Les Singularitez de la France antarctique/34

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 163-167).


CHAPITRE XXXIV.

La manière qu'ils tiennent à faire incisions sur leur corps.


Il ne suffit à noz sauuages destre tous nuds, et se peindre le corps de diuerses couleurs, d'arracher leur poil, mais pour se rendre encore plus difformes, ils se persent la bouche estans encores ieunes, auec certaine herbe fort aiguë : tellement que le pertuis s'augmente[1] auecques le corps car ils mettent dedans une maniere de vignots, Vignot petit poisson. qui est un petit poisson longuet, ayant l’escorce dure en façon de patinotre, laquelle ils mettent dans le trou quâd le poisson est hors, et ce en forme d’un doisil, ou broche en un muy de vin : dont le bout plus gros est par dedans, et le moindre dehors, sus la leure basse. Pierre tirant sus couleur d’emeraude. Quand ils sont grands sus le point de se marier, ils portent de grosses pierres, tirans sus couleur d’emeraude, et en font telle estime, qu’il n’est facile d’en recouurer d’eux, si on ne leur fait quelque grand present, car elles sont rares en leur païs. Leurs voisins et amis prochains apportent ces pierres d’une haute montagne, qui est au païs des Cannibales, lesquelles ils polissent auec une autre pierre à ce dediée, si naïuement, qu’il n’est possible au meilleur ouurier de faire mieux. Et se pourroyent trouuer en ceste mesme montagne aucunes emeraudes, car i'ay veu telle de ces pierres, que l'on eust iugée vraye emeraude[2]. Ces Amériques donc se défigurent ainsi, et difforment de ces grâds pertuis et grosses pierres au visage : à quoy ils prennent autât de plaisir, qu'un seigneur de ce païs à porter chaînes riches, et précieuses : de manière que celuy d'entre eux qui en porte le plus, est de tant plus estimé, et tenu pour Roy ou grand Seigneur : et non seulement aux leures et à la bouche, mais aussi des deux costez des ioues. Les pierres que portent les hommes, sont quelquefois larges comme un double ducat et plus, et espesses d'un grand doigt : ce que leur empesche la parolle, tellement qu'à grande difficulté les peut on entendre quand ils parlent, non plus que s'ils auoient la bouche pleine de farine. La pierre auec sa cauité leur rend la leure de dessoubs grosse comme le poing et selon la grosseur se peut estimer la capacité du pertuis entre la bouche et le menton. Quant la pierre est ostée, s'ils veulent parler, on voit leur saliue sortir par ce côduit, chose hideuse[3] à voir : encores quand ceste canaille se veut moquer, ils tirent la langue par la. Les femmes et filles ne sont ainsi difformes : vray est qu’elles portent à leurs oreilles[4] certaines choses pendues, que les homes font de gros vignots et coquilles de mer : et est cela fait côme une chandelle d’un liard de longueur et grosseur. Les hommes en outre portent croissans longs et larges d’un piè sur la poitrine, et sont attachez au col. Aussi en portent communement les enfans de deux à trois ans. Colliers de vignots. Sorte de patinotres blanches. Ils portent aussi quelques colliers blancs, qui sont d’une autre espece de plus petis vignots[5], qu’ils prennent en la mer) et les tiennent chers et en grande estime. Ces patinotres que lon vend maintenant en France, blanches quasi comme iuoire, viennent delà, et les font eux-mesmes. Les matelots les achetent pour quelque chose de vil pris, et les apportent par deça. Quand elles commencerêt à estre en usage dans nostre France, l’on vouloit faire croire que c’estoit coral blanc : mais depuis aucuns ont maintenu la matière de laquelle elles sont faites estre de porcelaine. On les peut baptiser ainsi que l’on veut. Quoy qu’il en soit, estant au pais, i’en ay veu d’os de poisson, et sont faits tout ainsi qu’un gardebras de gendarme. Brasselets d’escailles de poisson. Deformité des Ameriques. Ils estiment fort ces petites patinotres de verre, que l’on porte de deçà. Pour le comble de deformité ces hommes et ces femmes le plus souvent sont tous noirs, pour estre teins de certaines couleurs et teintures, qu’ils font de fruits d’arbres, ainsi que desia nous avons dit, et pourrons encores dire. Ils se teignent et accoustrent les uns les autres. Les femmes accoustrêt les hommes, leur faisans mille gentillesses, comme figures, ondes, et autres choses semblables, déchiquetées si menu qu’il n’est possible de plus. On ne lit point que les autres nations en ayent ainsi usé. On trouve bien que les Scythes allans voir leurs amis, quand quelcun estoit decedé, se peignoyent le visage de noir. Les femmes de Turquie se peignent bien les ongles de quelque couleur rouge ou perse, pensant par cela estre plus belles : non pas le reste du corps, le ne veux oublier que les femmes en ceste Amérique ne teignêt le visage et corps de leurs petits enfans de noir seulement, mais de plusieurs autres couleurs, et d’une spécialement qui tire sur le Boli armeni, laquelle ils font d’une terre grasse comme argille, quelle couleur dure l’espace de quatre iours. Et de ceste mesme couleur les femmes se teignêt les iambes, de manière qu’à les voir de loing, on les estimeroit estre reparées de belles chausses de fin estamet noir.

  1. Curieux articles de M. Ferdinand Denis. Sur l'usage de se percer la lèvre inférieure chez les Américains du Sud. (Magasin Pit toresque. T. 18. P. 138, 183, 239, 338, 350, 390.) Cf. Americ Vespuce. Lettre à Lorenzo Medicis : « J’en ai vu dont le visage était percé de sept trous, chacun capable de tenir une grosse prune. Quand ils ont enlevé la chair, ils remplissent les cavités avec de petites pierres… quelquefois j’ai vu ces sept pierres larges chacune comme la moitié de la main… j’ai pesé plusieurs fois ces pierres et trouvé que leur poids était de près de sept onces. » Hans Staden. OUV. cité. P. 268 : « Ils ont la coutume de se percer la lèvre inférieure avec une forte épine. Ils y placent alors une petite pierre ou un petit morceau de bois ; ils guérissent la plaie avec un onguent et le trou reste ouvert. Quand ils sont devenus grands et en état de porter les armes, ils agrandissent ce trou et ils y introduisent une pierre verte, ordinairement si lourde qu’elle leur fait pendre en dehors la lèvre inférieure. » Cf. Gandavo. Santa Cruz. P. 114. — Léry. § viii. — Cet usage s’est perpétué jusqu’à nos jours. Cf. d’Orbigny. Voyage dans les deux Amériques. P. 168. — Biard. Voyage au Brésil. (Tour du Monde, no 81).
  2. La prévision de Thevet s'est réalisée. Le Brésil produit en effet beaucoup d'émeraudes. Voir Saint-Hilaire. Voyage aux sources du Rio Francisco, et dans la province de Goyaz.
  3. Cf. Léry. § viii : « Que si au reste quelquefois quand ces pierres sont ostées, nos Tououpinambaoults pour leur plaisir font passer leur langue par cette fente de la leure, estant lors aduis à ceux qui les regardent qu'ils ont deux bouches : ie vous laisse à penser, s'il les fait bon voir de ceste façon, et si cela les difforme ou non. »
  4. Cf. Thevet. Cosmographie universelle. P. 931. Lery. § viii : « Quant aux oreilles, à fin de s’y appliquer des pendans elles se les font si outrageusement percer, qu’outre que quand ils en sont ostez, on passerait aisement le doigt à trauers des trous… quand elles sont coiffees, cela leur battant sur les espaules, voire iusques sur la poitrine, il semble à les voir un peu de loin, que ce soyent oreilles de limier qui leur pendent de costé et d’autre. » Cf. Hans Staden. Ouv. cité. P. 270. « Ces pendants ont une palme de long, et l’épaisseur du pouce. Ils se nomment mambibeya. » Ce hideux usage s’est perpétué. Voir Marcoy. Du Pacifique à l’Atlantique. (Tour du Monde, no 272.)
  5. Léry. § viii. « Après qu’ils ont poli sur une pièce de grez, une infinité de petites pièces d’une grosse coquille de mer appelée vignot, lesquelles ils arrondissent et font aussi primes, rondes et desliées qu’un denier tournois : percées qu’elles sont par le milieu, et enfilées auec du fil de cotton, ils en font des colliers. »