Les Singularitez de la France antarctique/83
CHAPITRE LXXXIII.
Il ne reste plus de tout nostre voyage, qu’à traiter d’aucunes isles, Isles des Essores pourquoy ainsi nommées et redoutées des navigâs. qu’ils appellent des Essores, lesquelles nous costoyames à main dextre, et non sans grand danger de naufrage : car trois ou quatre degrez deçà et delà souffle ordinairement un vent[1] le plus merueilleux, froid, et impétueux, qu’il est possible : craintes pour ce respect, et redoutées des pilots et nauigâs, comme le plus dangereux passage, qui soit en tout le voyage, soit pour aller aux Indes, ou à l’Amérique : et pouuez penser qu’en cest endroit la mer n’est iamais tranquille, ains se leue contremont, côme nous voyons souuêtefois que le vent esleue la pouldre, ou festus de la terre, et les haulse droictement contremont, ce que nous appellôs cômunement turbillon, qui se fait aussi bien en la mer comme en la terre, car en l’un et en l’autre il se fait côme une poincte de feu en pyramide, et esleue l’eau contremont, côme i’ai veu mainte fois, parquoy semble que le vent a aussi un mouuement droit d’embas côtremont, côme mouuemêt circulaire, duquel i’ay dit en un autre lieu. Essores. Voyla pourquoy elles sont ainsi nommées pour le grand essor[2] que cause le vent esdites isles : car essorer vaut autant à dire côme seicher, ou essuyer. Ces isles sont distantes de nostre France enuiron dix degrez et demi : et sont neuf[3] en nombre ; dont les meilleures sont habitées auiourd’huy des Portugais, où ils ont enuoyé plusieurs esclaues, pour travailler et labourer la terre, laquelle par leur diligèce Fertilité des isles Essores. ils ont rêdue fertile de tous bôs fruits nécessaires à la vie humaine, de blé[4] principalement, qu’elle produit en telle abondance, que tout le païs de Portugal en est fourny de là : et le trâsportent à belles nauires, auec plusieurs bons fruits, tant du naturel du païs, que d’ailleurs, Hircy. mais un entre les autres nômé Hirci[5], dont la plâte a esté apportée des Indes, car au paravât ne se trouuoit nullemêt, tant ainsi qu’aux isles Fortunées. Et mesme en toute nostre Europe, auât que lon cômençast à cultiuer la terre, à plâter et semer diuersité de fruits, les homes se côtentoyent seulement de ce que la terre produisoit de son naturel : ayâs pour bruuage, de belle eau clere : pour vestemens quelques escorces de bois, fueillages, et quelques peaux, côme desia nous auons dit. En quoy pouuôs voir clerement une admirable prouidence de nostre Dieu, lequel a mis en la mer, soit Oceane ou Mediterranée, grâd quantité d’isles, les unes plus grandes, les autres plus petites, soutenans les flots et tempestes d’icelle, sans toutefois aucunement bouger, ou que les habitans en soiêt de rien incommodez (le Seigneur, côme dit le Prophète, luy ayant ordonné ses bornes, qu’elle ne sçauroit passer) dont les unes sont habitées, qui autrefois estoient desertes : plusieurs abandônées qui iadis auoient esté peuplées, ainsi que nous voyons aduenir de plusieurs villes et cités de l’Empire de Grèce, Trapezôde, et Égypte. L’ordonnâce du Créateur estât telle, que toutes choses çà bas ne seroyent perdurables en leur estre, ains subiettes à mutatio. Ce que considerâs nos Cosmographes[6] modernes, ont adiousté aux tables de Ptolemée les chartes nouuelles de nostre temps, car depuis la congnoissance et le temps qu’il escriuoit, sont aduenues plusieurs choses nouuelles. Noz Essores[7] donques estoyent desertes, auant qu’elles fussent congnûes par les Portugais, plaines toutefois de bois de toutes sortes : Oracantin, espece de cedre. entre lesquels se trouue une espece de cedre, nômé en làgue des Sauuages Oracantin, dont ils font tresbeaux ouurages, comme tables, coffres, et plusieurs vaisseaux de mer. Ce bois[8] est à merueilles odoriferant et n’est subiect à putrefaction côme autre bois, soit en terre ou en eau. Coffre de cedre. Ce que Pline a bien noté, que de son temps lon trouue à Rome quelques liures de Philosophie en un sepulchre, entre deux pierres, dans un petit coffre, fait de bois de cedre, qui auoit demeuré soubs terre bien l’espace de cinq cens ans. L’auantage il me souuient auoir leu autrefois, qu’Alexandre le Grand passant en la Taprobane, Nauire de cedre trouua une nauire de cedre sus le riuage de la mer, où elle auoit demeuré plus de deux cens ans, sans corruption, ou putrefaction aucune. Prouerbe. Et de là est venu le prouerbe latin, que lô dit, Digna cedro, des choses qui meritent eternelle memoire. Il me semble que ces cedres des Essores, ne sont si haut eleuez en l’air, ni de telle odeur, que ceux qui sont au destroit de Magellan, encores qu’il soit quasi en mesme hauteur, que lesdites isles des Essores. Il s’y trouue pareillement plusieurs autres arbres, arbrisseaux portant fruits tresbeaux à voir, specialement en la meilleure et plus notable isle, Isle de Saint Michel. laquelle ils ont nommée isle de Saint Michel[9] et la plus peuplée. En ceste isle a une fort belle ville nagueres bastie auec un fort, là où les nauires tant d’Espagne que de Portugal au retour des Indes abordent, et se reposent auant qu’arriuer en leur païs. En l’une de ces isles a une montagne[10] presque autant haute que celle de Teneriffe, dont nous auons parlé : où il y a abondance de pastel, de sucre, et de vin quelque peu. Il ne s’y trouue aucune beste rauissante, oy bien quelques cheures sauuages, et plusieurs oyseaux par les boc, cages. Cap de Fine terre. De la hauteur de ces isles fut questiô de passer outre, iusques au cap de Fine terre, sur la coste d’Espagne, où abordames, toutefois bien tard, pour recouurer viures, dont nous auions grande indigence, pour filer et deduire chemin, iusques en Bretagne, contrée de l’obeissance de France.
Epilogue de l’auteur. Voilà, Messieurs, le discours de mon loingtain voyage au Ponent, lequel i’ay descrit, pour n’estre veu inutile et pour neant auoir executé telle entreprise, le plus sommairement qu’il m’a esté possible, non parauenture si eloquemment que meritent noz aureilles tât delicates, et iugement si exquis. Et si Dieu ne m’a fait ceste grace de consumer ma ieunesse es bonnes lettres, et y acquerir autant de perfection que plusieurs autres, ains plus tost à la nauigation, ie vous supplieray affectueusement m’excuser. Cependant si vous plut agreablement receuoir ce mien escript tumultuairement comprins et labouré par les tempestes, et autres incommoditez d’eau et de terre, vous me donnerez courage, estât seiourné et à repos par deça, apres auoir reconcilié mes esprits, qui sont comme espandus ça et là, Cartes de l’auteur côtenans la situation et distâce des lieux. d’escrire plus amplement de la situation et distance des lieux, que i’ay obseruez oculairement, tant en Leuant, Midy, que Ponent : lesquelles i’espere vous monstrer à l’œil, et representer par vives figures, outre les cartes modernes, que i’oseray dire, sans offenser l’honneur de personne, manquer en plusieurs choses, soit la faute des portrayeurs, tailleurs, ou autres, ie m’en rapporte. D’auantage, encores qu’il est malaisé, voire impossible, de pouuoir iustement representer les lieux et places notables, leurs situations et distances, sans les auoir veües à l’œil : qui est la plus certaine congnoissance de toutes, comme un chacun peut iuger et biê entendre. Vous voyez côbien longtemps nous auôs ignoré plusieurs païs, tant isles que terre ferme, nous arrestans à ce qu’en auoient veu et escript les Anciens : iusques à tant, que depuis quelque temps en ça, lô s’est hasardé à la nauigation, de maniere qu’aujourd’huy lon a decouuert tout notre Hemisphere, et trouué habitable : duquel Ptolomée, et les autres n’auoyent seulement recognu la moytié.
- ↑ Les Açores sont en effet sujettes à de soudaines tempêtes, à de brusques changements. Les navigateurs ne peuvent guère compter sur du beau temps durable que du solstice d’été à l’équinoxe d’automne. En hiver, sans parler des sautes de vent et de la grosse mer, tout l’archipel est sujet à des pluies et à des brouillards.
- ↑ D’après une étymologie beaucoup plus sérieuse, le nom d’Açores fut donné à ces îles par les premiers Portugais qui y abordèrent, à cause des nombreux oiseaux de proie (açor) qu’ils y rencontrèrent. Ne pas oublier d’ailleurs que cet archipel a parfois été nommé Terceiras, d’après l’île centrale du groupe ; et que les Anglais les appellent Western Islands. On trouve encore la dénomination d’îles flamandes à cause des familles flamandes qui les colonisèrent.
- ↑ On compte du moins neuf îles principales, Santa Maria, San Miguel avec les Formigas, Terceira, San Jorge, Pico, Fayal, Graciosa, Flores, Corvo.
- ↑ L’agriculture des Açores a traversé diverses phases de prospérité et de décadence. La canne à sucre fut d’abord cultivée, puis le pastel. Jean III, en frappant cette plante de droits énormes, tua cette industrie à laquelle succéda la culture des céréales. Aujourd’hui, la culture de la vigne et de l’oranger a pris le dessus.
- ↑ C’est sans doute la canne à sucre.
- ↑ Voir plus haut. § xii.
- ↑ Les Açores étaient connues des marins et des géographes de l’Europe, au moins un siècle avant que les Portugais y eussent abordé. Le père Cordeyro, auteur d’une histoire de l’archipel, raconte qu’un Grec y fut jeté par la tempête en 1370. Sur toutes les cartes du XIVe siècle, en remontant jusqu’au Portulan Médicien de 1351, sont figurées les îles avec une remarquable exactitude dans leur groupement, elles portent toutes des noms italiens (L’Ovo, Cabrera, Brazil, de Colombis, de la Ventura, San Zorzo, de Corvis marinis, etc.) Le hasard des courses maritimes avait donc révélé l’existence de cet archipel longtemps avant 1431, époque de l’arrivée des Portugais.
- ↑ Tous les navigateurs s’accordent à reconnaître qu’à l’époque de la découverte les îles étaient couvertes d’arbres. Fayal doit même son nom à la myrica faya ou arbousier hêtre qui s’y trouvait en abondance, Graciosa fut ainsi dénommée à cause de l’aspect verdoyant de ses rivages ; mais les forêts firent bientôt place aux plantations de sucre et de pastel.
- ↑ Saint-Michel a pour ville principale Ponta Delgada, qui doit son nom (pointe effilée) à la forme du cap avancé près duquel elle est bâtie ; mais l’importance de Ponta Delgada est toute moderne. La capitale de l’île, au temps de Thevet, était Villa franca do Campo. Comme elle avait été détruite en 1522 par un violent tremblement de terre, qui avait arraché de leurs fondements deux collines voisines, Lorical et Rubacal, les Portugais venaient de la rebâtir.
- ↑ Thevet parle sans doute du pic qui a donné son nom à l’île O Pico. Sa hauteur est de 2222 mètres. Par un temps clair on le distingue en mer d’une distance de 133 kilomètres. Bien que le sol soit pierreux et peu favorable à la culture des céréales, on y récolte encore un vin très estimé.