Les Soirs d’été (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 211-213).


LES SOIRS D’ÉTÉ


Lorsque rentrent des alentours,
Tels soirs d’été, les attelages,
Les vieilles gens des vieux villages
Se rassemblent aux carrefours.

Les plus anciens semblent descendre
Du calvaire de leurs cent ans :
Leurs petits yeux sont clignotants
Dans leur face, couleur de cendre.

Ils sont à bout de tant marcher ;
Ils radotent, sourient et pleurent,
Puis se taisent, écoutant l’heure
Casser le temps, à leur clocher.


Les aïeules se sont assises
Sur les roses d’un coussinet :
Les deux brides de leur bonnet
Tombent d’aplomb sur leurs mains grises.

Les veilleuses du souvenir
Brûlent au fond de leurs mémoires,
Leur menton mâche des histoires
Longues à ne jamais finir.

La plus jeune passe à la ronde
Quelques lambeaux d’un almanach ;
Entre deux prises de tabac
On discute la fin du monde.

On reparle de morts fauchés
Depuis quels temps ! — Dieu s’en souvienne :
« C’était quand l’école gardienne
S’ouvrait encor, au vieux marché. »

On dit ses deuils et ses misères ;
On se chamaille et c’est à qui
Traîne le plus dolent ennui
Vers les plus noirs anniversaires.


Tous sont jaloux de leurs douleurs :
Défunt leur fils, morte leur fille ;
Les bœufs, qui sont de la famille,
Captés, un soir, par des voleurs.

Et tous les maux que l’on endure
Sans qu’on aille crier merci !
Sève épuisée et sang moisi
Sous la chair flasque et la peau dure.

Ainsi causent les vieilles gens,
Les soirs d’été, dans les villages ;
Sur le chemin, les attelages
Fleurent, au loin, comme un encens.
 
Et jour à jour les temps s’écartent ;
Du lundi soir au samedi,
On ressasse ce qu’on s’est dit ;
Mais, le dimanche, on joue aux cartes.