Les Six voyages de Chateaubriand en Italie

Les Six voyages de Chateaubriand en Italie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 861-880).
LES SIX VOYAGES
DE
CHATEAUBRIAND EN ITALIE

Comment voyager, écrivais-je en mars dernier, et goûter la joie des paysages changeans, alors que tant des nôtres sont immobiles dans les tranchées ? Pour qui n’est point un artisan de la victoire, il ne saurait être d’autre attitude que l’attente passionnée des heures qui la verront luire et l’humble admiration des héros à qui nous la devrons. Récemment, M. René Bazin, revenant d’Italie, déclarait qu’il n’avait pu savourer les charmes de Rome, trop souvent hanté par les images de la guerre qui ravage un coin de notre France. Bien que les deux drapeaux tricolores flottent désormais aux mêmes vents, mêlant leur vert et leur bleu, je préfère ne pas quitter Paris et accomplir d’ici mon annuel pèlerinage italien. Je le ferai avec un illustre compagnon ; mais je ne veux point imiter celui qui, la veille d’Iéna, partait pour l’Orient, et, tandis que les plus graves événemens bouleversaient l’Europe, se promenait tranquillement en Grèce, cherchant les ruines de Sparte sous les roseaux de l’Eurotas.


Chateaubriand, qui fut un grand voyageur et ne cessa de s’en vanter, — avec quelque exagération souvent, — franchit à six reprises les Alpes, pour se rendre en Italie. La première fois, en 1803, il avait déjà trente-cinq ans : il a bien soin de nous expliquer qu’il agit autrement que le commun des mortels. « J’avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres voyageurs : les vieilles forêts de l’Amérique s’étaient offertes à moi avant les vieilles cités de l’Europe. » Dans le Génie du Christianisme, il est bien question parfois de l’Italie et de ses artistes, mais on devine sans peine que l’auteur ne les a pas vus. Il le reconnaît- de bonne grâce dans une note des Voyages, où il avoue que, n’ayant visité ni l’Italie, ni la Grèce, ni l’Egypte, tout ce qu’il a dit jusqu’alors des arts est « étriqué et souvent faux. »

En.1802, il avait fait en bateau la descente du Rhône. Après un arrêt à Tain, où il termina un article par une image que lui inspirèrent les deux tours qui dominent Tournon, il débarqua sur le quai d’Avignon et eut le juste pressentiment d’entrevoir la terre latine. « Les voyages transalpins, déclare-t-il, commençaient autrefois par Avignon ; c’était l’entrée de l’Italie. » Il alla jusqu’à Vaucluse, en souvenir de Pétrarque, et cueillit, au bord de la Fontaine, des bruyères parfumées et la première olive que portait un jeune olivier.

L’année suivante, Bonaparte le nommait secrétaire d’ambassade à Rome, auprès de son oncle, le cardinal Fesch. Je ne rappelle ni les raisons de cette nomination, ni les incidens qui marquèrent son séjour au Vatican, voulant seulement évoquer ici le voyageur.


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Ce n’est pas dans les Mémoires d’outre-tombe qu’il faut chercher ses premières sensations d’Italie, mais dans le volume des Voyages et dans quelques lettres ultérieurement publiées. C’est ainsi que, le 8 juin 1803, de Lyon, il donne à son ami Chênedollé quelques renseignemens matériels. « Le voyage d’Italie est très peu cher. Il y a d’ici à Florence une diligence qui passe par Milan et qui vous rendra à Florence pour cinq louis ! On se charge de vos bagages et on est, dit-on, parfaitement traité. De Florence à Rome, on trouve des cabriolets qui vous mènent en deux ou trois jours à Rome à un prix très modique. De sorte que vous arrivez au Capitole pour dix louis au plus. »

Le passage du Mont-Genis lui causa un certain désenchantement. « Je m’attendais, je ne sais pourquoi, à découvrir les plaines de l’Italie : je ne vis qu’un gouffre noir et profond, qu’un chaos de torrens et de précipices. » Les environs de Turin le déçoivent aussi et lui produisent l’inexplicable impression qu’ « on peut se croire en Normandie, aux montagnes près. « Mais il subit l’enchantement de la plaine lombarde, qu’il traverse en juin, au moment le plus splendide, avant que l’été en ait atténué le coloris sous ses poussières. Il brosse aussitôt un paysage charmant et complet : « Des prairies dont la verdure surpasse la fraîcheur et la finesse des gazons anglais se mêlent à des champs de maïs, de riz et de froment ; ceux-ci sont surmontés de vignes qui passent d’un échalas à l’autre, formant des guirlandes au-dessus des moissons ; le tout est semé de mûriers, de noyers, d’ormeaux, de saules, de peupliers, et arrosé de rivières et de canaux. Dispersés sur ces terrains, des paysans et des paysannes, les pieds nus, un grand chapeau de paille sur la tête, fauchent les prairies, coupent les céréales, chantent, conduisent des attelages de bœufs, ou font remonter et descendre des barques sur les courans d’eau. Cette scène se prolonge pendant quarante lieues, en augmentant toujours de richesse jusqu’à Milan, centre du tableau. A droite, on aperçoit l’Apennin, à gauche les Alpes. »

Tout de suite, il remarque la supériorité des auberges italiennes. A cet égard, dit-il, « nous sommes, l’Espagne exceptée, au-dessous de tous les peuples de l’Europe. » Hélas ! c’est à peine si le développement du tourisme a modifié un peu les habitudes et la mentalité des hôteliers français. En Italie, au contraire, sauf dans l’extrême Sud, le moindre bourg a un albergo où l’on est sûr de trouver une chambre propre et même un excellent repas, si l’on sait y demander autre chose qu’un bifteck ou un poulet rôti.

L’aspect de Milan charme Chateaubriand ; mais il goûte peu la cathédrale. « Le gothique, même le marbre, me semble jurer avec le soleil et les mœurs de l’Italie. » D’ailleurs, il a hâte d’arriver à Rome et ne s’attarde pas en chemin. Il passe à Pologne et Florence, prend la vieille route de Radicofani, où jadis le président de Brosses, après avoir failli mourir de faim, dîna somptueusement aux frais d’un prince de Saxe. Nous n’avons aucun renseignement sur cette partie de son itinéraire ; mais Chateaubriand utilisa plus tard, dans le livre V des Martyrs, les notes qu’il avait prises, en insistant sur ce point que les détails du voyage d’Eudore sont vrais. Nous ignorons également l’impression que lui fit Florence. Il déclare que « les lettres écrites de Florence ne se sont pas retrouvées. » Parti de Milan le 23 juin, arrivé à Rome le 27, je doute qu’il ait eu le temps de beaucoup écrire et de bien voir la ville des fleurs. Pourtant, dans la première lettre envoyée de Rome, il donne un souvenir à « la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence. »

Mais tout disparait dans l’émotion qu’il éprouve en arrivant à Rome. Le soir même, il crie à Joubert son enthousiasme : « M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’Etat romain ? Pourquoi ces créatures voyagent-elles ? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome. : quelle ville ! quels souvenirs ! »

Les pages que Rome inspira à Chateaubriand, — les plus belles peut-être de son œuvre, — sont connues de tous. Mieux que dans les Mémoires d’outre-tombe ou que dans les descriptions d’une virtuosité éblouissante des Martyrs, c’est dans le volume des Voyages qu’on trouve les impressions directes de l’auteur. Lettres et notes furent, en effet, écrites sur place pendant les six mois de son premier séjour. La campagne et les ruines romaines offraient de merveilleux thèmes à celui qui est bien, suivant la formule de Jules Lemaitre, le plus grand trouveur d’images de la littérature française. Leur splendeur déchue et leur désolation s’adaptaient parfaitement à son inlassable mélancolie. On ne saurait désormais évoquer les horizons de l’agro romano, sans apercevoir Chateaubriand, drapé dans une redingote, accoudé à une colonne brisée, les cheveux au vent, comme, dans le portrait de Girodet. Et l’on ne peut que souscrire au jugement de Sainte-Beuve déclarant, à propos de la Lettre à Fontanes, qu’« en prose, il n’y a rien au-delà. »

Nul, aussi, n’a célébré, comme lui, la lumière de la ville éternelle. « Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome ! » Il est naturel que cette luminosité frappe et séduise surtout nos regards habitués aux gris d’argent et aux bleus délicats de notre ciel. Aussi ne suis-je point surpris, contrairement à Chateaubriand, que ce soient des yeux français qui aient le mieux vu la lumière d’Italie.

Ce premier séjour à Rome fut coupé par deux voyages. En septembre, Chateaubriand se rendit jusqu’à Florence, au-devant de Mme de Beaumont. Il revint avec elle par l’Ombrie ; mais, seule, sa malade l’occupait. « Je ne voyais plus le beau pays que nous traversions ; j’avais pris le chemin de Pérouse : que m’importait l’Italie ? J’en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes. » Il ne parle même pas d’Assise, le pays de son « indigent patron, » comme il aime à appeler saint François. À propos des célèbres cascades de Terni, il ne se rappelle que les mots qui s’échappèrent des lèvres déjà décolorées de sa compagne : « Il faut laisser tomber les flots. » Après la mort de Pauline, pour chasser le souvenir qui l’obsédait, il alla passer une dizaine de jours à Naples. Les notes qui figurent dans le Voyage en Italie devaient servir à la rédaction de lettres qui ne furent pas écrites ; quelques-unes furent utilisées dans les tableaux des Martyrs. Les sites de Naples ne l’enchantèrent qu’à demi. « Lorsque le soleil enflammé, ou que la lune large et rougie, s’élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples avec ses rivages bordés d’orangers, les montagnes de la Pouille, l’île de Caprée, la côte du Pausilippe, Baïes, Misène, Cumes, l’Averne, les champs Elysées, et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magique ; mais il n’a pas selon moi le grandiose de la campagne romaine. » Le Celte est un peu dépaysé à Naples où, d’ailleurs, il ne retourna jamais. Pendant les quelques jours qu’il y resta, il ne cessa d’évoquer la France, et même l’Amérique, dans des rapprochemens au moins inattendus. Sa mémoire, dit-il quelque part, est un panorama : « Là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux. » A Fondi, sous un bois d’orangers, il se souvient des vergers normands ; dans le cratère du Vésuve, il retrouve le silence des forêts du Nouveau Monde ; à Patria, où il cherche vainement le tombeau de Scipion, des terrains semés de fougères lui donnent le regret de la Bretagne.

Les événemens, du reste, le rappellent. Un décret du Premier Consul a créé pour lui un poste de ministre à Sion, capitale de la république du Valais. « Bonaparte comprit, déclare-t-il modestement, que j’étais de cette race qui n’est bonne que sur un premier plan. » Combien je regrette que Chateaubriand n’ait pu promener son éternel ennui dans cette haute vallée du Rhône, qui m’a toujours paru le plus triste pays du monde ! Rentré à Paris vers la fin de janvier, il se préparait à rejoindre son poste, lorsque l’exécution du duc d’Enghien, le 21 mars suivant, le décida à donner sa démission.


Deux ans plus tard, Chateaubriand partait pour l’Orient. Après M. Bédier, dont l’impitoyable critique réduisit le voyage en Amérique à une excursion au Canada, M. Masson, dans un récent numéro de cette Revue, a vérifié l’horaire et l’itinéraire de ce nouveau voyage. Le séjour en Italie ne pouvait prêter à la moindre supercherie. Chateaubriand quitta Paris le 13 juillet 1806, et, traversant de nouveau le Mont-Cenis, gagna Milan. Il s’arrêta quelques instans à Vérone, Vicence et Padoue. Le 23, il est a Venise. « J’examinai pendant cinq jours les restes de sa grandeur passée : on me montra quelques bons tableaux du Tintoret, de Paul Véronèse et de son frère, du Bassan et du Titien. Je cherchai dans une église déserte le tombeau de ce dernier peintre, et j’eus quelque peine à le trouver. » Voilà tout ce que lui inspire Venise. Pas un mot du pittoresque de la ville qu’il voyait pour la première fois. Et ce n’est pas simple oubli d’écrivain ayant hâte de voguer vers la Grèce : Venise lui déplut. Nous en avons la confirmation dans une très curieuse lettre qu’il envoya de Trieste, quelques jours après, à son ami Bertin. Elle est peu connue ; il est indispensable d’en reproduire les passages essentiels. « .. Cette Venise, si je ne me trompe, vous déplairait autant qu’à moi. C’est une ville contre nature. On n’y peut faire un pas sans être obligé de s’embarquer, ou bien on est réduit à tourner dans d’étroits passages, plus semblables à des corridors qu’a des rues… L’architecture de Venise, presque toute de Palladio, est trop capricieuse et trop variée. Ce sont presque toujours deux, ou même trois palais bâtis les uns sur les autres… Ces fameuses gondoles toutes noires ont l’air de bateaux qui portent des cercueils. J’ai pris la première que j’ai vue pour un mort qu’on portait en terre. Le ciel n’est pas notre ciel de delà l’Apennin ; point d’antiquités. Rome et Naples, mon cher ami, et un peu de Florence, voilà toute l’Italie. »

Cette lettre, que Bertin publia dans le Mercure de France du 16 août 1806, froissa terriblement les Vénitiens. Leurs journaux injurièrent l’auteur, allant jusqu’à se demander s’ils devaient s’en prendre à sa « méchanceté » ou à sa « stupidité. » Ils se moquèrent de « l’homme en délire » et de ses « organes imparfaits. » Plusieurs brochures, imprimées à Venise, indiquent l’émotion soulevée. Il est probable que Chateaubriand, alors en Grèce, ignora ces fureurs, auxquelles plus tard sa vanité peu oublieuse n’aurait pas manqué de réserver quelques traits. Mais cette lettre à Bertin sera bien intéressante à nous rappeler tout à l’heure, quand nous accompagnerons Chateaubriand dans son second voyage aux rives de la lagune.

Etrange pour nous qui subissons profondément le charme et la langueur de Venise, ce peu d’enthousiasme était normal en 1806., Venise, — et je n’arrive pas à me l’expliquer, — n’excitait point, aux siècles précédens, l’intérêt qu’elle provoque depuis une centaine d’années. Sans remonter jusqu’à Montaigne, qui lui consacre à peine quelques lignes, — où d’ailleurs il nous parle surtout de ses coliques, — n’est-il pas étonnant que le président de Brosses, si artiste et si fin, ne l’ait pas aimée ? Il trouve Saint-Marc, la magnifique église Saint-Marc dont nos yeux éblouis ne peuvent se rassasier, « d’un goût misérable tant au dedans qu’au dehors ; » et, devant le palais des Doges, il se borne à dire qu’il est « un vilain monsieur sombre et gothique, du plus méchant goût. » Combien plus extraordinaire encore Jean-Jacques Rousseau, qui habite dix-huit mois à Venise, sans consacrer une page à la beauté de la ville qui devait servir de décor à tout un siècle de littérature !

L’engouement pour Venise suivit le mouvement romantique ; les Mémoires d’outre-tombe nous en fourniront plus loin une évidente preuve.


Chateaubriand resta seize ans sans revoir l’Italie. En 1822, ambassadeur à Londres, il obtint d’être l’un des représentons de la France au congrès de Vérone. Il partit en septembre et passa, cette fois, par le Simplon. Cette traversée lui inspira des vers, — médiocres, — qu’il acheva à Vérone et dont il envoya les premières strophes à la duchesse de Duras. La pièce complète figure dans le recueil de ses poésies sous le titre de Les Alpes ou l’Italie. Il y évoque le temps déjà lointain de son départ pour Rome :


Pour la première fois, quand, rempli d’espérance,
Je franchis vos remparts.
Ainsi que l’horizon, un avenir immense
S’ouvrait à mes regards.

L’Italie à mes pieds et devant moi le monde !
Quel champ pour mes désirs !
Je volai, j’invoquai cette Rome féconde
En puissans souvenirs…


Le refuge du Simplon était tenu par une Française. « Au milieu d’une nuit froide et d’une bourrasque qui m’empêchait de la voir, elle me parla de la Scala de Milan ; elle attendait des rubans de Paris : sa voix, la seule chose que je connaisse de cette femme, était fort douce à travers les ténèbres et les vents. »

Le 12 octobre, il écrit de Milan à la duchesse de Duras : « J’ai vu le Simplon, les îles Borromées, l’enfer et le ciel, et tout cela m’a été à peu près indifférent. Pourtant les arbres qui ont toutes leurs feuilles, cette belle lumière, ce beau soleil, m’ont fait souvenir du temps où l’Italie était quelque chose pour moi. » Il est dans une période de tristesse et de dépression ; quelques jours après, il écrit à la même : « Ce qui m’afflige, c’est que l’Italie ne me fait rien. Je ne suis plus qu’un vieux voyageur qui ai besoin de mon gîte et puis de ma fosse ; Quand on a âge de congrès, tout est fini. »

Je n’ai trouvé aucune indication sur son itinéraire de Milan à Vérone et je me demande pourquoi il alla jusqu’à Plaisance. Mais ce détour lui procura une rencontre piquante. « En traversant le Pô, une seule barque nouvellement peinte, portant une espèce de pavillon impérial, frappa nos regards ; deux ou trois dragons, en veste et en bonnet de police, faisaient boire leurs chevaux ; nous entrions dans les États de Marie-Louise : c’est tout ce qui restait de la puissance de l’homme qui fendit les rochers du Simplon, planta ses drapeaux sur les capitales de l’Europe, releva l’Italie prosternée depuis tant de siècles. Bouleversez donc le monde, occupez de votre nom les quatre parties de la terre, sortez des mers de l’Europe ; élancez-vous jusqu’au ciel, et allez tomber pour mourir à l’extrémité des flots de l’Atlantique : vous n’aurez pas fermé les yeux, qu’un voyageur passera le Pô et verra ce que nous avons vu. »

A Vérone, Chateaubriand descendit à la Casa Lorenzi où il avait, nous dit-il, la moitié d’un palais pour quatre mille francs par mois. Il connaissait la ville, rapidement parcourue en 1806 ; et, cette fois, il fut trop absorbé par les problèmes de la politique européenne pour s’occuper d’autre chose. Parmi les monumens qu’il visite, il mentionne seulement celui de Can Grande, le casino Gazola qui avait servi de retraite à Louis XVIII, et le palais Canossa, occupé alors par l’empereur de Russie, l’un des plus beaux de Vérone : derrière sa façade sévère, je me souviens d’une cour à pilastres d’où l’on aperçoit le paysage par-delà l’Adige, et, dans un salon, le magnifique plafond où Tiepolo trouva une jeunesse nouvelle pour se mesurer à Véronèse, dans la patrie même de son illustre devancier.

Près des Arènes, il remarque une femme éplorée ; elle lui rappelle un livret de Marsollier, sur lequel Paesiello avait composé un opéra célèbre qu’il eut peut-être l’occasion de voir jouer à Vérone, où « des chanteurs et des comédiens étaient accourus pour amuser d’autres acteurs, les rois. » Chateaubriand s’intéressa à cette nouvelle Nina. « Descendue des montagnes que baigne le lac célèbre par un vers de Virgile et par les noms de Catulle et de Lesbie, une Tyrolienne, assise sous les arcades des Arènes, attirait les yeux. Comme Nina, pazza per amore, cette jolie créature, aux jupons courts, aux mules mignonnes, abandonnée du chasseur de Monte-Baldo, était si passionnée qu’elle ne voulait rien que son amour ; elle passait les nuits à attendre, et veillait jusqu’au chant du coq : sa parole était triste, parce qu’elle avait traversé sa douleur. »

Voilà tout ce que je trouve à glaner dans les longs chapitres du Congrès de Vérone qui furent détachés des Mémoires d’outre-tombe et publiés séparément. Le 5 novembre, il écrit à la duchesse de Duras qu’il reviendra par Gênes, pour visiter une des rares villes d’Italie qu’il ne connaît pas ; mais il n’en a point le loisir et rentre rapidement, le prince de Metternich étant d’avis qu’il aille rendre compte à Paris de certaines confidences a lui faites par l’empereur de Russie. « Nous quittâmes Vérone le 13 décembre, jetant un œil de regret sur l’Italie, mais nous consolant dans la pensée d’aller continuer nos Mémoires à la pâle lumière du soleil qui avait éclairé les misères de notre jeunesse. »


Six ans plus tard, à la formation du ministère Martignac, Chateaubriand acceptait l’ambassade de Rome. Le seul nom de l’Italie, déclare-t-il, avait fait disparaître ses répugnances. On lui avait offert le poste pour ne plus l’avoir à Paris. Comme le dit M. Beaunier : « On s’était, avec munificence, débarrassé de lui. Et il était parti avec chagrin. Sa femme l’accompagnait : ce n’était pas pour lui faire aimer mieux ce bel exil. »

Sur ce nouveau séjour de sept mois dans la péninsule, nous avons d’abondans documens : de fréquentes lettres à Mme Récamier, — qu’il n’oublie pas, même lorsqu’une nouvelle affection vient charmer sa solitude, — et près de deux cents pages des Mémoires. La majeure partie relate les faits de son ambassade et les événemens du Vatican ; mais de nombreux fragmens, consacrés à la littérature et à l’art, s’y mêlent agréablement, suivant un procédé qui fait de ce livre, au dire de Jules Lemaître, « un grand chef-d’œuvre, le plus divertissant et le plus éclatant qui soit. »

Chateaubriand s’étend, plus complaisamment que d’habitude, sur son itinéraire et sur les villes qu’il visite avant Rome. Il traverse de nouveau le Simplon, où il admire le premier sourire d’une heureuse aurore. « Les rochers, dont la base s’étendait noircie à mes pieds, resplendissaient de rose au haut de la montagne, frappés des rayons du soleil. » Mais, dès l’arrivée à Arona, sa mélancolie le reprend et il s’aperçoit avec tristesse que la soixantaine a sonné. « Appuyé sur le balcon de l’auberge à Arona, je regardais les rivages du lac Majeur, peints de l’or du couchant et bordés de flots d’azur. Rien n’était doux comme ce paysage, que le château bordait de ses créneaux. Ce spectacle ne me portait ni plaisir ni sentiment. » D’ailleurs, comme il est résolu à s’ennuyer, — ce à quoi il excelle, — tout lui déplaît. A Milan, en moins d’un quart d’heure, il compte dix-sept bossus, et il en conclut que la schlague allemande a déformé la jeune Italie. Il voit dans son sépulcre saint Charles Borromée, mort depuis deux siècles et demi, et ne le trouve pas beau. A Borgo San Donnino, un tremblement de terre jette sur le sol les robes et le chapeau de Mme l’ambassadrice. A Parme, le portrait de Marie-Louise lui rappelle, comme jadis la barque de Plaisance, la trahison de l’épouse de Napoléon.

Au lieu de passer par Florence et Sienne, ainsi qu’a son premier voyage, il suit l’antique Via Emilia, que j’ai parcourue, il y a quelques années, bourg après bourg, tant les plus grands souvenirs de l’histoire s’y lèvent à chaque pas. Peu de contrées sont plus lourdes de passé que cette Romagne, presque ignorée des touristes, dont Dante définit exactement les limites,


Tra il Po, il monte e la marina e il Reno.


« Une multitude de villes, avec leurs maisons enduites d’une chaux de marbre, sont perchées sur le haut de diverses petites montagnes, comme des compagnies de pigeons blancs. Chacune de ces villes offre quelques chefs-d’œuvre des arts modernes ou quelques monumens de l’antiquité. Ce canton de l’Italie renferme toute l’histoire romaine ; il faudrait le parcourir Tite-Live, Tacite et Suétone à la main. »

Après Forli, il se détourne de sa route pour aller méditer, à Ravenne, sur la tombe de Dante et sur la mort du beau Gaston de Foix. Il traverse la Pineta dont les pins esseulés le font songer à des mâts de galères engravées dans le sable. A Savignano, il traverse un petit torrent qu’on lui dit être le Rubicon. Je me rappelle que, dans le pays, les gens me montrèrent trois ruisseaux qui revendiquent cet honneur ; tous trois étaient du reste insignifians et sans eau. Qu’importe ! L’Yser, connue jadis des seuls riverains, n’est-elle pas devenue l’une des plus illustres rivières du monde ? Quant au vrai Rubicon, il est impossible, parait-il, de le déterminer avec certitude, d’après les indications vagues ou contradictoires de Strabon, de Pline et des géographes du Moyen Age. Les poètes, d’ailleurs, n’ont point si mesquins soucis d’exactitude. Au seul nom, Chateaubriand s’exalte : « Quand on me dit que j’avais passé le Rubicon, il me sembla qu’un voile se levait et que j’apercevais la terre du temps de César. »

A Rimini, il ne salue point l’Adriatique, et non plus à Ancône, où elle est pourtant si belle. Il couche à Lorette dans un immense lit, qui avait servi à Bonaparte, et sa vertu y triomphe d’une rude épreuve. Il passe à côté de Recanati, sans faire allusion à Leopardi qu’il parait ignorer. Puis, à travers l’Apennin, il descend vers l’Ombrie et rejoint le chemin déjà suivi, quand il ramenait Pauline mourante.

Au début d’octobre, il est à Rome. Il a une désillusion en revoyant les monumens qu’il compare à ceux d’Athènes et trouve moins parfaits. Mais les environs ont toujours le même charme. Aussi, dans les deux livres des Mémoires, — en dehors des événemens politiques, de la mort de Léon XII qui lui légua son chat, et du conclave d’où sortit Pie VIII, — parle-t-il moins de la ville que des fouilles qu’il a fait entreprendre à Torre Vergata et de ses promenades dans la campagne. « Il n’y a pas, dit-il, de petit chemin entre deux haies que je ne connaisse mieux que les sentiers de Combourg. » Il note, avec complaisance, qu’avant lui les écrivains voyaient seulement l’horreur et la nudité de ce paysage, et que, depuis ses descriptions, ils ont passé du dénigrement à l’enthousiasme. « Les voyageurs anglais et français, qui m’ont suivi, ont marqué tous leurs pas de la Storta à Rome par des extases. M. de Tournon, dans ses Etudes statistiques, entre dans la voie d’admiration que j’ai eu le bonheur d’ouvrir. » Il est un peu vexé du succès qu’obtint une relation de voyage publiée, en 1804, par Charles de Bonstetten, cet écrivain bernois que Sainte-Beuve appelle un aimable Voltaire suisse. « On y retrouve, dit-il dédaigneusement, quelques sentimens vrais de cette admirable solitude. » Mais il tient à rappeler que la Lettre à Fontanes parut un an avant et que c’est lui, et nul autre, qui a découvert la campagne romaine. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il est difficile d’en parler après lui ; peu d’écrivains s’y risquèrent.

Quand il quitte Rome, à la fin de mai 1829, il lui adresse une déclaration d’amour et fait le vœu d’y mourir. « Si j’ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où Le Tasse expira. Aux momens perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l’ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j’invoquerai le génie de la gloire et du malheur. »

Son désir ne fut point exaucé. Comme il rentrait en France, la politique libérale avait fini son temps ; le ministère Polignac lançait les Ordonnances. Chateaubriand donna sa démission. Il ne devait plus revoir Rome.


En 1832, après son arrestation et sa détention à la préfecture de police, dans le cabinet de toilette de Mlle Gisquet, Chateaubriand reprit la route de l’exil et se rendit en Suisse. Mais il était hanté par l’Italie. « Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j’ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l’aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu’il voit au-dessous de lui dans les vallées fleuries. » Il passe de nuit à Airolo et Bellinzona. A la lumière de la lune, il revoit le lac Majeur, ce qui lui permet une de ces oppositions somptueuses et cadencées qu’il affectionne. « La lune parut, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furka ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes ; on eût dit, d’une colombe blanche échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l’astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j’avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au congrès de Vérone, une autre fois en me rendant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l’entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l’infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles. »

Le caractère méridional de Lugano le séduit immédiatement. « Lugano est une petite ville d’un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d’un chapiteau et percées jusque dans l’architrave. La ville s’adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l’un de pâturages, l’autre de forêts : le lac est à ses pieds. » Hélas ! ces charmes de Lugano s’évanouissent chaque jour et l’on ne pourra bientôt plus jouir de ces rives trop célèbres, que les visiteurs de l’autre côté des Alpes, sans cesse plus nombreux, ont enlaidies à vue d’œil. J’ai encore connu, il y a une quinzaine d’années, une Lugano à peine germanisée. Ah ! les savoureux repas qu’on pouvait faire au bord du lac, avec la bonne cuisine lombarde, arrosée d’un vrai Barolo ! L’an dernier, j’eus du mal à trouver encore une trattoria ; il n’y avait déjà plus que des restaurations dont les menus rappelaient par trop ceux de Munich. Qu’est-ce que ce doit être aujourd’hui, si beaucoup d’Allemands, qui avaient envahi l’Italie, se sont réfugiés à Lugano ! Chateaubriand ne se demanderait plus s’il doit y terminer sa vie. « Je consommerais donc l’exil de mes derniers jours sous ces rians portiques où la princesse de Belgiojoso a laissé tomber quelques jours de l’exil de sa jeunesse ? J’achèverais donc mes Mémoires à l’entrée de cette terre classique et historique où Virgile et Le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes ? Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par-delà, Rome ; par-delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l’Egypte, Carthage : bords lointains que j’ai mesurés, moi qui ne possède pas l’espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! Mais pourtant mourir ici ? finir ici ? N’est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n’en sais rien. »

Il n’eut pas à se poser longtemps ces troublantes questions, puisqu’il quitta Lugano le jour même, sans y coucher, ayant trouvé d’un loyer trop élevé les maisons visitées. Après quelques semaines à Lucerne, il se fixe à Genève ; mais il fait aussitôt le rêve d’un avenir meilleur. « Je passerai l’été prochain dans la patrie de Jean-Jacques… Et puis, quand l’automne sera revenu, nous irons en Italie : Italian ! c’est mon éternel refrain. » Cette fois encore, les événemens bouleversèrent ses projets. Le 12 novembre, à Genève, Berryer lui apprenait l’arrestation de la duchesse de Berry. Il partit aussitôt pour Paris. Mais cette même princesse devait, dès l’année suivante, lui fournir l’occasion de revoir l’Italie.


Par une chaude soirée de juin, revenant de Prague où il avait conspiré avec Charles X, il s’assoupit dans sa calèche, en regardant se lever les étoiles. Cela nous valut la délicieuse méditation, où il adresse à une Cynthie imaginaire quelques-unes des plus belles phrases que Rome lui ait inspirées. « Qu’elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d’Albano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Socrate…Ecoutez ! La nymphe Egérie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l’hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages… » Comme le dit M. Victor Giraud : « Qui n’a pas lu ce dernier morceau ne sait pas jusqu’à quelle hauteur Chateaubriand poète peut s’élever. » Il faudrait citer toute la rêverie qui se prolonge jusqu’au moment où une voix l’interrompt brutalement, à l’entrée d’Egra : « — Mein Herr ! dix kreutzer bour la parrière. »

Rentré à Paris le 6 juin 1833, il en repartait le 3 septembre, sur l’appel de la duchesse de Berry qui, de Naples, lui donnait rendez-vous à Venise. Il note, avec exactitude, qu’il en est à son dixième passage des Alpes. Il écrit à Mme Récamier : « J’ai eu dans le Jura, et ensuite sur le Simplon, un coup de vent que je ne donnerais pas pour cent écus. » La descente sur Domo d’Ossola l’enchante plus que jamais. « Un certain jeu de lumière et d’ombre en accroissait la magie. On était caressé d’un petit souffle que notre ancienne langue appelait l’aure, sorte d’avant-brise du matin, baignée et parfumée dans la rosée. »

A Vérone, il fait l’appel funèbre des hommes d’Etat qui jouèrent un rôle en Europe, au moment du congrès. Et il n’hésite pas à écrire : « C’était là qu’avait réellement commencé ma carrière politique active. Ce que le monde aurait pu devenir, si cette carrière n’eût été interrompue par une misérable jalousie, se présentait à mon esprit. » Mais aussitôt après, dans ce jeu balancé où il se complaît, il dit la vanité de ces choses. « Personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Metternich ; mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n’entendra jamais chanter l’alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakspeare. » Il est vrai qu’il rêvait de réunir sur sa tête les lauriers de Metternich et de Shakspeare…

Les bords de la Brenta ; demeurés plus rians dans son imagination, trompèrent son attente. Napoléon avait porté le premier coup à la prospérité de Venise et de la Vénétie. La domination autrichienne avait fait le reste ; c’est le cas de répéter les paroles de Chateaubriand : « L’Autriche est venue, elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens, elle les a forcés de regagner leur cercueil. » Je connais peu de régions où l’on soit plus accablé par la vue d’une irrémédiable décadence que sur ces rives dont la splendeur, aux XVIIe et XVIIIe siècles, excitait un délire d’enthousiasme chez les voyageurs. Chateaubriand se console à la douceur de l’air, tout heureux d’avoir fui les sapinières de la Germanie où le soleil a mauvais visage. Et il arrive à Venise qu’il n’avait pas revue depuis vingt-sept ans, lors de son voyage d’Orient.

Tout en s’installant à l’hôtel de l’Europe, il sent qu’il va s’exalter et célébrer des beautés qui, jadis, lui déplurent. Il souhaite de « mauvais chemins » à la duchesse de Berry, pour pouvoir rester seul une quinzaine de jours « au détriment de la monarchie légitime. » Et il trace en tête de ses notes des vers de Sannazar et de Chiabrera :


Salve, Italum regina !
……..
O d’Italia dolente,
Eterno lume
Venezia !


Que s’est-il donc passé pendant ce quart de siècle ? Tout simplement que Venise est devenue à la mode. Byron l’a, si j’ose dire, lancée. L’éclat de sa renommée, le retentissement de ses œuvres, les scandales du palais Mocenigo, sa liaison avec la comtesse Guiccioli, sa mort à Missolonghi en ont fait une sorte de héros aux yeux de la jeunesse romantique. Tous les poètes rêvent de cette Venise où l’a rejoint son ami Shelley, de ce Lido qu’il parcourait à cheval en déclamant ses poèmes, de cette Adriatique qui tant de fois avait roulé son beau corps. Keats expire à vingt-cinq ans, en prononçant ce mot désormais magique : « A Venise… » Dès que Musset écrit, c’est pour chanter la ville incomparable :


Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge…


Ce sont peut-être les premiers vers qu’il ait rimes. Sa passion reposait du reste sur une documentation assez incertaine puisqu’il avait écrit : « Pas un cheval ne bouge. » Impression vénitienne notée, suivant le mot de M. Maurice Donnay, « du perron de Tortoni. » De même, dans Portia, il dit :


Une heure est à Venise, heure des sérénades,
Lorsque autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades.
Les pieds dans la rosée…


Sans doute imaginait-il Saint-Marc au milieu d’une prairie.

Rien ne prouve mieux l’attrait qu’exerçait alors Venise, si ce n’est l’exemple même de Chateaubriand qui la quitte, déçu, en 1806, et qui, en 1833, s’apprête au dithyrambe avant même de la revoir. Il y a, dans le dernier volume des Mémoires, quatre pages, moins connues qu’elles ne le méritent, qui sont les plus splendides qu’ait inspirées Venise, avant celles de Barrès et de d’Annunzio, et qui prennent une saveur particulière à être lues après la lettre à Bertin. S’il fallait en croire l’auteur, elles auraient été composées le jour même de son arrivée ; mais il n’est pas douteux qu’elles furent préparées de longue main. Les citations de Sannazar et de Chiabrera ne lui vinrent pas tout d’un coup, en entrant à l’hôtel de l’Europe ; et le début même du morceau n’indique guère l’improvisation : « On peut, à Venise, se croire sur le tillac d’une superbe galère à l’ancre, sur le Bucentaure, où l’on vous donne une fête, et du bord duquel vous apercevez à l’entour des choses admirables… » Bien entendu, comme à Rome, comme à Lugano, comme quelques jours après à Murano, — cela devient un peu une manie, — il regrette de ne pouvoir terminer ses Mémoires à Venise. « Que ne puis-je m’enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron passèrent ! Que ne puis-je achever d’écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! » Et le crépuscule de septembre lui fournit une de ces péroraisons où il excelle : « La tour de Saint-Georges-Majeur, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l’église est si fortement éclairée que je distingue les plus petits détails du ciseau… Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous, les sourires de la nature. »

L’influence de Byron, qu’il met, comme on voit, au rang de Dante et de Pétrarque, fut décisive. Son nom revient constamment sous sa plume. « Rousseau, dit-il, ne parle pas même de Venise ; il semble l’avoir habitée sans l’avoir vue : Byron l’a chantée admirablement. » Il trouve des rapports d’imagination et de destinée entre l’historien de René et le poète de Childe-Harold, entre la brune Fornarina et la blonde Velléda, et il déclare que ces rencontres sont flatteuses à son orgueil. Il écrit à Mme Récamier : « Je conçois que lord Byron ait voulu passer de longues années ici. Moi, j’y finirais volontiers ma vie, si vous vouliez y venir. » Nous sommes loin de la ville « contre nature » qui lui avait tant déplu en 1806. Et cette architecture si décriée, voici comment il la juge maintenant : « J’ai visité le palais ducal, revu les palais du Grand Canal. Quels pauvres diables nous sommes, en fait d’art, auprès de tout cela ! »

Si bien préparé à l’enthousiasme, on devine qu’il emploie le mieux du monde les jours de liberté dont il dispose. Il décrit les principales curiosités de la ville, et même « les choses que les voyageurs, qui se copient tous les uns sur les autres, ne cherchent point. » Il se fait montrer la prison de Silvio Pellico et s’enquiert de Zanze, la fille de la geôlière de Mie prigioni. Mais l’approche de la duchesse de Berry interrompt ces belles heures : il faut la rejoindre à Ferrare.

Il prend, à Padoue, la route de Monselice, au pied de ces collines Euganéennes que l’on voit, de Venise, se profiler sur l’or du couchant. Il ne semble pas avoir fait un léger détour, pour saluer le tombeau de Pétrarque et l’émouvante maison d’Arquà où l’amant de Laure vécut ses dernières années ; mais, toujours poursuivi par le souvenir de Byron, il cite des vers du Pèlerinage de Childe-Harold. Et il s’exalte en pensant qu’il traverse un des coins du monde les plus féconds en écrivains et en poètes ; il nomme pêle-mêle Virgile, Tite-Live, Catulle, Arioste, Le Tasse et d’autres presque inconnus. Il est à Ferrare le 16 septembre ; en attendant la mère de Henri V. il visite la ville, dont il note très justement l’air de capitale déchue, et médite longuement dans le cachot où fut enfermé l’auteur de la Jérusalem délivrée. Puis, la duchesse de Berry arrive, dans un accoutrement invraisemblable, et rien n’est amusant comme le récit de Chateaubriand, obligé de s’improviser « gentilhomme de la chambre » pour éviter les bévues de Madame courant à l’étourdie « comme un hanneton. » Elle lui demande de l’accompagner à Prague ; il en est consterné. Et il écrit à Mme Récamier : « Rien ne m’a plus coûté dans ma vie que ce dernier sacrifice, si ce n’est celui de ma démission à Rome. » D’ailleurs, nouveau contretemps. A Padoue, le gouverneur du royaume lombard-vénitien s’oppose à ce que la duchesse de Berry continue son voyage ; Chateaubriand doit prendre seul le chemin de Prague. Il déjeune à Conegliano, passe à Udine qu’il déclare une belle ville et où il remarque « un portique imité du palais des Doges. » C’est peu, pour la curieuse place qui est l’une des plus jolies d’Italie. Le 21 septembre, il s’engage sur la route d’Autriche et jette un dernier regard à la Vénétie : d’une église où l’on fête l’ordination d’un prêtre, lui arrive le branle des cloches sonnant dans un campanile illuminé.


Au printemps de 1845, Chateaubriand, voulant revoir son roi, se décida à entreprendre un sixième voyage d’Italie. Il partit pour Venise, au désespoir de ses amis qui redoutaient les fatigues de ce déplacement. Il les supporta assez bien. Il resta quelques jours auprès du comte de Chambord qui le retint un peu plus longtemps qu’il ne voulait. Il écrivit à Mme Récamier, ou plutôt il dicta pour elle une lettre : « J’allais partir ; les embrassemens et les prières du jeune prince me retiennent. Mes jours sont à lui, et quand il ne me demande qu’un sacrifice de vingt-quatre heures, où sont mes droits pour le refuser ? »

Une fois encore, il se promena dans Venise. Il chercha et ne trouva plus, sur un palais du Grand Canal, l’inscription qui rappelait que lord Byron l’avait habité. « L’écriteau a déjà disparu, et il n’est pas plus question du grand voyageur insulaire que d’un pauvre pêcheur des lagunes… »

C’est sur cette dernière impression que se clôt le dernier voyage. Nulle ne pouvait être plus révélatrice de celui qui avait surtout aimé l’Italie en songeant à sa propre gloire. Les affections de Chateaubriand étaient rarement désintéressées. Au centre de tous ses tableaux, il n’y a jamais que lui ; et je doute qu’il ait beaucoup goûté la nature pour elle-même. Toujours il eut la préoccupation d’associer son nom aux plus beaux spectacles de la terre, aux illustres souvenirs de l’histoire et de l’art. Je ne sais plus de qui est ce joli mot, à propos de l’Itinéraire, qu’en allant chercher des images en Orient, il avait d’abord voulu y laisser la sienne. De même pour l’Italie : son rêve était qu’aux noms de Virgile, de Dante, du Tasse et de Byron, on ajoutât désormais le sien. Ayant- trouvé dans la campagne romaine une réelle correspondance avec sa tristesse, il créa un magnifique thème d’où il tira d’incomparables variations : nous avons vu combien il tenait à s’en assurer le monopole.

Toute sa vie, il prépara la renommée qu’il laisserait après lui ; rien ne l’indique mieux que le choix du Grand-Bé pour sa tombe. Il pensait à lui autant qu’à Napoléon lorsqu’il écrivait : « Ce n’est pas tout de naître pour un grand homme : il faut mourir. » A chaque page, perce le souci de survivre dans l’admiration de la foule. Avec quelle envie, il note que le nom de Shakspeare est lié à celui de Vérone ! Lier le sien à celui de Rome, quelle gloire impérissable ! La ville éternelle et le Génie du Christianisme… Peut-être eut-il un doute sur l’avenir, à Venise, en constatant, si peu d’années après la mort de Byron, que, dans la ville même remplie jadis du fracas de sa renommée, il n’était pas plus question de lui que d’un pauvre pécheur des lagunes…

Au cours de son premier séjour en Italie, visitant la villa Adriana, Chateaubriand avait raillé les voyageurs qui inscrivent leur nom sur les murs : « Ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis que je m’efforçais de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyais reconnaître, un oiseau s’est envolé d’une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu. » Au fond, Chateaubriand voulut-il autre chose qu’attacher à des lieux célèbres le souvenir de son passage ? Mais le temps effacera difficilement les magnifiques descriptions qu’il a gravées sur le plus pur métal. Tant que la langue française fera les délices des hommes, il ne sera pas possible de publier un recueil des plus belles pages inspirées par Rome, sans que la place d’honneur lui soit réservée.


GABRIEL FAURE.