l’expression vive qu’il a employée dans son dernier discours, il eût dit peut-être à tel ambassadeur qu’on lui aurait dépêché ce qu’il disait jadis à tel ministre autrichien : « Votre parole m’importe autant que le bruit du vent dans ma cheminée. » Heureusement les libéraux prussiens ont un homme pour qui M. de Bismarck a du goût et avec lequel il converse volontiers, soit dans le secret de son cabinet, soit dans le parlement. M. de Bennigsen fut jusqu’en 1866 le chef de la démocratie hanovrienne dans ses luttes contre le ministère Borries. Il a été l’un des signataires de la déclaration d’Eisenach et le président du Nationalverein jusqu’à sa dissolution en 1867. Aujourd’hui, il est président de la chambre des députés prussiens, et il s’acquitte de cette fonction avec une supériorité à laquelle tout le monde rend justice. M. de Bennigsen passe pour être l’homme d’état du parti national-libéral ; ses amis attendent beaucoup de ses talens, de son esprit de conduite ; ses courtisans, car il en a déjà, l’ont surnommé le Bismarck libéral de l’avenir. Il possède en tout cas deux qualités essentielles à un politique. D’abord il est discret, réservé ; il s’est toujours ménagé dans les assemblées, il n’entre en scène qu’à propos et dans les grandes occasions, laissant à d’autres le plaisir de ferrailler dans les escarmouches ; toutes les fois qu’il prend la parole, on sait qu’il s’agit d’une question importante ou qu’un événement se prépare. M. de Bennigsen possède encore une autre qualité non moins précieuse : il n’est pas pressé, il sait attendre, il est du nombre des ambitieux patiens, lesquels sont assurés d’arriver un jour. Il nous souvient qu’ayant eu autrefois l’occasion et le plaisir de causer avec lui, nous prîmes la liberté de l’interroger sur les contradictions qu’on imputait à ses amis politiques et de lui demander pourquoi son parti n’avait pas un programme plus nettement défini. Il nous répondit en souriant : — Nous aurons un programme le jour où il nous sera utile d’en avoir un.

M. de Bennigsen s’est rendu à Varzin dans le courant de l’été dernier, il y est retourné en octobre, il y est retourné encore en décembre, et en revenant à Berlin, il a conféré avec M. de Forckenbeck et le baron de Stauffenberg, président et vice-président du Reichstag. Ces allées et venues de M. de Bennigsen ont tenu l’Allemagne en éveil et en haleine ; elle s’en est beaucoup occupée ; mille bruits divers circulaient dans la presse. On a prétendu un moment que les négociations avaient abouti, et on annonçait déjà que M. de Bennigsen et ses amis ne tarderaient pas à entrer au ministère. L’opinion publique allait trop vite ; il s’est trouvé qu’en définitive on n’avait pu se mettre d’accord, que M. de Bismarck demandait trop et accordait trop peu.

Si impénétrables que soient les mystères de Varzin, on sait à peu près ce que demandait M. de Bismarck. Il exigeait d’abord des nationaux-libéraux qu’ils consentissent à appuyer en toute rencontre sa politique et à former un parti de gouvernement, en se séparant à jamais des progressistes et en s’alliant aux conservateurs-libres. C’est à peu près la même chose que lorsqu’on demande en France au centre gauche de rompre avec la gauche pour donner la main au centre droit. En Prusse comme en France, le centre droit est moins un parti qu’une coterie, composée d’hommes honorables, intelligens, quelques-uns fort distingués, capables de remplir les plus hautes charges avec honneur et succès, mais ayant plutôt des opinions flottantes que des principes, et encore plus d’ambitions que d’opinions, partant n’ayant que peu de racines dans le pays. Rompre avec un parti puissant pour lier ses destinées à celles d’une coterie qui n’a derrière elle qu’une poignée d’électeurs, c’est une entreprise chanceuse, et il paraît qu’en tout pays la conjonction des centres est de toutes les choses difficiles la plus difficile. En second lieu, M. de Bismarck proposait aux libéraux de supprimer les contributions matriculaires et de pourvoir au déficit du trésor impérial par la création de nouvelles taxes indirectes et par l’établissement du régime protecteur. Or les libéraux-nationaux sont pour la plupart libres-échangistes, et ils ont un goût médiocre pour les taxes indirectes, parce qu’elles assurent au gouvernement des ressources permanentes et qu’ils craignent de lui en procurer trop. L’expérience leur a appris qu’en Prusse le gouvernement n’est aimable que lorsqu’il est besoigneux ; a-t-il les mains pleines, il le prend de très haut avec son parlement. Enfin M. de Bismarck se résignait à créer des ministres de l’empire, mais il entendait que ces ministres fussent ses instrumens, ses subordonnés, et qu’ils ne partageassent point la responsabilité avec lui. Les nationaux-libéraux n’admettent pas qu’un ministre ne soit pas responsable. Ils ont estimé que la transaction qu’on leur proposait était incompatible avec leurs principes, et, bien qu’ils soient opportunistes, ils se sont rappelé le mot d’un de leurs chefs d’autrefois, M. Twesten, qui disait : « Une certaine fixité dans les principes est ce qui fait la différence entre un homme politique et un mollusque. » Ils avaient, eux aussi, leur solution, qu’ils n’ont jamais cessé de préconiser ; mais elle avait peu de chances d’être goûtée à Varzin. Ils désirent que la Prusse ait désormais un gouvernement parlementaire, et que cette Prusse parlementaire revendique hautement son hégémonie et son droit de gouverner l’Allemagne. Ils entendent, en un mot, que le cabinet prussien soit composé de ministres nationaux-libéraux, et que du même coup ces ministres libéraux, mais prussiens, deviennent les ministres responsables de l’empire germanique. C’est ce qu’ils appellent en finir avec le dualisme, et le dualisme leur est odieux. Cette combinaison a du moins le mérite de la simplicité ; par malheur, c’est un genre de mérite qu’apprécie peu M. de Bismarck. Quelqu’un a dit : Divide et impera. La devise du chancelier de l’empire est que, pour rester toujours le maître, il faut compliquer beaucoup les choses. Les idées très simples lui sont suspectes, il les repousse sans les examiner, comme cet orateur d’opposition qui s’écriait en discutant une mesure proposée par un ministre : « Je ne connais pas vos raisons, mais je les désapprouve. »

La transaction n’ayant pas abouti, M. de Bismarck n’a pris conseil que de lui-même. Dans la politique intérieure, il est l’homme des expédiens ; c’est un expédient qu’il a rapporté de Varzin. Il a son idéal, disait-il l’autre jour, et son idéal est un empire qui ayant dans les mains la meilleure partie des finances, c’est-à-dire les impôts indirects considérablement accrus, n’en serait plus réduit à s’en aller mendier à la porte des états allemands, mais serait en possession de leur donner de l’argent et de faire pleuvoir sur eux la manne de ses libéralités. M. de Bismarck remet à des jours meilleurs l’accomplissement de ses grands desseins ; il renonce à réclamer dès à présent la suppression de » contributions matriculaires et l’établissement de droits protecteurs. Pour accroître les revenus de l’empire, il se contente de créer des droits de timbre impérial et d’augmenter l’impôt sur le tabac. Du même coup il soumettait aux délibérations du conseil fédéral un important projet de loi touchant la suppléance du chancelier impérial en cas d’empêchement, projet destiné à lui permettre de soulager un peu ses épaules en se donnant un coadjuteur dans la personne d’un vice-chancelier responsable comme lui, et en déléguant à ses substituts naturels telle ou telle partie de ses innombrables fonctions. Il est bien entendu que selon qu’il lui plaira, il aura ou n’aura pas des suppléans, ses convenances seules en décideront ; une seule chose est hors de doute, c’est que, s’il lui convient d’en avoir, l’administration de l’empire sera confiée à une demi-douzaine de ministres prussiens.

On assure que ce projet de loi a causé d’abord quelque émotion dans le conseil fédéral. Les commissaires des petits états ont cru entendre tinter un glas funèbre ; il leur a semblé qu’on leur disait : — C’en est fait, les voiles sont déchirés, ce n’est pas la Prusse qui appartient à l’empire, c’est l’empire qui appartient à la Prusse. — Toutefois ils ont gardé pour eux leurs réflexions mélancoliques, ils se sont résignés à leur sort, et ils ont voté le projet, après l’avoir légèrement amendé. Le roi de Bavière, pressenti, parait-il, par M. de Bismarck lui avait fait répondre qu’il était prêt à lui faire des concessions toutes personnelles, mais qu’il entendait réserver l’avenir. Non, il n’est pas au pouvoir du roi Louis II de réserver l’avenir. L’heure est venue où la vérité des choses triomphe des conventions, et, comme on l’a si bien dit, « l’empire allemand, tout en empruntant les formes extérieures d’un état fédératif, constitue en réalité une union d’états demi-souverains avec un état souverain. » La Prusse est un tuteur, bien que ses pupilles se donnent quelquefois l’air d’en douter. Quel accueil feront les libéraux du parlement aux propositions de M. de Bismarck ? En matière d’impôts, leur mot d’ordre est : — Point de nouvelles taxes sans une réforme générale du système fiscal, et point de réforme sans garanties constitutionnelles qui assurent au parlement le plein exercice de ses droits budgétaires. Tiendront-ils leur parole jusqu’au bout ou se laisseront-ils fléchir ? il est possible que dans le cours du procès ils élèvent des incidens, mais qu’ils accordent le principal ; l’art d’incidenter est un art germanique. S’ils se montrent complaisans et dociles, en seront-ils récompensés ? L’enjeu est considérable dans cette partie. Le vice-chancelier sera regardé comme l’homme de l’avenir, comme l’héritier présomptif de M. Bismarck. Ce vice-chancelier sera-t-il un libéral ou un conservateur, M. de Bennigsen ou le comte Otto de Stolberg-Wernigerode, ambassadeur à Vienne ? On le saura avant peu ; mais dès ce jour l’Allemagne peut se convaincre qu’elle n’en a pas fini avec la politique d’expédiens, et une grande nation prend difficilement son parti d’être réduite aux expédions, soumise aux convenances d’un homme. Elle ne peut s’empêcher de se dire : Et après ? — Voilà pourquoi l’Allemagne a du souci.

Elle a encore d’autres raisons d’en avoir. Elle aimé peu les Russes, et aujourd’hui elle aime beaucoup la paix, non la paix incertaine et précaire, mais la paix tranquille, assurée, la seule paix qui exerce une influence bienfaisante sur le commerce et l’industrie. Aussi ne vit-elle pas sans inquiétude s’amasser dans les montagnes de l’Herzégovine le sombre nuage d’où allait sortir la tempête qui s’est déchaînée sur l’Orient. Elle a bien vite reconnu que ce nuage était un nuage artificiel, et elle a deviné tout de suite quelle était l’importante manufacture, la grande maison où on l’avait fabriqué, car il y a des fabricans de nuages. Elle s’est tranquillisée en se disant : — Après tout, il ne peut se tirer un coup de canon en Europe sans ma permission ; si M. de Bismarck y met son veto, il n’y aura point de guerre en Orient. — Toutefois elle constata avec étonnement que les journaux qui passent pour recevoir les confidences du chancelier de l’empire, loin de détourner la Russie de son entreprise, lui prodiguaient leurs encouragemens, lui ouvraient d’avance les portes de Byzance, annonçant que le moment était venu de résoudre la question d’Orient et que les demi-mesures ne satisfont personne. À la vérité, quand M. de Bismarck parla au Reichstag le 5 décembre 1876, il ne tint pas le même langage que sa presse officieuse ; cependant il ne prononça pas ce mot décisif, ce veto qu’attendait l’Allemagne. Il déclara que le grand empire dont il avait la garde n’ayant aucun intérêt sérieux engagé dans la question, tout l’effort de sa politique consisterait à conserver ses amitiés, qui lui étaient précieuses, qu’il s’appliquerait aussi, « sans prendre aucune attitude comminatoire, » à sauvegarder autant que cela serait possible la paix entre les puissances européennes et à localiser la guerre, si elle venait à éclater sur les bords du Danube. Il ajoutait : « Si je n’y réussis pas, alors naîtra une nouvelle situation sur laquelle je ne veux point faire de conjectures ni fournir des renseignemens que vous ne me demandez pas. » Quatre jours auparavant, dans un dîner parlementaire, il avait dit qu’une médiation est une besogne bien délicate, que, s’il est difficile de s’asseoir entre deux chaises, s’asseoir entre trois est une entreprise absolument chimérique, qu’au surplus il ne fallait pas désespérer du maintien de la paix ; mais que, si la guerre était inévitable, après quelque temps la Turquie et la Russie en seraient lasses, que ce serait alors pour l’Allemagne le moment de leur donner des conseils pacifiques, mais que les donner trop tôt serait un sûr moyen de blesser, d’indisposer la nation russe, ce qui était pire qu’un dissentiment passager avec un gouvernement.

Cette déclaration n’était qu’à moitié satisfaisante ; encore fallait-il s’en contenter. En dépit des espérances exprimées par M. de Bismarck, la guerre russo-turque éclata, et l’Allemagne en suivit les péripéties avec une anxieuse curiosité, prêtant l’oreille pour savoir ce qu’en disait le chancelier de l’empire ; mais le chancelier était à Varzin, et il avait mis sur sa bouche les sept sceaux de l’Apocalypse ; une année durant, il s’est tu. Le prince Gortchakof disait dans une de ses visites à Berlin : « M. de Bismarck me fait quelquefois l’honneur de s’appeler mon disciple. » Le prince ajoutait modestement : « Entendons-nous, il est mon disciple comme Raphaël était le disciple du Pérugin. » Nous n’avons jamais été frappé de la ressemblance qui peut exister entre M. de Bismarck et Raphaël ; pourtant il y a entre eux cette analogie que, comme Raphaël, M. de Bismarck a eu plusieurs manières. Jadis il parlait beaucoup, à tout propos et à tout venant ; il s’exprimait sur les sujets les plus brûlans, sur les questions les plus scabreuses, avec une entière liberté, avec une franchise audacieuse, avec une étonnante désinvolture ; il annonçait ses projets, il prédisait les événemens ; à chaque instant s’échappaient de ses lèvres ironiques et vibrantes des mots ailés qui traversaient le monde comme des flèches. Depuis quelque temps il a changé de méthode, il est devenu réservé, presque taciturne ; on ne cite plus ses mots, et, s’il en fait encore, il ne les dit plus qu’aux sapins de Varzin, en leur enjoignant de ne les point répéter. Quand il parle, il enveloppe sa pensée d’un mystère sibyllin, il se plaît aux ambiguïtés. Ne disait-il pas, il y a quelques jours : « La main libre que l’Allemagne a gardée jusqu’ici, l’incertitude qu’elle laisse planer sur ses résolutions, peuvent nous être utiles. Jouez la carte allemande, jetez-la sur table, et chacun s’arrangera en conséquence. » Quelle que fût leur confiance dans la sagesse, dans l’infaillibilité de leur grand homme d’état, la nouvelle manière de M. de Bismarck a dérouté, inquiété les Allemands. Aussi longtemps que l’armée du grand-duc Nicolas fut tenue en échec par un village fortifié et par l’héroïsme d’un véritable homme de guerre, ils pensaient : « L’ermite de Varzin a su lire dans le livre du destin, et ses prédictions s’accomplissent ; la campagne promet d’être sanglante et laborieuse, et sous peu les deux belligérans épuisés se prêteront facilement à un accord. » Mais aussitôt que la Russie, avec l’assistance des Roumains, eut raison d’Osman-Pacha, les événemens changèrent de face. La victoire russe fit pelote, les Balkans parurent s’ouvrir pour laisser passer la conquête, et les aigles moscovites s’élancèrent d’un seul bond des retranchemens de Plevna jusqu’aux portes de Constantinople.

Alors l’Allemagne s’émut, elle fut saisie d’anxiétés patriotiques. — Que se passe-t-il donc ? se demandait-elle. L’empire germanique n’a-t-il été fondé que pour servir de marchepied à la grandeur russe et pour livrer le monde à la convoitise des tsars ? l’Europe va-t-elle devenir cosaque ? souffrirons-nous que cet incommode voisin, qui par ses droits prohibitifs barre le passage à notre commerce comme par une muraille de la Chine, se rende maître des bouches du Danube et nous ferme le seul chemin qui nous soit ouvert à l’Orient ? Souffrirons-nous aussi que ses conquêtes compromettent l’existence de l’empire austro-hongrois, à qui nous unissent des liens d’amitié et la solidarité des intérêts ? M. de Bismarck avait affirmé un jour que, si jamais il se donnait au diable, ce serait à un diable teuton ; a-t-il manqué à sa parole ? s’est-il donné à un diable moscovite ? ou bien faut-il croire que les foudroyans succès des vainqueurs de Plevna ont trompé toutes ses prévisions, et qu’il s’est laissé surprendre par l’événement comme jadis se laissa surprendre Napoléon III par la victoire de Sadowa ? — L’Allemagne peut se rassurer. Nous croyons que M. de Bismarck s’est encore plus instruit à l’école de l’empereur Napoléon III qu’à celle du prince Gortchakof ; il a médité ses fautes autant que ses succès, et s’il lui a emprunté quelques-uns de ses procédés, il y a ajouté l’art de s’en servir. On a remarqué depuis longtemps que les inventeurs finissent presque toujours mal, et que ceux qui viennent après eux et qui perfectionnent l’instrument font une grande fortune. Avoir l’idée n’est rien, il faut savoir l’exécuter. Quand Napoléon III apprit la bataille de Sadowa, il se trouva qu’il n’était pas prêt, qu’il n’avait pas 100,000 hommes à porter sur le Rhin pour y défendre les intérêts français. M. de Bismarck est prêt, il ne l’a jamais été davantage. Les Russes n’en doutent point ; ils savent qu’il suffirait d’un mot parti de Berlin pour les arrêter ; ce qui les tranquillise, c’est qu’ils savent aussi que ce mot ne sera pas dit.

Les Allemands attendaient avec une fiévreuse impatience que M. de Bismarck sortît de son nuage, qu’il rompît son long silence, qu’il daignât s’expliquer. La demande d’interpellation sur les affaires d’Orient avait été signée par des représentai de presque tous les partis, et l’homme des grands jours, l’homme qui se réserve pour les occasions, M. de Bennigsen, avait été chargé de la développer. Nous sommes persuadé que dans le remarquable discours qu’il a prononcé le 19 février, M. de Bennigsen a été véritablement l’interprète de l’opinion allemande ; nous croyons que c’est elle-même qui a dit par sa bouche : « Si nous consentons à supporter sans nous plaindre les charges croissantes d’un régime militaire qui nous pèse, ce n’est pas que nous rêvions de nouvelles conquêtes ; quelle guerre intérieure, faite par nous avec ou sans alliés, pourrait nous procurer une augmentation de puissance ou un accroissement de territoire qui fût pour nous un gain plutôt qu’un embarras ? Si nous avons l’armée que nous avons, si nous n’avons garde de la diminuer, c’est que non-seulement nous voulons être en état de nous protéger contre toute attaque, mais que nous sentons aussi la responsabilité attachée à notre grandeur et que nous voulons pouvoir assurer la paix à l’Europe. » Bien qu’il ait évité soigneusement de se mettra en contradiction avec l’habile négociateur qu’il aime à écouter, avec celui qui sera peut-être avant peu son vice-chancelier et son alter ego, M. de Bismarck a tenu un autre langage que M. de Bennigsen. M. Windthorst a insinué que la partie avait été concertée, qu’on s’était distribué les rôles. M. de Bismarck a repoussé cette insinuation avec humeur, d’un ton colère. M. Windthorst a toujours eu le don de l’irriter ; le chef du centre catholique possède la malice et l’aiguillon du taon. Quoi qu’il en soit, le chancelier de l’empire et l’honorable député hanovrien n’ont pas chanté tout à fait le même air. M. de Bennigsen avait été très net sur deux points ; il avait exprimé avec chaleur les vives sollicitudes qu’éprouve l’Allemagne pour le maintien de la paix générale et l’intérêt qu’elle porte à l’Autriche, dont elle regarderait l’affaiblissement comme un malheur. Sur ces deux points, M. de Bismarck s’est dérobé. On retrouve dans sa réponse cette merveilleuse lucidité, cette incomparable limpidité d’esprit qui le distingue, et pourtant cette réponse est ambiguë, énigmatique. Son discours du 19 février est le chef-d’œuvre de sa nouvelle manière, de sa manière sibylline ; M. de Bismarck a fait son second Faust. Quelqu’un a comparé fort justement ce discours à ces portraits qui ont l’air de regarder tous cens qui les regardent. A qui le chancelier adressait-il telle allusion voilée, tel avertissement ? Était-ce au prince Gortchakof, au comte Andrassy ou à lord Beaconsfield ?

Devine, si tu peux, et choisis, si tu l’oses.


Ce qui est à noter aussi, c’est l’étrange détachement de cœur et d’esprit avec lequel il a parlé d’une situation qui cause à toute l’Europe un malaise mêlé d’angoisse, détachement qu’un journal anglais s’est permis de qualifier de cynique indifférence. Le principal personnage du plus populaire de tous les mélodrames répond à quelqu’un qui cherche à l’attendrir sur le sort d’un innocent injustement condamné : « Il ne faut pas me demander de la sensibilité, je n’en ai pas. » Il serait ridicule de demander de la sensibilité à M. de Bismarck ; mais on a dit que les grands hommes d’état avaient deux patries, le pays où ils sont nés et l’Europe. M. de Bismarck fait exception à la règle ; il n’a qu’une patrie, cette Vieille-Marche de Brandenbourg qui l’a vu naître ; c’est un grand Prussien, le plus grand des Prussiens. Il a des antipathies qui le servent, il n’a point de sympathies qui le gênent.

En somme, il a dit au Reichstag : — Nous sommes bien avec tout le monde, nous avons de l’amitié pour la Russie, nous en avons aussi pour l’Autriche, nous n’en avons pas moins pour l’Angleterre ; nous profiterons de notre heureuse situation pour donner à toutes ces puissances de bons conseils. Nous agirons en honnête courtier, wie ein ehrlicher Mäkler, qui s’entremet pour arranger une affaire. Les honnêtes courtiers sont des hommes précieux. Quand deux de leurs amis ont un différend, ils commencent par sonder l’un, puis ils disent à l’autre : Ne demandez pas cela, vous vous exposeriez à recevoir un affront ou une réponse désagréable. Il arrive aussi que les intéressés ont de fausses pudeurs ou de dangereuses fiertés qui les empêchent de s’expliquer nettement ; ils n’osent dire ce qu’ils ont sur le cœur, et à tout moment le fil de l’entretien se rompt. Je serai là, je me chargerai de le renouer, mais c’est tout ce qu’il faut me demander. Notre médiation ne ressemblera point à une intervention ni à un arbitrage ; je n’entends jouer le rôle ni d’un maître d’école, ni d’un juge de paix, ni d’un policeman. Je connais les hommes, je sais par mon expérience personnelle que les interventions finissent toujours mal, qu’il est infiniment dangereux de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, et que le résultat inévitable de notre arbitrage serait de nous brouiller avec des gens qui nous ont rendu quelquefois de bons offices et qui peuvent nous en rendre encore. Il est donc entendu que nous donnerons des conseils ; si on refuse de les écouter et qu’il en résulte une guerre générale, nous nous en laverons les mains ; nous ne prendrons parti pour personne et nous regarderons.

Le 19 février, M. de Bismarck a déclaré que, si la Russie ne voulait point faire de sacrifices à la paix, si elle refusait de modérer ses prétentions, il ne saurait qu’y faire, et il s’est écrié : Beati possidentes ! Cette exclamation a dû plaire à Saint-Pétersbourg. Mais, en revanche, il a déclaré aussi que, si les mécontens voulaient courir les chances d’une guerre générale, il n’aurait garde de les en empêcher et qu’il accordait à tout le monde, même à l’Autriche, le droit de se battre, et cette seconde déclaration a causé moins de plaisir que la première à Saint-Pétersbourg. L’impression que produit son discours peut se résumer en un mot. Le marquis d’Argenson disait jadis en parlant d’un roi de Prusse : « Il fait son pot à part. » Après avoir lu le compte-rendu de la séance du Reichstag, on est forcé de conclure que, comme le grand Frédéric, M. de Bismarck fait son pot à part. Que se propose-t-il d’y mettre ? C’est son secret. Ah ! pourquoi n’est-ce pas le chancelier de l’empire germanique qui a prononcé le discours de M. de Bennigsen ! Il aurait pu débuter par cette formule sacramentelle, dont se servait l’autre jour le vice-camerlingue pour annoncer urbi et orbi l’élection du pape Léon XIII : Annuncio vobis magnum gaudium. Si M. de Bismarck avait parlé comme M. de Bennigsen, l’Europe et l’Allemagne seraient plus tranquilles ; elles auraient acquis la certitude que le congrès sera une œuvre de paix et que les épées ne sortiront pas des fourreaux.


G. VALBERT.

  1. Die Friktionen des Reichskanzlers, dans le n° du 12 mai 1876 de la Gegenwart.