Les Slaves/Treizième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 154-172).




TREIZIÈME LEÇON.


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La dualité slave se retrouve dans la littérature. — Les deux églises chrétiennes chez les Slaves. — La Pologne au xie siècle. — Saint Adalbert, patron de la Pologne ; son apostolat, son martyre, son chant national polonais. — Les rois de Pologne n’ont pas toujours compris leur mission. — Le chroniqueur russe Nestor et le chroniqueur polonais Gallus ; différences entre ces deux écrivains démontrées en les comparant aux chroniqueurs Dittmar de Mersebourg, et Kosmas de Prague ; caractères littéraires de ces quatre écrivains. — Origine des dialectes. — Les dialectes slaves sont des langues. — Causes de la formation et de la décadence des langues.

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Mardi, 9 février 1884.


Les différences qui caractérisent les deux empires formés au sein de la race slave se manifestent dans leurs monuments historiques, dans l’esprit et dans la forme de leurs chroniques. Sous quelles influences s’est donc développé le caractère de ces peuples ? Voilà ce que nous continuons d’examiner.

Nous connaissons les circonstances qui accompagnèrent l’établissement du christianisme dans la Russie normande et dans la Pologne ; pour compléter l’histoire de cette époque, nous parlerons encore de quelques modifications auxquelles furent soumis le dogme et les lois canoniques de l’Église dans ces deux sociétés.

Les princes normands qui gouvernaient la Russie, ayant embrassé spontanément la religion chrétienne du rit grec, et l’ayant imposée à leurs sujets, prirent un certain ascendant sur l’Église nationale, et se servirent de cette Église au profit de leur politique. Aussi, dans cet empire, le christianisme s’étendait lentement, il jetait des racines qui devaient se développer un jour, mais il ne pouvait pénétrer profondément dans la vie sociale.

En Pologne, dans les pays lechites et czeches, les progrès du christianisme rencontraient des difficultés d’une autre nature. Les Lechs et les Czeches formaient une caste armée ; c’était, comme les ordres chevaleresques, une sorte de milice aristocratique. Le christianisme leur apparaissait comme quelque chose de menaçant, d’abord parce qu’il consacrait la royauté et lui donnait une force incompatible avec leurs idées traditionnelles, ensuite parce qu’il renfermait dans ses dogmes une promesse concernant la masse entière du peuple, promesse que cette aristocratie devinait instinctivement. Aussi, cette milice acceptait volontairement la religion chrétienne toutes les fois qu’elle garantissait ses droits vis-à-vis du pouvoir royal, mais elle en arrêtait le développement et en empêchait les conséquences dès qu’il s’agissait de l’appliquer aux masses. À ces deux obstacles venait s’en ajouter un troisième provenant de la fusion des races différentes. La chevalerie lechite et czeche se composait d’hommes valeureux et entreprenants mais y inconstants et légers (c’est ainsi, du moins, que les auteurs byzantins ont dépeint les Lechs du Caucase) ; en se mêlant aux Slaves, ils avaient ajouté, à leurs propres défauts, la rudesse et la sensualité de ces peuples. Le clergé chrétien, entouré d’une telle société, s’imprégnait, peu à peu, des mœurs nationales et perdait son ascétisme, son autorité morale et surtout cet enthousiasme qui caractérisait le prêtre du moyen âge.

L’état moral de la Pologne à cette époque a été très bien dépeint par un chroniqueur contemporain, qui y raconte l’ambassade envoyée au pape par un prince polonais pour demander la couronne royale. Le pape était bien disposé, la couronne était déjà prête, lorsqu’un ange apparut au souverain pontife et lui dit que les Polonais n’étaient pas dignes encore d’avoir pour chef un oint du Seigneur. Cette noblesse, ajoute le chroniqueur, préfère la violence à la justice ; ses forêts et ses chasses ont plus de charmes pour elle que l’agriculture et les soins de la législation ; elle estime plus ses limiers que les hommes ; elle est plus propre, en un mot, à se battre qu’à bâtir des églises.

Quoi qu’il en soit de cette légende, les papes refusèrent longtemps la couronne royale aux ducs de Pologne.

Les évêques catholiques de cette nation étaient souvent, à cette époque, de grands seigneurs polonais ; dans leurs actions, ils montraient toutes les qualités et tous les vices de leur caste. Le clergé inférieur, les abbés et les curés, provenant de la petite noblesse, en avaient le patriotisme, le penchant guerrier, l’hospitalité et la bienveillance sociale, mais ils s’occupaient peu des intérêts de la religion.

Aussi les Polonais ne firent aucun effort pour gagner au christianisme leurs voisins barbares ; ils faillirent ainsi à leur principale mission, car celle de l’époque était, avant tout, de propager le christianisme, parmi les païens, et l’oubli.de ce devoir fut pour la Pologne la source de grands malheurs.

Les rois rassemblaient bien leurs armées et faisaient des expéditions dans ce but, mais ils étaient mal secondés, ils manquaient d’apôtres et de martyrs. Les apôtres venaient des pays étrangers, on allait les chercher en Allemagne et en Bohême. Un d’eux, un grand homme, saint Adalbert, est devenu le patron de la Pologne. Il forme, à lui seul, une époque dans l’histoire de ce pays.

Saint Adalbert naquit en Bohême, sur les confins de la Pologne, d’une grande famille lechite ; son père était comte et sa mère parente du duc régnant ; cette famille avait de nombreuses relations et une grande influence en Pologne. Dès son enfance on le destina à l’état ecclésiastique. Envoyé en Allemagne pour achever ses études, il visita ensuite la France et l’Italie ; revenu dans sa patrie, il fut sacré évêque de Prague. Le peuple le reçut avec enthousiasme, car il parlait bien le slave et composait même des poésies dans cette langue. Les grands aimaient sa douceur et sa miséricorde. Toutefois un orage formidable éclata bientôt sur sa tête, sous prétexte qu’il introduisait des coutumes nouvelles dans le pays : il invitait à sa table tous les chrétiens indistinctement, sans tenir compte de leur position sociale. Il s’opposait au trafic des esclaves (les Juifs de Pologne et de Bohême achetaient et vendaient des hommes). Enfin il s’efforçait de détruire la polygamie. Tous cela révoltait les habitants de Prague ; ils chassèrent leur évêque. Rappelé bientôt, il fut de nouveau persécuté et faillit périr dans une émeute. Sa maison fut brûlée, on massacra quelques uns de ses frères. Lorsque cette sédition fut apaisée on s’efforça, par des promesses, de le faire revenir à son évêché, mais il demeura inébranlable dans la résolution d’abandonner son diocèse. Il se sentait appelé à une mission plus élevée : l’apostolat. C’est dans ce but qu’il vint à Gniezen, à la cour du roi Boleslas le Grand, et qu’il lui déclara son désir de se livrer à la conversion des peuplades lithuano-prussiennes, voisines dangereuses de la Pologne. Reçu avec de grands honneurs par le roi, il consacra quelques années à étudier les langues des nations qu’il voulait évangéliser, puis il prit la voie de la Vistule jusqu’à Dantzick et de là dirigea ses pas vers la Prusse orientale. Les Prussiens, d’abord, ne lui opposèrent aucune résistance ; mais pendant une nuit, comme il s’enhardissait à pénétrer dans la forêt sacrée, et, en célébrant la messe, à prendre possession, au nom du Christ, de ce siégé du paganisme, les prêtres du lieu tombèrent sur lui et le massacrèrent. Boleslas racheta le corps du martyr et le déposa dans la ville de Gniezen. Le bruit de la mort de l’évêque, la renommée des miracles qui s’opéraient sur son tombeau, se propageant dans toute la chrétienté, attirèrent beaucoup de pèlerins dans la capitale de la Pologne. L’empereur Othon iii, homme pieux et bon, qui connaissait personnellement et aimait saint Adalbert, étant alors en guerre avec la Pologne, conclut exprès un traité pour faire un pèlerinage et honorer les reliques de son saint ami. Il arriva en grande pompe à Posen, et de là, pieds nus, il marcha jusqu’à Gniezen. Reçu généreusement par Boleslas, il ôta de sa tête la couronne impériale, et, la déposant sur celle de Boleslas, il le proclama roi, car le souverain polonais n’avait encore que le titre de duc. La Pologne commença dès lors à être regardée comme un royaume chrétien. Othon, avec le titre de roi, accorda encore à Boleslas de grands privilèges politiques et religieux. Il lui donna le droit d’instituer des évêchés et d’administrer son Église, droit que les papes accordaient difficilement aux empereurs eux-mêmes.

C’est ainsi que le foyer religieux de l’empire polonais, qui était auparavant en Allemagne, à Magdebourg, fut transporté dans l’intérieur du pays ; la Pologne trouva en même temps un centre politique, en acquérant un centre religieux, car, à cette époque, la capitale religieuse réunissait en elle tous les éléments nationaux. Ainsi saint Adalbert a donné à la Pologne une couronne royale et lui a tracé le vrai chemin des conquêtes à tenter dans l’avenir. Il nous a laissé, en outre, comme souvenir, un monument poétique qui existe encore aujourd’hui. Les Polonais et les Bohêmes n’ont pas de morceau littéraire plus ancien dont on connaisse l’auteur. C’est un chant de guerre composé par le saint lui-même ; ce chant, les Polonais l’ont entonné dans leurs batailles jusqu’au xvie siècle, époque où ils cessèrent de conquérir.

Nous citerons quelques strophes de ce chant célèbre, tant de fois mentionné par les historiens polonais. Il semblera peut-être étrange qu’il ne contienne rien qui rappelle les chants guerriers de notre temps : c’est plutôt une pieuse et naïve invocation à la sainte Vierge. Voici comment il commence :

« Mère de Dieu, vierge, sanctifiée par Dieu, Marie bien-aimée, par ton fils le Seigneur, accorde-nous, fais descendre sur nous le royaume de ton fils, exauce nos vœux, remplis nos pensées ! »

Puis, après quelques strophes, il ajoute :

« Adam, toi l’ancien des sujets de Dieu, tu es assis dans l’assemblée délibérante de Dieu. (Cela fait allusion à l’ancien état social des Slaves.) Introduis-nous là où règnent les anges, la où est la joie, l’amour et la vision angélique qui ne finit pas. Ici-bas le règne diabolique s’est réalisé. Ce n’est pas par l’or ou par l’argent que Dieu nous a rachetés de la damnation, mais par sa toute-puissance : pour tous les hommes, Dieu se laissa percer les flancs, les mains et les pieds. »

Enfin, le chant se termine par une préparation à la mort, une prière :

« C’est le temps, c’est l’heure de mériter l’absolution des péchés, de glorifier notre Dieu. Prends-nous, introduis-nous, ô Jésus-Christ ! pour que nous soyons avec toi. Amen ! Dieu, accorde-nous à tous d’aller dans le paradis où règnent les anges ! »

La voix de la mort est le sentiment qui prédomine dans les paroles du martyr qui arrose de son sang la terre de Prusse. Cependant les rois de Pologne n’ont pas assez compris ces enseignements des apôtres. Les apôtres se dirigeaient sans cesse vers les pays barbares, vers la Prusse, la Lithuanie, la Poméranie ; les rois, au contraire, faisaient dans le même temps des expéditions en Ruthénie et en Bohème, pays déjà convertis, ou bien ils se mêlaient aux affaires de l’Allemagne. Les conquêtes de Boleslas le Grand, quelque brillantes qu’elles fussent, restèrent stériles pour la Pologne. Il possédait la Bohême presque entière, une grande partie de la Hongrie et tous les pays slaves entre l’Oder et le Borysthène ; mais, après sa mort, la Pologne perdit toutes ses conquêtes, tandis que les pays nouvellement convertis de la Prusse et de la Lithuanie devaient plus tard faire corps avec elle.

Après ce que nous avons dit de la position du clergé dans les deux empires slaves et des obstacles différents qu’y rencontraient les progrès du christianisme, on peut facilement se rendre compte des caractères opposés des chroniqueurs russes et des chroniqueurs polonais.

Nous avons déjà parlé de Nestor, de ce moine retiré dans sa cellule, qui raconte les événements sans avoir aucune idée générale, aucune tendance politique, aucun plan, aucun but arrêté. Il a intitulé son livre : Les Récits des temps anciens. Il cherche seulement à conserver des traditions qui allaient s’éteindre. Dans sa forme même, il n’y a rien d’achevé, rien de précis, rien de fini : ce sont des versets, pour ainsi dire, des phrases qui se suivent sans aucune liaison. Quand il parle des couvents, des moines, des églises, il est très explicite ; on voit qu’il comprend très bien cette société religieuse, qu’il en connait tous les intérêts, que ses prédilections sont pour elle. Mais lorsqu’il s’agit de raconter des batailles, il se borne a en annoncer les résultats ; il ne juge pas les actions des princes ; il les loue rarement et ne les blâme jamais. Cependant on sent qu’il désirerait la prépondérance des grands ducs dans lesquels il voit la personnification de la Russie, parce qu’il prévoit les malheurs qui doivent menacer son pays du côté des Barbares.

Voici un exemple du style de Nestor : « Hilarion, prêtre de Berestow, homme jeune et lettré, ayant abandonné son église, alla aux bords du Dniéper, sur la montagne où est aujourd’hui le monastère Peczerski, et où alors il n’y avait qu’une grande forêt ; il s’y creusa une petite caverne profonde de deux toises, où il allait souvent prier en silence. Quand en 1050 le grand-duc Jaroslaw ordonna à son clergé de l’élever à la dignité de métropolitain (car jusque-là c’étaient les patriarches de Constantinople qui nommaient les archevêques), la caverne resta déserte. » Telle est l’origine de Kiiew.

Plus loin, le chroniqueur raconte la grandeur de Kiiew due aux monastères fondés auprès de cette caverne qui existe encore aujourd’hui, et où reposent les corps de plusieurs martyrs.

Kiiew tire ainsi son origine des moines, et les souvenirs religieux attachés à cette ville en ont fait la capitale de la Russie. Le peuple s’est accoutumé à y voir le centre de sa religion ; lorsque le duché fut fondé, tous ses vœux étaient pour la conservation et la gloire de Kiiew, de même que la Pologne, par vénération pour le tombeau de saint Adalbert, attribuait à Gniésen la suprématie sur toutes les villes polonaises.

Les chroniqueurs polonais qui, comme Gallus, vivaient à la cour de leur souverain, partageaient avec eux les dangers de la guerre ; ils devaient, par leur style et leur langage, différer de Nestor. Celui-ci n’avait pas d’autre source, d’autre modèle que les historiens de Byzance ; or la littérature grecque, à l’époque du schisme, était déjà négligée, même dans la capitale de l’empire d’Orient, malgré la science de Photius, l’homme le plus érudit de son siècle.

Les écrivains de l’époque des Comnènes ont seuls jeté sur la Russie un reflet de leurs faibles lueurs ; mais les auteurs classiques de la Grèce n’ont exercé aucune influence sur les chroniqueurs russes, tandis que, dans l’église d’Occident, le latin était toujours une langue vivante et cultivée. Les auteurs polonais et bohèmes connaissaient Cicéron, Virgile, Juvénal, Tacite ; ils profitaient, autant que possible, de ces modèles et s’enthousiasmaient pour la poésie, pour l’histoire, pour l’art oratoire des anciens ; ils mêlaient ces genres divers. Pouvaient-ils faire autrement ? Dans ce siècle de grands mouvements, de grandes entreprises politiques, pouvaient-ils imiter le style des froids chronographes de Byzance ou le style châtié des écrivains romains de l’empire ? Les critiques ont tort de leur reprocher ce mélange de tous les styles, qui représente merveilleusement une société commençant à se former de tant d’éléments divers.

Gallus, comme nous l’avons dit, ouvre presque toujours ses chapitres par un morceau de poésie ; le récit vient ensuite, puis en dernier lieu une sorte d’élégie ou une prière. En voici un exemple : il adresse ses ouvrages aux évêques polonais ses protecteurs.

« Comment, dit-il, oserais-je jeter mon frêle esquif sur cet immense océan de l’histoire ? Mais le navigateur peut fendre en toute sécurité les vagues furieuses, lorsqu’il a un pilote habile pour diriger son navire d’après les vents et les étoiles. Je n’aurais pas échappé au naufrage de ces Scylla et de ces Charybde, si votre charité ne m’avait pas prêté le secours de ses rames. Maintenant je ne crains plus de m’aventurer dans le chemin périlleux de l’histoire, précédé que je suis par des hommes dont l’esprit lance des éclairs plus, forts que la lumière du jour. »

On a cru remarquer que la langue latine étouffait dans les écrivains du moyen âge leur caractère propre, national et local, tandis que le langage du peuple pouvait seul exprimer des sentiments patriotiques ; mais on ne peut pas faire ce reproche à Gallus. Il viole souvent sa latinité pour rendre tout ce qu’il y a de slave dans son âme, tout ce qu’il a saisi dans les chants nationaux ; aucun écrivain du moyen âge n’a une couleur locale plus vive.

Il rapporte avec grand soin les anciennes coutumes ; en parlant des personnes, il en trace le portrait, il décrit leurs habitudes, leurs gestes, leurs mouvements de tête, il cite même leurs plaisanteries. On n’a qu’a comparer les descriptions de Gallus à celles de Nestor ou de tout autre écrivain contemporain, pour sentir sa grande supériorité sous ce rapport. Voici, pour servir d’exemple, comment il raconte la guerre des Polonais contre les Allemands.

L’empereur Othon était entré en Pologne avec une armée nombreuse, aguerrie, disciplinée ; les Polonais ne pouvaient offrir le combat ; ils cherchaient seulement inquiéter cette armée, à la harceler pour la détruire en détail. Gallus trace admirablement ce tableau :

« Boleslas, dit-il, s’attachait au césar allemand comme s’il était son compagnon de voyage. Dès que l’empereur avait établi son camp quelque part, aussitôt le roi de Pologne se plaçait dans le voisinage. De quelque côté que l’empereur se tournât, il était sur de se trouver face à face avec le roi, qui rôdait comme · un loup autour de l’armée d’Othon, et réussissait chaque jour à attraper quelques Allemands. Ils le craignaient tellement, que rien n’était présent à leur pensée que Boleslas, que rien ne se trouvait au bout de leur langue que Boleslas. En passant à côté de chaque forêt, à côté presque de chaque buisson, ils se disaient les uns aux autres que sans doute Boleslas était là. »

Gallus ajoute ici des plaisanteries que nous sommes forcés d’omettre, puis il poursuit :

« L’empereur et son armée, harassés de fatigues, ne voyant pas le moyen de sortir de cette guerre, se trouvant au milieu de forêts, de marais et de fondrières, au milieu de mouches qui piquaient, au milieu de flèches aussi nombreuses que les mouches et de gaillards aussi ennuyeux que les mouches et les flèchos, finit par conclure un traité. » Toutes ces qualités d’écrivain indépendant, Gallus les doit au christianisme développé en Pologne. Déjà l’aristocratie avait un caractère particulier ; déjà on · voyait sur la scène historique de grandes figures de gentilshommes qui résistaient au pouvoir royal, quelquefois avec succès.

Un de ces personnages, nommé Sieciech, que le chroniqueur compare à Jugurtha, occupe plusieurs chapitres de son histoire. Gallus est amené ainsi à juger les rapports politiques qui existaient entre le roi et le peuple. Il sait apprécier le caractère des souverains ; il ne passe pas sous silence, comme Nestor, leurs actions morales : il les flétrit où il les loue selon ses propres opinions religieuses et politiques. Son héros Boleslas fit tuer un de ses frères naturels. Ce frère soulevait sans cesse des orages dans le pays ; · vaincu, exilé plusieurs fois, il revenait toujours pour conspirer de nouveau. Gallus, cependant, n’excuse pas son prince. « — Dois-je justifier Boleslas ? Nullement. » — Toutefois, en parlant ainsi, il veut atténuer ses reproches par l’énumération des crimes du rebelle, et il ajoute : « — Nous avons vu la grande douleur de notre maître ; nous l’avons vu, couvert de cendres, se livrer à son désespoir. » — Il raconte ensuite les bonnes actions par lesquelles le roi voulait racheter son crime, ses pénitence, ses pèlerinages, ses fondations pieuses. Cela montre déjà un sentiment moral très développé dans le nation polonaise et surtout, dans la classe régnante, dans l’ordre équestre. De même que le meurtre de l’évêque Stanislas fut dans notre histoire le dernier meurtre politique, ainsi le crime de Boleslas fut le dernier assassinat commis dans un intérêt dynastique sur la personne d’un. prince. C’est une preuve que l’opinion publique était déjà bien formée et bien puissante.

Ce que notre historien aime le mieux à raconter, ce sont les banquets, les chasses, les tournois, les fêtes guerrières, les libéralités du roi, cette profusion d’or et d’argent si grande, s’il faut l’en croire, on mettait l’argent en tas comme le foin.

Les différences entre Gallus et Nestor nous frapperont encore davantage, si nous les comparons à d’autres chroniqueurs leurs contemporains, par exemple avec Dittmar de Mersebourg, le célèbre historien allemand, ou Kosmas de Prague, l’écrivain bohême.

Dittmar, qui précède Nestor, était issu d’une famille puissante ; c’était le fils d’un grand seigneur saxon, le comte Siegfried de Walbeck. Devenu évêque de Mersebourg, il écrivit les mémoires de son temps, dans lesquels il comprend l’histoire de Bohême et de Pologne. Mais Dittmar, homme pieux et enthousiaste, ne perd jamais de vue l’intérêt religieux, c’est avant tout l’historien de l’Église catholique, et en particulier de son évêché. Impartial au plus haut degré, il blâme souvent l’empereur son protecteur et son parent ; comme Gallus, il ne pardonne pas à son maître d’agir contre les intérêts de l’Église. Les historiens modernes n’ont pas su apprécier l’impartialité de Dittmar, ils l’accusent de calomnier les rois de Bohême et de Pologne, d’être ingrat envers l’empereur ; en réalité il n’était ni calomniateur ni insensible aux bienfaits, mais il était dévoué, avant tout, à la cause du catholicisme.

Chacun des huit livres de ses chroniques commence par une prière. Il aime à noter les bonnes actions, parle rarement des batailles, et finit presque toujours par gémir sur son insuffisance, sur ses faiblesses et ses fautes. Comme il écrivait pour les monastères, il demande en récompense de son travail des prières pour le salut de son âme. Par l’élévation de ses vues, par sa vigueur et par son enthousiasme, il est bien au-dessus de Nestor et de Gallus.

Kosmas de Prague, descendant d’une famille polonaise, établie en Bohême, se rapproche beaucoup plus de Gallus par le ton et par la forme de ses écrits ; mais il n’a pas le même talent historique. Sa narration manque d’ordre et d’unité. Gallus, après un tableau géographique, raconte une bataille, donne quelques détails sur l’état civil et politique du pays, entremêle son histoire de poésies, retrace les délibérations ; puis, forcé de revenir aux combats, il égaie son récit par des descriptions de fêtes, de chasses et de repas. Cependant l’unité de son plan ne disparaît pas au milieu de cette variété excessive. Kosmas, tout au contraire, avec aussi peu de suite et d’ordre que Nestor, mentionne tous les faits comme en passant, sans but déterminé ; il manque d’ailleurs de cet enthousiasme politique qui anime Gallus.

Nous voyons dans ces quatre chroniqueurs des types que reproduiront ensuite les historiens allemands, bohèmes, polonais et russes.

Le chroniqueur allemand est un grand seigneur, homme pieux, austère, juge sévère pour les autres et pour lui-même ; il est grave et savant. Le chroniqueur bohème, homme d’étude, étale ses connaissances et veut paraître un grand érudit. Le Polonais est avant tout patriote, il avoue lui-même qu’il n’a pas une grande connaissance de l’Évangile, il ne peut se défendre d’un certain plaisir en racontant les crimes et les violences des rois, lorsque ces crimes et ces violences commises contre les étrangers paraissent utiles à son pays. Il rapporte que Ladislas, le père de son héros, a ordonné en mourant aux seigneurs polonais, d’élire pour roi parmi ses fils celui qui montrerait le plus d’amour pour la gloire et pour le bien de sa patrie. Ainsi il place déjà l’honneur avant l’utilité et discute les droits des compétiteurs à la couronne. Rien de semblable ne peut se rencontrer dans Nestor.

Quant au langage, les chroniqueurs slaves nous montrent déjà très nettement les caractères distinctifs des différents dialectes.

C’est une question débattue parmi les savants de savoir si les dialectes ne sont que le développement progressif d’une langue, ou si ce sont les branches d’un même arbre qui doivent croître simultanément sur le tronc commun. Ceux qui se déclarent pour cette dernière opinion démontrent que l’histoire des dialectes d’une langue commence avec l’histoire de cette langue elle-même, qu’ils se trouvent en germe à sa source et qu’ils en constituent même la richesse. C’est ainsi qu’on admire la langue grecque pour avoir produit trois grands dialectes. Plusieurs savants modernes, au contraire, prétendent qu’une langue a devant elle une certaine suite de modifications à subir, et qu’on pourrait presque prédire qu’elle aura un jour tel ou tel dialecte marqué par tel ou tel caractère.

L’étude de la langue slave nous prouve pourtant qu’il y a eu de toute antiquité un groupe de dialectes qui ne pouvaient ni se fendre ni se mêler ensemble. L’opinion de quelques antiquaires était que le slave avait passé dans le bohême, que le bohème s’était modifié et changé en polonais, et qu’ainsi cette dernière langue pouvait encore subir des modifications. Les monuments témoignent contre cette hypothèse ; les parchemins de Prague, les chants de saint Adalbert, la chronique de Nestor, montrent ces dialectes, déjà formés, marqués d’un cachet distinct, capables de se développer, mais non de se transformer. Il est certain que les dialectes, issus de la même souche, ont pu influer les uns sur les autres ; en effet, dans le chant de saint Adalbert on sent les traces du Bohême ; la poésie moderne des Polonais a exercé une grande action sur les Bohêmes et sur les Serbes, et dans l’ancienne littérature russe, on découvre l’influence du serbien ; mais le caractère particulier de chaque branche est toujours distinct et homogène. On peut même dire que le slave se partage plutôt en langues qu’en dialectes ; c’est peut-être le seul idiome qui contienne plusieurs langues dans son sein.

Quelle est donc la différence entre un dialecte et une langue ?

En France on a défini le dialecte en disant que c’était la manière de parler d’une province ou d’une ville, que ce n’était pas la langue d’un état représentant l’histoire entière d’un peuple et répondant à tous les besoins intellectuels d’une nation. On a dit qu’une langue devait posséder l’héritage d’une civilisation précédente, et être capable de s’approprier la civilisation future.

Pourquoi y a-t-il des dialectes qui, quoique très, développés, très riches, ont disparu déjà, ou disparaissent aujourd’hui ? Ils ont cessé de vivre en restant stationnaires. Par exemple, en France, les dialectes méridionaux, de beaucoup les plus riches en expressions, les plus sonores, les plus gracieux, sont tombés au rang de patois de campagne. C’est qu’ils n’ont pas absorbé la civilisation antique, qu’ils ont repoussé, l’influence du latin, croyant conserver ainsi leurs traditions locales, qu’ils se sont éloignés de tout mouvement historique et se sont ainsi condamnés à périr v dans leur isolement. Au contraire, le dialecte du nord de la France, élaboré par la philosophie scolastique, achevé par l’initiation des modèles de l’antiquité, représente, non-seulement la civilisation française, mais encore tout ce qui pouvait y pénétrer de la civilisation latine.

C’est par la même raison que l’antique dialecte slave, appelé à tort slave par excellence, c’est-à-dire le dialecte d’église, n’a pu survivre à la traduction de la Bible et de quelques livres liturgiques ; ne suivant pas les progrès du christianisme, il ne pouvait exprimer les nouveaux besoins de la société slave, il se contentait de parler du passé ; il s’est trouvé ainsi banni de la vie commune. Des trois principales langues actuelles de la race slave, la langue russe a seule accepté l’héritage de la civilisation byzantine ; elle aurait cessé de vivre il y a longtemps, si elle ne s’était pas raccrochée pour ainsi dire à la civilisation moderne, en imitant d’abord le polonais, en s’imprégnant ensuite d’un peu de force dans la littérature latine.

La littérature bohème a été étouffée par l’influence allemande ; elle n’a pas eu, comme nous l’avons déjà dit, assez de force pour s’assimiler les éléments étrangers, elle s’est trouvée elle-même dénationalisée.

La littérature polonaise, quoique moins originale que celle de certaines nations slaves, des Serbes, par exemple, s’est pourtant développée avec la plus grande vigueur. N’ayant pas succombé à l’influence latine, elle s’est approprié beaucoup du génie français, et a souvent aussi imité les Allemands sans rien perdre pour cela de son caractère primitif.